Relation d'un voyage à la côte du nord-ouest de l'Amérique septentrionale/Chapitre 2

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CHAPITRE II.


Départ de New-York — Réflexions de l’auteur — Navigation, rencontres, et incidens divers, jusqu’à la vue des Îles Falkland.

Tout étant prêt pour notre départ, nous nous rendîmes à bord du navire, et levâmes l’ancre le 6 Septembre, au matin. Le vent tomba bientôt, et le premier jour se passa à louvoyer et dériver jusqu’à Staten-Island, où nous passâmes la nuit. Le lendemain nous levâmes l’ancre de nouveau ; mais il survint encore un calme plat, et nous fûmes contraints d’ancrer près du phare à Sandy-Hook. Nous levâmes l’ancre pour la troisième fois le 8, et à l’aide d’un vent frais du Sud-Ouest, nous parvînmes à passer la barre ; notre pilote nous quitta sur les onze heures, et bientôt après nous perdîmes les côtes de vue.

Il faut l’avoir éprouvé par soi-même pour concevoir la mélancolie qui s’empare de l’âme d’un homme sensible, à l’instant où il laisse son pays et le monde civilisé, pour aller habiter avec des étrangers des terres sauvages et inconnues. J’entreprendrais inutilement de donner à mes lecteurs une idée tant soit peu correcte du pénible serrement de cœur que j’éprouvai subitement, et du sombre coup-d’œil que je jettai involontairement dans un avenir d’autant plus effroyant pour moi, qu’il ne m’offrait rien que de très-confus et de très-incertain. Une scène nouvelle se déployait devant moi ; mais qu’elle était monotone, et peu propre à diminuer la tristesse dont mon esprit était accablé ! Pour la première fois de ma vie, je me voyais voguant en pleine mer, et n’ayant pour attacher mes regards, et arrêter mon attention que la frêle machine qui me portait entre l’abîme des eaux et l’immensité des cieux. Je demeurai longtems les yeux fixés du côté de cette terre que je ne voyais plus, et que je désespérais presque de revoir jamais : je fis de sérieuses réflexions sur la nature et les conséquences de l’entreprise dans laquelle je m’étais si témérairement embarqué ; et j’avoue que, si dans ce moment on me l’eut proposé, j’y aurais renoncé de tout mon cœur. Il est vrai aussi que l’encombrement du vaisseau ; le grand nombre de gens étrangers ou inconnus avec lesquels je me trouvais ; la manière brutale dont le capitaine et ses subalternes en usaient à l’égard de nos jeunes Canadiens ; tout, en un mot, conspirait à me faire augurer un voyage fâcheux et désagréable. On verra par la suite que je ne me trompais pas.

Nous apperçûmes bientôt au S. O. un vaisseau qui venait droit à nous : il fit un signal que notre capitaine comprit ; nous serrâmes nos huniers, et amenâmes par son travers. Il se trouva que c’était la frégate Américaine la Constitution. Nous envoyâmes notre chaloupe à son bord, et fîmes route de compagnie jusque vers les cinq heures, que nos papiers nous ayant été renvoyés, nous nous séparâmes.

Le vent étant devenu plus grand, l’agitation du vaisseau nous causa le mal de mer ; je veux dire, à ceux d’entre nous qui se trouvaient pour la première fois sur l’océan. Le tems fut beau ; le vaisseau, qui était à notre départ, encombré de telle manière que nous ne pouvions entrer dans nos hamacs, ni à peine faire la manœuvre, s’arrangea petit à petit, et nous nous trouvâmes bientôt plus à l’aise.

Le 14, nous commençâmes à prendre des poissons volants. Le 24, nous vîmes une grande quantité de dauphins : nous préparâmes des lignes, et nous en prîmes deux, que nous fîmes cuire. La chair de ce poisson me parut excellente.

Depuis notre départ de New York jusqu’au 4 Octobre, nous portâmes le cap au Sud-Est. Nous atteignîmes ce jour là les vents alisés, et dirigeâmes notre course au S. S. E. étant, d’après les observations, par les 17 dég. 43 min. de latitude, et 22 deg. 39 min. de longitude.

Le 5, au matin, nous passâmes à la vue des îles du Cap-Vert, portant à l’O. N. O. à cinq ou six lieues de distance, et la côte d’Afrique gisant à l’E. S. E. Nous aurions bien désiré toucher à ces îles pour faire de l’eau ; mais comme notre vaisseau était Américain, et qu’il y avait à bord un nombre de sujets Britanniques, notre capitaine ne jugea pas à propos de s’exposer à la rencontre des vaisseaux de guerre Anglais qui fréquentaient ces parages, et qui n‘auraient pas manqué de faire une stricte recherche, et de nous enlever la meilleure partie de notre équipage ; ce qui nous aurait, infailliblement mis dans l’impossibilité de poursuivre le dessein pour lequel nous nous étions embarqués.

Tant que nous fûmes près des côtes d’Afrique, nous eûmes des vents variables, et un tems extrêmement chaud ; le 8, nous eûmes un calme plat, et vîmes plusieurs requins autour du vaisseau : nous en prîmes un que nous mangeâmes. Je lui trouvai à peu près le goût de l’éturgeon. Nous éprouvâmes ce jour là, une chaleur excessive, le mercure étant au 94eme. dégré du thermomètre de Farenheit. Depuis le 8 jusqu‘au 11, nous eûmes sur le vaisseau un oiseau des Canaris, dont nous prenions un grand soin, mais qui nous quitta néanmoins, probablement pour aller à une mort certaine.

Plus nous approchions de l’Équateur, plus nous sentions la chaleur s’augmenter : elle fut le 16, de 108 dég. par le 6eme. dég. de latitude, et le 22eme. de long. O. du méridien de Greenwich. Nous découvrîmes ce jour-là une voile au vent portant sur nous. La même voile reparut le lendemain matin, et nous approcha à portée de canon. Nous reconnûmes que c’était un gros brigantin, portant en apparence vingt pièces de canon : nous courûmes de ; compagnie par un bon vent, et toutes nos voiles dehors ; mais, vers le soir nous le laissâmes derrière, et il dirigea sa route au S. S. E.

Le 18, dès l’aurore, les gens du quart nous alarmèrent en nous annonçant que le même brigantin qui nous avait suivis la veille, paraissait sous le vent, à la distance d’une encablure et semblait désirer savoir qui nous étions, sans cependant montrer de pavillon. Notre capitaine parut alarmé ; et croyant qu’il était meilleur voilier que notre navire, il fit monter tous les passagers et les gens de l’équipage sur le pont ; et nous feignîmes de faire des préparatifs de combat. Il est bon d’observer que notre vaisseau montait dix pièces de canon, et était percé pour vingt ; les sabords d’avant étant garnis de faux canons. Sur les dix heures le vent fraîchit, et nous nous éloignâmes du brigantin, qui avait changé sa route.

Il ne nous arriva rien de remarquable jusqu’au 22, que nous passâmes l’Équateur, par les 25 dég. 9 min. de longitude. Suivant une ancienne coutume, les gens de l’équipage baptisèrent ceux d’entr’eux qui n’avaient pas encore passé la ligne ; ce jour fut pour eux un jour de fête. Sur les deux heures de l’après-midi, nous apperçûmes une voile au S. S. O. Nous ne fûmes pas peu alarmés, croyant que c’était le même brigantin que nous avions vu quelques jours auparavant ; car il était en panne, et paraissait nous attendre. Nous l’approchâmes bientôt, et à notre grande satisfaction, nous reconnûmes que c’était un vaisseau Portugais : nous le hélâmes, et nous apprîmes qu’il venait du sud de l’Amérique Méridionale, et se rendait à Pernambuco, sur les côtes du Brésil. Nous commençâmes bientôt à voir ce que les navigateurs appellent les Nuées de Magellan : ce sont trois petites taches blanches que l’on apperçoit au ciel, presqu’aussitôt qu’on a passé l’Équateur : elles sont fixes et situées au S. S. O.

Le 1er Novembre, nous commençâmes à voir un grand nombre d’oiseaux aquatiques. Vers les trois heures de l’après-midi, nous découvrîmes un bâtiment à stribord ; mais nous ne l’approchâmes pas d’assez près pour lui parler. Le 3, nous vîmes encore deux voiles au vent, faisant route au S. E. Nous passâmes le tropique du Capricorne le 4, par un bon vent, et par les 33 dég. 27 min. de long. Nous perdîmes les vents alisés, et à mesure que nous avancions au sud, le tems devint froid et pluvieux. Le 11, nous eûmes calme, quoique la houle fût grosse. Nous vîmes plusieurs tortues, et le capitaine ayant fait mettre le canot à l’eau, nous en prîmes deux. Dans la nuit du 11 au 12, le vent se fixa au N. E. Il s’éleva une tempête furieuse, dans laquelle le vent, la pluie, les éclairs et le tonnerre, semblaient avoir conjuré notre perte : la mer paraissait toute en feu, tandis que notre vaisseau était le jouet des vents et des flots. Nous tînmes les écoutilles fermées ; ce qui ne nous empêcha pas de passer de fort tristes nuits, tant que la tourmente dura ; car les grandes chaleurs que nous avions éprouvées entré les deux tropiques, avaient tellement desséché notre pont, que toutes les fois que les vagues passaient par dessus, l’eau coulait abondamment sur nos hamacs. Le 14, le vent changea, et se fixa au S. S. O. ce qui nous obligea à louvoyer. Pendant la nuit, nous eûmes un coup de mer terrible : notre gouvernail pensa être emporté ; l’homme qui tenait la barre fut jetté d’un bord à l’autre du vaisseau, et tellement froissé, qu’il fut contraint de garder le lit pendant plusieurs jours.

Par les 85 dég. 19 min. de lat. et 40 dég. de long. la mer nous parut couverte de plantes marines ; et le changement que nous remarquâmes dans la couleur de l’eau, ainsi que le grand nombre de mouettes et d’autres oiseaux aquatiques que nous apperçûmes, nous prouvèrent que nous n’étions pas fort éloignés de l’embouchure de Rio de la Plata. Le vent continua à souffler avec force jusqu’au 22, qu’il se calma un peu, et que le tems s’éclaircit. Le 25, étant au 46eme. dég. 80 min. de lat. nous vîmes un pingouin.

Nous commencions à sentir vivement le besoin d’eau : depuis que nous avions passé le tropique du Capricorne, la ration avait toujours été en diminuant, et nous étions réduits à trois demiards par jour chacun ; ce qui était peu de chose, attendu que nous n’avions que des viandes salées. Nous avions, à la vérité un alambic, dont nous nous servions pour rendre l’eau de la mer potable ; mais nous n’en distillions qu’autant qu’il en fallait pour l’usage journalier de la cuisine ; parce que pour en désaler davantage il aurait fallu une grande quantité de bois ou de charbon de terre. Comme nous n’étions plus qu’à cent vingt lieues environ des îles Falkland, ou Malouines, nous résolûmes d’y mouiller pour tenter d’y faire de l’eau ; et le capitaine fit préparer les ancres.

Nous eûmes des vents contraires depuis le 27 Novembre jusqu’au 3 Décembre. Sur le soir de ce jour, nous entendîmes un des officiers qui était au haut du mât, crier, Terre ! Terre ! Cependant la nuit nous empêcha bientôt de distinguer les rochers que nous avions devant nous, et nous mîmes en panne.