Œuvres de Paul Valéry/Regards sur le monde actuel/Au sujet de la dictature

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Éditions de la N. R. F. (Œuvres de Paul Valéry, t. Jp. 95-101).

AU SUJET
DE LA DICTATURE[1]

Toute politique, même la plus grossière, implique quelque idée de l’homme, et quelque idée d’une société. On ne peut concevoir une société, sa durée, sa cohésion, ses défenses contre les causes externes ou internes qui tendent à la corrompre, qu’au moyen de figures empruntées à la connaissance que nous avons de systèmes matériels ou d’êtres vivants, et de leur fonctionnement. On use plus ou moins consciemment de la notion plus ou moins savante que l’on a de machines ou d’organismes qui sont, les uns et les autres, des assemblages complexes auxquels nous donnons ou supposons une fin. On parlait du char ou du vaisseau de l’État ; on parle de leviers, de forces, de rouages ; ou bien d’action, de coordination, de périls, de remèdes, de croissance ou de décadence, pour parler de certaines liaisons et de certains événements qui dépendent d’un nombre immense d’hommes.

Ces images valent ce qu’elles valent, (mais comment penser sans de tels moyens ?) Les unes et les autres introduisent des idées d’ordre et de désordre, de bon ou de mauvais fonctionnement, et donc, nous permettent de juger et de critiquer tantôt la structure du mécanisme supposé ; tantôt la personne, (ou les personnes), qui paraissent le surveiller ou le conduire. (Ici peuvent s’insinuer de grandes illusions sur la portée et la réalité du pouvoir politique, sur le pouvoir du Pouvoir, lequel semble toujours d’autant plus grand et plus certain que l’on en est plus éloigné…)

Or il arrive parfois et partout que les circonstances fassent craindre pour l’existence de la machine ou de l’organisme dont il s’agit. Des vices de construction, des erreurs de conduite, des événements auxquels il n’était pas fait pour résister, troublent son ordre, compromettent les biens ou les vies des hommes qui en sont les éléments. Ils constatent que rien ne va et que rien ne se fait ; que le danger s’accroît, que l’impression d’impuissance, de ruine imminente s’impose et se fortifie : chacun se sent enfin sur un navire en perdition…

C’est alors que se forme inévitablement dans les esprits l’idée du contraire de ce qui est, l’idée complémentaire de la dispersion, de la confusion, de l’indécision… Ce contraire est nécessairement Quelqu’un. Ce Quelqu’un germe en tous.

Comme la faim engendre la vision de mets succulents, et la soif celle de breuvages délicieux, ainsi dans l’attente anxieuse d’une crise, le danger pressenti excite le besoin de voir agir et de comprendre les actes du pouvoir, et développe chez la plupart l’image d’une action puissante, prompte, résolue, délivrée de tous les obstacles de convention et de toutes les résistances passives. Cette action ne peut appartenir qu’à un seul. Ce n’est que dans une tête seule que la vision nette de la fin et des moyens, les transformations des notions en décisions, la coordination la plus complète se peuvent produire. Il y a une sorte de simultanéité et de réciprocité des facteurs du jugement et une sorte de force décisive dans les résolutions qui ne se trouvent jamais dans la pluralité délibérante. Si donc la dictature est instituée, si l’Unique prend le pouvoir, la conduite des affaires publiques portera toutes les marques de la volonté concentrée et réfléchie, et le style d’une certaine personne sera empreint dans tous les actes du gouvernement, cependant que l’État sans visage et sans accent ne se manifeste que comme une entité inhumaine, une émanation abstraite, d’origine statistique ou traditionnelle, qui procède soit par routine, soit par tâtonnements infinis.

En vérité, ce doit être une jouissance extraordinaire, (comme c’est pour l’observateur un spectacle prodigieusement captivant), que de joindre la puissance avec la pensée, de faire exécuter par un peuple ce que l’on a conçu à l’écart ; et parfois de modifier à soi seul, et pour une longue durée, le caractère d’une nation, comme le fit jadis le plus profond des dictateurs, Cromwell, monstre et merveille aux yeux de Pascal et de Bossuet, qui transforma l’âme énergique de l’Angleterre.

Le dictateur demeure enfin seul possesseur de la plénitude de l’action. Il absorbe toutes les valeurs dans la sienne, réduit aux siennes toutes les vues. Il fait des autres individus des instruments de sa pensée, qu’il entend qu’on croie la plus juste et la plus perspicace puisqu’elle s’est montrée la plus audacieuse et la plus heureuse dans le moment du trouble et de l’égarement public. Il a bousculé le régime impuissant ou décomposé, chassé les hommes indignes ou incapables ; avec eux, les lois ou les coutumes qui produisaient l’incohérence, les lenteurs, les problèmes inutiles énervaient les ressorts de l’État. Parmi ces choses dissipées, la liberté. Beaucoup se résignent aisément à cette perte. Il faut avouer que la liberté est la plus difficile des épreuves que l’on puisse proposer à un peuple. Savoir être libres n’est pas également donné à tous les hommes et à toutes les nations, et il ne serait pas impossible de les classer selon ce savoir. Davantage, la liberté dans notre temps n’est, et ne peut être, pour la plupart des individus, qu’apparence. Jamais l’État, même le plus libéral par l’essence et les affirmations, n’a plus étroitement saisi, défini, borné, scruté, façonné, enregistré les vies. Jamais le système général de l’existence n’a pesé si fortement sur les hommes, les réduisant par des horaires, par la puissance des moyens physiques que l’on fait agir sur leur sens, par la hâte exigée, par l’imitation imposée, par l’abus de la sérieetc., à l’état de produits d’une certaine organisation qui tend à les rendre aussi semblables que possible jusque dans leurs goûts et dans leurs divertissements. Nous sommes des esclaves d’un fonctionnement dont les gênes ne cessent de croître, grâce aux moyens que nous nous créons d’agir de plus en plus largement sur les milieux communs de la vie. L’amateur de vitesse gêne l’amateur de vitesse, et il en est ainsi des amateurs d’ondes entre eux, des amateurs de plages ou de montagne. Si l’on joint à ces contraintes, nées des interférences de nos plaisirs, celles qu’imposent au plus grand nombre les disciplines modernes du travail, on trouvera que la dictature ne fait qu’achever le système de pressions et de liaisons dont les modernes, dans les pays politiquement les plus libres, sont les victimes, plus ou moins conscientes.

Quoi qu’il en soit, l’état dictatorial installé se résume en une division simple de l’organisation d’un peuple : un homme, d’une part, assume toutes les fonctions supérieures de l’esprit : il se charge du bonheur, de l’ordre, de l’avenir, de la puissance, du prestige du corps national, — toutes choses en vue desquelles l’unité, l’autorité, la continuité du pouvoir sont, sans doute, nécessaires. Il se réserve d’agir directement dans tous les domaines, et de décider souverainement en toute matière. D’autre part, le reste des individus seront réduits à la condition d’instruments ou de matière de cette action, quelle que soit leur valeur et leur compétence personnelle. Ce matériel humain, convenablement différencié, sera chargé de l’ensemble des automatismes.

Une division de cette nature est d’autant plus instable que le peuple auquel elle est appliquée contient plus d’esprits eux-mêmes dictatoriaux, (c’est-à-dire : qui veulent comprendre et sont capables d’agir). La conservation de la dictature exige des efforts perpétuels, puisque la dictature, sorte de réponse la plus brève et la plus énergique à une situation critique ressentie par tous, risque d’être rendue inutile et comme dissoute par l’heureux effet de la mission qu’elle s’est donnée. Certains dictateurs ont su se démettre au point juste. D’autres ont essayé de desserrer l’étreinte de leur pouvoir, et de revenir par degrés au régime le plus modéré. C’est là une opération des plus délicates. D’autres encore cherchent à s’affermir par tous moyens. Ils trouveront, en dehors des mesures coercitives directes et des surveillances constantes, des ressources assez précieuses, dans le dressage des jeunes gens et dans l’éclat qu’ils pourront donner aux succès et aux avantages sensibles du système. Ils mettront dans cette tâche tout l’esprit et toute l’énergie par lesquels ils se sont imposés. Mais cette politique peut être insuffisante ou ne promettre de résultats que dans un avenir trop éloigné. Il arrive alors que l’on songe à un retour artificiel aux conditions initiales et à organiser l’angoisse et les mêmes périls à la faveur desquels la dictature fut créée. Des images de guerre peuvent alors séduire.

Nous avons vu, en quelques années, sept monarchies, (je crois), disparaître ; un nombre presque égal de dictatures s’instituer ; et dans plusieurs nations dont le régime n’a pas changé, régime assez tourmenté, tant par les faits que par les réflexions et comparaisons que ces changements chez les voisins excitaient dans les esprits. Il est remarquable que la dictature soit à présent contagieuse, comme le fut jadis la liberté.

Le monde moderne n’ayant su jusqu’ici ajuster son âme, sa mémoire, ses habitudes sociales, ni ses conventions de politique et de droit au corps nouveau et aux organes qu’il s’est récemment formés, s’embarrasse des contrastes et des contradictions qui se déclarent à chaque instant entre les concepts ou les idéaux d’origine historique, qui composent son acquis intellectuel et sa capacité émotive, et les besoins, les connexions, les conditions et les variations rapides d’origine positive et technique qui, dans tous les ordres, le surprennent et mettent sa vieille expérience en défaut.

Il se cherche une économie, une politique, une morale, une esthétique, et même une religion, et même… une logique, peut-être ? Il n’est pas merveilleux que parmi des tâtonnements qui ne font que commencer et dont il est impossible de prévoir le succès ni le terme, l’idée de Dictature, l’image fameuse du tyran intelligent, se soit proposée, et même imposée, ici et là.


  1. Cet essai a été publié en préface du recueil : Dictatures et Dictateurs (1934).