Aller au contenu

Reflets sur la sombre route/11

La bibliothèque libre.
Calmann-Levy (p. 187-202).

MES DERNIÈRES CHASSES

à la comtesse de Lariboisière.
octobre 1898.

Ce sont deux petits récits d’aventures déjà anciennes que je vais faire là. Et je les dédie à la comtesse charmante qui voulut bien, la semaine dernière, m’inviter à venir chasser à courre dans ses bois, dans son pays de Bretagne.

Je les dédie aussi à plusieurs de mes amies et amis pour lesquels la chasse est un plaisir coutumier.

I

Sur moi s’était abattu un mauvais sommeil, et mon corps terrassé, les bras en croix, gisait sur des herbages étranges. Des arbres inconnus me couvraient de leur ombre, et, tout près, luisait, entre des roseaux, la surface aveuglante d’un marais équatorial.

Ainsi qu’il arrive parfois aux heures de fatigue extrême, ce sommeil très lourd demeurait cependant incomplet, me laissant une notion vague des choses ambiantes, — — auxquelles des choses de rêve, des péripéties imaginaires, de temps à autre venaient se mêler.

Bientôt m’inquiéta la sensation presque physique d’une présence, d’une présence légère, il est vrai, mais réelle et très proche ; je pris conscience d’être regardé, — et alors mes paupières s’entr’ouvrirent pour essayer devoir.

En effet, une petite figure se tenait là, près de la mienne, grimaçant entre des branches, une petite figure de gnome. Deux yeux ronds, très vifs, très jeunes, notoirement enfantins, m’examinaient en clignotant avec une expression d’intense curiosité humaine. Et, par un de ces mouvements agressifs qui émanent des tréfonds de nous tous quand nous sommes en chasse, je portai la main à mon fusil…

Demi-intention, geste inefficace : ma main retomba, et le sommeil, qui revint plus impérieux, pour quelques minutes m’anéantit.

La petite figure cependant me regardait toujours, et, en dormant, je le savais. Autour de moi, j’entendais aussi bourdonner, dans le silence, le vol des longues libellules aux reflets de métal, la ronde des mille insectes extravagants, armés, empanachés, bariolés, qui dansaient dans une ivresse de chaleur et de parfums. L’air, étouffant pour ma poitrine, versait la vie exubérante à tout un monde de bêtes dangereuses et de grandes fleurs empoisonnées.

Et maintenant, par degrés, je m’éveillais tout à fait, sous le regard obstiné de la petite figure juchée dans les branches ; mon bras s’allongeait vers l’arme, avec des lenteurs et des ruses, pour l’appuyer en silence contre mon épaule.

Alors, il commença de battre en retraite, le jeune singe… Oh ! sans hâte, sans grande méfiance, comme à regret, avec de discrètes et comiques précautions pour ne pas faire de bruit. S’aidant de ses mains adroites, il se glissait parmi les feuillages, traînant, d’une allure drôle, sa longue queue derrière lui. Et il se retournait pour me regarder encore, avec un air de dire : « Je pense bien que tu ne me veux pas de mal, car je ne suis pas méchant : j’avais fait le curieux, voilà tout… Cependant on ne sait jamais, et cette machine que tu tiens à la main est de mauvaise apparence… Je préfère m’éloigner tout de même… Ne te fâche pas : tu vois, je m’en vais, je m’en vais… » Et je perçus plus loin la présence de deux autres singes de grande taille, les parents sans doute, qui lui adressèrent un cri d’appel.

Je le tenais en joue depuis deux ou trois secondes : il avait une belle pelure, qui me faisait envie. Et soudainement le coup partit, formidable dans tout ce silence, éparpillant des feuilles déchirées, excitant des cris d’oiseaux, éveillant partout des bêtes qui sommeillaient à l’ombre. Un papillon géant, plus large que la main étendue, s’envola d’un ébénier, lançant à chaque battement d’aile un éclair de métal bleu. Et le corps du jeune singe commença de rouler lentement de branche en branche, malgré le suprême effort des doigts habiles pour se raccrocher ; puis, d’une chute tout à coup abandonnée et rapide, il s’aplatit sur le sol.

Quand je le ramassai, il vivait encore, mais d’une vie trop faible pour tenter aucune résistance. Comme chose morte, il se laissa prendre ; ses petites lèvres pincées tremblaient et ses yeux d’enfant regardaient les miens avec une inoubliable expression d’agonie, de terreur et de reproche.

Alors seulement se dressa devant moi toute l’horreur stupide de ce que je venais de faire. Je le tenais couché dans mes bras, caressant avec des précautions infinies sa tête mourante. Les deux autres, dont j’avais tué le petit, criaient du haut d’un arbre, en grinçant des dents, partagés entre la peur d’être tués aussi et l’envie de m’égratigner quand même ou de me mordre. Le front appuyé sur ma poitrine, il mourut, le singe, dans une attitude de presque confiance, dans une pose de petit enfant. Et jamais je n’avais éprouvé avec tant d’exaspération ce besoin qui me prend souvent de m’injurier moi-même :

— Oh ! brute, disais-je entre mes dents serrées, oh ! bête brute !

II

Je restai cinq ans après l’assassinat de ce singe, sans toucher d’autres fusils que ceux de la marine de guerre, et seulement pour les besoins du service. Mais sans doute n’étais-je pas suffisamment corrigé encore, puisqu’il m’arriva de chasser à nouveau.

Ce n’était plus cette fois dans la splendeur d’une forêt équatoriale, mais au milieu d’une âpre solitude, parmi des pierres grises et des broussailles, sous le ciel incertain de mars, dans un recoin de l’île de Mitylène. Mon navire d’alors — un tout petit aviso frêle — malmené depuis deux jours par les bourrasques d’équinoxe, était venu se réfugier à l’abri de cette île, dans une baie fermée. Un calme subit et un désœuvrement avaient succédé aux agitations du large. Il n’y avait sur la rive voisine qu’un hameau farouche de pâtres ou de pirates ; puis des rochers et des landes ; rien qui pût nous inviter à mettre pied à terre.

Cependant on entendait partout chanter des oiseaux, dans les myrtes, dans les fenouils, — et un de mes amis du bord, malade, que rebutaient nos provisions avariées, me tint insidieusement ce discours :

— Puisque vous n’avez rien à faire, allez donc, pour mon dîner de ce soir, me chercher une douzaine de ces petits chanteurs.

Et, sans plus réfléchir, je partis enchâsse, dans la morne et triste campagne où détonnait la joie de toutes ces musiques d’oiseaux.

Pour les onze premiers, les choses se passèrent à peu près bien. J’avais tiré de loin sur eux et je les ramassais inertes, sans les avoir vus souffrir.

Mais une leçon définitive m’attendait au douzième : il y a de cela dix-huit ans révolus, et cette chasse a été ma dernière.

Cependant, avec quels mots traduire, pour ceux qui me liront ici, l’ineffaçable impression qui m’en est restée ? Ce fut moins tragique infiniment que l’agonie du singe, et il n’y eut là qu’une humble mésange, visée de près, foudroyée au milieu de sa chanson. Sans doute un lent travail de clairvoyance et de pitié s’était fait dans ma tête depuis ma chasse précédente, et, en présence des cruautés inutiles, je n’étais plus l’inconscient de jadis. Et puis, je venais à peine de quitter Stamboul, d’où m’emportait ce navire ; le charme de ma vie musulmane s’était rompu d’hier et pour jamais ; alors, cette île de Mitylène, ce petit coin d’une terre encore turque où les hasards de la mer m’avaient rejeté en passant, était déjà pour me prédisposer aux émotions insondables… Avec un vieux pâtre de chèvres, croisé en chemin, j’avais reparlé tout à l’heure la langue des Osmanlis, et, par terre, j’avais reconnu ces mêmes fleurs qui s’ouvrent en mars dans les campagnes du Bosphore, les jonquilles odorantes et les grandes anémones violettes…

Donc, c’est là, dans cette île, au fond d’un ravin abrité et attiédi, que fut tirée ma dernière cartouche de chasseur. Un rayon de soleil, annonçant le calme et le printemps, commençait de percer la voûte des nuages, et toutes les bestioles de l’air chantaient plus fort, pour le saluer. Près de moi, sur une roche, entre des fenouils déjà fleuris, une mésange vint se poser avec une gentille confiance ; ivre de vie, de mouvement, de gaieté, de tendresse, elle leva la tête vers une autre qui planait, et se mit à chanter à pleine gorge, dans un délire de joie et d’attente… Mais j’avais épaulé, d’un geste machinal, du geste de l’inséparable brute qui est notre double à tous, et le plomb s’abattit sur elle, lui éteignant à jamais sa jolie chanson dans le gosier ; en moins d’une seconde, son petit corps de grâce exquise ne fut plus qu’une pauvre loque infime, qu’un rien sanglant, destiné à devenir deux bouchées de viande entre les dents broyeuses, puis au fond de l’estomac d’un ogre humain…

Oh ! ces jonquilles et ces anémones, qu’une chère main aux ongles teints de henné apportait hier encore dans ma maisonnette de Stamboul, ces mêmes fleurs des printemps d’Orient, retrouvées ici, dans ce ravin solitaire et sous ce ciel de tourmente, quand je ne pensais plus les revoir ! Et ce petit être vibrant et léger, exhalant près de moi avec confiance son chant d’amour ! Et ma brutalité, de le détruire !… Mais non, je n’arriverai pas à exprimer la liaison mystérieuse qui s’est formée entre tout cela dans ma tête, ni à faire entendre pourquoi je fus si longtemps poursuivi par le remords de cette action, par l’infinie tristesse de l’avoir commise… Je me suis perdu encore dans l’indicible, avec cette mièvre histoire de ma dernière chasse. L’exemple du singe était mieux choisi, je le reconnais, et j’aurais dû m’en tenir là.



Et dire que, chaque jour, des quantités de gens — pas plus mauvais que les autres, mon Dieu — commettent par plaisir des meurtres pareils, vont s’amuser à tuer, rapportent même dans leur carnassière de pauvres oiseaux blessés auxquels ils n’ont pas eu la pudeur de donner le coup de grâce, et qui ont longuement souffert, à demi étouffés entre les petits cadavres de leurs semblables !…

Et le tir au pigeon ! Y a-t-il plus féroce ineptie que ce passe-temps de quelques snobs mondains ?

Et les grandes chasses élégantes ! Dans les articles de sport, à la fin de quelque récit d’une de ces tueries où le pauvre cerf pleure — car ils versent de vraies larmes, les cerfs, sous la morsure des chiens — quand je tombe sur la traditionnelle phrase : Les honneurs du pied ont été faits à la toute gracieuse mademoiselle une telle… je me représente le jeune monstre qu’est cette toute gracieuse personne, le sourire aux lèvres devant l’agonie qu’on lui offre, et elle me répugne alors dix fois plus qu’une jeune Caraïbe ou une jeune Pahouine croquant un morceau de chair humaine quand la faim l’y pousse.

Et les isards, les derniers isards ! On connaît ces jolies et inoffensives bêtes, qui vivaient en troupes sur les cimes pyrénéennes et que l’homme imbécile aura bientôt achevé de détruire. Eh bien, dernièrement un garçon, par ailleurs cultivé, artiste, intelligent et doux, me contait qu’il était allé camper dans la montagne pour leur faire la chasse. Il avait été assez heureux, paraît-il, pour en abattre huit, qu’il avait du reste laissés par terre, n’en ayant pas l’emploi !… Il était mon hôte et je n’osai lui dire :

— Je vous préfère de beaucoup ceux qui assassinent sur les grands chemins, car ils ont au moins le mérite de courir un danger et l’excuse d’être pauvres…



À notre époque, où des pensées innovatrices, subversives de toutes choses, s’agitent dans l’universel nuage noir exhalé des usines, voici que des rêveurs augustes songent à supprimer la guerre ; — la guerre que les chimistes, hélas ! se chargeront bientôt de rendre impossible, et qui cependant était l’école sublime, l’école unique de l’abnégation, de la vigueur et du courage ; la guerre qu’il eût fallu peut-être conserver aussi précieusement, dans ses formes anciennes, que la foi des ancêtres.

Mais la chasse ! Est-ce que personne ne s’élèvera contre la chasse, qui, aux temps passés, eut son utilité, sa grandeur, même sa noblesse ; mais qui, de nos jours, et dans nos pays, n’est plus que le conservatoire des petites cruautés lâches et bourgeoises ?