Relation d'un voyage à la côte du nord-ouest de l'Amérique septentrionale/Chapitre 6

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CHAPITRE VI.


Départ d’Ohahou — Coup de Vent — Arrivée à l’Embouchure de la Rivière Columbia — Ordre Imprudent du Capitaine — Difficulté de l’Abord — Situation Périlleuse du Navire — Sort Malheureux d’une partie des Gens de l’Expédition.

Ayant reçu une centaine de cochons, quelques chèvres, deux moutons, une quantité de volaille, deux chaloupées de cannes à sucre, pour servir de nourriture aux cochons ; deux chaloupées d’ignames, taro, et autres légumes, et toutes nos futailles étant à bord, nous levâmes l’ancre le 28 Février, 16 jours après notre arrivée à Karakakoua. Tandis que nous appareillions, Mr. M’Kay fit observer au capitaine qu’il y avait encore une futaille de vide ; et proposa de l’envoyer à l’aiguade, afin de la remplir ; le grand nombre d’animaux vivants que nous avions à bord, exigeant beaucoup d’eau douce. Le capitaine, qui craignait que quelques uns de ses gens ne désertassent, s’il les renvoyait à terre, en fit l’observation à Mr M’Kay, qui proposa de m’envoyer sur une pirogue, qui se trouvait le long du vaisseau, avec la futaille en question ; la chose fut agréée de la part du capitaine, et je me rendis à l’aiguade. Après avoir rempli la futaille, non sans peine, les insulaires cherchant à me retenir, et m’étant apperçu qu’ils m’avaient mis quelques calebasses d’eau salée, je demandai une pirogue double, pour m’en retourner à bord, le vaisseau ayant fait voile, et s’étant déjà élevé considérablement au large. Comme on ne se pressait pas d’acquiescer à ma demande, je crus devoir me rendre, et me rendis en effet, auprès du roi. De l’humeur dont je connaissais le capitaine, je commençais à craindre qu’il n’eût formé le dessein de me laisser sur l’île. Ma crainte était néanmoins mal fondée : le vaisseau se rapprocha de terre, à ma grande joie, et l’on me fournit alors une double pirogue, pour m’en retourner à bord avec ma futaille.

Notre pont se trouvait aussi encombré qu’à notre départ de New-York ; car nous avions été obligés de placer nos animaux vivants sur les passe-avants, que nous avions recouverts ; et il nous fallait passer sur ces abris pour faire la manœuvre. Le nombre des hommes était aussi augmenté ; car nous avions engagé douze insulaires comme hommes pour le service de l’établissement : le terme de leur engagement était de trois années, pendant lesquelles nous nous obligions à les nourrir et à les vêtir ; et à l’expiration de leur engagement, ils devaient recevoir cent piastres en marchandises. Le capitaine en engagea de même douze, pour le service du vaisseau. Ces gens, qui font d’assez bons matelots, parurent fort empressés à s’offrir à nous, et nous aurions pu en emmener un bien plus grand nombre.

Nous eûmes des vents contraires jusqu’au 2 de Mars, qu’ayant doublé l’extrémité occidentale de l’île, nous nous élevâmes au Nord, et perdîmes de vue ces contrées riantes et tempérées, pour entrer bientôt dans une région plus froide, et moins digne d’être habitée. Les vents furent variables, et il ne nous arriva rien d’extraordinaire jusqu’au 16, qu’étant à la hauteur de 35 dég. 11 min. Nord, et par les 138 dég. 16 min. de long. occidentale, le vent sauta tout à coup au S. S. O. et souffla avec une telle violence, qu’il nous fallût descendre perroquets et huniers, et courir sur notre voile de fortune, qui avait à peine six pieds au vent. Le roulis du vaisseau fut plus considérable que durant tous les coups de vent que nous avions essuyés précédemment. Néanmoins, comme nous faisions bonne route, et que nous approchions du Continent, le capitaine, par précaution, fit mettre en panne pendant deux nuits successivement. Enfin, le 22, au matin, nous apperçûmes la terre. Quoique nous n’eussions pas pu prendre d’observations depuis plusieurs jours, nous reconnûmes néanmoins, à l’apparence de la côte, que nous étions près de l’embouchure de la Rivière Columbia, et que nous n’étions éloignés de terre que d’environ trois milles. Les brisans que forme la barre à l’entré de la rivière, et que nous distinguions du navire, ne nous laissaient aucun lieu de douter que nous ne fussions enfin arrivés au terme de notre voyage.

Le vent soufflait par grosses bouffées, et la mer était fort agitée : malgré cela, le capitaine fit mettre une chaloupe à la mer, et Mr. Fox, (le second,) Bazile Lapensée, Ignace Lapensée, Jos. Nadeau, et John Martin, s’y embarquèrent, munis de vivres et d’armes à feu, avec ordre de sonder le chenail ou entrée de la rivière. Cette chaloupe n’était pas même munie d’une bonne voile, un de nos messieurs ayant été obligé de prêter un drap de lit pour en tenir lieu. MM. M’Kay et M’Dougall ne purent s’empêcher de faire remarquer au capitaine l’imprudence qu’il y avait à envoyer la chaloupe à terre, par le tems qu’il faisait : mais ils ne purent vaincre son opiniâtreté. La chaloupe s’éloigna du navire ; hélas ! nous ne devions plus la revoir ; et nous en avions déjà le pressentiment. Le lendemain, le vent parut modérer, et nous approchâmes la côte d’assez près. L’entrée de la rivière, que nous distinguâmes, ne nous parut qu’une mer confuse et agitée ; les vagues, poussées par un vent du large, se brisaient sur la barre, et ne laissaient apperçevoir aucun passage. Nous n’eûmes aucune nouvelle de nos gens ; et sur le soir, nous regagnâmes le large, ayant tous des visages assez tristes, sans excepter le capitaine, qui me parut affligé comme les autres, et qui avait sujet de l’être. Durant la nuit, le vent tomba, les nuages se dispersèrent, et le ciel devint serein. Le 24 au matin, nous trouvâmes que les courants nous avaient portés près de la côte, et nous mouillâmes par 14 brasses d’eau, au nord du Cap Disappointment. Le coup d’œil n’est pas à beaucoup près aussi riant en cet endroit qu’aux îles Sandwich, la côte n’offrant guère à la vue qu’une continuité de hautes montagnes couvertes de neige.

Quoiqu’il fît calme, la mer continuait à briser avec violence sur le récif, entre le Cap Disappointment et la Pointe Adams. Nous envoyâmes Mr. Mumford, (le contre-maître) pour sonder ; mais ayant trouvé les brisans trop forts, il revint à bord vers midi. MM. M’Kay et D. Stuart s’offrirent à aller à terre, pour faire la recherche de nos gens, partis du 22, mais ils ne purent trouver aucun endroit pour débarquer. Ils virent des sauvages, qui leur firent signe de faire le tour du cap ; mais ils jugèrent plus prudent de retourner au vaisseau. Le vent s’était élevé du N. O. après leur retour, mous levâmes l’ancre, et approchâmes de l’entrée de la rivière. Mr. Aikin s’embarqua dans la pinasse, accompagné de John Coles, de Stephen Weeks, et de deux insulaires de Sandwich ; et nous les suivîmes à petites voiles. Une autre chaloupe avait été envoyée avant celle-ci ; mais le capitaine jugeant qu’elle se portait trop au sud, lui fit le signal de revenir. Mr. Aikin ne trouvant pas moins de quatre brasses d’eau, nous avançâmes entre les brisans, ayant le vent favorable, et approchâmes de la chaloupe à portée de pistolet. Nous lui fîmes signe de revenir ; mais elle ne le put faire ; la rapidité du courant l’emportant avec une vitesse si grande, qu’en quelques instans nous la perdîmes de vue. Il s’en allait nuit, le vent commençait à tomber, et l’eau était si basse, que nous touchâmes six ou sept fois : les brisans fondaient sur notre navire, et menaçaient de le submerger. Enfin, nous passâmes de deux brasses et trois quarts à 7 brasses d’eau, où nous fûmes obligés de mouiller, le vent nous ayant manqué tout-à-fait. Il s’en fallait pourtant que nous fussions hors de danger, et l’obscurité vint ajouter encore à l’horreur de notre situation : notre vaisseau, quoiqu’à l’ancre, était menacé d’être emporté à tout moment par la marée ; et nous travaillâmes pendant une partie de la nuit, à préparer une ancre d’affourche. Cependant la providence vint à notre secours : le flux succédant au reflux, et le vent s’élevant du large, nous levâmes l’ancre, malgré l’obscurité de la nuit, et parvînmes à gagner une petite baie, formée à l’entrée de la rivière, par le Cap Disappointment, et appellée Baker’s Bay, où nous trouvâmes un bon mouillage. Il était près de minuit, et chacun se retira pour prendre un peu de repos : les gens de l’équipage surtout en avaient un extrême besoin. Nous étions heureux de nous trouver en lieu de sûreté ; car le vent souffla de plus en plus fort le reste de la nuit, et le 25 au matin nous fit voir que cette mer n’est pas toujours pacifique.

Quelques naturels nous vinrent trouver ce jour là avec des peaux ; mais l’inquiétude que nous causait la perte de nos gens, dont nous voulions faire la recherche, ne nous permit pas de nous occuper de commerce. Nous tâchâmes de faire comprendre par signes à ces sauvages que nous avions envoyé une chaloupe, il y avait déjà trois jours ; et que nous n’en avions point de nouvelles ; mais ils ne parurent pas nous entendre. Le capitaine et nos messieurs débarquèrent, et se mirent en quête de nos gens, dans les bois et le long de la mer. Bientôt, nous vîmes revenir le Capitaine avec Weeks, l’un de ceux de la dernière chaloupe, lequel nous raconta la manière presque miraculeuse dont il avait échappé aux flots, la nuit précédente, à peu près dans les termes suivants : “Après que vous eûtes dépassé notre chaloupe,” nous dit-il, “les brisans causés par la rencontre du flux et du reflux, devinrent beaucoup plus considérables que lorsque nous entrâmes dans la rivière. La chaloupe, faute de gouvernail, devint extrêmement difficile à conduire, et nous nous laissions aller au gré des flots, lorsqu’après avoir échappé à plusieurs vagues, il en survint une qui submergea notre nacelle. Je perdis de vue Mr. Aikin et John Coles ; mais les deux insulaires se trouvèrent près de moi ; je les vis se dépouiller de leur vêtement ; j’en fis de même ; et voyant la chaloupe à ma portée, je la saisis ; les deux insulaires vinrent à mon aide : nous réussîmes à la remettre sur quille ; et la poussant par derrière, nous en fîmes sortir assez d’eau pour qu’elle pût porter un homme : un des insulaires sauta dedans, et avec ses deux mains, parvint en peu de tems à la vider. L’autre insulaire fut chercher les rames, ou avirons, et nous embarquâmes tous trois. La marée nous ayant fait dériver au delà des brisans, je tâchai d’engager mes deux compagnons d’infortune à ramer ; mais ils étaient si engourdis par le froid, qu’ils s’y refusèrent absolument. Je savais bien que sans vêtement, exposé à la rigueur du climat, j’avais besoin de me tenir en exercice. Voyant d’ailleurs que la nuit s’avançait, et n’ayant de ressource que dans le peu de force qui me restait, je me mis à goudiller, et m’éloignai de la barre, sans néanmoins trop m’élever en mer. Vers minuit, un de mes compagnons mourut : l’autre se jetta sur le corps de son camarade, et il me fut impossible de l’en arracher. Le jour parut enfin, et me voyant assez près de terre, je dirigeai ma nacelle vers la plage, où j’arrivai, grâce à Dieu, sain et sauf, parmi les brisans, sur un fond de sable. J’aidai à l’insulaire, qui donnait encore quelque signe de vie, à sortir de la chaloupe, et je m’acheminai vers les bois avec lui ; mais voyant qu’il ne pouvait me suivre, je le laissai à sa mauvaise fortune ; et suivant un sentier battu, qui s’offrit à ma vue, je me trouvai, à mon grand étonnement, en peu d’heures, près du vaisseau.“

Les messieurs qui avaient été à terre avec le capitaine, se divisèrent en trois partis, pour aller à la recherche de l’insulaire que Weeks venait de laisser à l’entrée du bois : mais après avoir parcouru la pointe du cap, toute la journée, ils revinrent à bord le soir, sans l’avoir trouvé.