Relation du naufrage que le navire le Courageux a fait sur une des Isles de Bisago

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RELATION
DU NAUFRAGE QUE LE NAVIRE LE COURAGEUX, de Bordeaux, commandé par le Capitaine Compere, a fait ſur une des Iſles de Biſago, & du cruel Eſclavage que les Noirs Barbares de cette Iſle lui ont fait ſouffrir, ainſi qu’à tout l’Équipage dudit Navire.



QUand nous liſons les récits des voyages anciens, nous ſommes preſque tentés de regarder les hommes à qui il eſt arrivé des aventures ſi extraordinaires, comme des êtres d’une autre eſpèce que la nôtre. Nous ne ſongeons pas qu’il arrive de nos jours, à chaque inſtant, des évènemens auſſi étranges, & qui exciteront chez nos deſcendans la même admiration, quand ils ſeront revêtus de ce vernis reſpectable de l’antiquité. On peut mettre de ce nombre le naufrage du navire le Courageux, en 1773. Voici la courte eſquiſſe qu’en a donné le Capitaine Compere, qui commandoit ce bâtiment.


M. Mathurin Vincent, de Bordeaux, me confia la conduite de ſon navire le Courageux, deſtiné à la traite des Noirs. Je ſortis de la rivière de Bordeaux le 3 Février 1773, avec vingt-quatre hommes d’équipage & mon frere qui me ſervoit de ſecond, en tout vingt-ſix hommes ; j’étois intéreſſé dans l’armement de plus de ſoixante-dix mille livres qui abſorboient mon patrimoine & le produit d’un travail de plus de vingt ans. Je ne puis me juſtifier de la témérité d’avoir fait dépendre ma fortune d’un ſeul évènement ; mais une continuité de ſuccès inſpire une confiance préſomptueuſe, & la cupidité ſatisfaite cherche de nouveaux alimens.

Les premiers jours de notre navigation furent heureux ; nous éprouvâmes ensuite l’inconſtance du tems & nous fumes aſſaillis par un coup de vent, qui dura quinze jours : un brouillard épais, ſuivi du calme, me fit dériver ; le navire maltraité ne put gouverner ; les courans me jettèrent ſur une des Iſles de Biſago, qui eſt la plus au Sud & la plus à l’Oueſt. Les batures de Biſago ſont de cinq à ſix lieues plus au large que la carte ne l’indique.

Le brouillard diſſipé ne me laiſſa appercevoir qu’un danger inévitable ; j’épuiſai toutes les reſſources de l’art pour ſauver mon navire, je fus réduit à mettre chaloupe & canot à la mer. Le péril étoit ſi preſſant que nous ne pûmes prendre ni armes ni vivres. Je gagnai la terre, où je me préparai à mettre mes deux petits bâtimens en état de remonter à Gorée ou au Cap de Monte. Pendant que nous croyions être les ſeuls habitans de cette affreuſe terre, nous nous vîmes aſſaillis par environ deux cens cinquante Noirs, armés de fuſils, de piques, de flèches & d’une ſorte d’eſponton, terminé par un large fer : nous étions déſarmés, épuiſés de fatigues, très-inférieurs en nombre, les barbares nous entourent, nous ſaiſiſſent, nous dépouillent & nous amarent. Ces Nègres ſont les plus féroces de toute la côte ; ils n’ont aucunes relations avec leurs voiſins, ce ſont des fugitifs du Continent qui, cherchant l’impunité de leurs crimes, ſe ſont établis dans ces Iſles déſertes, où vivant dans l’indépendance & la misère, ils n’ont de reſſource que dans leur brigandage : un inſtinct brutal leur tient lieu de raiſon & de loix.

Nous fumes conduits tout nuds dans leur village, nous les vîmes rendre des actions de graces au Soleil, d’avoir trouvé une ſi riche proie ; ils offrirent un ſacrifice de bœuf & de chien à cet aſtre qui eſt la ſeule Divinité qu’ils adorent. Tout nous préſageoit que nous allions être immolés à notre tour ; mais leur avarice nous ſauva la vie, ce fut moins un bienfait qu’un arrêt de ſouffrances : condamnés aux travaux les plus pénibles, nous fûmes encore les jouets de leurs caprices féroces ; ils ſe firent un plaiſir barbare de nous faire ſouffrir ; tourmentés par la ſoif, dans ces climats brûlans, on ne nous offrit que du ſang de bœuf pour l’étancher, il falloit boire cette rebutante liqueur dans des crânes d’Européens, que la tempête avoit fait échouer comme nous ſur leur côte, & qui avoient été maſſacrés par eux ; les entrailles de bœuf crues & ſans aſſaiſonnement étoient notre unique aliment ; après avoir travaillé tout le jour dans les bois, on nous laiſſoit pendant la nuit dans la plaine, où nous étions gardés par des ſentinelles impitoyables qui nous défendoient de nous lever, & qui puniſſoient le moindre de nos mouvemens par des coups redoublés.

De vingt ſix que nous étions, trois ſuccombérent à tant d’indignités : condamnés à leur ſurvivre, nous nous trouvions plus à plaindre qu’eux, nous ſemblions n’être plus que des cadavres ambulans, & nous ne nous appercevions plus de notre exiſtence que par le ſentiment de la douleur : ces barbares, ſans être attendris, crurent devoir prévenir notre entier dépériſſement ; notre mort les eût privés de l’avantage de nous vendre ; ils n’auroient hérité que de nos crânes, pour annoblir & pour augmenter leurs trophées. Auſſi avares que cruels, leur cupidité nous conſerva la vie : pour rétablir nos forces épuiſées, ils nous donnèrent des bananes & un peu de maïs ou bled d’Eſpagne, que nous faiſions rôtir ; on changea notre boiſſon & il nous fut permis d’uſer d’eau ; mais on ne nous diſpenſa point de la boire dans des crânes humains.

Ils ſemblèrent n’avoir adouci notre régime, que pour nous rendre plus capables de travaux ; ils nous accablèrent de fardeaux ſupérieurs à nos forces, & quand nous ſuccombions ſous le poids, nous étions relevés par de grands coups de nerfs de bœufs ; notre vie n’étoit plus qu’un ſupplice, lorſque le beau-frère du Roi de Biſago, qui trafiquoit pour le compte d’une Société Portugaiſe, fut jetté par un coup de vent aux bords de cette Iſle ; les Noirs lui firent connoître qu’ils avoient des Eſclaves à vendre. Le Patron de cette Barque étoit Négre : après avoir pris ſes sûretés, il deſcendit à terre, nous lui fûmes préſentés & l’on nous mit à prix.

Un Pere Capucin, Miſſionnaire Portugais, du Couvent du Buiſſon, offrit de nous racheter & de donner la totalité des marchandiſes qu’il avait ſur ſon embarcation, ſon offre parut inſuffiſante & après avoir long-tems diſputé ſur les conventions, il fut arrêté de relâcher ſeize Eſclaves, avec promeſſe de rendre les ſept autres quand on raporteroit d’autres marchandiſes. Dès que les conditions du traité furent acceptées, on nous fit aſſembler en rond, les jambes croiſées comme des Tailleurs. Voici la cérémonie qui fut obſervée pour cette délivrance. Les Noirs coupèrent la tête à vingt-trois poules, qui furent jettées au haſard dans le rond que nous formions ; ces poules ſans têtes ſe relevoient & marchoient un moment, celle qui tomboit morte vis-à-vis de l’un de nous, dénotoit celui qui devoit reſter en eſclavage.

Je fus du nombre des ſeize qui furent délivrés : on nous conduiſit au rivage comme des animaux féroces, & ces barbares, pour prolonger leur empire, nous aſſommoient de coups pendant la marche. Les ſept infortunés qui gémiſſent dans cette horrible captivité, perpétuent la mienne ; mon imagination me tranſporte au milieu d’eux ; mon frere, mon tendre frere eſt du nombre de ces malheureux ; mon neveu qui partage ſa deſtinée, en redouble l’amertume par le ſpectacle de ſes ſouffrances : les cinq autres ſont des François qui ont été mes compagnons & mes amis, tous ont leur famille qui ſ’attendrit ſur leur infortune qu’elle ne peut adoucir ; le malheur de ſept, devient celui de plus de cent perſonnes qui reſſentent de loin leurs maux. Rien n’eſt plus propre à inſpirer du découragement que de leur refuſer une main ſecourable, & cette main doit être puiſſante pour pouvoir briſer des fers à une auſſi grande diſtance. Nous arrivâmes le 4 Avril au Buiſſon, une des Iſles de Biſago, la plus voiſine de la grande terre, cette Iſle appartient aux Portugais : j’obtins du Gouverneur la permiſſion de faire paſſer mon équipage à Séralium, dans l’eſpoir d’y trouver un Navire pour paſſer en Europe. Ces quinze hommes s’embarquèrent le 15 Avril à bord d’une petite barque qui faiſoit voile pour la rivière de Séralium où ils arrivèrent heureuſement ; un navire Anglois a dû les conduire à Saint-Domingue, & depuis notre ſéparation j’ignore leur deſtinée.

Pour moi, je m’embarquai dans une barque Portugaiſe pour aller joindre mon équipage ; mais je me trouvois ſi débile, & ſi exténué, que le Patron croyant ma mort aſſurée, en ne m’exprimant que par ſignes, m’abandonna à terre aux Iſles de l’Oſte ou Iſles perdues ; mes ſupplications ne purent toucher ſon cœur impitoyable.

Un heureux haſard fit aborder un canot Anglois, qui venoit pour traiter du riz dans cette Iſle ; le Capitaine étonné de trouver un Européen ſur cette côte ſ’attendrit ſur ma deſtinée, il daigna me recevoir ſur ſon bord, où je reſtai juſqu’au 3 Mai, jour où je vis aborder un petit bâtiment Français, venant du Pont-en-Digue ; il avoit dérivé & ne ſachant alors où il étoit, il ſe félicita de trouver en moi le ſeul homme qui pût lui fournir des inſtructions.

Ce petit bâtiment étoit aux ordres de M. l’Abbé Demanet, que des perſonnes de la première diſtinction avoient chargé de cette opération. Le Patron qui étoit un Provençal, n’étoit pas aſſez inſtruit pour regagner Gorée, & ce fut moi qui le tirai d’embarras : nous y arrivâmes ſans avoir eſſuyé aucune perte, M. Boniface, Commandant de Gorée me fit embarquer ſur la corvette du Roi l’Afrique, en qualité de ſecond Capitaine.

Après tant de traverſes, je ne demande que les moyens d’aller délivrer mon Frere & mes Compagnons. Je cherche des Protecteurs qui veuillent bien me ſeconder dans cette entrepriſe, pour arracher ces ſept innocentes victimes à une mort qui ſe préſente ſans ceſſe à leurs yeux.


Ce ſouhait a été rempli. Le Roi, la Reine, reſpectés, chéris dès-lors ſous un autre titre, ſe ſont empreſſés de contribuer, par des ſecours pécuniaires, à leur délivrance. Un célèbre Négociant de la Rochelle, nommé M. de Nairac, conſtitué par M. de la Touche-Tréville, Capitaine de Vaiſſeaux, Agent de leur bienfaiſance, a dignement répondu à un choix ſi honorable. Il a équipé à ſes frais deux bâtimens, qui ont réuſſi à ramener en France quatre de ces captifs : les trois autres étoient morts.


AVEC PERMISSION.