Reflets d’antan/La Vision de Montgomery

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Reflets d’antanGrander Frères, Limitée (p. 166-174).


La vision de Montgomery


 
À son roi comme à Dieu notre peuple est fidèle,
Et la grande Albion n’eut jamais auprès d’elle
Un défenseur plus noble, un plus vaillant support.
Il fut dans tous les temps, loyal jusqu’à la mort.
Et pourtant, on le sait, ce peuple doux et brave
Fut traité bien des fois comme un indigne esclave.
Les échos attristés de nos vieilles forêts
Redirent de nos chefs les odieux arrêts.
Mais le bruit de ces fers qu’avait forgés le Maître
Fit surgir des héros, au lieu de faire naître
D’implacables vengeurs.

                           N’allez pas, toutefois,
Ô vous qui m’écoutez ! croire que l’humble voix
Du faible qu’on opprime est toujours entendue.
Ô peuple canadien, ta plainte s’est perdue.


Souventefois, hélas ! avant d’atteindre aux cieux !
Ne croyez pas, non plus, que, fort peu soucieux
De son nom, de sa gloire, aux jours sombres d’orage,
Le peuple ait mieux aimé, sans force et sans courage,
Marcher, le cou plié sous un joug odieux,
Que tomber au combat sur le sol des aïeux.

Si le peuple a souffert sans craindre, ou sans maudire
Ses nombreux oppresseurs, c’est, il faut bien le dire,
Qu’il sentait dans son âme une force, une foi
Que ne pouvait briser la plus inique loi ;
C’est qu’il avait en Dieu placé son espérance !
Albion, tu le sais, adoucis sa souffrance,
Ou le poursuis encor comme on traque un troupeau,
Albion, il est là pour sauver ton drapeau !

Aux jours de trente-sept, quand, sous la tyrannie,
Gémissait de nouveau notre terre bénie ;
Que Papineau semblait sonner enfin tes glas,
Ô puissante Albion ! quelques héros, hélas !
Osèrent seuls, pourtant, dans leur ardeur suprême,
Fouler aux pieds tes lois et te dire anathème !
Le peuple protesta devant tout l’univers.
Son amour de la paix laissa tinter les fers.


Plus loin, dans le passé, faut-il prendre les armes,
Nous quittons nos foyers, pleins d’amours et de larmes.
Chateauguay, c’est le but, c’est la gloire et l’orgueil !
Chateauguay n’est-il pas comme un voile de deuil
Dont nous avons couvert la grande république ?
Dites, ne fut-il pas la meilleure réplique
À ceux qui méprisaient notre antique valeur ?

Plus loin, dans l’autre siècle, en ces temps de douleur
Où ceux-là qui vivaient avaient tous souvenance
D’avoir vu, sur nos murs, le drapeau de la France
S’incliner tristement devant le Léopard,
Nous les fils des vieux Francs, dans ce même rempart
Qui couronne le front de notre illustre ville
Comme un bandeau royal ; nous qu’une haine vile
Avait calomniés et voués au mépris,
Nous nous fîmes soldats. Et le maître, surpris,
Nous dût, vous le savez, une insigne victoire.
Nous versions notre sang, il recueillait la gloire.
Qu’importe ? On nous disait : C’est le devoir, allez !
Et nous allions au feu, certains d’être criblés
Par les balles de plomb et l’ardente mitraille.

Il a peut-être droit, celui-là qui nous raille
De notre dévoûment parfois si mal payé.
Nous, Canadiens-français, nous avons étayé

Sur notre sol fidèle, ô superbe Angleterre !
Ta gloire chancelante et ton pouvoir austère,
Quand, après cent combats, le peuple américain
Te chassa de ses bords et nous tendit la main.

Et quand Montgomery vint dans nos froides plaines,
C’est toi qu’il poursuivait... Et ses mains étaient pleines,
Pour nous, tu le sais bien, d’entraînantes faveurs.
Ses soldats courageux étaient-ils des sauveurs,
Ou de traîtres amis qu’on fit bien de combattre ?
Dieu nous protégea-t-il quand ils vinrent s’abattre,
Sur notre sol aimé, comme un troupeau de loups ?
Dieu nous protégea-t-il, ou fût-il contre nous ?

Or voici ce qu’un jour redira la légende :
C’était l’hiver. Le givre attachait sa guirlande,
Étrange fleur de lis, aux sapins toujours verts.
La nuit ouvrait son aile ; sous des cieux divers,
De grands nuages gris promenaient les tempêtes,
On vit tourbillonner la neige sur nos têtes.

Québec ne dormait pas sur son vaste rocher.
On voyait, dans la nuit, lentement s’approcher,
Comme un serpent qui rampe autour d’un nid, sur l’herbe,
La troupe américaine. Empressée et superbe,

Elle avait tout conquis sur son passage heureux.
Montgomery guidait les guerriers valeureux.

Toujours sur le sommet de l’âpre citadelle
L’étendard d’Albion flottait. La sentinelle,
Fouillant l’obscurité de ses perçants regards
Passait silencieuse au milieu des brouillards.
Le peuple s’agitait dans les étroites rues,
Comme on voit quelquefois, au fond des herbes drues,
S’agiter les fourmis.

                            Et toujours il neigeait.
Et, le front dans sa main, Montgomery songeait :
Il songeait au moyen de surprendre la ville.
Tout à coup, dans les airs, une clameur fébrile
Se fait entendre. Il croit que cet étrange cri
Est un signal de mort, et qu’un feu bien nourri
Va pleuvoir aussitôt sur sa troupe surprise.
Il lève ses regards vers la muraille grise,
Au sommet du rocher. Soudain deux traits de feu
Éclairent le brouillard comme un regard de Dieu.
Il voit deux glaives d’or, il voit deux lames nues
Qui se croisent, là-haut, dans l’épaisseur des nues.
Et voilà que soudain se dessinent, brillants,
Les traits mystérieux de deux guerriers vaillants.


Et près d’eux est assise une femme voilée.
L’étendard d’Albion, la bannière étoilée
Déroulent leurs replis sur le front des lutteurs.

Et toujours le vent souffle. Et puis, sur les hauteurs,
Dans les créneaux étroits et dans nos tours célèbres,
Il semble qu’on entend des murmures funèbres.
Montgomery, troublé, s’adresse à ses soldats :

― « Voyez donc, leur dit-il, ― il montrait de son bras, ―
« Voyez donc dans les airs ces choses tout étranges !
« Voyez ces étendards ! ces glaives et ces anges !
« Ah ! c’est notre drapeau ! C’est l’étendard anglais !
« Quel combat merveilleux ! Quels guerriers ! Voyez-les !
« Et cette femme en deuil ! Le vainqueur la possède !
« Ah ! notre pavillon ! Il se replie ! Il cède !

Personne ne voyait l’étrange vision.

― « Nous n’apercevons rien : c’est une illusion,
Ô vaillant général ! dirent, d’une voix grave,
Les soldats stupéfaits. »


                                 Montgomery le brave,
Immobile et muet, suivait toujours, des yeux,
Le spectacle étonnant qui se passait aux cieux.
Mais les glaives, bientôt, n’eurent plus d’étincelles,
Et l’ardeur s’éteignit dans les fauves prunelles
Des soldats éthérés. La femme, peu à peu,
Se fondit dans la nuit comme la cire au feu.
Et les deux étendards, changés en noirs nuages,
Lançaient de leurs replis le vent et les orages.
Montgomery baissa son front ruisselant d’eau :
Il tira lentement le sabre du fourreau.
Un éclair s’échappa de la pointe aiguisée.

― « Ô mon pays », dit-il... Et sa voix épuisée
Se perdit dans l’orage... O mon pays aimé,
Suis-je l’ange vaincu qu’un prodige innommé
Vient de me faire voir ? O ma noble bannière,
Nous tomberons tous deux dans la même poussière !
Plongeant, au même instant, dans la nuit son regard,
Il voit l’Esprit vainqueur debout sur le rempart.
La femme, à ses genoux comme une esclave, rampe.
Et l’Esprit tient serré la glorieuse hampe
De l’étendard anglais. La femme a rejeté
Le voile de vapeur qui cachait sa beauté,

Et, d’un oeil triste et morne, elle cherche la trace
Du bel ange vaincu disparu dans l’espace.
Alors le général eut un sourire amer.
Son cœur fut tout à coup troublé comme la mer
Quand souffle, vers la nuit, les vents froids de l’automne.
On l’entendit crier, comme le ciel qui tonne :

― « Je te ferai mentir, ô présage odieux ! »

Et, dans son désespoir, il parut radieux.
Il courut en avant de sa troupe vaillante.
Le vent soufflait toujours, et la neige mouvante
Toujours tourbillonnait comme les noirs pensers
Dans un cerveau malade.

                             Au pied des hauts rochers
Où Québec dort assis dans sa parure neuve,
Serpente un noir sentier. Au midi le grand fleuve
Ferme, de ses flots verts, le chemin tortueux.
C’est par là que s’envient le chef impétueux.
L’audacieux, il croit escalader l’enceinte,
Pendant que vers le nord, sur une attaque feinte,
Accourt la garnison. Il s’avance sans bruit.
Déjà le dernier poste apparaît dans la nuit,

Et le succès enfin, couronne son audace.
Soudain l’ange vainqueur, comme un éclair qui passe,
Descend du haut des airs... Est-ce l’ange de Dieu ?
Il touche les canons de son glaive de feu.
Un choc épouvantable ébranle la montagne.
On entend les échos gémir dans la campagne.
Un cri monte dans l’air, un cri long, douloureux...
La mitraille a fauché le guerrier valeureux !

Le vent souffle toujours, et la neige éclatante
Prête au mort son linceul. D’une main palpitante
L’Esprit vainqueur reprend le drapeau d’Albion.
La femme rêve encore. Et c’est la nation.