Regards sur le monde actuel (1931)/L’avant et l’après-guerre

La bibliothèque libre.
Stock (p. 193-214).

L’AVANT ET L’APRÈS-GUERRE[1]

Quelle phase étrange de l’Histoire, que cette phase que l’on peut appeler l’ère de la paix armée, et dont je voudrais pouvoir dire, et ne le puis du tout, qu’elle n’est plus qu’un souvenir !

Pendant quarante ans, l’Europe est suspendue dans l’attente d’un conflit dont on sait qu’il sera d’une violence et d’un ordre de grandeur sans exemple. Nulle nation n’est sûre de ne pas s’y trouver engagée. Tout homme dans ses papiers conserve un ordre de rejoindre. La date seule y manque. Quelque jour inconnu, les accidents de la politique y pourvoiront. Pendant quarante années, le retour du printemps se fait craindre. Les bourgeons font songer les hommes d’une saison favorable aux combats. L’explosion, parfois, paraît inconcevable : on en démontre l’impossibilité. La paix armée pèse d’ailleurs si lourdement sur les peuples, grève à ce point les budgets, impose aux individus de si sensibles gênes dans un temps de liberté morale et politique croissante : elle contraste si évidemment avec la multiplication des échanges, l’ubiquité des intérêts, le mélange des mœurs et des plaisirs internationaux, qu’il semble à bien des esprits tout à fait improbable que cette paix contradictoire, ce faux équilibre, ne se change insensiblement dans une véritable paix, une paix sans armes, et surtout sans arrière-pensées. On ne peut croire que l’édifice de la civilisation européenne, si riche de rapports internes si divers, si étroits, puisse jamais être brutalement disloqué et éclater en mêlée de nations furieuses.

La politique bien des fois a reculé devant la détestable échéance, qu’elle sait cependant devoir être la conséquence la plus probable de son activité fatale et de la naïve bestialité de ses mobiles. On vit, on crée, on prospère même, sous le régime pesant de la paix armée, sous le coup toujours imminent de cette fameuse prochaine guerre, qui doit être le jugement dernier des puissances et le règlement définitif des querelles historiques et des antagonismes d’intérêts. Dans l’ensemble, un système de tensions, de suspicions, de précautions ; un malaise toujours accru, composé de la persistance des amertumes, de l’inflexibilité des orgueils, de la férocité des concurrences, combiné à la crainte des horreurs que l’on imagine et des conséquences que l’on ne peut imaginer, constitue un équilibre instable et durable, qui est à la merci d’un souffle, et qui se conserve pendant près d’un demi-siècle.

Il y avait, certes, en Europe, quantité de situations explosives ; mais le nœud de cette vaste composition de dangers se trouvait dans l’état des relations franco-allemandes créé par le traité de Francfort. Ce traité de paix était le modèle de ceux qui n’ôtent point tout espoir à la guerre. Il plaçait la France sous une menace latente qui ne lui laissait, au fond, que le choix entre une vassalité perpétuelle à peine déguisée et quelque lutte désespérée.

En conséquence, de 1875 à 1914, des deux côtés de la nouvelle frontière, une concurrence de forces symétriques se déclare. Le préambule de toute histoire de la grande guerre est nécessairement l’histoire de cette guerre singulière des prévisions et des craintes : guerre des armements, des doctrines, des plans d’opérations ; guerre des espionnages, des alliances, des ententes ; guerre des budgets, des voies ferrées, des industries ; guerre constante et sourde. Des deux côtés de la frontière, cependant que les créations de la culture, les arts, les sciences, les lettres composaient la brillante apparence d’une civilisation toujours plus ornée et plus éloignée de la violence, — des hommes profondément dévoués à leur devoir sévère, qui connaissent la fragilité des supports du splendide édifice de la paix, la charge énorme des antagonismes et des antipathies, — des hommes qui doivent, au jour critique, se trouver brusquement investis de pouvoirs et de responsabilités immenses, se préparent à ce jour solennel qui peut-être ne luira jamais. Ils travaillent parallèlement et jalousement. Les états-majors calculent, croisent leurs desseins opposés qu’ils devinent et pénètrent. Ils forment toutes les hypothèses ; répondent à toute amélioration du système rival, chacun cherchant à organiser à son profit l’inégalité décisive. Des deux côtés de la frontière, encore imperceptibles et bien éloignés de l’éclat et de l’importance capitale que les événements leur donneront, les Klück, les Falkenhayn, les Hindenburg, les Ludendorff, là-bas ; ici, les Joffre, les Castelnau, les Fayolle, les Foch, les Pétain, chacun selon sa nature, sa race, son arme ou son emploi, vivent dans l’avenir et se tiennent aux ordres du destin.

Jamais, dans aucun temps, rien de comparable à cette longue guerre, absente et présente, ardente et imaginaire, sorte de corps à corps technique et intellectuel, avec ses surprises et ses ripostes virtuelles, ses créations d’engins et de moyens, dont la nouveauté trouble parfois les théories en vogue, modifie un instant l’équilibre des forces, déconcerte les routines.

Toute une littérature spéciale, et toute une littérature de fantaisie, parfois plus heureuse que l’autre dans ses prévisions, donnent à imaginer ce que sera l’évènement du cataclysme dont l’Europe est grosse. Quelle étrangeté, quel trait nouveau que cette extrême conscience, cette longue et lucide veille !…

La « guerre de demain » ne sera point une de ces catastrophes auxquelles on n’a jamais pensé.

Mais des deux côtés de la frontière les conditions de ce travail préparatoire sont bien différentes. Tout le favorise en Allemagne : la forme du gouvernement, d’essence militaire, et dont la victoire a fondé le prestige ; une population surabondante et naturellement disciplinée ; une sorte de mysticisme ethnique ; et chez de nombreux esprits, une foi dans le recours à la force, qu’ils estiment le seul fondement scientifique du droit.

Chez nous, rien de pareil. Un tempérament national à la fois critique et modéré ; une population moins que stationnaire dans un pays de vie facile et douce ; une nation politiquement des plus divisées ; un régime, dont la sensibilité aux moindres mouvements de l’opinion faisait le vice et la vertu. Ces conditions rendaient assez laborieuse toute préparation méthodique et continue à une guerre que nul ne voulait, ni ne pouvait vouloir ; et que chacun, quand il y pensait, ne concevait que comme un acte de défense, une réponse à quelque agression. On peut affirmer que l’idée de déclarer la guerre à quelqu’une des nations voisines ne s’est jamais présentée à un esprit français depuis 1870…

Cependant notre armée, souvent critiquée, exposée tantôt à des suspicions, tantôt à des tentations politiques, profondément troublée en quelques circonstances, sut, en dépit de toutes ces difficultés, accomplir un travail immense. Elle a pu se tromper quelquefois ; mais gardons-nous d’oublier qu’après tout ses erreurs comme sa valeur ne sont que les nôtres. Elle est indivisible de la nation qu’elle reflète exactement. Le pays peut se mirer dans son bouclier.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le sang de l’archiduc a coulé. Les derniers moments de la paix sont venus.

Mais les peuples insouciants jouissent d’une splendide saison. Jamais le ciel plus beau, la vie plus désirable et le bonheur plus mûr. Une douzaine de personnages puissants échangent, sans doute, des télégrammes ou des visites. C’est leur métier. Le reste songe à la mer, à la chasse, aux campagnes.

Tout à coup, entre le soleil et la vie, passe je ne sais quelle nue d’une froideur mortelle. L’angoisse générale naît. Toute chose change de couleur et de valeur. Il y a de l’impossible et de l’incroyable dans l’air. Nul ne peut fixement et solitairement considérer ce qui existe, et l’avenir immédiat s’est altéré comme par magie. Le règne de la mort violente est partout décrété. Les vivants se précipitent, se séparent, se reclassent ; l’Europe, en quelques heures désorganisée, aussitôt réorganisée ; transfigurée, équipée, ordonnée à la guerre, entre tout armée dans l’imprévu.

Là-bas, la guerre est accueillie dans l’ensemble comme une opération grandiose, nécessaire pour briser un système inquiétant de nations hostiles, et pour permettre à la prospérité prodigieuse de l’empire de nouveaux développements. Il règne une confiance immense. Il semble impossible qu’une telle préparation, un tel matériel, une telle volonté de victoire n’emportent point toute résistance. La guerre sera brève. On dictera la paix à Paris dans six semaines. Le ciel lavé par l’orage inévitable ; l’Europe émerveillée, domptée, disciplinée ; l’Angleterre réduite ; l’Amérique contenue dans son progrès ; la Russie et l’Extrême-Orient dominés… Quelles perspectives, et que de chances pour soi ! Observons qu’il n’y avait rien dans tout ceci qui fût tout à fait impossible, et que ces vues d’apparence déraisonnable se pouvaient fort bien raisonner.

Chez nous… Mais est-il besoin que l’on nous rappelle la suprême simplicité de nos sentiments ? Il ne s’agit pour nous que d’être ou de ne plus être. Nous savons trop le sort qui nous attend. On nous a assez dit que nous étions un peuple en décadence, qui ne fait plus d’enfants, qui n’a plus de foi en soi-même ; qui se décompose assez voluptueusement sur le territoire admirable dont il jouit depuis trop de siècles.

Mais cette nation énervée est aussi une nation mystérieuse. Elle est logique dans le discours ; mais parfois surprenante dans l’acte.

La guerre ? dit la France. — Soit !

Et c’est alors le moment le plus poignant, le plus significatif, — disons, — le plus adorable de son histoire. Jamais la France frappée à la même heure du même coup de foudre, apparue, convertie à elle-même, n’avait connu, ni pu connaître une telle illumination de sa profonde unité. Notre nation, la plus diverse, et d’ailleurs, l’une des plus divisées qui soit, se figure à chaque Français tout une dans l’instant même. Nos dissensions s’évanouissent, et nous nous réveillons des images monstrueuses qui nous représentent les uns aux autres. Partis, classes, croyances, toutes les idées fort dissemblables que l’on se forme du passé ou de l’avenir se composent. Tout se résout en France pure. Il naît pour quelque temps une sorte d’amitié inattendue, de familiarité générale et sacrée, d’une douceur étrange et toute nouvelle, comme doit l’être celle d’une initiation. Beaucoup s’étonnaient dans leur cœur d’aimer à ce point leur pays ; et, comme il arrive qu’une douleur surprenante nous éveille une connaissance profonde de notre corps et nous éclaire une réalité qui était naturellement insensible, ainsi la fulgurante sensation de l’existence de la guerre fit apparaître et reconnaître à tous la présence réelle de cette patrie, chose indicible, entité impossible à définir à froid, que ni la race, ni la langue, ni la terre, ni les intérêts, ni l’histoire même ne déterminent ; que l’analyse peut nier ; mais qui ressemble par là même, comme par sa toute-puissance démontrée, à l’amour passionné, à la foi, à quelqu’une de ces possessions mystérieuses qui mènent l’homme où il ne savait point qu’il pouvait aller, — au delà de soi-même. Le sentiment de la patrie est peut-être de la nature d’une douleur, d’une sensation rare et singulière, dont nous avons vu, en 1914, les plus froids, les plus philosophes, les plus libres d’esprit être saisis et bouleversés.

Mais encore, ce sentiment national s’accommode aisément chez nous d’un sentiment de l’humanité. Tout Français se sent homme ; c’est peut-être par là qu’il se distingue le plus des autres hommes. Beaucoup rêvaient que l’on allait en finir une bonne fois avec la coutume sanglante et primitive, avec l’atrocité des solutions par les armes. On marchait à la dernière des guerres.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Hélas ! il faut bien confesser que tous les buts de guerre n’ont pas été atteints.

L’espoir essentiel de voir s’évanouir l’état de contrainte anxieuse qui pesait sur l’Europe depuis tant d’années n’a pas été rempli. Mais peut-être ne faut-il pas demander à la guerre — ni même à la politique — de pouvoir jamais instaurer une véritable paix !

Le ciel, treize ans après, est fort loin d’être pur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les uns nous trouvent trop d’or : les autres, trop de canons ; les autres, trop de territoires ; et nous voici provocateurs de l’univers, non, certes, par la parole, moins encore par l’intention ; mais pour être ce que nous sommes, et pour avoir ce que nous avons.

Mais comment, sans avoir perdu l’esprit, peut-on songer encore à la guerre, entretenir quelque illusion sur ses effets, et penser à lui demander ce que la paix ne peut obtenir ?

Ne parlons que raison. Une guerre jadis pouvait, après tout, se justifier par ses résultats. Elle pouvait se considérer, quoique d’un œil atroce, comme le passage, par la voie des armes, d’une situation définie à une situation définie. Elle pouvait faire l’objet d’un calcul. Elle était entre deux partis une affaire qui se réglait entre deux armées. Le débat était limité ; les pièces du jeu, dénombrables ; et le vainqueur enfin prenait son gain, s’agrandissait, s’enrichissait, jouissait longtemps de son avantage.

Mais l’univers politique a bien changé ; et la froide raison qui, dans le passé, pouvait spéculer sur les bénéfices d’une sanglante entreprise, doit admettre aujourd’hui qu’elle ne peut que s’égarer dans ses prévisions. C’est qu’il ne peut plus être de conflits localisés, de duels circonscrits, de systèmes belligérants fermés. Celui qui entre en guerre ne peut plus prévoir contre qui, avec qui, il l’achèvera. Il s’engage dans une aventure incalculable, contre des forces indéterminées, pour un temps indéfini. Que si même l’issue lui est favorable, à peine la victoire saisie, il devra en disputer les fruits avec le reste du monde, et subir peut-être la loi de ceux qui n’auront pas combattu. Ce dont il est assuré, ce sont des pertes immenses en vies humaines et en biens, qu’il devra éprouver sans compensation, car dans une époque dont les puissants moyens de production se changent en quelques jours en puissants moyens de destruction, dans un siècle où chaque découverte, chaque invention vient menacer le genre humain aussi bien que le servir, les dommages seront tels que tout ce qu’on pourra exiger du vaincu épuisé ne rendra qu’une infime fraction des énormes ressources consumées. Voilà des certitudes. Il s’y ajoute une forte et redoutable probabilité qui est celle de désordres et de bouleversements intérieurs incalculables.

Je crois que je n’ai rien dit que nous ne venions de voir : deux groupes de nations essayer de se dévorer l’un l’autre jusqu’à l’extrême épuisement des principaux adversaires ; toutes les prévisions économiques et militaires en défaut ; des peuples qui se croyaient par leur situation et leurs intentions fort éloignés de prendre part à la lutte, contraints de s’y engager ; des dynasties antiques et puissantes détrônées ; le primat de l’Europe dans le monde compromis, son prestige dissipé ; la valeur de l’esprit et des choses de l’esprit profondément atteinte ; la vie bien plus dure et plus désordonnée ; l’inquiétude et l’amertume un peu partout ; des régimes violents ou exceptionnels s’imposer en divers pays.

Que personne ne croie qu’une nouvelle guerre puisse mieux faire et radoucir le sort du genre humain.

Il semble cependant que l’expérience n’est pas suffisante. Quelques-uns placent leurs espoirs dans une reprise du carnage. On trouve qu’il n’y eut pas assez de détresse, de déceptions, pas assez de ruines ni de larmes ; pas assez de mutilés, d’aveugles, de veuves et d’orphelins. Il paraît que les difficultés de la paix font pâlir l’atrocité de la guerre, dont on voit cependant interdire çà et là les effrayantes images.

Mais est-il une seule nation, de celles qui ont désespérément combattu, qui ne consentirait que la grande mêlée n’eût été qu’un horrible rêve, qui ne voudrait se réveiller frémissante, mais intacte ; hagarde, mais assagie ? Est-il une seule nation, de celles que peut tenter encore la sanglante aventure, qui ose fermement considérer son vœu, peser le risque inconnu, entrevoir, non même la défaite toujours possible, mais toutes les conséquences réelles d’une victoire, — si l’on peut parler de victoire réelle dans une époque où la guerre, s’élevant à la puissance des cataclysmes naturels, saura poursuivre la destruction indistincte de toute vie, des deux côtés d’une frontière, sur l’entière étendue de territoires surpeuplés.

Quelle étrange époque !… ou plutôt, quels étranges esprits que les esprits responsables de ces pensées !… En pleine conscience, en pleine lucidité, en présence de terrifiants souvenirs, auprès de tombes innombrables, au sortir de l’épreuve même, à côté des laboratoires où les énigmes de la tuberculose et du cancer sont passionnément attaquées, des hommes peuvent encore songer à essayer de jouer au jeu de la mort…

Balzac, il y a juste cent ans, écrivait : « Sans se donner le temps d’essuyer ses pieds qui trempent dans le sang jusqu’à la cheville, l’Europe n’a-t-elle pas sans cesse recommencé la guerre ? »

Ne dirait-on pas que l’humanité, toute lucide et raisonnante qu’elle est, incapable de sacrifier ses impulsions à la connaissance et ses haines à ses douleurs, se comporte comme un essaim d’absurdes et misérables insectes invinciblement attirés par la flamme ?

FIN
  1. Extrait du discours prononcé par l’auteur en réponse au remerciement du maréchal Pétain à l’Académie française.