Recueillements poétiques/Lettre à M. Léon Bruys d’Ouilly

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Lettre à M. Léon Bruys d’Ouilly,
servant de préface
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Je vous envoie, mon cher ami, le petit volume de poésies nouvelles que M. Charles Gosselin réclame et que vous voulez bien vous charger de lui porter parmi vos bagages. Les poètes seuls doivent se charger de ces commissions à la fois sérieuses et futiles, comme on ne donne les choses légères à porter qu’aux mains des enfants.

Mon éditeur ne se contente pas de vers ; il veut encore un titre. Dites-lui d’appeler ce volume Recueillements poétiques. Ce titre rend parfaitement l’impression que j’ai eue en écrivant ces poésies. C’est le nom des heures que j’y ai trop rarement consacrées.

Vous me demandez, mon cher ami, comment, au milieu de mes travaux d’agriculteur, de mes études philosophiques, de mes voyages et du mouvement politique qui m’emporte quelquefois dans sa sphère tumultueuse et passionnée, il peut me rester quelque liberté d’esprit et quelques heures d’audience pour cette poésie de l’âme qui ne parle qu’à voix basse dans le silence et dans la solitude. C’est comme si vous demandiez au soldat ou au matelot s’il leur reste un moment pour penser à ce qu’ils aiment et pour prier Dieu, dans le bruit du camp ou dans l’agitation de la mer. Tout homme a en soi une merveilleuse faculté d’expansion et de concentration, de se livrer au monde sans se perdre soi-même, de se quitter et de se retrouver tour à tour. Voulez-vous que je vous dise mon secret ? c’est la division du temps ; son heure à chaque chose, et il y en a pour tout. Bien entendu que je parle de l’homme qui vit comme nous, à cent lieues de Paris et à dix lieues de toute ville, entre deux montagnes, sous son chêne ou sous son figuier. Et puisque vous voulez le récit vrai et confidentiel d’une de mes journées de paysan que vous trouvez trop pleines et que je sens si vides* tenez, le voilà : prenez et lisez, comme dit solennellement le grand poëte des Confessions, J.-J. Rousseau.

Mais d’abord souvenez-vous que, pour vivre ainsi double, il faut se coucher de bonne heure et que votre lampe s’éteigne quand la lampe du tisserand et celle de la file use brillent encore, comme des étoiles tombées à terre, à travers les branches, sur les flancs noirs de nos collines. Il faut entendre en s’endormant les chants éloignés des jeunes garçons du village qui reviennent de la veillée dans les étables, et qui se répondent en s’affaiblissant comme une sonore invitation au sommeil :

Suadent cadentia sidera soie nos.

Notre ami et maître Virgile savait tout cela.

Quand donc l’année politique a fini, quand la chambre, les conseils généraux de département, les conseils municipaux de village, les élections, les moissons, les vendanges, les semailles, me laissent deux mois seul et libre dans cette chère masure de Saint-Point que vous connaissez, et où vous avez osé coucher quelquefois sous une tour qui tremble aux coups du vent d’ouest, ma vie de poëte recommence pour quelques jours. Vous savez mieux que personne qu’elle n’a jamais été qu’un douzième tout au plus de ma vie réelle.

La poésie n’a été pour moi que ce qu’est la prière, le plus beau et le plus intense des actes de la pensée, mais le plus court et celui qui dérobe le moins de temps au travail du jour. La poésie, c’est le chant intérieur.

Que penseriez-vous d’un homme qui chanterait du matin au soir ? Je n’ai fait des vers que comme vous chantez en marchant, quand vous êtes seul, débordant de force, dans les routes solitaires de vos bois. Cela marque le pas et donne la cadence aux mouvements du cœur et de la vie. Voilà tout.

L’heure de ce chant pour moi, c’est la fin de l’automne ; ce sont les derniers jours de l’année qui meurt dans les brouillards et dans les tristesses du vent. La nature âpre et froide nous refoule alors au dedans de nous-mêmes ; c’est le crépuscule de l’année, c’est le moment où l’action cesse au dehors ; mais l’action intérieure ne cessant jamais, il faut bien employer à quelque chose ce superflu de force qui se convertirait en mélancolie dévorante, en désespoir et en démence, si on ne l’exhalait pas en prose ou en vers ! Béni soit celui qui a inventé l’écriture, celle conversation de l’homme avec sa propre pensée, ce moyen de le soulager du poids de son âme ! Il a prévenu bien des suicides.

A ce moment de l’année, je me lève bien avant le jour ; cinq heures du matin n’ont pas encore sonné à l’horloge lente et rauque du clocher qui domine mon jardin, que j’ai quitté mon lit, fatigué de rêves, rallumé ma lampe de cuivre et mis le feu au sarment de vigne qui doit réchauffer, ma veille dans cette petite tour voûtée, muette et isolée, qui ressemble à une chambre sépulcrale habitée encore par l’activité de la vie. J’ouvre ma fenêtre ; je fais quelques pas sur le plancher vermoulu de mon balcon de bois. Je regarde le ciel et les noires dentelures de la montagne, qui se découpent nettes et aiguës sur le bleu pâle d’un firmament d’hiver, ou qui noient leurs cimes dans un lourd océan de brouillards ; quand il y a du vent, je vois courir les nuages sur les dernières étoiles qui brillent et disparaissent tour à tour, comme des perles de l’abîme que la vague recouvre et découvre dans ses ondulations. Les branches noires et dépouillées des noyers du cimetière se tordent et se plaignent sous la tourmente des airs, et l’orage nocturne ramasse et roule leur tas de feuilles mortes, qui viennent bruire et bouillonner au pied de la tour comme de l’eau.

A un tel spectacle, à une telle heure, dans un tel silence, au milieu de cette nature sympathique, de ces collines où l’on a grandi, où l’on doit vieillir, à dix pas du tombeau où repose en nous attendant tout ce qu’on a le plus pleuré sur la terre, est-il possible que l’âme qui s’éveille et qui se trempe dans cet air des nuits n’éprouve pas un frisson universel, ne se môle pas instantanément à toute cette magnifique confidence du firmament et des montagnes, des étoiles et des prés, du vent et des arbres, et qu’une rapide et bondissante pensée ne s’élance pas du cœur pour monter à ces étoiles, et de ces étoiles pour monter à Dieu ? Quelque chose s’échappe de moi pour se confondre à toutes ces choses ; un soupir me ramène à tout ce que j’ai connu, aimé, perdu dans cette maison et ailleurs ; une espérance forte et évidente comme la Providence, dans la nature, me reporte au sein de Dieu, où tout se retrouve : une tristesse et un enthousiasme se confondent dans quelques mots que j’articule tout haut sans crainte que personne les entende, excepté le vent qui les porte à Dieu. Le froid du matin me saisit ; mes pas craquent sur le givre, je referme ma fenêtre et je rentre dans ma tour, où le fagot réchauffant pétille et où mon chien m’attend.

Que faire alors, mon cher ami, pendant ces trois ou quatre longues heures de silence qui ont à s’écouler en novembre entre le réveil et le mouvement de la lumière et du jour ? Tout dort dans la maison et dans la cour ; à peine entend-on quelquefois un coq, trompé par la lueur d’une étoile, jeter un cri qu’il n’achève pas et dont il semble se repentir, ou quelque bœuf endormi et rêvant dans l’étable pousser un mugissement sonore qui réveille en sursaut le bouvier. On est sûr qu’aucune distraction domestique, aucune visite importune, aucune affaire du jour, ne viendra vous surprendre de deux ou trois heures et tirailler votre pensée. On est calme et confiant dans son loisir : car le jour est aux hommes, mais la nuit n’est qu’à Dieu.

Ce sentiment de sécurité complète est à lui seul une volupté. J’en jouis un instant avec délices. Je vais, je viens, je fais mes six pas dans tous les sens, sur les dalles de ma chambre étroite, je regarde un ou deux portraits suspendus au mur, images mille fois mieux peintes en moi ; je leur parle, je parle à mon chien, qui suit d’un œil intelligent et inquiet tous mes mouvements de pensée et de corps. Quelquefois je tombe à genoux devant une de ces chères mémoires du passé mort ? plus souvent, je me promène en élevant mon âme au Créateur et en articulant quelques lambeaux de prières que notre mère nous apprenait dans notre enfance et quelques versets mal cousus de ces psaumes du saint poète hébreu, que j’ai entendu chanter dans les cathédrales et qui se retrouvent çà et là dans ma mémoire, comme des notes éparses d’un air oublié.

Cela fait (et tout ne doit-il pas commencer et finir par cela ?), je m’assieds près de la vieille table de chêne où mon père et mon grand-père se sont assis. Elle est couverte de livres froissés par eux et par moi : leur vieille Bible, un grand Pétrarque in-4o, édition de Venise en deux énormes volumes, où ses œuvres latines, sa politique, ses philosophies, son Africa, tiennent deux mille pages, et où ses immortels sonnets en tiennent sept (parfaite image de la vanité et de l’incertitude du travail de l’homme, qui passe sa vie à élever un monument immense et laborieux à sa mémoire, et dont la postérité ne sauve qu’une petite pierre pour lui faire une gloire et une immortalité) ; un Homère, un Virgile, un volume de lettres de Cicéron, un tome dépareillé de Chateaubriand, de Goethe, de Byron, tous philosophes ou poètes, et une petite Imitation de Jésus-Christ, bréviaire philosophique de ma pieuse mère, qui conserve la trace de ses doigts, quelquefois de ses larmes, quelques notes d’elle, et qui contient à lui seul plus de philosophie et plus de poésie que tous ces poètes et tous ces philosophes. Au milieu de tous ces volumes poudreux et épars, quelques feuilles de beau papier blanc, des crayons et des plumes qui invitent à crayonner et à écrire.

Le coude appuyé sur la table et la tête sur la main, le cœur gros de sentiments et de souvenirs, la pensée pleine de vagues images, les sens en repos ou tristement bercés par les grands murmures des forêts qui viennent tinter et expirer sur mes vitres, je me laisse aller à tous mes rêves ; je ressens tout, je pense à tout, je roule nonchalamment un crayon dans ma main, je dessine quelques bizarres images d’arbres ou de navires sur une feuille blanche ; le mouvement de la pensée s’arrête, comme l’eau dans un lit de fleuve trop plein ; les images, les sentiments s’accumulent, ils demandent à s’écouler sous une forme ou sous une autre ; je me dis : « Écrivons. » Comme je ne sais pas écrire en prose, faute de métier et d’habitude, j’écris des vers. Je passe quelques heures assez douces à épancher sur le papier, dans ces mètres qui marquent la cadence et le mouvement de rame, les sentiments, les idées, les souvenirs, les tristesses, les impressions dont je suis plein : je me relis plusieurs fois à moi-même ces harmonieuses confidences de ma propre rêverie ; la plupart du temps je les laisse inachevées et je les déchire après les avoir écrites. Elles ne se rapportent qu’à moi, elles ne pourraient être lues par d’autres ; ce ne seraient pas peut-être les moins poétiques de mes poésies, mais qu’importe ? Tout ce que l’homme sent et pense de plus fort et de plus beau, ne sont-ce pas les confidences qu’il fait à l’amour, ou les prières qu’il adresse à voix basse à son Dieu ? Les écrit-il ? Non sans doute ; l’œil ou l’oreille de l’homme les profanerait. Ce qu’il y a de meilleur dans notre cœur n’en sort jamais.

Quelques-unes de ces poésies matinales s’achèvent cependant ; ce sont celles que vous connaissez, des Méditations, des Harmonies, Jocelyn, et ces pièces sans nom que je vous envoie. Vous savez comment je les écris ; vous savez combien je les apprécie à leur peu de valeur ; vous savez combien je suis incapable du pénible travail de la lime et de la critique sur moi-même. Blâmez-moi, mais ne m’accusez pas, et, en retour de trop d’abandon et de faiblesse, donnez-moi trop de miséricorde et d’indulgence. Naturam sequere !

Les heures que je puis donner ainsi à ces gouttes de poésie, véritable rosée de mes matinées d’automne, ne sont pas longues. La cloche du village sonne bientôt l’Angélus avec le crépuscule ; on entend dans les sentiers rocailleux qui montent à l’église ou au château le bruit des sabots des paysans, le bêlement des troupeaux, les aboiements des chiens de berger et les cahots criards des roues de la charrue sur la glèbe gelée par la nuit ; le mouvement du jour commence autour de moi, me saisit et m’entraîne jusqu’au soir. Les ouvriers montent mon escalier de bois et me demandent de leur tracer l’ouvrage de leur journée ; le curé vient et me sollicite de pourvoir à ses malades ou à ses écoles ; le maire vient, et me prie de lui expliquer le texte confus d’une loi nouvelle sur les chemins vicinaux, loi que j’ai faite et que je ne comprends pas mieux que lui. Des voisins viennent, et me sommant d’aller avec eux tracer une route ou borner un héritage ; mes vignerons viennent m’exposer que la récolte a manqué et qu’il ne leur reste qu’un ou deux sacs de seigle pour nourrir leur f-mme et cinq enfants pendant un long hiver ; le courrier arrive chargé de journaux et de lettres qui ruissellent comme une pluie de paroles sur ma table, paroles quelquefois douces, quelquefois amères, plus souvent indifférentes, mais qui demandent toutes une pensée, un mot, une ligne. Mes hôtes, si j’en ai, se réveillent et circulent dans la maison ; d’autres arrivent et attachent leurs chevaux harassés aux barreaux de fer des fenêtres basses. Ce sont des fermiers de nos montagnes en veste de velours noir, en guêtres de cuir ; des maires des villages voisins, de bons vieux curés à la couronne de cheveux blancs, trempés de sueur ; de pauvres veuves des villes prochaines, qui seraient heureuses d’un bureau de poste ou de timbre, qui croient à la toute-puissance d’un homme dont le journal du chef-lieu a parlé, et qui se tiennent timidement en arrière sous les grands tilleuls de l’avenue, avec un ou deux pauvres enfants à la main. Chacun a son souci, son rêve, son affaire ; il faut les entendre, serrer la main à l’un, écrire un billet pour l’autre, donner quelque espérance à tous. Tout cela se fait en rompant, sur le coin de la table chargée de vers, de prose et de lettres, un morceau de ce pain de seigle odorant de nos montagnes, assaisonné de beurre frais, d’un fruit du jardin, d’un raisin de la vigne. Frugal déjeuner de porte et de laboureur, dont les oiseaux attendent les miettes sur mon balcon. Midi sonne ; j’entends mes chevaux caressants brunir et creuser du pied le sable de la cour, comme pour m’appeler. Je dis bonjour et adieu aux hôtes de la maison qui restent jusqu’au soir ; je monte à cheval et je pars au galop, laissant derrière moi toutes les pensées du matin pour aller à d’autres soucis du jour. Je m’enfonce dans les sentiers creux et escarpés de nos vallées ; je gravis et je redescends pour gravir encore nos montagnes ; j’attache mon cheval à bien des arbres, je frappe à plusieurs portes ; je retrouve ici et là mille affaires pour moi ou pour les autres, et je ne rentre qu’à la nuit, après avoir savouré, pendant six ou sept heures de routes solitaires, tous les rayons du soleil, toutes les teintes des feuilles jaunissantes, toutes les odeurs, tous les bruits gais ou tristes de nos grands paysages dans les jours d’automne. Heureux si en rentrant, harassé de fatigue, je trouve par hasard au coin du feu quelque ami arrivé pendant mon absence, au cœur simple, à la parole poétique, qui, en allant en Italie ou en Suisse, s’est souvenu que mon toit est près de sa route, et qui, comme Hugo, Nodier, Quinet, Sue ou Manzoni, vient nous apporter un écho lointain des bruits du monde et goûter avec indulgence un peu de notre paix !

Voilà, mon cher ami, la meilleure part de vie de l’année pour moi. Que Dieu la multiplie et soit béni pour ce peu de sel dont il l’assaisonne ! Mais ces jours s’envolent avec la rapidité des derniers soleils qui dorent entre deux brouillards les cimes pourprées des jeunes peupliers de nos prés.

Un matin, le journal annonce que les chambres sont convoquées pour le milieu ou la fin de décembre. De ce jour, toute joie du foyer et toute paix s’évanouissent ; il faut préparer ce long interrègne domestique que produit l’absence dans un ménage rural, pourvoir aux nécessités de Saint-Point, à celles d’un séjour onéreux de six mois à Paris, res angusta domi ; il faut partir.

Je sais bien qu’on me dit : « Pourquoi partez-vous ? ne tient-il pas à vous de vous enfermer dans votre quiétude de poète et de laisser le monde politique travailler pour vous ? » Oui, je sais qu’on me dit cela ; mais je ne réponds pas : j’ai pitié de ceux qui me le disent. Si je me mêlais à la politique par plaisir ou par vanité, on aurait raison ; mais si je m’y mêle par devoir, comme tout passager dans un gros temps met la main à la manœuvre, on a tort ; j’aimerais mieux chanter au soleil sur le pont, mais il faut monter à la vergue et prendre un ris, ou déployer la voile. Le labeur social est le travail quotidien et obligatoire de tout homme qui participe aux périls ou aux bénéfices de la société. On se fait une singulière idée de la p olitique dans notre pays et dans notre temps. Eh ! mon Dieu, il ne s’agit pas le moins du monde pour vous et pour moi de savoir à quelles pauvres et passagères individualités appartiendront quelques années de pouvoir. Qu’importe à l’avenir que telle ou telle année du gouvernement d’un petit pays qu’on appelle la France ait été marquée par le consulat de tels ou tels hommes ? c’est l’affaire de leur gloriole, c’est l’affaire du calendrier. Mais il s’agit de savoir si le monde social avancera ou rétrogradera dans sa route sans terme ; si l’éducation du genre humain se fera par la liberté ou par le despotisme qui l’a si mal élevé jusqu’ici ; si les législations seront l’expression du droit et du devoir de tous ou de la tyrannie de quelques-uns ; si on pourra enseigner à l’humanité à se » gouverner par la vertu plus que par la force ; si l’on introduira enfin dans les rapports politiques des hommes entre eux et des nations entre elles ce divin principe de fraternité qui est tombé du ciel sur la terre pour détruire toutes les servitudes et pour sanctifier toutes les disciplines ; si on abolira le meurtre légal ; si on effacera peu à peu du code des nations ce meurtre en masse qu’on appelle la guerre ; si les hommes se gouverneront enfin comme des familles, au lieu de se parquer comme des troupeaux ; si la liberté sainte des consciences grandira enfin avec les lumières de la raison, multipliées par le verbe, et si Dieu, s’y réfléchissant de siècle en siècle davantage, sera de siècle en siècle mieux adoré en œuvres et en paroles, en esprit et en vérité.

Voilà la politique telle que nous l’entendons, vous, moi, tant d’autres, et presque toute cette jeunesse qui est née dans les tempêtes, qui grandit dans les luttes, et qui semble avoir en elle l’instinct des grandes choses qui doivent graduellement et religieusement s’accomplir. Croyez-vous qu’à une pareille époque et en présence de tels problèmes il y ait honneur et vertu à se mettre à part dans le petit troupeau des sceptiques, et à dire comme Montaigne : « Que sais-je ? » ou comme l’égoïste : « Que m’importe ? »

Non. Lorsque le divin juge nous fera comparaître devant notre conscience à la fin de notre courte journée d’ici-bas, notre modestie, notre faiblesse, ne seront point une excuse pour notre inaction. Nous aurons beau lui répondre : « Nous n’étions rien, nous ne pouvions rien, nous n’étions qu’un grain de sable ; » il nous dira : « J’avais mis devant vous, de votre temps, les deux bassins d’une balance où se pesaient les destinées de l’humanité : dans l’un était le bien, dans l’autre était le mal. Vous n’étiez qu’un grain de sable, sans doute ; mais qui vous dit que ce grain de sable n’eût pas fait incliner la balance de mon côté ? Vous aviez une intelligence pour voir, une conscience pour choisir ; vous deviez mettre ce grain de sable dans l’un ou dans l’autre ; vous ne l’avez mis nulle part. Que le vent l’emporte ! il n’a servi ni à vous ni à vos frères. »

Je ne veux pas, mon cher ami, me faire en mourant cette triste réponse de l’égoïsme ; et voilà pourquoi je termine à la hâte ce griffonnage et je vous dis adieu.

Mais je m’aperçois que cette lettre a vingt pages ; tant pis : il est trop tard pour la recommencer.

M. Charles Gosselin me demande un avertissement ; si cette lettre est trop longue pour une lettre, faites-en une préface. Cela ne se lit pas.

DE LAMARTINE.
Saint-Point, 1er décembre 1838.