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Recueillements poétiques/Le Tombeau de David à Jérusalem

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Recueillements poétiques
Œuvres complètes de LamartineChez l’auteurtome 5 (p. 419-431).

 
I

O harpe qui dors sur la tête
Immense du poëte-roi,
Veuve immortelle du prophète,
Un jour encore éveille-toi !
Quoi ! dans cette innombrable foule
Des races dont le pied te foule,
Il n’est plus une seule main
Qui te remue et qui t’accorde,
Et qui puisse un jour sur ta corde
Faire éclater l’esprit humain

?

Es-tu comme le large glaive
Dans les tombes de nos aïeux,
Qu’aucun bras vivant ne soulève
Et que Ton mesure des yeux ?
Harpe colossale, es-tu comme
Ces immenses ossements d’homme
Que le soc entraîne avec lui,
Grands débris d’une autre nature
Qui, pour animer leur stature,
Voudraient dix âmes d’aujourd’hui ?

Est-ce que l’haleine divine
Qui souffla mille ans sur ces bords
Ne soulève plus de poitrine
Assez mâle pour tes accords ?
Cordes muettes de Solyme,
Que faut-il pour qu’un Dieu ranime
Ces ferventes vibrations ?
Viens sur mon sein, harpe royale :
Écoute si ce cœur égale
Tes larges palpitations.

N’y sens-tu pas battre cette âme
Qui lutte avec des sens mortels,
Et qui jette au milieu du drame
Des cris qui fendent les autels ?
N’y sens-tu pas dans son cratère,
Comme des laves sous la terre,
Gronder les fibres de douleurs ?
N’entends-tu pas sous leurs racines,
Comme un Cédron sous ses ravines.
Filtrer le sourd torrent des pleurs ?


Faut-il avoir dans son enfance.
Gardien d’onagre et de brebis,
Brandi la fronde pour défense,
Porté leurs toisons pour habits ?
Faut-il avoir sur les collines,
Errant du rocher aux épines.
Déchiré ses pieds au buisson ?
La nuit, épiant solitaire
Les soupirs du cœur de la terre,
Monté son âme à l’unisson ?

Faut-il d’une pieuse femme,
A la mamelle de ta foi,
Avoir bu ce saint lait de l’âme
Où s’allume la soif de toi ?
Faut-il, enfant des sacrifices,
Avoir transvasé les prémices
Dans les corbeilles du saint lieu,
Et retenu ce doux bruit d’ailes
Que font les prières mortelles
En Rabattant aux pieds de Dieu ?

Faut-il avoir aimé son frère
Jusqu’à l’exil, jusqu’au trépas,
Et, persécuté par son père,
Versé son cœur sur Jonathas ?
Coupable d’amours insensées,
Faut-il avoir dans ses pensées
Retourné cent fois le remord,
Meurtri ses membres sur sa couche,
Et, déjà vieux, collé sa bouche
Aux pieds glacés de son fils mort ?


Sur l’abîme de ta justice,
Où toute raison se confond,
Comme du haut d’un précipice
Faut-il avoir plongé sans fond ?
Avec les ruisseaux de sa joue
Faut-il avoir pétri la boue
Dont fut formé l’insecte humain,
Et serré des deux bras la terre,
Comme le guerrier mort qui serre
L’herbe sanglante avec sa main ?


II

Tout cela je l’ai fait, ô funèbre génie
Qui mesure à nos pleurs tes torrents d’harmonie ï
Tout cela je l’ai bu dans la coupe où je bois,
Dans le sang de mon cœur, dans le lait de ma mère,
Dans l’argile où du sort l’eau n’est pas moins amère
Que les larmes des yeux des rois !

Crois-tu qu’en vieillissant sur ce globe des larmes,
Le mal ait émoussé la pointe de ses armes,
Que le cœur du sujet soit d’un autre élément,
Que la fibre royale ait une autre nature,
Et que notre humble chair sèche sous la torture
Sans rendre de gémissement ?


III

Non ! de tous ces grands cris j’ai parcouru la gamme.
De la plainte des sens jusqu’aux langueurs de l’Ame ;
Chaque fibre de l’homme au cœur m’a palpité,
Comme un clavier touché d’une main lourde et forte,
Dont la corde d’airain se tord, brisée et morte,
Et que le doigt emporte
Avec le cri jeté !

Pourquoi donc sous mon souffle et sous mes doigts rebelles,
O harpe, languis-tu comme un aiglon sans ailes ?
Tandis qu’un seul accord du barde d’Israël
Fait après deux mille ans dans les chœurs de nos fêtes
Ondoyer tout un peuple aux accents des prophètes.
Flamboyer les tempêtes,
Et se fendre le ciel ?

Ah ! c’est que la douleur et son brûlant délire
N’est pas le feu du temple et la clef de la lyre !
C’est que de tout foyer ton amour est le feu ;
C’est qu’il t’aimait, Seigneur, sans mesure et sans doute.
Que son âme à tes pieds s’épanchait goutte â goutte,
Et qu’on ne sait, quand on l’écoute,
S’il parle à son égal ou s’il chante à son Dieu !

Jamais l’amour divin, qui soulève le monde
Comme l’astre des nuits des mers soulève l’o

nde.
Ne permit au limon où son image a lui
De s’approcher plus près pour contempler sa face.
Et de combler jamais d’une plus sainte audace
L’immensurable espace
De la poussière à lui !


IV

Louanges, élans, prières,
Confidences familières.
Battements d’un cœur de feu ;
Tout ce qu’amour à peine ose,
Pieds qu’il presse et qu’il arrose,
Front renversé qui repose
Couché sur le sein de Dieu ;

Soupirs qui fendent les roches,
Colères, tendres reproches
Sur un ingrat abandon ;
Retours de l’âme égarée,
Et qui revient altérée
Baiser la main retirée.
Sûre du divin pardon ;

Larmes que Dieu même essuie.
Ruisselant comme une pluie
Sur qui son courroux s’abat ;
Bruyant assaut de pensé

es,
Apostrophes plus pressées
Que mille flèches lancées
Par une armée au combat ;

Toutes les tendres images
Des plus amoureux langages
Trop tièdes pour tant d’ardeurs ;
De toute chose animée
Sur ses collines semée,
La terre entière exprimée
Pour faire un faisceau d’odeurs :

Le lis noyé de rosée,
La perle des nuits posée
Sur les roses de Serons ;
L’ombre du jour sous la grotte,
L’eau qui filtre et qui sanglote,
La splendeur du ciel qui flotte
Sur l’aile des moucherons ;

L’oiseau que la flèche frappe,
Qui vient becqueter la grappe
Dans les vignes d’Engaddi ;
La cigale infatigable,
De l’homme émiettant la table.
Hymne vivant que le sable
Darde au rayon du midi ;

Toutes les langueurs de l’âme :
Le cerf altéré qui brame

Pour l’eau que le désert boit,
L’agneau broutant les épines.
Le chameau sur les collines,
Le lézard dans les ruines,
Le passereau sur le toit ;

La mendiante hirondelle,
Dont le vautour plume l’aile.
Brisée aux pieds de sa tour :
Sont la note tendre et triste
De la harpe du Psalmiste,
Par qui notre oreille assiste
A ces mystères d’amour.


V

Aussi tu le comblais de tes miséricordes :
Ton nom, ô Jéhova, sanctifiait ses cordes,
Sa prière à ta droite arrachait don sur don.
Il pouvait s’endormir dans d’impures mollesses :
Tu poursuivais son cœur, au fond de ses faiblesses,
De ton impatient pardon !

Fautes, langueurs, oubli, défaillances, blasphème.
Adultères sanglants, trahisons, forfaits même.
Ta grâce couvrait tout du flux de tes bontés ;
Et, comme l’Océan dévore son écume,
Son âme, engloutissant le mal qui la consume.
Dévorait ses iniquité

s.

Quel crime n’eût lavé cette larme sonore
Qui tomba sur la lyre et qui résonne encore ?
Tes pieds divins, Seigneur, en gardent la senteur :
Tu défendis aux vents d’en sécher nos visages,
Et tu dis aux vivants : « Roulez-la dans les âges !
Humectez tous vos yeux, mouillez toutes vos pages
Des larmes de mon serviteur ! »

Et la terre entendit l’ordre de Jéhova,
Et cette eau fut un fleuve où tout cœur se lava.

 
VI

J’ai vu blanchir sur les collines
Les brèches du temple écroulé,
Comme une aire d’aigle en ruines
D’où l’aigle au ciel s’est envolé ;
J’ai vu sa ville devenue
Un blanc monceau de cendre nue
Qui volait sous un vent de feu.
Et le guide des caravanes
Attacher le pied de ses ânes
Sur les traces du pied de Dieu.

Le chameau, las, baissant la tête
Pour s’abriter des deux brûlants.
Dans le royaume du Prophète
N’avait que l’ombre de ses flancs :
Siloé qui le désaltère
N’était qu’une sueur de te

rre
Suant sa malédiction,
Et l’Arabe, en sa main grossière
Ramassant un peu de poussière,
Se disait : « C’est donc là Sion !… »

Des fondements de l’ancien temple
Un nouveau temple était sorti,
Que sous sa coupole plus ample
Un troisième avait englouti.
Trois dieux avaient vieilli ; leur culte,
S’écroulant sur ce sol inculte.
S’était renouvelé trois fois,
Comme un tronc qui toujours végète
Brise son écorce et projette
De jeunes rameaux du vieux bois.

Le passereau, sous la muraille
Dont le temps blanchit le granit.
Cherchait en vain le brin de paille
Pour bâtir seulement sou nid :
On ne voyait que des colombes
Voler sur les turbans des tombes,
Et, se cachant sous ses débris,
Quelques âmes contemplatives
Sortir leurs figures craintives
Par les l’entes de leurs abris.

Sous les pas cette solitude
N’avait que des bruits creux et sourds ;
Le désert avait l’attitude
Qu’il aura le dernier des jours.

Traînant les pieds, baissant la tête,
Je cherchais ta tombe, ô prophète,
Sous les ronces de ton palais,
Et je ne voyais que trois pierres,
Qu’un soleil dur à mes paupières
Incendiait de ses reflets.

Tout à coup, au tocsin des heures
Qui sonnent l’adoration,
Sortit de ces mornes demeures
Ta voix souterraine, ô Sion !
Des hommes de tous les visages,
Des langues de tous les langages,
Venus des quatre vents du ciel,
Multipliant l’écho des psaumes,
Convoquèrent tous les royaumes
A la prière d’Israël.

Les tombes ouvrirent leur porte
Aux accents du barde des rois,
Le vent roula vers la mer Morte
L’écho triomphant de sa voix ;
Le palmier secoua sa poudre ;
Le ciel serein de foudre en foudre
Jeta le nom d’Adonaï :
L’aigle effrayé lâcha sa proie.
Et l’on vit palpiter de joie
Deux ailes sur le Sinaï.



VII

Est-ce là mourir, ô prophète ?
Quoi ! pendant une éternité
Sentir le souffle qu’on lui prête
Respirer dans l’humanité !
Quoi ! donner le vent de son âme
V toute chose qui s’enflamme !
Être le feu de cet encens !
Et, partout où le jour se couche,
Avoir son cri sur toute bouche.
Son accent dans tous les accents !

Est-ce là mourir ? Non ! c’est vivre.
Plus vivant dans le verbe écrit ;
Par chaque œil qui s’ouvre au saint livre.
C’est multiplier son esprit :
C’est imprimer sa sainte trace
Sur chaque parcelle d’espace
Où peuvent prier deux genoux :
Et nous, bardes au vain délire.
Dont les doigts sèchent sur la lyre.
Dites-moi, pourquoi mourrons-nous ?

Ah ! c’est que ta haute pensée.
Pur vase de dilection,
N’était qu’une langue élancée
D’un foyer d’inspiration :

C’est que l’amour sous son extase
Donnait aux parfums de ce vase
Leur sainte volatilité,
Et que, partout où Dieu se pose,
Il laisse à l’homme quelque chose
De sa propre immortalité !