Reine d’Arbieux/VII

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Plon (p. 89-101).

VII


On s’étonnait qu’Adrien Bernos fût revenu à la campagne, alors qu’il avait fait une partie de ses études à Paris, de bonnes études ! Quand la guerre avait éclaté, il venait de finir à l’École Centrale sa première année. Adolescent, il avait été l’élève acclamé aux distributions de prix qu’on voit passer dans la cour, chargé de livres à tranches d’or ; le boursier cité dans les journaux de la région, dont les professeurs disent que c’est un « sujet » qui peut aller loin ; prophétie qui travaillait dans le crâne étroit et dur de sa mère, Anaïs Bernos, une femme tenace, de mine chétive, aux lèvres minces et parcimonieuses, et qui vivait à Langon auprès de sa fille mariée à un négociant en poteaux de mines.

Était-ce parce qu’il avait été trois ans prison­nier et déprimé par la vie au camp ? À son retour, une sorte d’instinct l’avait ramené au terroir, ou plutôt au terrier natal, victime, pensait-on, de ses études inachevées, sans diplômes, sans ambition, et se contentant dans la papeterie d’un emploi médiocre qui ne s’accordait guère avec son mérite.

Il passait aussi pour s’être brouillé avec sa mère : elle ne lui pardonnait pas, disait-on, de s’être mis au service de ses cousins, après les malheurs dont la malhonnêteté du père Sourbets avait été cause. N’aurait-il pas dû se faire ailleurs la situation brillante que ses débuts laissaient espé­rer ? Mais Adrien paraissait insensible aux reproches comme aux commentaires. Il avait loué une chambre dans le bourg, chez le maréchal ferrant dont la femme faisait son ménage ; sa pipe traî­nait au coin de la cheminée et des livres s’entas­saient sur la commode, décorée d’un vase en verre bleu et d’un plumet de fleurs artificielles. Allait-il vivre longtemps ainsi ? Il y avait deux ans que cela durait ! Il ne semblait pas disposé à rien changer de ses habitudes et prenait ses repas à l’auberge, soigné par l’hôtesse, qui lui réservait dans la salle une petite table près de la fenêtre.

Un matin, dans le bureau de la papeterie, Adrien, solitairement assis devant un secrétaire en acajou, à côté du cartonnier vert et d’une pile de registres, classait le courrier. La porte de la pièce voisine était demeurée ouverte et il prêta l’oreille pour entendre Sourbets parlant à un métayer.

Il s’agissait d’un chien que Germain voulait acheter : une brave bête, dressée à point, qui chas­sait au vent et arrêtait un perdreau à trente pas !

— Combien en voulez-vous ?

— Que Moussu vienne le voir dimanche. Si le chien lui plaît, nous saurons bien nous arranger, disait le finaud. Oh ! je n’en suis pas embarrassé !

Adrien les vit passer dans le couloir, s’arrêter dans la cour où un gamin gardait la carriole ; un veau tendait par-dessus la fourragère sa tête rousse tachée de blanc ; la salive dégouttait de son museau frais.

« Dimanche, » pensait le jeune homme. Un point brillant s’élargit dans ses yeux fuyants, d’un gris froid, que l’on croyait voir suivant les heures bleuâtres ou brun-vert.

La nuque enfoncée dans ses épaules, il réfléchis­sait : le flamboyant juillet touchait à sa fin, et août allait ramener l’ouverture de la chasse, événement capital de l’année pour les Bazadais. Sourbets ne résisterait pas à la tentation de partir chaque dimanche au point du jour pour ne revenir qu’à la nuit, ruisselant de sueur, escorté sur les routes poudreuses d’un chien harassé et tirant la langue. Bernos le connaissait. C’était un homme mené par ses passions ; qu’il s’agît de chasse ou de femme, il lui fallait, coûte que coûte, les satisfaire. Un sou­rire silencieux descella les lèvres rasées. Il avait un menton de galoche, aux muscles secs, qui don­nait au visage un air d’audace et d’ambition.

Sourbets causait toujours, tête nue, avec le paysan près de la carriole. Le soleil de dix heures blanchissait la campagne. La main immobile parmi les papiers, Bernos songeait, le regard fixé sur des événements qu’il imaginait : une circonstance heu­reuse, puis une autre, comme dans un film, se pré­sentaient à sa pensée. Son heure se levait ! Mais quelle heure ? Ce qu’il éprouvait dans le fond obscur de lui-même, n’était-ce pas une frénésie intérieure plus enivrante que l’amour ? Cet homme immobile, en arrêt, sentait tourner la roue du destin.

Depuis le déjeuner où il avait eu l’occasion de retrouver Reine, il avait fait à la petite maison des glycines deux ou trois visites ; bien que Sour­bets lui parût plus conciliant qu’il ne l’avait vu jusque-là, il s’était tenu sur ses gardes, se mon­trant réservé, et même un peu cérémonieux, sans que lui échappât le plaisir que la jeune femme pre­nait à le recevoir. De cette sympathie, il avait l’intuition cachée ; il y pensait, dans sa solitude, comme on se repaît d’une satisfaction ignorée de tous, qu’il est de la plus grande importance de tenir secrète. Que se passait-il, quel travail sou­terrain dans ce tuf de l’être, où les avares enterrent leur trésor, les vicieux leurs vices, et d’où montent dans la rêverie jusqu’à la face des bouffées de cha­leur soudaine ?

Certes, il avait assez de ténacité et d’esprit de dissimulation pour attendre, s’il le fallait, une occa­sion favorable pendant des années ; mais, si pru­dent qu’il eût été, faisant alterner l’amabilité et la froideur, il avait senti que quelque chose en Reine subissait déjà son emprise. Une amitié ? C’était cela qu’elle devait rêver ! Le regard de Bernos flotta un moment dans la pièce, traversa la vitre poussié­reuse ; la carriole venait de s’éloigner et Sourbets, au milieu de la cour, admonestait un contremaître qui l’écoutait dans une attitude inquiète et crain­tive ; puis il tourna la tête vers la fenêtre.

Bernos, tiré de sa torpeur, se remit à fouiller parmi les papiers ; mais dans ses prunelles monta un feu trouble.

Le dimanche suivant, Adrien fumait une courte pipe après le déjeuner sous un cep de vigne qui formait tonnelle. Une auto passa, éclair rouge, sou­levant la poussière de la route. Sourbets était seul. Une demi-heure après, Adrien ouvrait le petit portail, contournait la maison aux volets clos. Un après-midi aveuglé de soleil torride, qui sen­tait la prune et la terre chaude, et où les champs déserts composaient cette large impression de vide, de paix religieuse, qui est la musique du dimanche. Reine, dans l’obscurité fraîche du salon, entendit soudain la clochette, pressentit la joie qui venait, et, follement, l’appela d’un vibrant désir. Elle n’osa pourtant pas aller au-devant du visiteur, fit semblant de lire. Puis, comme elle l’entendait qui parlementait avec Génie, la crainte lui vint que la vieille femme le renvoyât.

— Germain vient de partir… mais faites-moi le plaisir d’entrer.

Elle entre-bâilla la porte-fenêtre. Dans le salon comme ébloui, où les mouches dormant au plafond réveillèrent leur rumeur confuse, une large coulée d’or étincela. Non, elle ne pensait pas à son imprudence, ignorant peut-être le code étroit de la province, qui va jusqu’à interdire à une femme de s’arrêter avec un jeune homme dans la rue ou sur une route. Mais, si elle s’en était souvenue, elle eût pris plaisir à le braver. Le goût du risque remontait en elle, dans ces parties obscures de son être que son père lui avait léguées. La jouissance de recevoir, dans l’intimité, un parent pauvre qui lui plaisait, ne flattait pas seulement son goût de l’amitié ; elle y retrouvait un souffle de liberté et un élan de vie personnelle ; c’était un peu d’elle-même que la visite d’Adrien délivrait confusément d’une oppression de tous les instants, d’abord subie d’une manière presque inconsciente, puis peu à peu sentie, découverte, et dont la brisait le poids accablant.

Cette odeur de cretonne et de verveines pressées dans un vase rond, Reine la respire avec délices. Le soleil touche le beau buffet hollandais qui abrite des livres, des miniatures, quelques faïences et des mouchoirs de dentelles tissées d’une trame arach­néenne, qui font rêver aux fils de la Vierge. A-t-elle jamais goûté cette joie de recevoir, dans son petit domaine, quelqu’un dont le regard en secret la cherche, l’épie, comme pour quêter sa sympathie ? Plaisir dangereux ! Elle ne le sait pas, ne veut pas le savoir, envahie par cet instinct de s’épanouir qui donne à la plante la force de percer les murailles.

Adrien s’était assis en face d’elle dans un fau­teuil bas, se débarrassait de son canotier, et tirait de ses poches les livres qu’il avait promis à Reine de lui apporter : Dominique, une anthologie des poètes contemporains. C’était son habileté de four­nir à la jeune femme des thèmes qui excitent l’ima­gination. Tous les rêves d’amour, de regret, revê­tus d’images chatoyantes, et qui éveillent des musiques enchantées dans un cœur sevré de plai­sirs, il se proposait de les glisser peu à peu en elle, comme un ennemi confie dans l’obscurité quelque brûlot à la nappe pure d’une eau printanière.

Il semble à Reine que Germain ne peut revenir encore : mais s’il rentrait, elle n’aurait pas peur, elle lèverait sur lui ses yeux caressants, ses yeux où brille une joie spontanée, et elle lui dirait : « M. Bernos est venu m’apporter des livres, et je l’ai prié de vous attendre. » C’était tellement simple. Est-ce qu’il n’était pas de la famille ? Il fallait guérir son mari de cette humeur insociable qui écartait d’eux les affections. Que lui importaient les reproches qu’il pourrait faire ! Cela seul comp­tait : le désir d’enrichir sa vie d’une amitié d’homme, qui lui semblait faite de délicatesse et d’admiration et ranimait en elle ces goûts d’art, ces aspirations héritées d’un père que toutes les belles choses avaient attiré.

Elle se leva pour montrer à Adrien des fusains d’Arthur d’Arbieux qu’elle venait de faire enca­drer, deux grands tableaux, de chaque côté de la cheminée. Et aussi, dans une large bordure d’or rougi, un peu écaillée, une toile qu’elle avait autre­fois dans sa chambre à La Font-de-Bonne.

C’était un petit paysage triste, qui tournait au noir, deux ou trois pins, formant dans une lande embroussaillée un mince bouquet sur un horizon de soleil couchant.

Adrien mit sa main au-dessus des yeux, loua la composition, le sentiment mélancolique. Pour les fusains : « Le ciel est très beau avec ces nuages », il critiqua l’encadrement.

— Il ne fallait pas laisser tant de marge.

Elle l’écoutait, le pressait de questions : quel était celui qu’il préférait ? Cette route tournante, avec ce rideau de peupliers, elle l’aimait tant ! Sans qu’elle en eût encore pris conscience, elle rattachait à ces pauvres esquisses une vie ancienne, déposée au fond de son cœur. Ces paysages aimés par son père, embellis d’un rêve qu’elle continuait, c’était tout ce qu’elle pouvait savoir de cette âme sensible et passionnée ; elle y découvrait un charme, un secret profond de silence et de poésie qui éveillait cette part de son être où des goûts semblables, telle la dryade prisonnière, étaient engourdis.

Adrien fit avec elle le tour du salon, écouta d’un air de déférence les mots spontanés que Reine lais­sait échapper, l’enveloppant à plusieurs reprises d’un regard qui la pénétrait. Puis il s’assit de nou­veau au fond du fauteuil bas, étendit un peu ses jambes, se sentit à l’aise.

Comme il découvrait chez la jeune femme ce sentiment vif de la beauté, des choses de l’art, qu’une enfance rustique avait amassé, il se repré­senta qu’il lui serait facile de flatter ce goût. Ce célibataire, rencogné dans une petite chambre, chez le maréchal ferrant du village, nourrissait de lectures un esprit curieux que la médiocrité de sa tâche laissait désœuvré. Son séjour à Paris l’avait aussi largement pourvu de souvenirs et d’observations que sa vie solitaire avait fait mûrir. Sous la supériorité que l’on pressentait vague­ment en lui, il y avait toute cette expérience, mêlée au goût âcre de la jeunesse qui a souffert. Que de ressources pour pousser un gibier crédule dans le piège qu’il voulait lui tendre ! Il avait demandé la permission d’allumer une cigarette, chercha un cendrier sur le coin de la cheminée, sourit à Reine. Il s’installait. Sa place était mar­quée, conquise.

Dans la pénombre, elle contemplait ce visage aigu, tout à l’heure empourpré par la chaleur, ce cou ramassé dans les épaules. Un homme à la fois taciturne et fin, dont on ne savait de quoi était faite la séduction. Que le salon était paisible dans cette fraîcheur d’ombre ! Reine regarda la pendule : une abeille d’or, entre les colonnes d’un petit temple, mesurait les minutes. Le soleil se faisait couleur de miel. Elle lui offrit d’aller au jardin. « Non, non », protesta-t-elle comme il parlait de prendre congé. Elle traversa le corridor, poussa des deux mains la porte-fenêtre : une bouffée d’air brûlant leur jeta à la face l’odeur sèche du jardin colorié de fleurs. Mais la maison couvrait de son ombre le massif d’hortensias, le banc, la table de fer posée sur l’allée.

Ils firent ensemble le tour des massifs, revinrent s’asseoir. Hardiment, Bernos s’attardait. Une joie sournoise lui mordait le cœur. Il songeait à Sour­bets roulant dans la lande consumée, repris par ses soucis vulgaires et ses habitudes, satisfait de discuter en paysan l’affaire du chien, et laissant derrière lui une jeune femme somnolente, jolie, désœuvrée. La pensée qu’elle n’avait pas accom­pagné son mari stimulait son amour-propre comme une victoire remportée dans l’ombre : il était sûr qu’elle resterait ; et pourquoi avait-elle sans doute invoqué chaleur et fatigue, si ce n’était pour lui, pour l’attendre, se justifiant à ses propres yeux, rassurée par une duplicité inconsciente. Qu’elle fût toute livrée à ses impressions, ardente et sans armes, il l’avait deviné de son regard oblique, dès le premier jour ; très nettement, avec la péné­tration qu’aiguisait une rancune impitoyable, il avait vu que Reine serait sa revanche — douce proie aveugle et innocente, à travers laquelle Sourbets recevrait, fichée dans sa chair, la flèche aiguë.

Le feu était éteint dans la cuisine, et l’âtre balayé. Devant le seuil, sur une chaise basse, la vieille Génie s’était installée ; elle défaisait des haricots, puisant au fond d’une corbeille des poi­gnées de cosses qu’elle mettait dans le creux de son tablier.

L’angle de la maison lui cachait le banc de jardin où Adrien s’était assis en face de Reine. La tête droite, mais l’oreille aux aguets, sous le fou­lard sombre, elle s’alarmait de ce tête-à-tête, rumi­nant des pensées qui creusaient un pli sur son front. L’inquiétude serrait ses lèvres minces qui avaient tu tant de secrets ; tandis que les grains blancs ruisselaient de ses doigts noircis, son âme de ser­vante fidèle revivait les vieux jours, les jours d’épouvante, où le suicide du père d’Adrien sem­blait avoir jeté sur la famille une malédiction. Vingt-cinq ans ! Il y avait vingt-cinq ans qu’on l’avait rapporté, gonflé, le visage noir comme un charbon, devenu cette chose repoussante dont on ne pouvait supporter la vue ni l’odeur, en même temps qu’éclataient les cris de sa femme : « Voleur, assassin, » hurlait-elle, poursuivant d’une haine inutile le père Sourbets, qui haussait les épaules et fermait les portes. Était-ce vrai qu’il avait été d’entente avec l’entrepreneur pour racheter au lendemain de la faillite la papeterie presque ache­vée ? On disait dans le pays que le pauvre Bernos avait été roulé. Tout cela ne portait pas bon­heur. Ce corps qu’on n’avait même pas reçu à l’église, qu’il faisait pitié ! Tout au fond de cette vieille femme, une idée millénaire, l’idée du salut, ranimait un monde de terreur : où était cette âme pour laquelle n’avait pas été dite la messe des morts ? Ne rôdait-elle pas, assoiffée de ven­geance, autour de ces lieux où son malheur s’était consommé ?

Elle s’interrompit un instant, joignit sur les cosses ses mains usées, mêlant dans son cœur les malheurs du passé et les alarmes du présent. Com­ment le fils du suicidé était-il revenu dans ce pays qui aurait dû lui faire horreur ? Pourquoi Sourbets l’avait-il reçu ? Par pitié sans doute ; et une affec­tion presque animale courait dans son sang à la pensée de cet homme qu’elle avait nourri, qu’elle revoyait sur sa poitrine, dans son berceau, et qui était, lui, innocent de toutes ces choses. S’il revenait à cet instant — et deux ou trois fois la vieille avait sursauté au ronflement d’une auto passant sur la route — quelle colère le ferait éclater à trouver seuls sa femme et Bernos ! Comment sa jeune maîtresse ne tremblait-elle pas à cette pensée ?

« Aveugle ! imprudente ! » songeait-elle, terrorisée et pleine de pitié, car elle fût pour Reine passée dans le feu.

Elle se leva, remplit de maïs une assiette creuse, et traversa le jardin, se dirigeant vers la basse-cour. Comme elle tournait devant le massif de lauriers, Reine la regarda. Que son visage était heureux, détendu, baigné d’une joie qui faisait frémir !

— Voilà bientôt cinq heures, marmotta la vieille femme, espérant la ramener au sentiment du danger proche.

Mais ni Adrien accoudé au banc, la tête découverte, ni la jeune femme ne parurent entendre ; sans doute avait-il calculé que l’affaire du chien retiendrait Sourbets jusqu’au soir. Quant à Reine, quel avertissement l’eût arrachée à ce plaisir délicieux d’une amitié d’homme, alors que se ranimait dans son cœur, comme une profonde et tendre musique, la douceur de vivre ?