Œuvres de Paul Valéry/Regards sur le monde actuel/Souvenir actuel

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Éditions de la N. R. F. (Œuvres de Paul Valéry, t. Jp. 103-108).

SOUVENIR ACTUEL[1]

J’étais à Londres en 1896, fort seul, quoique obligé par mes occupations de voir quantité de personnes, et des plus pittoresques, chaque jour. J’aimais Londres, qui était encore assez étrange, et assez « Ville de la Bible », comme dit Verlaine : nul ne l’a mieux décrite en quelques vers.

J’y trouvais merveilleusement forte la sensation de se dissoudre dans le nombre des hommes, de ne plus être qu’un élément parfaitement quelconque de la pluralité fluente des vivants dont l’écoulement par les voies infinies, par les Strand, par les Oxford Street, par les ponts qui se vont perdant parmi les vapeurs dans le vague, m’enivrait d’une rumeur de pas sur le sol sourd qui ne laissait à ma conscience que l’impression de l’emportement fatal de nos destinées. J’obéissais ; je me livrais sans but, et jusqu’à l’extrême fatigue, à ce fleuve de gens en qui se fondaient les visages, les démarches, les vies particulières, les certitudes de chacun d’être unique et incomparable. Je sentais puissamment, entre tous ces passants, que passer était notre affaire ; que tous ces êtres et moi-même ne repasserions jamais plus. J’éprouvais avec un amer et bizarre plaisir la simplicité de notre condition statistique. La quantité des individus absorbait toute ma singularité, et je me devenais indistinct et indiscernable. C’est bien là ce que nous pouvons penser de plus vrai au sujet de nous-mêmes.

Un jour, las de la foule et de la solitude, je décidai d’aller faire visite au poète Henley. Mallarmé, qui l’aimait beaucoup, m’avait parlé de lui. Il l’avait peint d’un mot : « Vous lui verrez une face de lion », m’avait-il dit.

William Henley me reçut beaucoup mieux que courtoisement, dans le cottage qu’il habitait sur les bords de la Tamise, à Barnes.

Le vieux poète m’imposa d’abord par cet air de visage assez formidable qui avait frappé Mallarmé. Mais, dès les premiers mots, ce fauve à tête forte et vraiment léonine, ornée d’une crinière épaisse et d’une barbe de poil roux et blanc, me mit à l’aise ; et bientôt, un peu trop à l’aise. Jovial, se prenant à parler français d’une voix chaude et profonde, très marquée d’accent, il me fit entendre un langage dont la vigueur et la verdeur me saisirent. Cela sonnait ou dissonait étrangement dans l’atmosphère assez victorienne de son petit salon. Je n’en pouvais croire mes oreilles. (C’est là une expression tout usée, mais une figure admirable.)

Henley, avec de grands éclats de rire et une joie enfantine que ma stupeur très visible excitait et ravivait à chaque instant, me contait des choses énormes, qu’il débitait dans un argot d’une crudité et d’une authenticité surprenantes.

Je me sentais choqué… Mais quoi de plus flatteur que de l’être par un Anglais en Angleterre ?

Mais la curiosité me poignait de savoir d’où mon hôte avait pris cette science du verbe obscène et tout ce vocabulaire à haute puissance. Ayant assez joui de ma surprise, il ne me fit aucun mystère des circonstances qui l’avaient si complètement instruit. Il avait fréquenté, au lendemain de la Commune, nombre de réfugiés plus ou moins compromis, qui avaient trouvé asile à Londres. Il avait connu Verlaine, Rimbaud, et divers autres, qui parlaient absomphe — et cætera.

Il faut avouer que le discours familier des poètes est assez souvent d’une liberté sans bornes. Tout le domaine des images et des mots leur appartient. Les deux que j’ai nommés le parcouraient de leurs génies, et ne se privaient point de l’accroître dans ses parties les plus expressives. Ceci est assez connu ; mais voici qui l’est moins et qui pourra surprendre : une tradition des plus orales veut que Lamartine lui-même ait quelquefois laissé d’extrêmes propos choir de sa bouche d’or…

Je le dis à Henley, qui s’en montra ravi.

Or, deux dames entrèrent.

Le dîner pris, elles nous laissèrent à nous-mêmes, et une tout autre conversation s’institua entre la pipe de Henley et toutes mes cigarettes.

Il me parla d’une publication qu’il dirigeait, « The New Review », où il insérait de temps à autre des articles en français. Je sentis par ces derniers mots qu’il allait être question de moi ; mais je ne pouvais deviner que cet entretien allait m’induire à des réflexions et m’engager dans une application de l’esprit fort éloignées de mes objets et de mes problèmes ordinaires.

La Revue, m’expliqua-t-il, venait de publier un ensemble d’études qui causaient en Angleterre une surprise qui, de jour en jour, se développait en émoi, et presque en indignation.

L’auteur, Mr Williams, avait eu l’idée d’examiner de fort près la situation du commerce et des industries britanniques, et l’avait trouvée dangereusement menacée par la concurrence allemande. Dans tous les domaines économiques, grâce à une organisation toute scientifique de la production, de la consommation, des moyens de transport et de la publicité, grâce à une information extraordinairement précise et pénétrante qui centralisait d’innombrables renseignements, l’entreprise réalisait systématiquement l’éviction des produits anglais sur tous les marchés du monde, et parvenait à dominer jusque dans les colonies mêmes de la Grande-Bretagne. Tous les traits de cette vaste et méthodique opération étaient relevés un à un, décrits avec le plus grand soin par Williams, et présentés à la manière anglaise, le moins possible d’idées et le plus possible de faits.

Le titre même que Williams avait donné à l’ensemble de ses articles était en train de faire fortune ; un bill célèbre allait l’incorporer dans la législation, et ces trois mots Made in Germany s’incrustèrent du coup dans les têtes anglaises.

Vous avez lu cela ? me dit Henley.

Certainement non, monsieur.

Of course. Demain je vous enverrai le paquet. Vous lirez toutes ces petites histoires de Williams.

Et après ?

Après, vous me ferez un bon article sur l’ensemble, une espèce de conclusion philosophique, genre français. Shall we say ten pages, (4 500 words) ? And can you let me have the copy very soon ? Say, within ten days ?

Je lui ai ri au nez, aussi sûr qu’on peut l’être quand on n’a ni le désir, ni les moyens, ni l’obligation de faire quelque chose, qu’on ne la fera pas. Je n’allais même pas songer à me risquer dans un travail si étranger à mes goûts, et pour l’exécution duquel je n’avais rien dans la tête.

En conséquence, à peine rentré à Paris, (chargé d’amitiés for the good Stephane), je me mis à l’ouvrage, c’est-à-dire à réfléchir. En conséquence, car la conséquence la plus probable d’une décision immédiate et qui s’impose par elle-même est la décision complémentaire : l’évidence excite le doute ; l’affirmation est excitée par la négation ; et l’impossible, perçu d’abord bien nettement, irrite aussitôt toutes les ressources imaginaires qui s’affairent contre lui et prodiguent les solutions les plus variées…

L’une d’elles me retint. J’avais quelques lectures militaires car les méthodes m’intéressaient par elles-mêmes, et qu’il n’y avait guère à cette époque d’exemples d’organisation à grande échelle avec division des fonctions et hiérarchie que dans les armées européennes de premier rang. La généralisation de ce type me parut possible. La guerre économique n’est qu’une des formes de la guerre naturelle des êtres : je ne dis pas des hommes, car on peut douter si l’homme n’est pas encore à l’état de projet…

J’observai aussi que la science du type moderne se rapprochait d’autant plus aisément de ces activités organisées qu’elle en avait fourni le modèle. Elle divise, spécialise, exige discipline, etc. Je déduisais enfin de mes comparaisons de graves pronostics. Ici je me permettrai de me citer :

… « Tous les peuples qui arrivent à l’état de grandes nations ou qui reprennent ce rang à une époque déjà pourvue de grandes nations, plus anciennes et plus complètes, tendent à imiter subitement ce qui a demandé des siècles d’expérience aux nations aînées, et s’organisent entièrement selon une méthode délibérée, de même qu’une cité délibérément construite s’élève toujours sur un plan géométrique. L’Allemagne, l’Italie, le Japon sont de telles nations recommencées fort tard sur un concept scientifique aussi parfait que l’analyse des prospérités voisines et des progrès contemporains pouvait le fournir. La Russie offrirait le même exemple si l’immensité de son territoire ne mettait obstacle à l’exécution rapide d’un projet d’ensemble…

… Le Japon doit penser que l’Europe était faite pour lui »…

Cet article a paru le 1er  janvier 1897 dans la « New Review ». Il est âgé de 47 ans. Toutefois le rapprochement des noms des nations qui s’y trouve, et quelques-unes des idées qu’il contient me semblent n’avoir pas perdu toute signification. Ce qui se passe en Extrême-Orient et même ailleurs me fait l’effet d’un souvenir.



  1. 1938.