À relire

Recueillements poétiques/Épître à M. Adolphe Dumas

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Recueillements poétiques
Œuvres complètes de LamartineChez l’auteurtome 5 (p. 393-403).

 
Musa pedestris.



Dans les plis d’un coteau j’étais assis à terre,
Le soleil inondant l’horizon solitaire,
Une brise des bois jouant dans mes cheveux,
Paix, lumière et chaleur, servi dans tous mes vœux ;
Mon jeune chien, quêtant parmi les sillons fauves.
Effeuillait à mes pieds les bleuets et les mauves,
Faisant lever joyeux l’alouette du sol,
Dont le rire en partant l’insultait dans son vol :

Et tout était sourire et grâce sur mes lèvres ;
Et, semblable au berger qui rappelle ses chèvres
Et rassemble au bercail les petits des troupeaux,
Tous mes sens rappelaient mon esprit au repos.
Je bénissais Celui dont l’immense nature
Prête place au soleil à chaque créature,
Et la terre de Dieu qui, du val au coteau,
A pour nous cacher tous un coin de son manteau ;
Et je ne savais pas, dans ma paisible extase,
Si quelque ver rongeur piquait au cœur ma phrase,
Si l’encre à flots épais distillait du flacon
Pour faire sur la feuille une tache à mon nom ;
Ou si quelque journal aux doctrines ridées,
Comme les factions enrôlant les idées,
Condamnait ma pensée à tenir dans l’esprit
Et dans l’étroit pathos de l’orateur inscrit,
Et jetait sur mon vers ou sur ma prose indigne
L’ombre de ces grands noms qu’un gérant contre-signe :
Le Courrier m’eût privé de feu, de sel et d’eau,
Que le jour sur mon front n’eût pas brillé moins beau.

Oh ! nous sommes heureux parmi les créatures,
Nous à qui notre mère a donné deux natures,
Et qui pouvons, au gré de nos instincts divers,
Passer d’un monde à l’autre et changer d’univers !
Lorsque nos pieds saignant dans les sentiers de l’homme
Ont usé cette ardeur que le soleil consomme,
Notre âme, à ces labeurs disant un court adieu,
Prend son aile et s’enfuit dans les œuvres de Dieu ;
La contemplation qui l’enlève à la terre
Lui découvre la source où l’eau la désaltère ;
Puis, quand la solitude a rafraîchi ses sens,
Son courage l’appelle et lui dit : « Redescends ! »


Ainsi quand le pécheur, fatigué de la rame,
Dans les replis d’une anse a rattaché sa prame,
Il ressaisit la bêche, et du terrain qu’il rompt
Fend la glèbe humectée avec l’eau de son front ;
Et quand la bêche échappe à sa main qu’elle brise.
Il rehisse sa voile au souffle de la brise.
Et regarde, en fendant la mer d’un autre soc,
La poudre de la vague écumer sous son foc ;
Pour son double élément il semble avoir deux âmes.
Taureau dans le sillon, mouette sur les lames.
Poète ! âme amphibie aux éléments divers.
Ta vague ou ton sillon, c’est ta prose ou tes vers !
J’étais ainsi plongé dans cet oubli des choses,
Quand le vent du Midi, parmi l’odeur des roses,
M’apporta cette épître où ton cœur parle au mien
En vers entrecoupés comme un libre entretien ;
Billet où tant de sens parle avec tant de grâce.
Que Virgile l’eût pris pour un billet d’Horace,
Pour un de ces oiseaux du Béranger romain,
Qui, prenant au hasard leur doux vol de sa main.
Les pieds encor trempés des ondes de Banduse,
Allaient porter au loin les saluts de sa muse,
Et dont plusieurs, volant vers la postérité,
S’égarèrent pour nous dans l’immortalité !
Celui qui m’apporta tes vers sur ma fenêtre,
Ami, ressemblait tant aux colombes du maître.
Que, promenant ma main sur l’oiseau familier,
Je cherchai si son cou n’avait pas de collier.
Croyant lire en latin l’exergue de sa bague :
« Je viens du frais Tibur ; » mais il venait d’Eyrague [1] .

Je les ai lus trois fois, ces vers consolateurs,
Sans me laisser surprendre à leurs philtres flatteurs :
Sur ce nectar du cœur j’ai promené la loupe ;
J’ai vidé le poison, mais j’ai gardé la coupe,
Cette coupe où la main a ciselé dans l’or
Ton amitié pour moi que j’y veux lire encor !
……………………………………………………….
Il est doux, au roulis de la mer où l’on nage,
De voir un feu lointain luire sur le rivage.
De sentir au milieu des pierres de l’affront
La feuille d’oranger vous tomber sur le front ;
Pour rendre à cet ami l’odorante pensée
On cherche avec amour la main qui l’a lancée.
Et l’on éprouve un peu ce que Job éprouva
Lorsque de son fumier son ange le leva.
Au plus noir de l’absinthe à mes lèvres versée
C’est là l’impression du miel de ta pensée.
Je me dis : « Ce vent doux parmi tant de frimas
N’est pas né, je le sens, dans les mêmes climats :
Mais, venu d’Orient, son souffle que j’aspire
A l’odeur d’un laurier et le son d’une lyre !… »

Ce n’est pas cependant que mon esprit, enflé
De l’orgueilleux chagrin d’un grand homme sifflé.
Jugeant avec mépris le siècle qui le juge,
Cherche à sa vanité ce sublime refuge
Où le Tasse et Milton, loin de leurs détracteurs,
Ont, leur gloire à la main, attendu leurs lecteurs.
Lorsque dans l’avenir un siècle ingrat l’exile,
Oui, l’immortalité du génie est l’asile ;
Mais pour chercher comme eux l’ombre de ses autels.
Il faut avoir commis leurs livres immortels ;

D’un grand forfait de gloire il faut être coupables.
L’ostracisme n’écrit que des rois sur ses tables.
Pour nous, sujets obscurs du jour qui va finir.
Laissons aux immortels leur loi dans l’avenir.
Buvons sans murmurer le nectar ou la fange,
Et ne nous flattons pas que le siècle nous venge.

Nous venger ? l’avenir ? lui, gros d’un univers ?
Lui, dans ses grandes mains peser nos petits vers.
Lui, s’arrêter un jour dans sa course éternelle
Pour revoir ce qu’une heure a broyé sous son aile ?
Pour exhumer du fond de l’insondable oubli
La page où du lecteur le doigt a fait un pli ?
Pour décider au nom de la race future
Si l’hémistiche impie offensa la césure,
Ou si d’un feuilleton les arrêts en lambeaux
Ont fait tort d’une rime aux morts dans leurs tombeaux ?

Quoi qu’en disent là-haut les scribes dans leurs sphères,
L’avenir, mes amis, aura d’autres affaires ;
Il aura bien assez de sa tâche au soleil
Sans venir remuer nos vers dans leur sommeil.
Jamais le lit trop plein de l’océan des âges
De flots plus débordants ne battit ses rivages ;
Jamais le doigt divin à l’éternel torrent
N’imprima dans sa fuite un plus fougueux courant :
On dirait qu’amoureux de l’œuvre qu’il consomme
L’esprit de Dieu, pressé, presse l’esprit de l’homme,
Et, trouvant l’œuvre longue et les soleils trop courts.
Dans l’œuvre qu’il condense accumule les jours.
Que d’œuvres à finir, que d’œuvres commencées
Lèguent au lendemain nos mourantes pensées !

Quelle route sans fin nous traçons à ses pas !
Que sera ce chaos, s’il ne l’achève pas ?
Qu’il lui faudra de mains pour élever ces pierres
Que nous taillons à peine au fond de leurs carrières !
Qui donnera le plan, la forme, le dessin ?
Quel effort convulsif contractera son sein ?
Un monde à soulever, couché dans ses vieux langes,
L’homme, image tombée, à dépouiller de fanges,
Comme on dresse au soleil du limon de l’oubli
Dans le sable du Nil un sphinx enseveli !
Sous mille préjugés dans la honte abattue,
Refaire un piédestal à la sainte statue,
Et sur son front levé rendre à l’humanité
Les rayons disparus de sa divinité !
Réveiller l’homme enfant emmailloté de songes,
Des instincts éternels séparer nos mensonges.
Des nuages obscurs qui couvrent l’horizon
Dégager lentement le jour de la raison ;
De chaque vérité dont la lumière est flamme,
Du genre humain croissant féconder la grande âme :
Des peuples écoulés dépassant les niveaux,
Le faire déborder en miracles nouveaux ;
Asservir à l’esprit les éléments rebelles,
Prendre au feu sa fumée, à l’aquilon ses ailes,
Sur des fleuves d’acier faire voguer les chars.
Multiplier ses sens par les sens de nos arts ;
De ces troupeaux humains que la verge fait paître.
Parqués, marqués au flanc par les ciseaux du maître,
Fondre les nations en peuple fraternel,
Marqués au front par Dieu de son chiffre éternel ;
Au lieu de mille lois qu’une autre loi rature,
Dans le code infaillible écrire la nature,
Déshonorer la force, et sur l’esprit dompté
Faire du ciel en nous régner la volonté !

Comme du lit des mers les vagues débordées,
Voir les faits s’écrouler sous le choc des idées,
Porter toutes les mains sur l’arche des pouvoirs,
Combiner d’autres droits avec d’autres devoirs,
Parlant en vérités et plus en paraboles,
Arracher Dieu visible à l’ombre des symboles,
Dans l’esprit grandissant où sa foi veut grandir,
Au lieu de le voiler, le faire resplendir,
Et, lui restituant l’univers qu’il anime,
Faire l’homme pontife et le culte unanime !
Écouter les grands bruits que feront en croulant
L’autel renouvelé, le trône chancelant,
Les voix de ces tribuns ameutant les tempêtes,
Artistes, orateurs, penseurs, bardes, prophètes,
Vaste bourdonnement des esprits en émoi,
Dont chacun veut son jour et crie au temps : « A moi ! »

Voilà de l’avenir l’œuvre où la peine abonde ;
Et tu veux qu’au milieu de ce travail d’un monde
Le siècle des six jours, sur sa tâche incliné,
Se retourne pour voir quelle âme a bourdonné ?
C’est l’erreur du ciron qui croit remplir l’espace.
Non : pour tout contenir le temps n’a que sa place ;
La gloire a beau s’enfler, dans les siècles suivants
Les morts n’usurpent pas le soleil des vivants ;
La même goutte d’eau ne remplit pas deux vases ;
Le fleuve en s’écoulant nous laisse dans ses vases,
Et la postérité ne suspend pas son cours
Pour pêcher nos orgueils dans le vieux lit des jours.
 
Quoi ! faut-il en pleurer ? Le doux chant du poète
Ne le charme-t-il donc qu’autant qu’on le répète ?

Le son mélodieux du bulbul de tes bois
Est-il donc dans l’écho plutôt que dans la voix ?
N’entends-tu pas en toi de célestes pensées,
Par leur propre murmure assez récompensées ?
Le génie est-il donc extase ou vanité ?
N’écouterais-tu pas pendant l’éternité
Le bruit mélodieux de ces ailes de flamme,
Que fait l’aigle invisible en traversant ton âme ?
Le cœur a-t-il besoin que dans ses sentiments
Tout l’univers palpite avec ses battements ?
Hé ! qu’importe l’écho de ta voix faible ou forte ?
N’est-il pas aussi long que le vent qui l’emporte ?
Ne se confond-il pas dans cet immense chœur
Que la vie et l’amour tirent de chaque cœur ?

N’as-tu pas vu souvent, aux jours pâles d’automne,
Le vent glacé du Nord, dont l’aile siffle et tonne,
Fouetter en tourbillons, dans son fougueux courant.
Les dépouilles du bois en liquide torrent ?
Du fleuve où roule à sec sa gerbe amoncelée,
Le bruit des grandes eaux monte sur la vallée :
Bien qu’un gémissement sorte de chaque pli,
Notre oreille n’entend qu’un immense roulis ;
Mais l’oreille de Dieu, qui plus haut les recueille,
Distingue dans ce bruit la voix de chaque feuille,
Et du brin d’herbe mort le plus léger frisson
Dont ce bruit collectif accumule le son.
C’est ainsi, mon ami, que dans le bruit terrestre.
Dont le génie humain est le confus orchestre
Et qu’emporte en passant l’esprit de Jéhova,
Le faible bruit de l’homme avec l’homme s’en va ;
A l’oreille de Dieu ce bruit pourtant arrive :
Chaque âme est une note, hélas ! bien fugitive ;

Chaque son meurt bientôt ; mais l’hymne solennel
S’élève incessamment du temps à l’Éternel !
Notre voix, qui se perd dans la grande harmonie,
Va retentir pourtant à l’oreille infinie !
Eh quoi ! n’est-ce donc rien que d’avoir en passant
Jeté son humble strophe au concert incessant,
Et d’avoir parfumé ses ailes poétiques
De ces soupirs notés dans les divins cantiques ?
Faut-il, pour écouter ce qui mourra demain,
Imposer à jamais silence au genre humain ?

Elle vole plus haut, l’âme du vrai poète !
De toute ma raison, ami, je te souhaite
Le dédain du journal, l’oubli de l’univers,
Le gouffre du néant pour ta prose ou tes vers ;
Mais au fond de ton cœur une source féconde
Où l’inspiration renouvelle son onde,
Et dont le doux murmure, en berçant ton esprit,
Coule en ces vers muets qu’aucune main n’écrit ;
Une âme intarissable en sympathique extase,
Où l’admiration déborde et s’extravase ;
Ces saints ravissements devant l’œuvre de Dieu,
Qui font pour le poète un temple de tout lieu ;
Ces conversations en langue intérieure
Avec l’onde qui chante ou la brise qui pleure,
Avec l’arbre, l’oiseau, l’étoile au firmament,
Et tout ce qui devient pensée ou sentiment ;
Une place au soleil contre un mur où l’abeille,
Nageant dans le rayon, bourdonne sous la treille ;
Sous les verts parasols de tes pins du Midi,
Une pente d’un pré par le ciel attiédi,
D’où le regard glissant voit à travers la brume
La mer bleue au rocher jeter sa blanche écume,

Et la voile lointaine à l’horizon mouvant
Comme un arbre des flots s’incliner sous le vent,
Et d’où le bruit tonnant des vagues élancées.
Donnant une secousse à l’air de tes pensées,
Te fait rêver pensif à ce vaste miroir
Où Dieu peint l’infini pour le faire entrevoir !…
Un reflet de ton ciel toujours sur ton génie ;
Des cordes de ton cœur la parfaite harmonie ;
La conscience en paix sommeillant dans ton sein,
Comme une eau dont nul pied n’a troublé le bassin ;
Au flanc d’une colline où s’étend ton royaume,
Un toit de tuile rouge ou d’ardoise ou de chaume,
Dont l’ombre soit ton monde, et dont le pauvre seuil
Ne rende après cent ans son maître qu’au cercueil.
Là, des sommeils légers que l’alouette éveille,
Pour reprendre gaiement le sillon de la veille ;
 Une table frugale où la fleur de tes blés
Éclate auprès des fruits que ta greffe a doublés ;
Sur le noyer luisant dont ton chanvre est la nappe,
Un vin dont le parfum te rappelle sa grappe ;
Un platane en été ; dans l’hiver un foyer
Où ta main jette au feu le noyau d’olivier ;
Aux flambeaux dont ta ruche a parfumé la cire,
Des livres cent fois lus que l’on aime à relire,
Phares consolateurs que pour guider notre œil
Les tempêtes du temps ont laissé sur recueil,
Dont nos vents inconstants n’agitent plus la flamme,
Mais qui luisent bien haut au firmament de l’âme !…
Pour que le fond du vase ait encor sa douceur,
Jusqu’au soir de la vie une mère, une sœur,
Un ami des vieux jours, voisin de solitude,
Exact comme l’aiguille et comme l’habitude,
Et qui vienne le soir, de son mot régulier.
Reprendre au coin du feu l’entretien familier.


Avec cela, mon cher, que l’ongle des critiques
Marque du pli fatal nos pages poétiques ;
Heureux à nos soleils, qu’on nous siffle à Paris ;
La gloire me plairait… pour la vendre à ce prix !


18 septembre 1838.

  1. Village de Provence, d’où la lettre de M. Dumas était datée.