Relation envoyée de Brest au sujet d’un monstre ou homme marin

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RELATION
ENVOYÉE DE BREST,
Au ſujet d’un Monſtre, ou Homme Marin.


LES vents étant à l’Eſt, nous étions à trente braſſes d’eau, lorſqu’à dix heures du matin il parut à bord de nous un Homme Marin près du Navire : premierement à bas-bord où étoit le Contre-Maître, nommé Guillaume Lomone, qui prit une gaffe pour le tirer à bord ; mais notre Capitane nommé Olivier Morin, l’en empêcha, craignant qu’il ne l’entraînât avec lui à la mer. Ledit Lomone lui donna ſeulement un coup ſur le dos ſans le piquer, pour l’engager à ſe retourner, afin de le mieux conſiderer. Quand le Monſtre ſe ſentit frapé, il preſenta le viſage, les deux mains fermées, comme s’il eût marqué de la colere, enſuite il fit le tour du Navire ; & quand il fut à l’arriere, il ſaiſit avec ſes deux mains le gouvernail, en nous obligeant de l’aſſûrer avec deux pallans, de crainte qu’il ne l’endommageât. Delà il paſſa à tribord en nageant toûjours de la même maniere que les hommes nagent. Lorſqu’il fut à notre avant, il conſidera quelque temps la figure qui étoit à notre prouë, laquelle repreſentoit une belle femme ; après quoi il prit la ſoubarbe du Beau-pré, & s’éleva hors de l’eau, comme s’il eut voulu prendre cette figure ; tout cela ſe paſſa à la vûe de tout l’équipage. Il revint enſuite à bas-bord, où on lui preſenta une moluë pendu avec une corde, il la mania avec ſes mains ſans l’endomager, après quoi il s’éloigna à la longueur d’un cable ; puis il revint à nôtre arriere, où il reprit de nouveau le gouvernail. Dans ce moment le Capitaine Morin fit preparer un harpon pour le harponner, & le prit lui-même pour lui lancer le coup ; mais le cordage du harpon s’étant embaraſſé, il manqua ſon coup, & le manche du harpon frapa ſeulement le Monſtre qui ſe retourna, en preſentant son viſage comme il avoit fait la premiere fois ; enſuite il repaſſa en nôtre avant, où il s’attacha de nouveau à conſiderer nôtre figure de prouë. Le Contre-Maître ſe fit aporter le harpon, mais la peur le prit, & il n’oſa lancer ſon coup, s’imaginant que ce Monſtre étoit le nommé LA COMMUNE, qui s’étoit tué lui même dans le Vaiſſeau l’année précedente, & qui avoit été jetté à la Mer dans ce même parage : il ſe contenta de le pouſſer par le dos avec la tranche du harpon ; & lorſqu’il ſe ſentit touché, il retourna ſon viſage, comme il avoit fait les autres fois ; enſuite il vint le long du bord, de maniere qu’on auroit pû lui donner la main. Il eut la hardieſſe de prendre un cordage que tenoient Jean Maſier & Jean Desffiette, qui ayant voulu lui arracher des mains, le tirerent du côté du bord, mais le cordage étant au bout, il ſe laiſſa retomber à l’eau, après quoi il s’éloigna d’une portée de fuſil. Il revint auſſitôt près du bord, & s’élevant hors de l’eau juſqu’au nombril, nous remarquâmes que ſon ſein étoit auſſi gros que celui d’une femme du meilleur embompoint ; il ſe retourna enſuite ſur le dos, & nous laiſſa voir ſa nature, ſemblable à celle d’un cheval entier ; il fit derechef le tour du Navire, & paſſant à nôtre arriere, & ayant le dos tourné, il s’éleva hors de l’eau, & fit ſes neceſſités, après quoi il s’éloigna, & nous ne l’avons plus revû.

Je juge que depuis les dix heures juſqu’a midi que ce Monſtre a eſté le long de nôtre bord, ſi la peur ne s’étoit pas répanduë dans l’équipage, on auroit pû le prendre pluſieurs fois avec la main, n’étant éloigné que de deux pieds. Cet homme Marin a environ huit pieds de long, la peau eſt brune & bazannée, ſans nul écaille, tous ſes mouvemens ſemblables à ceux des hommes ; les yeux bien proportionnez, la gueulle petite, le nez fort camard, large & plat, les dents tres-blanches, les cheveux noirs & droits, le menton couvert de barbe mouſſeuſe, des eſpeces de mouſtaches ſous le nez, les oreilles comme celles des hommes, des nageoires entre les doigts des mains & des pieds comme les canards, ſemblable en un mot à un homme bienfait : ce qui eſt certifié veritable par le Capitaine Olivier Morin, de Jean Martin Pilote de la Marie de Grace, & de tout l’Equipage compoſé de trente-deux perſonnes.


Je ſouſſigné Me-és-Arts en l’Univerſité de Paris, ay lù par ordre de Monſieur le Lieutenant General de Police, une Relation envoyée de Breſt, au ſujet d’un Monſtre, ou Homme Marin, dont on peut permetre l’Impreſſion. A Paris, ce neuviéme jour d’Août 1725   PASSART.


Permis d’imprimer ce quatorziéme jour d’Août 1725. RAVOT D’OMBREVAL.


Regiſtré ſur le Livre de la Communauté des Libraires & Imprimeurs de Paris, no 1399. conformement au Reglement, & notamment à l’Arreſt de la Cour du Parlement du 3. Decembre 1705. A Paris, ce 22. Août 1725. Signé, BRUNET, Syndic


De l’Imprimerie de Charles Osmont, ruë S. Jacques, à l’Olivier.