Regards sur le monde actuel (1931)/Réflexions mêlées

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RÉFLEXIONS MÊLÉES

J’ai observé une chose grave, qui est que tous les grands hommes qui nous ont entretenu des grandes gestes qu’ils accomplirent finissaient tous par nous renvoyer au bon sens.

Je ne suis pas à mon aise quand on me parle du bon sens. Je crois en avoir, car qui consentirait qu’il n’en a pas ? Qui pourrait vivre un moment de plus, s’en étant trouvé dépourvu ? Si donc on me l’oppose, je me trouble, je me tourne vers celui qui est en moi, et qui en manque, et qui s’en moque, et qui prétend que le bon sens est la faculté que nous eûmes jadis de nier et de réfuter brillamment l’existence prétendue des antipodes ; ce qu’il fait encore aujourd’hui, quand il cherche et qu’il trouve dans l’histoire d’hier les moyens de ne rien comprendre à ce qui se passera demain.

Il ajoute que ce bon sens est une intuition toute locale qui dérive d’expériences non précises ni soignées, qui se mélange d’une logique et d’analogies assez impures pour être universelles. La religion ne l’admet pas dans ses dogmes. Les sciences chaque jour l’ahurissent, le bouleversent, le mystifient.

Ce critique du bon sens ajoute qu’il n’y a pas de quoi se vanter d’être la chose du monde la plus répandue.

Mais je lui réponds que rien toutefois ne peut retirer au bon sens cette grande utilité qu’il a dans les disputes sur les choses vagues, où il n’est pas d’argument plus puissant sur le public que de l’invoquer pour soi, de proclamer que les autres déraisonnent, et que ce bien si précieux pour être commun réside tout en celui qui parle.

C’est ainsi que l’on met avec soi tous ceux qui méritent d’y être, et qui sont ceux qui croient ce qu’ils lisent.

Napoléon disait qu’à la guerre, presque tout est de bon sens, ce qui est une parole généreuse dans la bouche d’un homme de génie.

Cette parole est remarquable. L’empereur, parmi ses grands dons, avait celui de discerner merveilleusement laquelle de ses facultés il fallait exciter, laquelle il fallait amortir selon l’occasion ; même le sommeil était à ses ordres.

Quand il dit ce que j’ai rapporté sur le bon sens, il sépare (comme il se doit) le travail du loisir et de la méditation, de ce travail instantané qui s’opère au milieu des événements, sous la pression du temps, et sous le bombardement des nouvelles. Alors point de délais, point de reprises, l’expédient est la règle, — et le bon sens est par hypothèse le sens de bien choisir parmi les expédients.

Je consens donc sans difficulté que ceux qui agissent en politique, c’est-à-dire qui se dépensent à acquérir ou à conserver quelque parcelle de pouvoir, ne se perdent pas à peser les notions dont ils se servent et dont leurs esprits furent munis une fois pour toutes ; je sais bien qu’ils doivent, par nécessité de leur état, travailler sur une image du monde assez grossière, puisqu’elle est et doit être du même ordre de précision, de la même étendue, de la même simplicité de connexion dont la moyenne des esprits se satisfait, cette moyenne étant le principal suppôt de toute politique. Pas plus que l’homme d’action, l’opinion n’a le temps ni les moyens d’approfondir.

Cette image du monde qui est assez grossière pour être utile flotte dans l’air, dans nos esprits, dans les cafés, dans les Parlements et les chancelleries, dans les journaux, c’est-à-dire partout, et se dégage des études et des livres. Mais si générale et si présente qu’elle soit, il est remarquable qu’elle se raccorde fort mal avec la petite portion du monde réel où vit chacun de nous. Je veux dire que par notre expérience personnelle et immédiate, nous ne pourrions en général reconstituer le système de ce vaste monde politique dont les mouvements, toutefois, les perturbations, les pressions et tensions viennent modifier plus ou moins profondément, directement, soudainement le petit espace qui nous contient, et les formes de vie que nous y vivons et y voyons vivre. Or, le monde réel des humains est fait de pareils éléments variables à chaque instant, dont il n’est que la somme.

Il faut donc reconnaître l’existence d’un monde politique, qui est un « autre monde », qui, agissant en tout lieu, n’est observable nulle part, et qui occupe une quantité d’esprits de toute grandeur, est, par conséquence, réductible à un ensemble de conventions entre tous ces esprits.

La politique se résout ainsi en des combinaisons d’entités conventionnelles qui, s’étant formées on ne sait comment, s’échangent entre les hommes, et produisent des effets dont l’étendue et les retentissements sont incalculables.

Tout développement de la vie en société est un développement de la vie de relation, qui est cette vie combinée des organes des sens et des organes du mouvement, par quoi s’institue le système de signaux et de relais que les tâtonnements, l’expérience et l’imitation précisent et fixent.

Une convention n’est autre chose qu’une application de cette propriété si remarquable. Le langage est une convention, comme toute correspondance entre des actes et des perceptions qui pourrait être substituée par une autre est une convention par rapport à l’ensemble de toutes ces possibilités.

Mais toutes les conventions ne sont pas également heureuses, ni également simples, ni également aisées à instituer. Ce qui importe le plus, c’est qu’une convention soit uniforme, c’est-à-dire non équivoque. Cette condition est assez facile à satisfaire quand l’objet de la convention est sensible, quand on attache un signe à un corps, ou à une qualité d’un corps, ou à un acte. Mais en ce qui concerne les états intérieurs et les produits des conventions simples composées entre elles, l’uniformité des conventions est presque toujours impossible à concevoir et, dans le reste des cas, elle est laborieuse et délicate à instituer. Il y faut d’extrêmes précautions et parfois une subtilité incroyable.

Ces égards particuliers ne se trouvent pas et ne peuvent se trouver dans la pratique, comme je l’ai dit plus haut. La pratique accepte et manœuvre ce qui est.

Une pratique cependant, si ancienne, et si profondément accoutumée soit-elle dans les esprits que la plupart ne puissent la considérer différente, n’a d’autre justification à nous offrir que ses résultats. Elle peut s’excuser sur l’excellence de ses résultats, s’il arrive qu’elle déçoit l’examen que l’intellect lui fait subir. Si tout va bien, la logique importe peu, la raison et même la probabilité peuvent être négligées. L’arbre se connaît à ses fruits.

Mais si les fruits sont amers, si une pratique immémoriale n’a cessé d’être malheureuse ; si les prévisions qu’elle fait sont toujours déçues, si on la voit recommencer avec une obstination animale les mêmes entreprises que l’événement a cent fois condamnées, alors il est permis d’examiner le système conventionnel qui est nécessairement le lien et l’excitateur de ses actes.

Hypothèse

Désormais, quand une bataille se livrera en quelque lieu du monde, rien ne sera plus simple que d’en faire entendre le canon à toute la terre. Les tonnerres de Verdun seraient reçus aux antipodes.

On pourra même apercevoir quelque chose des combats, et des hommes tomber à six mille milles de soi-même, trois centièmes de seconde après le coup.

Mais sans doute des moyens un peu plus puissants, un peu plus subtils permettront quelque jour d’agir à distance non plus seulement sur les sens des vivants, mais encore sur les éléments plus cachés de la personne psychique. Un inconnu, un opérateur éloigné, excitant les sources mêmes et les systèmes de vie mentale et affective, imposera aux esprits des illusions, des impulsions, des désirs, des égarements artificiels. Nous considérions jusqu’ici nos pensées et nos pouvoirs conscients comme émanés d’une origine simple et constante, et nous concevions, attaché jusqu’à la mort à chaque organisme, un certain indivisible, autonome, incomparable, et pour quelques-uns, éternel. Il semblait que notre substance la plus profonde, ce fût une activité absolue, et qu’il résidât en chacun de nous je ne sais quel pouvoir initial — quel quantum d’indépendance pure. Mais nous sommes dans une époque prodigieuse où les idées les plus accréditées et qui semblaient le plus incontestables se sont vues attaquées, contredites, surprises et dissociées par les faits, — à ce point que nous assistons à présent à une sorte de faillite de l’imagination et de déchéance de l’entendement, incapables que nous sommes de nous former une représentation homogène du monde qui comprenne toutes les données anciennes et nouvelles de l’expérience.

Cet état me permet de m’aventurer à concevoir que l’on puisse de l’extérieur modifier directement ce qui fut l’âme et fut l’esprit de l’homme.

Peut-être notre substance secrète n’est secrète que pour certaines actions du dehors, et n’est-elle que partiellement défendue contre les influences extérieures. Le bois est opaque pour la lumière que voient nos yeux, il ne l’est pas pour des rayons plus aigus. Ces rayons découverts, notre idée de la transparence en est toute changée. Il y a des exemples si nombreux de ces transformations de nos idées et de nos attentes que je me risque à penser ceci : on estimera un jour que l’expression « Vie intérieure » n’était relative qu’à des moyens de production et de réception… classiques, — naturels, si l’on veut.

Notre « MOI », peut-être, est-il isolé du milieu, préservé d’être Tout, ou d’être N’importe quoi, à peu près comme l’est dans mon gousset le mouvement de ma montre ?

Je suppose — je crois — qu’elle conserve le temps, en dépit de mes allées et venues, de mes attitudes, de ma vitesse et des circonstances innombrables et insensibles qui m’environnent. Mais cette indifférence à l’égard du reste des choses, cette uniformité de son fonctionnement n’existent que pour une observation qui ne perçoit pas ce même reste des choses, qui est donc particulière et superficielle. Qui sait s’il n’en est pas de même de notre identité ? Nous avons beau invoquer notre mémoire ; elle nous donne bien plus de témoignages de notre variation que de notre permanence. Mais nous ne pouvons à chaque instant que nous reconnaître et que reconnaître comme nôtres les productions immédiates de la vie mentale. Nôtre est ce qui nous vient d’une certaine manière qu’il suffirait de savoir reproduire, ou emprunter, ou solliciter par quelque artifice, pour nous donner le change sur nous-mêmes et nous insinuer des sentiments, des pensées et des volontés indiscernables des nôtres ; qui seraient, par leur mode d’introduction, du même ordre d’intimité, de la même spontanéité, du même naturel et personnel irréfutables que nos affections normales et qui seraient toutefois d’origine tout étrangère. Comme le chronomètre placé dans un champ magnétique, ou soumis à un déplacement rapide, change d’allure sans que l’observateur qui ne voit que lui s’en puisse aviser, ainsi des troubles et des modifications quelconques pourraient être infligés à la conscience la plus consciente par des interventions à distance impossibles à déceler.

Ce serait là faire en quelque sorte la synthèse de la possession.

La musique parfois donne une idée grossière, un modèle primitif de cette manœuvre des systèmes nerveux. Elle éveille et rendort les sentiments, se joue des souvenirs et des émotions dont elle irrite, mélange, lie et délie les secrètes commandes. Mais ce qu’elle ne fait que par l’intermédiaire sensible, par des sensations qui nous désignent une « cause » physique et une origine nettement séparée, il n’est pas impossible qu’on puisse le produire avec une puissance invincible et méconnaissable, en induisant directement les circuits les plus intimes de la vie. C’est en somme un problème de physique. L’action des sons et particulièrement de leurs timbres, et parmi eux les timbres de la voix, — l’action extraordinaire de la voix est un facteur historique d’importance — fait pressentir les effets de vibrations plus subtiles accordées aux résonnances des éléments nerveux profonds. Nous savons bien, d’autre part, qu’il est des chemins sans défense pour atteindre aux châteaux de l’âme, y pénétrer et s’en rendre maîtres. Il est des substances qui s’y glissent et s’en emparent. Ce que peut la chimie, la physique des ondes le rejoindra selon ses moyens.

On sait ce qu’ont obtenu des humains les puissants orateurs, les fondateurs de religions, les conducteurs de peuples. L’analyse de leurs moyens, la considération des développements récents des actions à distance suggèrent aisément des rêveries comme celle-ci. Je ne fais qu’aller à peine un peu plus loin que ce qui est. Imagine-t-on ce que serait un monde où le pouvoir de faire vivre plus vite ou plus lentement les hommes, de leur communiquer des tendances, de les faire frémir ou sourire, d’abattre ou de surexciter leurs courages, d’arrêter au besoin les cœurs de tout un peuple, serait connu, défini, exercé !… Que deviendraient alors les prétentions du Moi ? Les hommes douteraient à chaque instant s’ils seraient sources d’eux-mêmes ou bien des marionnettes jusque dans le profond du sentiment de leur existence.

Ne peuvent-ils déjà éprouver quelquefois ce malaise ? Notre vie en tant qu’elle dépend de ce qui vient à l’esprit, qui semble venir de l’esprit et s’imposer à elle après s’être imposée à lui, n’est-elle pas commandée par une quantité énorme et désordonnée de conventions dont la plupart sont implicites ? Nous serions bien en peine de les exprimer et de les expliquer. La société, les langages, les lois, les « mœurs », les arts, la politique, tout ce qui est fiduciaire dans le monde, tout effet inégal à sa cause exige des conventions, c’est-à-dire des relais, — par le détour desquels une réalité seconde s’installe, se compose avec la réalité sensible et instantanée, la recouvre, la domine, — se déchire parfois pour laisser apparaître l’effrayante simplicité de la vie élémentaire. Dans nos désirs, dans nos regrets, dans nos recherches, dans nos émotions et passions, et jusque dans l’effort que nous faisons pour nous connaître, nous sommes le jouet de choses absentes, — qui n’ont même pas besoin d’exister pour agir.