Relation d’un voyage chez les sauvages de Paris/Lettre 1

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RELATION D’UN VOYAGE
CHEZ LES SAUVAGES DE PARIS

LETTRE À UN AMI.

Jusqu’ici, mon vieux ami, tu m’as humilié de ta supériorité comme voyageur, et tandis que je n’avais à te parler que de Venise ou de Palma, toi, Malgache intrépide, tu me promenais, dans tes récits merveilleux, de l’Atlas au cap de Bonne-Espérance, et de Sainte-Hélène à l’île Maurice. Il était temps de me lancer à mon tour dans les grandes expéditions. Ce désir m’avait tourmenté durant toute ma jeunesse, et, sur le déclin de mes jours, je sentais bien qu’il fallait renoncer à mes rêves, ou changer enfin en exploits sérieux de longues et stériles velléités.

C’est pourquoi, pas plus loin qu’hier matin, je me décidai au départ, et, de retour le soir même, après la plus heureuse traversée, je me promis de t’adresser le récit de mes aventures.

Ne voulant pas faire les choses à demi, je me dirigeai d’un seul bond vers les antiques solitudes du Nouveau Monde, et après avoir consacré la matinée à faire une pacotille de drap écarlate, de plumes d’autruche peintes des couleurs les plus tranchantes, et de verroteries bariolées, je rassemblai ma famille et partis avec elle vers midi, par un temps favorable. J’oubliai, il est vrai, de faire mon testament et d’adresser de solennels adieux à mes amis. Le navire mettait à la voile… je veux dire que le sapin attendait dans la rue, et, grâce au pilote expérimenté qui tenait le gouvernail de ce véhicule, nous arrivâmes sans encombre rue du Faubourg-Saint-Honoré, où nous devions prendre terre chez les Peaux Rouges de l’Amérique du Nord.

En d’autres termes, nous fûmes admis par M. Catlin à visiter l’intérieur de la salle Valentino, au sein de laquelle devait s’effectuer notre voyage, à travers quarante-huit tribus indiennes, sur un territoire de douze ou quinze cents milles d’étendue.

M. Catlin est un voyageur modèle, digne de rivaliser avec toi, cher Malgache, pour le courage, la persévérance, la sobriété, et l’amour de la science. Mais, tandis que tu t’es appliqué spécialement à l’étude des plantes et de leurs hôtes charmants, les papillons et les scarabées, il a tourné ses observations, lui, sur un sujet qui intéresse plus directement les peintres et les romanciers, l’étude de la forme humaine et celle du paysage.

Convaincu avec trop de raison de la rapide et prochaine extinction des races indigènes de l’Amérique du Nord, et reconnaissant pour l’avenir l’importance d’une histoire pittoresque de ces peuples, M. Catlin est parti seul, sans amis et sans conseils, armé de ses pinceaux et de sa palette, pour fixer sur la toile et sauver de l’oubli les traits, les mœurs et les costumes de ces peuplades dites sauvages, et qu’il faudrait plutôt désigner par le nom d’hommes primitifs. Il a consacré huit années à cette exploration, et visité, au péril de sa vie, les divers établissements d’une population d’environ cinq cent mille âmes, aujourd’hui déjà réduite de plus de la moitié, par l’envahissement du territoire, l’eau-de-vie, la poudre à canon, la petite vérole et autres bienfaits de la civilisation.

Cette collection contient, outre un musée d’armes, de costumes, de crânes et d’ustensiles des plus curieux, plus de cinq cents tableaux dont une partie est une galerie de portraits d’après nature d’hommes et de femmes distingués des différentes tribus, et le reste une série de paysages et de scènes de la vie indienne, jeux, chasses, danses, sacrifices, combats, mystères, etc. Dans un modeste prospectus, M. Catlin réclame l’indulgence du public pour des esquisses faites rapidement, à travers mille dangers, et quelquefois sur un canot qu’il fallait pagayer d’une main tandis qu’il peignait de l’autre.

La vérité est que le peintre voyageur partit sans talent, et qu’il serait trop facile de critiquer la couleur de certains paysages, le dessin de certaines figures. Mais il lui est arrivé d’acquérir peu à peu le résultat mérité par la persévérance, la bonne foi et le sentiment qu’on a de l’art, lors même qu’on en ignore la pratique. Ainsi tout artiste reconnaîtra dans ses peintures un talent de naïveté, et, dans la plupart des portraits, un éminent talent de conscience, une vérité parlante dans les physionomies, des détails d’un dessin excellent, tout d’inspiration ou de divination, enfin ce quelque chose de senti et de compris que nul ne peut acquérir s’il n’en est doué, et qu’aucune théorie froidement acquise ne remplace.

J’ai donc parcouru les tribus indiennes sans fatigue et sans danger ; j’ai vu leurs traits, j’ai touché leurs armes, leurs pipes, leurs scalps ; j’ai assisté à leurs initiations terribles, à leurs chasses audacieuses, à leurs danses effrayantes : je suis entré sous leurs wigwams. Tout cela mérite bien que les bons habitants de Paris qui connaissent déjà poétiquement ces contrées, grâce à Chateaubriand, à Cooper, etc., quittent le coin de leur feu et aillent s’assurer par leurs yeux de la vérité de ces belles descriptions et de ces piquants récits. Les yeux nous en apprennent encore plus que l’imagination ; et chacun, transformant par son sentiment individuel les impressions diverses qu’il reçoit par les sens, chacun, après avoir fait le tour du musée Catlin, peut connaître l’Amérique sauvage encore mieux qu’il ne l’a fait jusqu’ici par la lecture et la rêverie.

Chez la plupart de ces Indiens, M. Catlin a été reçu avec l’antique hospitalité. Il a trouvé chez eux de la droiture et de la bonté ; mais parfois il a failli être victime de leurs préjugés, ce monde mystérieux contre lequel viennent échouer fatalement la prudence et les prévisions des blancs. Un jour, entre autres, ayant obtenu de faire le portrait d’un chef, il se plut à retracer les belles lignes de son profil ; mais un des guerriers, qui l’examinait, dit au chef : « Ce blanc te méprise, il ne fait que la moitié de toi, et veut dire par là qu’il te prend pour une moitié d’homme. » À l’instant même, le chef, quittant brusquement la pose, s’élança sur celui qui venait de faire cette outrageante réflexion, et un combat furieux s’engagea entre eux. L’artiste, incertain de l’issue de la lutte, s’échappa, et alla se réfugier dans un des forts situés de distance en distance sur les Montagnes Rocheuses, et destinés à protéger, c’est-à-dire à surveiller les mouvements des Indiens. Le chef fut vainqueur, et M. Catlin put revenir achever son portrait. Si l’épilogueur eût tué ce chef, qui lui cassa la tête, le peintre eût payé de la sienne le combat qu’il avait suscité.

Chaque jour la civilisation, qui pénètre dans l’intérieur du désert et qui détruit les populations, effraie de ses menaces ceux des chefs indiens qui commencent à posséder le don fatal de la prévoyance. Cette triste faculté est si étrangère à l’homme de la nature, qu’en général, lorsque les missionnaires les décident à semer, à planter, et à élever des bestiaux, les pommes de terre sont arrachées et mangées avant d’avoir germé, les jeunes arbres sont coupés dès qu’ils ont atteint la taille d’une lance, et les bestiaux sont tués en masse dans une grande chasse, au plus grand divertissement des jeunes guerriers. Pourtant les faits de l’expérience se pressent si terriblement sous leurs yeux, que les sages de plusieurs tribus encore barbares confient leurs enfants aux missionnaires pour les instruire, et renoncent entre eux à ce système de guerre rendu plus destructif depuis cent ans par l’usage des armes à feu qu’il ne l’avait été durant tous les siècles du passé. Notre civilisation arrivera-t-elle à sauver ces nobles races lorsqu’elles l’auront franchement acceptée ? J’en doute, puisque nous sommes si peu civilisés nous mêmes, et que l’infâme cupidité du trafic ne fait que substituer de nouvelles causes de destruction aux effets des rivalités et des luttes de tribu à tribu. Les empiétements de la chasse sur les territoires giboyeux de ces tribus respectives sont des causes de guerre rendues toujours plus fréquentes à mesure que les tribus sont refoulées les unes sur les autres par les conquêtes du défrichement. L’appât du gain est une autre source de dévastation. Les Indiens ont appris à échanger leurs pelleteries contre nos produits, et telle tribu, voisine des établissements civilisés, détruit aujourd’hui en trois jours plus de daims et de bisons pour le commerce qu’elle n’en tuait jadis en un an pour sa consommation. Quelle sera l’issue de cette lutte d’extermination où les premiers progrès du sauvage sont l’intempérance, c’est-à-dire un vaste système d’empoisonnement, l’usage d’instruments plus meurtriers que ceux de ses pères, et la destruction du gibier, son unique ressource ? La catastrophe qui les précipite est effroyable à prévoir, et quand on songe que les libertés tant vantées des États-Unis, et l’absence de misère et d’abjection, qui rendent en apparence la société anglo-américaine si supérieure à la nôtre, ne reposent que sur l’extinction fatale des habitants primitifs, n’est-on pas attristé profondément de cette loi monstrueuse de la conquête, qui préside depuis le commencement du monde au destin des races humaines ?

Entre la nécessité de périr de misère et celle de s’initier à notre imparfaite civilisation, plusieurs chefs ont donc opté pour le dernier parti, et chaque jour la question qui s’agite entre les principaux conducteurs de tribus est celle-ci : Rester sous la tente et vivre au jour le jour, tant bien que mal, de conquêtes sur les voisins et les bêtes sauvages, ou bien faire des briques, bâtir des maisons, permettre que les enfants apprennent à lire, cultiver les terres et faire des traités de paix avec les tribus environnantes. Les jeunes gens doivent naturellement protéger les idées nouvelles, les vieillards tenir aux anciennes, et j’avoue que, pour mon compte, je trouve que la poésie est de ce côté-là. Mais il est bien question de poésie par le temps qui court !

Pour ne citer qu’un exemple de ces luttes entre l’ancien et le nouveau principe, je te raconterai l’histoire de Miou-hu-shi-Kaou, c’est-à-dire le Nuage-Blanc, chef de la tribu des Ioways, peuplade qui habite les plaines du Haut-Missouri, au pied des Montagnes Rocheuses. Son père était un fameux guerrier qui avait fait furieusement la guerre à ses voisins, mais qui, pourtant, s’était prononcé pour la religion et la civilisation des blancs. Il périt victime d’une conspiration pour avoir voulu punir certains guerriers de sa nation, coupables d’avoir massacré traîtreusement des voisins inoffensifs. Le Nuage Blanc ne pleura pas publiquement la mort de son père avec les cérémonies d’usage. Il cacha sa douleur et fit le serment de vengeance. En effet, il tua six de ces assassins en diverses rencontres, et il les eût tués tous, si la tribu effrayée n’eût pris le parti de l’élire pour chef. La royauté n’est pas héréditaire chez les Ioways, et une des lois principales imposées à l’élu de la tribu le somme de renoncer à toute vengeance personnelle. Le Nuage Blanc refusa longtemps, et quand il se vit forcé d’accepter le commandement, il laissa éclater sa douleur, fit faire de solennelles funérailles à son père, et s’enferma pendant un mois sous sa tente, sans permettre à personne d’en approcher. Ce jeune homme, d’une noble et belle figure et d’un caractère froid et mélancolique, renonça dès lors aux terribles pensées qui l’avaient agité.

Plongé dans de pénibles et sérieuses réflexions, il enterra le tomahawk de la guerre, et se fit honneur d’être proclamé chef pacifique. Il voyait diminuer sa tribu de jour en jour, et la petite vérole vint tout à coup la réduire des deux tiers ; c’est-à-dire que de six mille sujets il ne lui en resta que deux mille. À ces causes de douleur vint s’en joindre une que nous trouverions puérile, mais qui est grave dans les idées d’un Indien. Une taie s’étendit sur un de ses yeux, et l’effroi de perdre la vue, joint à la honte qu’une disgrâce physique imprime au front d’un guerrier et d’un chef, lui suggéra le dessein d’aller chez les blancs, autant dans l’espoir de se faire guérir de son mal que dans celui de compenser son infirmité par le prestige qui s’attache aux hommes qui ont voyagé, « qui ont beaucoup vu,

Et partant, beaucoup retenu.

Il confia son gouvernement à son oncle, et partit pour Washington, où sa guérison fut jugée impossible, mais où il conçut le désir de civiliser complètement sa tribu. Ce n’était pas chose aisée. De retour chez lui, il rencontra beaucoup d’opposition parmi les siens. Une partie des chefs secondait son projet, le reste résistait. Alors fut prise une de ces décisions dont l’analogue ne se retrouverait pas dans notre civilisation moderne, mais qui est tout à fait conforme au génie des sociétés antiques. Il fut résolu que le Nuage-Blanc, accompagné de sa famille et des principaux sages et guerriers de sa tribu, partirait pour visiter les établissements des blancs de l’autre côté du grand lac salé (l’Océan), qu’ils voyageraient aussi loin et aussi longtemps qu’ils pourraient, et qu’à leur retour, s’ils attestaient que la civilisation des blancs était partout supérieure à celle des Peaux Rouges, s’ils rapportaient beaucoup de présents, s’ils pouvaient dire qu’ils avaient eu à se louer de leur épreuve et persistaient enfin dans leur opinion, on bâtirait des maisons, on maintiendrait le système de paix avec les voisins, on commencerait à cultiver, et on donnerait l’éducation des blancs aux enfants. Que la tribu et le chef lui même se fissent une idée de la largeur de l’Océan, de l’étendue de la terre et des nécessités de la vie chez nous, je ne le pense pas, autrement ce projet formidable les eût fait reculer. Mais gagnés par les promesses des missionnaires catholiques, naïfs, confiants et curieux comme des hommes primitifs, ils ratifièrent le contrat, et le Nuage-Blanc se mit en route avec sa famille, son sorcier, son orateur et ses amis, pour la capitale des États-Unis, et de là pour l’Europe, certains qu’à leur retour ils seraient l’objet d’une vénération fanatique, et pourraient exercer une domination incontestée. Ce ne fut pas sans motif que le Nuage-Blanc fit choix des plus illustres personnages pour l’accompagner ; les Indiens qui n’ont jamais franchi le désert ne croient point aux merveilles de la civilisation, et regardent tout ce qu’on leur raconte de notre bien-être et de notre industrie comme autant de contes fantastiques pour les gagner et les tromper. En 1832, Oui-Djen-Djone (la Tête de l’œuf de pigeon), un des guerriers les plus distingués des As-sin-ni boins (ceux qui font bouillir la pierre), avait été emmené à Washington par le major Sanford. Il était parti vêtu de peaux de buffles, de plumes d’aigles et de chevelures humaines ; il revint au désert avec un pantalon de drap, une redingote, un chapeau de castor sur la tête, un éventail à la main. Mais là se borna son triomphe. Après avoir curieusement examiné sa toilette, ses compatriotes l’interrogèrent, déclarèrent ses récits incroyables, le condamnèrent comme menteur, et le tuèrent solennellement. Pour éviter un destin semblable, le Nuage-Blanc s’est fait accompagner de dix personnes dignes de foi, lesquelles, avec deux enfants, forment une colonie de douze Indiens Ioways actuellement à Paris, et avec lesquels j’ai eu l’honneur de causer intimement, comme je le raconterai plus tard.

Je poursuis le récit de l’expédition de ces nouveaux Argonautes. Arrivés à Washington, ils trouvèrent des difficultés qu’ils n’avaient sans doute pas prévues. D’une part, il fallait de l’argent pour entreprendre leur tour du monde, et ils n’avaient pour toute liste civile que leurs colliers de wampun, précieux coquillages qui représentent chez eux la monnaie, et que chaque guerrier porte autour de son cou. De l’autre, le gouvernement des États-Unis s’opposait à leur départ pour l’Europe. Depuis la triste fin des Osages, morts chez nous de tristesse et de misère, l’autorité protectrice des Indiens, sachant le mauvais effet que produit le récit de semblables déceptions, leur refuse la permission de s’expatrier. Il fallait donc aux nobles aventuriers ce que, dans notre langue et nos usages prosaïques, nous sommes forcés d’appeler un entrepreneur. Il s’en présenta un qui prit sur lui les frais considérables du voyage, et déposa pour les Ioways une caution de 300,000 francs entre les mains du gouvernement américain.

Nos idées répugnent à cette exploitation de l’homme, et le premier mouvement du public parisien a été de s’indigner qu’un roi et sa cour, exécutant leurs danses sacrées, nous fussent exhibés sur des tréteaux pour la somme de 2 francs par tête de spectateur. Quelques-uns révoquent en doute le caractère illustre de ces curiosités vivantes exposées à nos regards ; d’autres pensent qu’on les trompe, et qu’ils ne se rendent pas compte du préjugé dégradant attaché parmi nous à leur rôle ; car les explications nécessaires qui accompagnent leur exhibition lui donnent, en apparence, quelque analogie avec celle des animaux sauvages ou des figures de cire.

Cependant il n’est rien de plus certain que la bonne foi qui a présidé aux engagements réciproques de ces Indiens et de leur guide ; et si nous pouvons faire un effort pour nous dégager de nos habitudes et de nos préjugés, nous reconnaîtrons que la pensée qui dirige le Nuage-Blanc et ses compagnons est de tout point conforme à celle qui poussait les anciens héros, les aventuriers des temps fabuleux, à voyager et à s’instruire aux frais des populations qui les accueillaient, et qui faisaient avec eux un naïf échange de connaissances élémentaires et de présents en rapport avec les mœurs du temps et des pays. À coup sûr ce moderne Jason n’apprécie point nos préjugés à l’endroit de l’exhibition publique, et ses compatriotes n’y comprendront jamais rien. Il vient, il se montre, il nous voit et il est vu de nous. Il étale son plus beau costume, il enlumine sa face de son plus précieux vermillon, il s’assied, comme un prince qu’il est, parmi ses fiers acolytes, il fume gravement sa pipe, il fait adresser par la bouche de son vénérable orateur un discours affectueux et noble au public étonné, il rend grâces au grand esprit de l’avoir conduit sain et sauf parmi les blancs, qu’il estime et qu’il admire, il les recommande au ciel, ainsi que lui et les siens ; puis sur l’invitation de l’interprète, qui lui exprime le désir des blancs d’assister à ce qu’il y a de plus respectable et de plus beau dans les fêtes de sa nation, il commande la danse de guerre, ou celle encore plus auguste du calumet. Il prend lui-même le tambourin ou le grelot, et il accompagne, de sa voix douce et gutturale, le chant de ses compagnons. Les terribles guerriers, le gracieux enfant et les femmes graves et chastes sautent en rond autour de lui. Lui-même, quelquefois, saisi d’enthousiasme au milieu de ces rites sacrés qui lui rappellent la gloire de ses frères et les affections de sa patrie, il se lève et s’élance parmi eux. Malgré son œil voilé et la mélancolie de son sourire, il est beau, il est noble, et le souvenir de sa destinée triste et courageuse attire les sympathies de ce public, qui est bon aussi, et qui bientôt passe de la terreur à l’attendrissement. Quand ils ont assez dansé à leur gré, car personne ne les commande, et ils se refuseraient à toute exigence que leur interprète ne leur soumettrait pas en termes affectueux et mesurés, ils s’approchent du public, et s’asseyent gravement devant lui. Les artistes s’approchent aussi pour admirer la beauté de leurs formes et la noblesse de leurs traits. Les bonnes âmes, jalouses de faire l’aumône respectueuse d’un peu de plaisir à ces pauvres exilés, leur offrent de petits présents qu’ils reçoivent avec dignité, et sans la moindre jalousie apparente entre eux. Puis on invite le public à les applaudir pour les remercier de leur obligeance, et ces applaudissements, seul langage qu’ils puissent comprendre de nous, ne leur sont pas refusés. On leur tend la main. Les femmes, effrayées d’abord de leur aspect terrible et de l’expression farouche que la danse guerrière donnait à leurs traits, s’enhardissent en voyant leur air naïf, fièrement timide, et ce mélange de tristesse et de confiance qui les rend si touchants. Ils saluent et serrent vigoureusement les mains qui leur sont tendues. Sont-ce là des saltimbanques auxquels on a jeté une obole, et qu’on peut siffler ? Je ne le conseillerais pas aux spectateurs. Armés de leurs lances acérées et de leurs tomahawks redoutables, qu’ils manient avec tant de grâce et de vigueur, et qu’ils font briller, en dansant, sur la tête des spectateurs, ils pourraient bien comprendre l’insulte, et nous montrer qu’on peut admirer la crinière du lion et caresser la robe du tigre, mais qu’il ne faut pas jouer avec les fils du désert comme nous jouons quelquefois si cruellement avec notre semblable. Savent-ils qu’on a acheté ce droit à la porte en entrant ? À coup sûr ils l’ignorent, et s’ils savent qu’on paie, leur sainte naïveté considère ce tribut comme un présent en nature, témoignage de l’hospitalité des blancs. Maintenant l’entrepreneur est-il si coupable envers eux, de les traiter conformément à leurs idées, bien qu’elles soient contraires aux nôtres ? Je ne le crois pas, puisqu’ils sont contents, puisqu’ils sont libres, puisqu’il les associe à des profits qui seuls les mettront à même de se construire ces maisons de briques qu’ils rêvent, et de peupler de taureaux et de brebis ces immenses prairies d’où le daim et le bison s’éloignent ; puisque leur contrat engage l’entrepreneur à les ramener chez eux dès qu’ils le voudront, à partir demain, ce soir, pour l’Amérique, si le mal du pays s’empare d’eux ; puisque enfin l’autorisation que M. Mélody a reçue de son gouvernement est fondée en termes exprès sur son caractère éprouvé de moralité, et sur la certitude que donne ce caractère, du traitement paternel réservé aux Indiens voyageurs.

Il est bien vrai pourtant que souvent ils ont de la tristesse et un violent désir de retourner dans leurs solitudes ; mais l’assurance que rien ne les retient malgré eux leur donne le courage de persévérer le temps nécessaire. Dans leurs moments de loisir, ils reçoivent des visites et se font expliquer par Jeffrey, l’intelligent interprète qui ne les quitte jamais, tout ce qu’ils voient et entendent. Tous les jours M. Wattemare fils consacre deux heures à leur faire un cours d’histoire élémentaire, et il m’a assuré qu’ils l’écoutaient toujours avec intelligence, souvent avec enthousiasme. Le récit des guerres fameuses les passionne ; ils commencent à en comprendre les causes et les résultats ; mais je t’avoue qu’ils ne sont pas encore assez philosophes pour avoir conçu quelque chose de plus grand et de plus beau que l’histoire de Napoléon. C’est déjà beaucoup pour des sauvages, mais probablement ce n’est pas assez pour des peuples belliqueux qui sentent la nécessité de renoncer à la guerre.

C’est donc un spectacle bizarre, bien nouveau pour nous autres badauds de Paris, et fait pour passionner nos artistes, que celui que nous pouvons voir deux fois par jour à la salle Valentino. Au premier aspect, j’éprouvai pour mon compte l’émotion la plus violente et la plus pénible que jamais pantomime m’ait causée. Je venais de voir tous les objets effrayants que renferme le musée Catlin, des casse-têtes primitifs auquels ont succédé maintenant des hachettes de fer fabriquées par les blancs, mais qui, dans le principe, étaient faites d’un gros caillou enchâssé dans un manche de bois ; des crânes aplatis et difformes étalés sur une table, dont plusieurs portaient la trace du scalp, des dépouilles sanglantes, des masques repoussants, des peintures représentant les scènes hideuses de l’initiation aux mystères, des supplices, des tortures, des chasses homériques, des combats meurtriers ; enfin, tous les témoignages et toutes les scènes effroyablement dramatiques de la vie sauvage ; et surtout ces portraits dont l’accoutrement fantastique est varié à l’infini et fait passer la face humaine par toutes les ressemblances possibles avec les animaux féroces. Quand un bruit de grelots qui semblait annoncer l’approche d’un troupeau m’avertit de courir prendre ma place, j’étais tout disposé à l’épouvante, et lorsque je vis apparaître en chair et en os ces figures peintes, les unes en rouge de sang, comme si on les eût vues à travers la flamme, les autres d’un blanc livide avec des yeux bordés d’écarlate, d’autres grillagées de vert et de jaune, d’autres enfin mi-parties de rouge et de bleu, ou portant sur leur fond naturel couleur de bronze l’empreinte d’une main d’azur, toutes surmontées de plumes d’aigle, et de crinières de crin ; ces corps demi-nus, magnifiques modèles de statuaire, mais bariolés aussi de peintures, et chargés de colliers et de bracelets de métal ; ces colliers de griffes d’ours qui semblent déchirer la poitrine de ceux qui les portent, ces manteaux de peaux de bisons et de loups blancs avec des queues qui flottent et qui semblent appartenir à l’homme, ces boucliers et ces lances garnies de chevelures et de dents humaines, la peur me prit, je l’avoue, et l’imagination me transporta au milieu des plus lugubres scènes du Dernier des Mohicans. Ce fut bien autre chose quand la musique sauvage donna le signal de la danse guerrière de l’approche. Trois Indiens s’assirent par terre ; l’un frappait un tambourin garni de peaux, qui rendait un son mat et lugubre, l’autre agitait une calebasse remplie de graines, le troisième raclait lentement deux morceaux de bois dentelés l’un contre l’autre ; puis, des voix gutturales qui semblaient n’avoir rien d’humain, entonnèrent un grognement sourd et cadencé, et un guerrier, qui me sembla gigantesque sous son accoutrement terrible, s’élança, agitant tour à tour sa lance, son arc, son casse-tête, son fouet, son bouclier, son aigrette, son manteau, enfin tout l’attirail échevelé et compliqué du costume de guerre. Les autres le suivirent ; ceux qui jetèrent leurs manteaux et montrèrent leurs poitrines haletantes et leurs bras souples comme des serpents, furent plus effrayants encore. Une sorte de rage délirante semblait les transporter ; des cris rauques, des aboiements, des rugissements, des sifflements aigus, et ce cri de guerre que l’Indien produit en mettant ses doigts sur ses lèvres, et qui, répété au loin dans les déserts, glace d’effroi le voyageur égaré, interrompaient le chant, se pressaient et se confondaient dans un concert infernal. Une sueur froide me gagna, je crus que j’allais assister à une opération réelle du scalp sur quelque ennemi renversé, ou à quelque scène de torture plus horrible encore. Je ne voyais plus, de tout ce qui était devant moi, que les redoutables acteurs, et mon cerveau les plaçait dans leur véritable cadre, sous des arbres antiques, à la lueur d’un feu qui allait consumer la chair des victimes, loin de tout secours humain ; car ce n’étaient plus des hommes que je voyais, mais les démons du désert, plus dangereux et plus implacables que les loups et les ours, parmi lesquels j’aurais volontiers cherché un refuge. L’insouciant public parisien, qui s’amuse avant de s’étonner, riait autour de moi, et ces rires me semblaient ceux des esprits de ténèbres. Je ne revins à la raison que lorsque la danse cessa et que les Indiens reprirent, comme par miracle, cette expression de bonhomie et de cordialité qui en fait des hommes en apparence meilleurs que nous. Malgré sa gaieté, le public avait, je pense, un peu passé par les mêmes émotions que moi ; car, à l’empressement qu’il mettait à serrer la main des scalpeurs, on eût dit qu’il cherchait à se familiariser avec des objets de terreur, mais qu’il ne demandait pas mieux que de s’assurer des rapports de bonne intelligence avec messieurs les sauvages. Je fis comme le public, c’est-à-dire que je me rassurai au point de vouloir lier connaissance avec la tribu, et même j’osai pénétrer dans leur intérieur avec mes enfants, sans trop de crainte de les voir dévorer. Cette visite sera la seconde partie de mon voyage et le sujet d’une seconde lettre.