Aller au contenu

Refrains de jeunesse/15

La bibliothèque libre.
La Maison de la bonne presse (p. 81-87).


COURAGE


Aux opprimés du Manitoba


Peuple, ton noble front s’assombrit en ces jours,
Où l’ennemi t’opprime,
Et ton regard s’attriste, et remonte le cours,
De ton passé sublime.
Ton passé, c’est l’écho de ton généreux cœur,
L’écho de ta vaillance,
Qui fit taire un beau jour la haine du vainqueur,
Et cesser ta souffrance.


Jusqu’alors, méprisant les plus sacrés des droits,
Ta foi, ton beau langage,
Le fanatisme aveugle, aux sentiments étroits,
N’eut pour toi que l’outrage.
Mais ta puissante voix, invoquant les traités,
Triompha noble et fière,
Et l’oppresseur d’hier te vit à ses cotés,
Poursuivre ta carrière.

Tu le traitas en frère, et pour un but commun,
Les mêmes destinées,
Tu lui dis : « peuplons donc chacun notre chemin,
Nos races sont liées ! »
Et tu lanças tes fils de par le Canada,
Dans les immenses plaines,
En leur léguant ta foi qui toujours les guida,
Et ton sang dans leurs veines.


Ils ont fertilisé, ces nobles rejetons,
Des sollitudes vastes,
Et l’histoire a déjà gravé leurs actions
Dans ses sublimes fastes.
Mais aujourd’hui, hélas ! jaloux de leurs progrès,
L’orangisme s’alarme,
Et comme aux anciens jours, ivre du sang français,
Il aiguise son arme.

Impuissant contre nous qui sommes plus nombreux,
Il vous frappe, ô mes frères !
Qui vivez isolés, loin de nos grands flots bleus,
De nos paisibles terres.
Sa haîne se réveille — il n’était qu’endormi —
C’est cette haîne antique
Sur laquelle est passé près d’un siècle et demi,
Sa haîne fanatique.


Les Greenway, les Martin, la portaient dans leur sein :
Ce sont des loyalistes ;
Qui n’ont qu’un seul mot d’ordre, un mot d’ordre assassin :
 « Guerre et mort aux papistes ! »
Que vous ont-ils donc fait ces pionniers hardis,
Fils d’une grande race,
Qui poussés par leur foi, l’amour de leur pays,
Taillent là-bas leur place.

N’ont-ils point travaillé pour l’honneur du drapeau,
Qui flotte sur nos têtes ?
N’ont-ils point, plus que vous, dans ce pays nouveau
Agrandi nos conquêtes ?
Jusqu’aux bords de la Rouge, et la Saschachewan
N’ont-ils pas, ô Patrie !
Les premiers, proclamé ta gloire, où le wigwam,
Seul te donnait la vie ?


Le Nord-Ouest est ouvert, et l’immigration
Déchire ses entrailles ;
Rejetons de la France, ô génération !
Vois donc, quand tu travailles,
Ce que ton bras enfante ! Anglais tout vous est prêt.
De vos voix importunes
Réveillez les échos du pays qu’elle a fait
Taillez-y vos fortunes !

Mais que dis-je, déjà, vous avez, fiers anglais,
Envahi ces domaines,
Et vous voulez, hélas ! en chasser les français,
Étouffer dans vos haines,
Et leur langue et leur foi, ces trésors précieux
De leur grandeur future…
Les traités qu’ont signés vos illustres aïeux,
Sont-ils une imposture ?


Quoi donc excite en vous cette guerre sans nom,
Cette croisade inique ?...
Sommes-nous déloyaux, anglais ? Ah ! certes, non !
Sur ce sol d’Amérique
Nous avons comme vous su défendre Albion
Rappelez-vous nos braves
De l’an dix-huit-cent-douze ! alors ma nation
Souffrait dans vos entraves.

Évoquer le passé, superbes oppresseurs !
C’est dire que ma race,
À l’ombre du drapeau dont je sers les couleurs,
A mérité sa place.
Oh ! oui, car sans le bras de ses généreux fils,
Sans leur loyauté fière,
Ce drapeau pour toujours, aurait fermé ses plis,
Et mordu la poussière ;


Mais vous n’écoutez pas ces précieux échos
De notre belle histoire ;
Eh bien ! soyez leur sourds ! nous, fils de ces héros,
Nous en gardons mémoire !…
Et vous, frères chéris, qui souffrez loin de nous,
Soyez forts dans l’orage,
Nos aïeux immortels ont souffert comme vous,
Mais sans perdre courage.

L’orangisme verra dans ses derniers efforts,
Que vos fertiles veines
N’en ont pas moins de sang, que vous êtes plus forts,
Que ses rages sont vaines ;
Alors, bien à regret, n’entravant plus vos pas,
Que guide l’espérance
Il s’écriera, lassé : « Ce peuple ne meurt pas,
Il est fils de la France ! »


Octobre 1890.