Reflets d’antan/L’Ange déchu

La bibliothèque libre.
Reflets d’antanGrander Frères, Limitée (p. 41-49).
◄  Le départ


VI

L’ANGE DÉCHU


 
Écumantes, tantôt, de toute part les vagues
Semblent jusques au ciel porter leurs plaintes vagues ;
Elles semblent, tantôt, roulant vers le couchant,
Des troupeaux effrayés qui bondissent au champ.
Tel qu’au-dessus des mers, ouvrant leurs blanches ailes,
On voit se balancer, camarades fidèles,
Trois cygnes gracieux ; ainsi les trois vaisseaux,
Déjà bien loin du port, se bercent sur les eaux.

L’onde amère à leur proue étincelle et bouillonne,
Comme au mors d’un coursier que le fouet aiguillonne,

Brille un flocon d’écume. Attentifs et muets,
Le cœur livré peut-être à de tardifs regrets,
Les matelots, debout, sont tournés vers la grève
Qui s’efface, là-bas, comme s’efface un rêve.
Les coteaux à leurs yeux abaissent leurs sommets,
Les élégants clochers éteignent leurs reflets,
Et les prés verdissants, leur charmante nuance.
Déjà, dans le lointain sombre toute la France.
Elle n’est plus hélas ! qu’un flexible cordon,
Qui ceinture des flots perdus à l’horizon.

Ainsi nous voyons fuir, avec trop de vitesse,
Les rivages en fleurs de l’heureuse jeunesse.
Nous voguons, nous aussi, vers des bords inconnus.
Heureux ceux que l’espoir a toujours soutenus !
Nos regards sont tournés vers cet âge tranquille,
Où nos légères nefs trouvaient un sûr asile
Contre le souffle amer d’un monde mensonger.
Mais un voile de brume, un nuage léger,
Enveloppent déjà, de leurs replis de soie,
Cet âge d’innocence et d’amour et de joie.
Il disparaît bien vite. Et nos regards en pleurs
S’épuisent à chercher ses suaves couleurs.
Lui-même aussi n’est plus qu’une ligne étrécie
Qui brille à l’horizon de notre pauvre vie !


Cependant, fendant l’air d’un vol sinistre et prompt,
Un archange déchu, qui portait sur son front
Le stigmate honteux qu’y mit le premier crime,
Se hâtait d’arriver à l’éternel abîme.

Loin des mondes brillants pour lesquels le jour luit,
Dépouillé de tout charme, et perdu dans la nuit,
Se trouve un vaste lieu dont l’aspect épouvante
Et que ne décrirait nulle langue vivante ;
C’est là que le Seigneur exile, pour jamais
L’ange altier qui du ciel osa troubler la paix.
Avec lui sont tombés ces Esprits pleins d’audace
Qui, dans leur fol orgueil, n’ont point demandé grâce
Au Maître tout-puissant qu’ils avaient offensé.
Ils maudissent enfin leur projet insensé ;
Mais leur regret est faux et leur souffrance est vaine,
Car leurs cœurs à jamais se nourrissent de haine.
Les images du ciel les suivent en tout lieu,
En tout lieu les atteint la justice de Dieu.

Aux enfers arrivé, l’ange maudit s’arrête.
Avec un rire amer il relève la tête,
Et jette aux cieux lointains un blasphème impuissant.
Alors la porte s’ouvre. Il entre en frémissant.


Et la géhenne rit. Sous la voûte enfumée
Se calme tout à coup la plainte accoutumée.
Il s’approche du trône où s’assied Lucifer :

― « Noble rival du Dieu qui creusa cet enfer,
Satan, je viens, dit-il, de parcourir le monde.
Ah ! le Maître du ciel de ses bienfaits l’inonde,
Comme pour se moquer de nos tristes malheurs,
Et nous faire sentir de nouvelles douleurs !
Bien des hommes de foi prônent encor la gloire
De ce maître orgueilleux qui gagna la victoire,
Mais la plupart, Satan, l’outragent avec nous,
Et devant lui jamais ne tombent à genoux.
Espérons-le, bientôt leur noire ingratitude
Éteindra son amour, puis sa sollicitude,
Et ces êtres nouveaux au bonheur destinés
Seront, dans notre enfer, avec nous confinés.

« Ô la lutte superbe ! ô la belle vengeance !
Qu’il sache, l’Ennemi, quelle est notre puissance !
Nous sommes rois chez nous comme lui dans son ciel.
La terre près du sien élève notre autel.

« Combattons cependant. Ne cessons pas la guerre.
Les amis de son nom ne se reposent guère.


Voici qu’ils vont déjà, pareils à des géants,
Sur de hardis vaisseaux franchir les océans,
Pour annoncer sa gloire aux peuplades sauvages,
Qui nous rendent encor des fidèles hommages.

«N’ai je pas vu moi-même, ô puissant Lucifer !
Trois navires voguer au milieu de la mer ?
Ils vont au Canada renverser notre culte,
Et faire à ta puissance une sanglante insulte.
Peut-être portent-ils des prêtres du vrai Dieu...
Ces hommes dévoués nous troublent en tout lieu ;
En ruse ton esprit sera toujours fertile,
Et nous rendrons bientôt leur projet inutile.
C’est à toi d’ordonner, c’est à nous d’obéir,
Et Dieu saura combien nous voulons le haïr ! »

Après ces derniers mots, le fidèle ministre
Leva sur Lucifer un oeil fier, mais sinistre.
Lucifer un instant semble se recueillir.
Dès qu’il parle on peut voir tout l’enfer tressaillir :

― « Je blasphème, dit-il, et ma bouche est maudite.
Mais, c’est en vain toujours, que Dieu, là-haut, médite
D’enchaîner mon pouvoir. Je veux sortir d’ici.
Comme lui je suis roi : j’ai mes sujets aussi.


Mon joug semble léger, mes promesses sont belles.
Je puis rendre à ses lois tous les peuples rebelles,
Si vous me secondez de vos nobles efforts,
Les faibles d’aujourd’hui demain seront les forts.

« Oui, s’il nous a vaincus, il faut qu’il s’en repente.
Son ciel est escarpé ; mais une douce pente
Vers mon sombre royaume entraîne les mortels.
Ranimons le combat ; renversons les autels !
Que les bons serviteurs que son amour protège
Trouvent, sur leur chemin, à chaque pas un piège !
Ah ! ne laissons jamais le flambeau de la foi
S’allumer dans les lieux qui vivent sous ma loi !
Et frappons sans merci les hommes téméraires
Qui veulent éclairer nos ténébreuses terres !

« Ministre diligent, tu dis que sur les eaux,
Cherchant le Canada, trois rapides vaisseaux
S’avancent secondés par un vent favorable ?
Je saurai prévenir ce complot formidable.
Au fond de l’océan, dans son lit de limon,
Repose, tu le sais, un habile démon :
C’est l’Esprit de la mer. Il règne sur les ondes.
Un souffle les apaise ou les rend furibondes.

Va, dis-lui, sans retard, qu’il déchaîne le vent,
Et que nul matelot ne revienne vivant. »

Ainsi Satan parla. Son ministre docile,
Aussi pervers que lui sans être moins habile,
Tout brûlant du désir de propager le mal,
Se hâta de quitter le séjour infernal.
Comme un trait enflammé dans une nuit obscure,
Il traversa les champs vides, froids, sans murmure,
Qui s’étendent autour des gouffres éternels.
Il entendit de loin les hymnes solennels
Que la terre chantait à son céleste Maître.
Peut-être un noir courroux, un souvenir, peut-être,
Fit monter une larme en l’éclat de ses yeux,
Comme monte un nuage en l’azur de nos cieux.

Il avait retrouvé son audace première,
Alors qu’il aperçut dans un flot de lumière,
La terre qu’il cherchait, et que le Créateur
Se plût à décorer avec grâce et splendeur,
Comme le front serein de l’épouse nouvelle.
Tel un sinistre oiseau se berce sur son aile,
Il se berça longtemps sur les vagues des airs.
Il vit les trois vaisseaux qui sillonnaient les mers.
Alors il s’élança vers les grottes profondes
Que l’Esprit redoutable habite sous les ondes.


Dans le flanc limoneux d’un verdâtre rocher,
Où le reptile impur se plaît à se cacher,
Le perfide démon a choisi sa demeure.
C’est là que, soucieux, il se trouve à toute heure,
Tramant contre le ciel, pour tromper son ennui,
Des projets que souvent Dieu tourne contre lui.

Le paresseux polype et l’impure limace
Agitent à ses pieds leur glutineuse masse.
Il tient, au lieu de sceptre, un roseau dans sa main,
Sa barbe, touffe glauque, est flottante à son sein,
Et sur son cou nerveux sa longue chevelure
Semble d’un tronc vieilli la mousseuse ramure.
Quand il voit arriver l’envoyé des enfers,
Il sourit en secret d’un sourire pervers :

― « Que demande, dit-il, à ma faible puissance,
Le glorieux Esprit dont la seule présence
Faisait trembler, jadis, l’orgueilleux Roi du ciel ?
Que demande, dis-moi, notre Prince immortel ? »
― Ton secours, roi des mers, dans une grande lutte...
« Aux menaces des cieux il est toujours en butte.
Voilà que maintenant un lâche adorateur
De ce tyran jaloux, de ce persécuteur

Qui nous précipita pour un prétendu crime,
Dépouillés de tout bien, dans l’éternel abîme,
Impunément conduit sur tes dormantes eaux,
Vers les bords canadiens trois orgueilleux vaisseaux.

« Il va proclamer Dieu sur ces terres barbares,
Et porter la lumière aux peuplades ignares.
Laisse souffler les vents et soulève les flots.
Qu’il périsse, le traître, avec ses matelots !
Et que le Dieu qu’il sert, s’il s’en pense capable,
Vienne alors l’arracher à ta haine implacable ! »

Il dit, et, sans retard, remontant sur la mer,
Il vole en souriant aux portes de l’enfer.