Reine d’Arbieux/I

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Plon (p. 13-22).

REINE D’ARBIEUX



I


Le domaine de La Font-de-Bonne, que précède une belle avenue d’ormeaux, tire son nom d’une ancienne source. La maison, largement assise sur deux terrasses superposées, domine le vallon que traverse la route de Grignols. Au-dessous de la charmille, magnifique vaisseau de feuillage qui s’élève sur une sorte d’éperon, une voûte tapissée de capillaires abrite l’eau jaillie sur un fond de sable. Le jet de cristal qui coule d’un tuyau de fer, alimente plus bas un lavoir et des cresson­nières.

C’est le Bazadais, un vieux pays vert, d’une grâce ondoyante et mouvementée, qui sent le cèpe et les chemins creux. Les haies bleuissantes fes­tonnent de leur ombre les prés et les champs. Tout respire la paix et la fraîcheur. Les moulins sont de grosses bagues passées, sous les feuilles, au fil du ruisseau.

Personne, dans le pays, ne donnait à La Font-de-Bonne le nom de château. Mais la vaste maison couverte de tuiles, en face d’un horizon aéré, évoquait des idées de large hospitalité. Il y avait, de l’autre côté de la cour carrée, plantée d’un royal ormeau, des écuries et des remises où vingt équipages eussent pu trouver place. Combien de géné­rations avaient poli les grosses pierres qui ser­vaient de trottoir, le long des communs ! Rien de plus simple que le pigeonnier, coiffé de briques. Les rosiers et la vigne vierge tapissaient les murs. On ne voyait aussi que de vieilles fleurs dans les massifs de la terrasse. La gerbe d’eau des arrosoirs passait éternellement, les soirs de chaleur, sur la pourpre opaque des géraniums, les grappes bleu-violet des héliotropes et le doux cornet des pétunias, flexibles, fripés par le grand soleil, tout englués de sève sucrée, dont le crépus­cule développait l’odeur délicate. Les bordures étaient faites d’une plante basse, dont les feuilles semblaient des langues de feutre grisâtre.

La Font-de-Bonne et les trois métairies qui l’en­touraient avaient été données en dot à Mme Elisa Fondespan, qui gouvernait seule le domaine, d’une main ferme, depuis son veuvage. On s’émerveillait dans le pays que cette femme eût pu vivre vingt ans avec son mari, sorte de tyran domestique, maniaque et cérémonieux, qui cachait sous des dehors irréprochables l’humeur la plus difficile. Mme Fondespan rangea avec soin, après sa mort, dans une grande armoire, son panama et ses vête­ments, parsemés de boules de camphre, mit en bonne place sa canne à poignée d’ivoire et n’en parla plus. Le caveau de famille qui tombait en ruine, derrière le chevet de l’église, fut réparé, et la grille repeinte en noir tous les ans.

Si elle se taisait sur son mari, ayant enterré avec lui toute une vie d’ennuis conjugaux, Mme Fondespan ne s’était jamais lassée de blâmer son frère, l’aimable et ardent Arthur d’Arbieux, de faible santé, à moitié artiste, qui avait, disait-on, gâché sa vie, et représentait un certain type d’humanité romanesque que les familles provinciales ont toujours eu en exécration. Son crime avait été d’aimer d’amour et d’épouser une femme rencontrée hors de son milieu, que personne des siens ne voulut connaître, et qui était morte, en pleine jeunesse, d’une rougeole prise à leur petite fille. Était-ce le chagrin qui avait dévoré Arthur d’Arbieux ? Ou était-il déjà atteint de la maladie de poitrine qui, en quelques mois, devait l’emporter ? Ce fut sa destinée d’étonner, une dernière fois, sa famille hostile et soupçonneuse par sa fin rapide. Mme Fondespan avait élevé sa fille Reine qui venait d’at­teindre ses dix-huit ans.

Les d’Arbieux avaient eu dans le pays de vastes domaines qui, peu à peu, s’étaient divisés. Si le château ruiné de Sauros, qui présentait de l’autre côté du vallon ses grands bâtiments zébrés de lézardes, qu’épaulaient des tours surchargées de lierre, ne leur appartenait plus depuis la Révolu­tion, une sœur de Mme Fondespan, ayant épousé le comte de la Brèche, de la plus ancienne noblesse du pays, avait reçu en dot, avec quelques terres, le castel de La Renardière, adossé à une sapinière, à une petite distance de La Font-de-Bonne. Quand le comte était mort, peu de temps après l’armistice, il avait laissé dans une situation embarrassée sa femme et sa fille infirme, Clémence, dont l’histoire devait être intimement liée à celle de Reine.

Cet après-midi, il y avait réception sur la terrasse. Quelques familles de la société bazadaise, encouragées par la beauté du mois de septembre, s’étaient annoncées. On avait vu venir d’abord un break, puis une victoria qu’escortait un groupe de jeunes gens à bicyclette dans l’allée d’arbres.

Sous la tête épaisse de l’ormeau, formant des étages de feuillée, à peine transpercés de quelques flèches d’or, qui voilaient le ciel, Mme Fondespan, trônant dans un fauteuil en bois de châtaignier, était entourée de personnes d’âge. C’était une femme tassée, au visage lourd, fortement marqué par d’épais sourcils, et qui respirait l’autorité. Elle jetait vers la route de fréquents coups d’œil.

Sa sœur, Lucie de la Brèche, en robe de soie noire, le regard somnolent et la voix plaintive, formait avec elle un frappant contraste. À cinquante ans, épaissie par la vie sédentaire et dure d’oreille, elle gardait sur sa figure régulière, coiffée en bandeaux, des traces de beauté. Une miniature ovale — le portrait de Marie-Antoinette encerclé de perles — fermait son corsage. Dans la société du pays, composée de femmes pieuses et ménagères, inflexibles sur la morale, et qui compliquaient leur vie sans horizon de choses infimes, elle avait jeté un vif éclat, au temps de sa jeunesse, alors qu’elle recevait l’hiver à Bazas dans le bel hôtel des comtes de la Brèche. Elle aimait la bonne compagnie. Comme c’est le destin de cette petite noblesse provinciale, engourdie dans des habitudes de bien-être et d’oisiveté, mais débordée par la vie moderne, et qui agonise depuis la guerre, elle portait sur toute sa personne la mélancolie des choses finissantes.

Son regret était que sa fille, Clémence, eût refusé de venir à cette réunion. Sa mère s’en plaignait. Maintenant que la jeune fille était guérie de la coxalgie qui l’avait immobilisée durant cinq années, à plat dans une gouttière, elle aurait pu vivre comme les autres.

— Veux-tu que je reste ? lui avait-elle demandé avant de partir.

À côté d’elle, Mme Dutauzin, qui tenait toutes les médisances de la sous-préfecture en suspens sur ses lèvres minces, répandait à mi-voix ses insinuations. Était-il vrai que Régis Lavazan fût venu pour faire ses adieux ?

— Elisa sera plus tranquille !

Comme Mme Fondespan s’était levée pour aller au-devant d’un nouveau venu, il sembla qu’une écluse venait d’être ouverte, libérant un flot de paroles :

— Ainsi, interrogeait Mme de la Brèche, aux écoutes, et qui avait seulement saisi quelques mots, vous pensez que Reine…

Mme Dutauzin protesta qu’elle ne pensait rien. Les jeunes gens étaient des amis d’enfance. Pouvait-on d’ailleurs donner de l’importance à un garçon pauvre, à la veille de s’embarquer pour le Sénégal ? Mais la suspicion s’attachait à Reine. Avec l’acharnement que certains insectes montrent pour les êtres d’une autre espèce, Mme Dutauzin, l’observant de loin, découvrait son tourment caché.

— On ne m’ôtera pas de l’idée — et Dieu veuille que je me trompe ! — qu’elle ressemble à son pauvre père.

Était-ce croyable ? Après dix-huit ans, et le dénouement mélancolique d’une passion voilée de silence, que la mort miséricordieuse, peut-être même secrètement tendre à la jeunesse, avait par deux fois scellée de sa paix, personne ne pardonnait à Arthur d’Arbieux de s’être évadé de son petit monde. Nombreux étaient ceux qui l’imaginaient autrefois revenant en enfant prodigue. Avec quelle jouissance on l’aurait vu, honteux et endolori, frapper longtemps aux portes closes, qui ne se seraient pour sa femme jamais entr’ouvertes.

— Toi… mais pas elle !

Ni l’un ni l’autre. La mort seule, où tout vient se perdre, avait ouvert à ces deux qui s’aimaient un havre éternel, une sérénité définitive dont certains s’étaient sentis vaguement troublés.

Il était bien vrai que Reine rappelait son père. Dès son enfance avait refleuri, sur la pulpe claire de son visage, aux grands yeux changeants, la même expression rêveuse, un peu nonchalante. Mme Dutauzin lui en voulait d’être belle et aux jeunes gens de l’admirer. Pourquoi les voyait-on toujours nombreux autour d’elle ? Ne devait-on pas se méfier des eaux dormantes ? Cette femme, desséchée par une vie étroite, n’était pas sans entendre dire que le monde avait bien changé, et que les scandales, dans les milieux même les mieux cotés, s’oubliaient vite. Elle déplorait ce relâ­chement. La mésalliance, dont la sous-préfecture avait tressailli autrefois, et qui aurait dû impri­mer sur Reine une sorte de marque flétrissante, était toujours devant ses yeux. Il lui eût semblé convenable que chacun rappelât ce passé à la jeune fille en la laissant un peu à l’écart. Elle eût aimé la voir humiliée. Son regard dressé à découvrir, pour en tirer une sorte de triomphe, la tare invi­sible, semblait déjà voir s’amasser sur la tête charmante et marquée du signe de l’amour les calamités qu’elle avait prédites.

Non loin de là, un nouveau venu, Germain Sourbets, qui avait laissé près du portail une petite auto rouge, se tenait debout. Bien qu’il ne mar­quât guère plus de trente ans, il ne s’était pas mêlé au groupe clair, profilé à l’angle de la terrasse. Ce Landais gauche et un peu sauvage redou­tait le rire des jeunes filles. La passion seule l’avait amené, et le retenait, aggravant l’embarras qu’il dissimulait.

La société bazadaise le connaissait peu. Son père, Louis Sourbets, qui avait racheté vingt ans plus tôt, sur le bord du Ciron, une papeterie, était entaché d’une assez mauvaise réputation. Il pas­sait pour avoir ruiné son beau-frère, Ferdinand Bernos, un garçon faible, que l’on avait trouvé noyé un matin dans la roue d’un moulin aban­donné, à un endroit solitaire où l’eau tourne et écume sur de grosses pierres. Pendant quelque temps, le silence s’était fait sur cette famille. Puis on apprit que la papeterie avait prospéré et que Sourbets, après l’avoir cédée à son fils, s’était établi plus loin, dans une usine électrique qu’il avait fait aménager près d’une autre chute.

Bien que le monde industriel fût tenu un peu à l’écart, dans une société aussi fermée qu’il est pos­sible à toute entreprise, et hostile aux innovations, voire même au travail, les Sourbets peu à peu s’étaient implantés. Quand Germain, démobilisé, revint à la fabrique, il se montra pourtant assez insociable, ne fréquentant guère qu’une petite auberge de la lande où servait une belle fille, vive comme le feu. On le vit aux arènes de Dax, de Bordeaux et même de Saint-Sébastien, les flam­boyants dimanches d’été où quelque course de tauraux passionne une foule pantelante, trempée de sueur, et enivrée de ses propres cris. Avant d’ache­ter la petite auto rouge qui filait sur les routes bordées de pins et d’acacias, aux profonds sous-bois, il avait toujours dans son écurie deux ou trois trotteurs anglo-arabes, de longue encolure, qu’il attelait à une araignée. Une année qu’il prenait part à une course, sa jument favorite, qu’il avait forcée, s’était effondrée au bas d’une côte. Il avait fallu l’abattre sur place. Sans doute aurait-il continué de vivre ainsi, écoutant le gron­dement de la chute qui écumait au bas de l’usine, et le murmure sauvage du vent dans les pignadas, s’il n’avait un jour, sur la place de la Cathédrale, rencontré Reine.

Cependant M. Dutauzin, irréprochable, ganté de fil gris, le regard éteint dans un visage infiltré de bile, posait au jeune homme diverses questions. Était-il vrai qu’un récent incendie dans les bois de Beaulac était dû à la malveillance ? La veille, se promenant sur la route pavée, il avait rencontré les gendarmes à cheval fort affairés.

Germain regardait Régis. Quand celui-là serait parti, il respirerait. Depuis deux mois que sa jalousie avait éclaté, il s’attachait à ce supplice de voir Reine s’épanouir, fleur d’été, auprès de l’homme qu’il haïssait ! Combien il avait détesté l’éclat répandu sur elle ! Du moins était-ce, cet après-midi, sa cruelle revanche de la sentir triste, blessée d’une peine qui semblait, sans larmes, jaillir de ses yeux.

Si Régis était resté, bien que pauvre et entravé par de lourds devoirs, qui aurait pu répondre de l’avenir ? Mais il partait. Il serait des années sans revenir. Germain mesurait sa chance. Dans cette solitude qui suit le départ d’un être aimé, la fai­blesse de Reine lui apparaissait. S’il ne pouvait s’empêcher de la regarder, embrasé de son mal profond, la pensée que cette journée était la dernière l’imprégnait d’une sorte de paix. Au fond de son être torturé depuis deux mois par une souffrance physique et morale, sans cesse refoulée toujours renaissante, une joie muette commençait à sourdre.