Relation de l’entrevue de M. Turner avec le Tichou Lama

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Relation de l’entrevue de M. Turner avec le Tichou Lama
Imprimerie impériale (1p. 148-153).


RELATION
DE L’ENTREVUE DE M. TURNER
AVEC LE TICHOU LAMA,
AU MONASTÈRE DE TERPALING,

Incluse dans une Lettre de M. Turner au Gouverneur général, datée de Patnah[1], le 2 mars 1784.

Le 3 décembre 1783 j’arrivai à Terpaling, qui est situé au sommet d’une haute montagne ; il étoit environ midi lorsque j’entrai dans ce monastère, construit depuis peu pour la résidence et l’éducation du Tichou Lama. Il habite un palais, au centre du monastère, qui occupe à-peu-près un mille de circonférence, et qui est entouré de murs. Les divers bâtimens servent à loger trois cents guylongs, destinés à remplir les fonctions religieuses avec le Tichou Lama, jusqu’à ce qu’il soit transféré au monastère et sur le mesned[2] de Tichou-Loumbou. Il n’est point d’usage en ce pays, non plus que dans le Boutan, de faire des visites le jour qu’on arrive : nous passâmes l’après-midi à nous reposer, nous bornant à recevoir et à envoyer des messages de félicitation.

Dans la matinée du 4, j’eus la permission de faire une visite au Tichou Lama. Je le trouvai placé, en grand appareil, sur son mesned, ayant à sa gauche son père et sa mère, et à droite l’officier particulièrement chargé de son service personnel. Le mesned est formé de coussins de soie empilés les uns sur les autres à la hauteur de quatre pieds au-dessus du sol ; il étoit couvert d’une étoffe de soie brodée, et les côtés choient ornés de pièces de soie de diverses couleurs, qui descendoient jusqu’en bas. Sur la demande expresse du père du Tichou Lama, M. Saunders et moi nous étions vêtus à l’anglaise.

Je m’avançai, et, conformément à l’usage, je présentai un mouchoir blanc nommé pelong[3] ; je remis aussi au Lama le présent du Gouverneur général, composé d’un collier de perles et de corail : on plaça le reste devant lui. Après la cérémonie de l’échange des mouchoirs avec son père et sa mère, nous nous assîmes à sa droite.

Une multitude de personnes qui avoient ordre de m’escorter, fut admise en sa présence, et obtint la faveur de se prosterner devant lui. Le jeune Lama se tourna de leur côté, et les accueillit toutes avec un air de bienveillance et d’affection. Son père m’adressa la parole dans la langue du Tibet ; son discours me fut expliqué par l’interprète. Il signifioit que le Tichou Lama étoit dans l’habitude de reposer jusqu’à l’heure où nous avions été introduits ; mais que ce jour-là il s’étoit éveillé de grand matin, et qu’on n’avoit pu le retenir au lit plus long-temps : « Car, ajouta-t-il, messieurs les Anglois étoient arrivés, et le Lama ne pouvoit plus dormir. » Pendant que nous fûmes dans la chambre, j’observai que le jeune Lama détournoit à peine ses regards de nous. Lorsque nos tasses étoient vides, il paroissoit inquiet, renversoit sa tête en arrière, fronçoit le sourcil, et, ne pouvant parler, faisoit du bruit jusqu’à ce qu’on nous eût servi du thé. Il prit du sucre brûlé dans une tasse d’or, qui contenoit des confitures, et, alongeant le bras, il fit signe à ses domestiques de me le donner : il en envoya de même à M. Saunders, qui étoit avec moi. Quoique vis-à-vis d’un enfant, j’étois forcé de dire quelque chose ; car on me donna à entendre qu’il ne falloit pas conclure de son incapacité à répondre, qu’il ne comprit pas ce qu’on lui disoit. Au reste, cette incapacité me dispensoit d’un long discours, et je me contentai de lui dire, en peu de mots, que le Gouverneur général avoit été saisi de douleur en apprenant la nouvelle de son décès arrivé à la Chine ; qu’il n’avoit cessé de déplorer son absence de la terre, jusqu’à ce que sa réapparition eût dissipé le nuage qui avoit enveloppé le bonheur de la nation tibétaine ; et qu’alors il avoit ressenti, s’il étoit possible, une joie plus vive que n’avoit été son affliction. « Le Gouverneur général, ajoutai-je, desire que le Lama continue long-temps d’éclairer le monde par sa présence : il espère que leur ancienne amitié, loin de s’affoiblir, acquerra des forces nouvelles ; que le Lama ne cessera point de témoigner de de la bienveillance à mes compatriotes, et qu’il ouvrira ainsi des relations étendues entre ses adorateurs et les sujets de l’Angleterre. » Tandis que je parlois, le petit Lama avoit le visage tourné de mon côté ; il me regardoit fixement avec l’air de l’attention, et secouoit la tête lentement et à plusieurs reprises, comme s’il eût entendu et approuvé chaque mot, sans pouvoir me répondre. Ses parens, qui m’écoutoient debout, le contemploient d’un air d’affection, et paroissoient charmés de sa tenue. Il n’avoit des yeux que pour nous. Il étoit silencieux et posé, et il ne regardoit jamais ses parens, comme il auroit pu le faire s’il avoit eu besoin d’être dirigé par leurs conseils. Quelque soin qu’on ait pris de former ses manières, j’avoue que sa conduite, en cette occasion, sembloit parfaitement naturelle et spontanée, et que des gestes ou des signes d’autorité n’influoient aucunement sur elle.

La scène où je figurais étoit trop nouvelle et trop extraordinaire, quoique ridicule, ou même absurde, comme elle le semblera peut-être à quelques personnes, pour ne pas exiger de moi l’attention la plus minutieuse.

Le Tichou Lama est maintenant âgé d’environ dix-huit mois. Il ne proférait pas un seul mot ; mais il faisoit des gestes très-significatifs, et se conduisoit avec une bienséance et une dignité étonnante. Son teint est de cette nuance que nous appellerions brune en Angleterre ; mais il est assez coloré. Ses traits sont agréables, ses yeux noirs et petits ; sa physionomie est animée et remplie d’expression ; en un mot, c’est l’un des plus beaux enfans que j’aie vus. Je ne conversai pas beaucoup avec son père. Il me dit qu’il avoit ordre de me garder pendant trois jours, au nom du Tichou Lama, et me pria avec tant d’instance de lui accorder un jour de plus pour son propre compte, que je ne pus me défendre de lui complaire. Il nous invita ensuite, pour le lendemain, à une fête qu’il se proposoit de donner à peu de distance du monastère. Nous acceptâmes, et nous sortîmes après avoir pris congé.

Dans l’après-midi, j’eus la visite de deux officiers de la maison du Lama, chargés l’un et l’autre de son service immédiat. Ils s’assirent et causèrent quelque temps avec moi, me demandèrent des nouvelles de M. Bogle, qu’ils avoient vu tous les deux, me firent observer combien il étoit heureux que le jeune Lama nous eût témoigné une attention particulière, s’étendirent sur la prédilection du dernier Lama pour les Anglois, et me contèrent que son successeur essayoit souvent de prononcer le mot English [Anglois]. J’applaudis à ce récit, dans l’espérance qu’ils fortifieroient sa prévention, à mesure qu’il croîtroit en âge ; et ils m’assurèrent que s’il avoit oublié le nom d’Hastings, lorsqu’il commenceroit à parler, ils lui enseigneroient de bonne heure à le redire.

Dans la matinée du 6, je me rendis encore auprès du Tichou Lama, pour lui offrir des curiosités que je lui avois apportées du Bengale. Une petite montre le frappa beaucoup. Il la fit tenir devant ses yeux, examina long-temps le mouvement de l’aiguille des minutes ; mais son admiration avoit quelque chose de grave, et ne se ressentoit point de son âge. Le cérémonial fut le même que la veille : le père et la mère étoient présens. Je restai environ une demi-heure ; après quoi je me retirai, avec l’intention de retourner prendre congé dans l’après-midi.

Déjà les adorateurs du Tichou Lama commençoient d’arriver en foule pour lui rendre hommage : on n’en admet cependant qu’un petit nombre en sa présence. Ils s’estiment heureux, pourvu qu’on le leur montre par une croisée, et qu’ils aient le temps de se prosterner le nombre de fois prescrit avant qu’il ait disparu. Ce jour-là une bande de Kilmaaks [Tatârs Kalmouks] vint présenter au Lama ses respects et ses offrandes. En revenant de son palais, je les aperçus debout à l’entrée de la place qui est vis-à-vis ; tous avoient la tête découverte, les mains jointes et élevées au niveau de leur visage. Ils passèrent plus d’une demi-heure dans cette attitude, les yeux fixés sur l’appartement du Lama, et leur physionomie exprimant l’inquiétude la plus vive. Enfin on le leur montra, à ce que j’imagine ; car ils élevèrent tout-à-coup leurs mains jointes au-dessus de leurs têtes, les ramenèrent au niveau de leur visage, les abaissèrent sur leur poitrine, et les séparèrent. Afin de se prosterner plus facilement, ils se laissèrent tomber sur leurs genoux, et frappèrent le sol de leurs fronts : cette cérémonie fut répétée neuf fois. Ils s’avancèrent ensuite pour remettre leurs présens, composés de monnoies d’or et d’argent, et des productions de leur pays, à l’officier chargé de les recevoir ; puis, ils se retirèrent avec des marques visibles de satisfaction.

On me dit que ces sortes d’offrandes se renouveloient fréquemment, et qu’elles formoient l’une des sources les plus abondantes de l’opulence des Lamas du Tibet.

Personne ne se croit dégradé par ces humbles salutations. Les Tatârs dont j’ai parlé étoient au service d’un homme distingué par son rang, qui témoignoit encore plus de ferveur que son cortége ; il portoit un riche habillement de satin, bordé de peau de renard, et un bonnet surmonté d’une touffe de soie écarlate, qui, du centre de la forme, se répandoit sur tout son pourtour, et se terminoit par une large bande de fourrure de Sibérie.

Ainsi qu’il étoit convenu, j’allai dans l’après-midi faire ma dernière visite au Tichou Lama. Je reçus de lui des dépêches pour le Gouverneur général, et, de ses parens, deux pièces de satin qu’ils lui envoyoient, avec beaucoup de complimens.

Ils me firent présent d’une veste bordée de peau d’agneau, en m’assurant qu’ils se souviendroient long-temps de moi ; ils ajoutèrent que le Tichou Lama étoit alors un enfant, hors d’état de m’entretenir, mais qu’ils espéroient me revoir lorsqu’il auroit atteint l’âge de raison. Je répondis qu’avec la permission du Lama, je pourrois revenir au Tibet ; que j’attendois avec impatience le temps où il régneroit par lui-même, et que je m’estimerois alors très-heureux d’avoir l’occasion de lui présenter mes respects. Après quelques protestations d’estime mutuelle, je terminai ma visite ; je reçus les mouchoirs, et pris congé. Demain, à la pointe du jour, je continuerai ma route pour le Bengale.

Signé Samuel Turner.
Pour copie conforme :

E. Hay, secrétaire du Gouverneur général

et du Conseil.
  1. پثنه capitale du Béhâr بهار sur le Gange, à 400 milles ouest de Calcutta. On y fait un commerce assez considérable, sur-tout en salpêtre. Quoique M. Rennell et les voyageurs les plus estimés s’accordent à nous attester la haute antiquité de Patnah, qu’ils croient être la Palibothra de Pline, il n’est pas inutile d’observer que cette ville ne se trouve pas mentionnée dans l’Ayïn Akbery : c’est une objection que M. Robertson auroit pu ajouter à celles qu’il a faites à M. le major Rennell, contre l’identité de Patnah et de l’ancienne Palibothra ; opinion, au reste, que ce dernier paroît avoir abandonnée, en substituant Kanoudje à Patnah. Le nom de Patnah, ou Pattanah, dont Pattan est une corruption, signifie ville royale, c’est-à-dire, ville où le roi fait sa résidence, est commun à plusieurs villes de l’Inde, et doit avoir donné lieu à plus d’une méprise parmi les voyageurs. La ville dont nous parlons ici s’étend le long du Gange et de la Soane, à la distance d’environ cinq milles ; mais, dans beaucoup d’endroits, elle n’a qu’une seule rue de profondeur. La construction en est inégale, comme celle de toutes les villes de l’Inde ; de beaux et magnifiques édifices en pierre de taille sont défigurés par le voisinage d’une multitude de misérables cabanes de boue et de paille : les rues sont fort sales. C’est la résidence des chefs politiques et commerciaux, et des tribunaux de la province du Béhâr. Voyez the Memoir for a map of Hindoostan, p. 50-61 ; Pennant’s View of Hindoostan, t. II, p. 223-225 ; Robertson’s Disquisitions concerning &c, the ancient India, p. 356-358 ; Craufurd’s Sketches chiefly relating to the &c. India, t. II, p. 107-113, renfermant une note de M. Rennell, aussi détaillée que curieuse ; Hodges’s Travels in India, p. 1, t. Ier, et p. 100-104 de la traduction française, qui forme les t. IV et V de ma Collection portative de Voyages traduits de différentes langues orientales et européennes. Enfin vous trouverez, sous le n.°X de l’intéressant et magnifique ouvrage de M. Daniell, intitulé Oriental Scenery, une charmante vue de la portion de la ville de Patnah qui est située sur le Gange. (L-s.)
  2. مسند tapis ou coussin sur lequel les Hindous s’asseyent ordinairement dans leurs maisons. Ce mot désigne particulièrement le siége ou le trône d’un souverain. Voyez Rousseau’s Dictionary of Mohammedan law, Bengal revenue, terms Shanscrit, Hindoo, and others words used in the East Indies. (L-s.)
  3. C’est une écharpe de soie blanche, fabriquée en Chine. Il y a des écharpes blanches et des écharpes rouges : les premières se présentent aux supérieurs, les autres se donnent aux personnes d’une moindre considération. Jamais deux personnes ne s’écrivent ou ne se parlent, pour quelque objet que ce soit, sans s’offrir mutuellement une écharpe. Les écharpes blanches indiquent le respect que l’on a pour quelqu’un. La finesse et l’éclat de la blancheur servent à déterminer la considération que l’on veut témoigner à la personne. Deux personnes égales pour le rang changent d’écharpe quand elles se rencontrent : on passe le pelong autour du cou, et on laisse pendre les deux bouts à-peu-près comme ceux de l’étole des prêtres catholiques. (L-s.)