Relation historique de la peste de Marseille en 1720/16-1
BREF DE N. S. PERE
LE PAPE
A M. L’EVEQUE DE MARSEILLE.
CLEMENT P. P. XI.
ÔTRE Venerable Frere Salut
& Benediction Apoſtolique. Nôtre
affection particuliere & nôtre tendreſſe
paternelle pour vôtre Ville,
nous a fait reſſentir une vive & juſte
douleur en aprenant par les nouvelles
publiques qu’elle eſt affligée par
la Peſte. Quoyque nous craignions
que les péchés des hommes & les nôtres
principalement n’ont pas peu contribué
à cette calamité, puiſque le
Seigneur a coûtume de ſe ſervir de
ces ſortes de fleaux pour faire éclater
d’une maniere indubitable ſa colere
contre les peuples ; Cependant nôtre
Cœur affligé n’a pas été peu conſolé
dans la penſée que cette même
Ville eſt gouvernée par un Evêque plein
de probité, de vigilance, de pieté &
de zéle qui ne manquera pas non-ſeulement
de procurer exactement à ceux
qui ſeront atteins de cette maladie,
tous les ſecours ſpirituels & temporels
qui pourront dépendre de luy ?
Mais qui encore dans ces jours de colere
faiſant la fonction de reconciliateur,
fera tous ſes efforts pour détourner
l’indignation divine par ſes
pieuſes & ferventes Prieres. Cette
idée avantageuſe que nous avions
conçûë de vous a pleinement été confirmée,
par tout ce que nous avons
entendu dire, par les lettres de pluſieurs
perſonnes, & même par celle
que vous avez écrit le quatriéme du
mois d’Aouſt, à Notre Cher Fils de
Gay Chanoine Penitentier d’Avignon,
que l’on nous a fait voir depuis peu
de jours, c’eſt par toutes ces lettres
que nous avons appris qu’à l’exemple
du bon Paſteur vous êtes prêt de
donner vôtre vie pour vos brebis
confiées à vos ſoins, de viſiter même
ſouvent ceux qui ſont frapés de peſte,
de les conſoler avec une tendreſſe paternelle,
de les exciter par des avis
convenables à leur état d’avoir recours
à la Divine bonté pour en obtenir
le pardon de leurs pechez, de
leur adminiſtrer vous même de vos
propres mains les Sacremens de l’Egliſe,
& qu’à l’égard de ceux qui ont
moins à ſouffrir de la maladie que de
la faim, vous recherchez tous les
moïens de leur fournir les alimens
neceſſaires pour la conſervation de
leur vie, & enfin que vous rempliſſez
parfaitement tous les devoirs d’un
bon & très vigilant Evêque. Nous
ſommes donc remplis de conſolation
& pénétré de joye en vous voyant
animé de cette parfaite Charité qui
ne connoît point de peril, qui dans
un temps auſſi neceſſaire fait que
vous ne fuyés aucune peine, que vous
n’évitez aucun des dangers inſeparables
de la Contagion, & que vous
n’étes point arrêté par la crainte d’une
mort qui a paru à la pieté des premiers
Fideles n’être guere moins glorieuſe
que le martyre lorſque l’on s’y
eſt volontairement expoſé par les motifs
d’une veritable pieté & d’une foy
accompagnée de force & de courage.
C’eſt ce qui nous fait croire que Dieu
a envoyé cette funeſte Contagion,
& afin que les contumaces ſentant la
peine du péché ſoient forcés à baiſſer
enfin leurs têtes orgüeilleuſes & à
rendre à ce St. Siège l’obéiſſance qu’ils
luy doivent ; & afin que vous ayez
vous-même un plus vaſte champ d’exercer
votre ſinguliere vertu & d’augmenter
vos merites. Mais comme la
ſollicitude Pontificale exige de nous
que nous ne nous contentions pas de
vous donner les loüanges que vous
méritez en rempliſſant ſi dignement
le devoir Paſtoral ; Mais que ſans attendre
que vous nous en priés nous
donnions à vôtre zéle tous les ſecours.
Spirituels & Temporels qui dependent
de nous, ouvrant les Treſors de
l’Egliſe, dont le Très-Haut a confié
la diſpenſation à nôtre humilité. Nous
avons accordé dans les preſentes neceſſités
pluſieurs Indulgences au Clergé
& au peuple commis à vos ſoins,
comme vous le verrez plus amplement
dans le Bref particulier qui
vous ſera remis avec celuy-cy. Nous
avons outre cela ordonné que l’on
achetat de nos deniers & que l’on
vous envoyât le plûtôt qu’il ſera
poſſible environ deux mille Boiſſeaux ou
Roubiés de Froment meſure Romaine,
afin que vous puiſſiez comme vous
le jugerez à propos le diſtribuer gratis
aux Pauvres comme un témoignage
de nôtre tendreſſe paternelle. Nous
ne ceſſerons au reſte de conjurer avec
humilité le Dieu tout-puiſſant de faire
reſſentir au plutôt à vôtre Troupeau
les effets de ſes Miſericordes,
leſquelles en banniſſent puiſſamment
toutes ſortes d’erreurs, & les delivrent
de tout ce qui peut cauſer ſa
perte. En vous ſouhaitant enfin de
tout notre cœur nôtre Venerable Frere
le ſecours continuel de la grace
de Dieu nous vous donnons avec tendreſſe
nôtre Benediction Apoſtolique.
Donné à Rome à Sainte Marie Majeur
ſous l’anneau du Pecheur le 14.
jour de Septembre 1720, & de Nôtre
Pontificat le vingtieme.
Otre Venerable Frere Salut &
Benediction Apoſtolique. Ayant
apris avec une très ſenſible douleur
que la peſte eſt dans vôtre Ville de
Marſeille & peut-être dans d’autres
lieux de vôtre Dioceſe, & comme il
eſt à craindre ce qu’à Dieu ne plaiſe,
que la Contagion ne paſſe encore
dans d’autres endroits du même Diocéſe,
Nous voulant contribuer à la
conſolation ſpirituelle & au ſalut de
ceux qui ſont frapez de Peſte ou
qui le ſeront dans la ſuite, (ce que
nous ſoûhaittons ne pas arriver) ainſi
qu’à la conſolation & au ſalut de
ceux qui ſerviront ces ſortes de malades,
nous confiant en la Miſericorde
du Dieu tout-puiſſant & à l’Autorité
de ſes bien-heureux Apôtres Pierre
& Paul, Nous accordons Indulgence
pleniere de tous leurs pechez
à tous les Fideles de l’un & de l’autre
ſexe de la Ville & du Diocéſe de Marſeille
qui ſeront infectez de peſte,
(ce que nous prions la bonté Divine
de ne pas permettre,) Nous accordons
une ſemblable Indulgence aux
Prêtres qui adminiſtreront les Sacrements
aux Peſtiferez ou à ceux qui
ſont ſoupçonnez de l’être, aux Medecins,
Chirurgiens qui travailleront
à leur guériſon, à tous ceux qui
donneront du ſecours à ces malades
dans leurs neceſſitez, aux ſages femmes
qui aſſiſteront dans leur accouchement
les femmes atteintes de Peſte
ou ſoupçonnées de l’être, aux nourrices
qui allaiteront leurs Enfans, à
ceux qui conduiront des perſonnes
qui ont la peſte ou qui en ſont ſoupçonnées
aux Hôpitaux, aux petites
Habitations ou autres lieux deſtinez
ou qui le ſeront pour en avoir ſoin,
à ceux auſſi qui porteront à la ſepulture
les Corps de ces ſortes de perſonnes
ou qui les enſeveliront, &
enfin à tous les Fideles de l’un & de
l’autre ſexe qui donneront aux peſtiferez
ou à ceux qui ſont ſoupçonnez
de l’être à manger ou à boire, ou
leur rendront quelqu’autre ſervice
neceſſaire ; à ceux qui les viſiteront &
conſoleront, ou qui auront ſoin
d’eux de quelle maniere que ce puiſſe
être pour le Spirituel ou Temporel,
ou qui exerceront envers eux quelqu’œuvre
de miſericorde une fois la
ſemaine, ſi étant veritablement Penitens
& Confeſſez & ayant reçû la
Sainte Communion, ils recitent le
Chapelet ou la troiſiéme partie du
Roſaire de la bienheureuſe Vierge
Marie, ou les ſept Pſeaumes Penitentiaux.
Nous accordons auſſi dans le
Seigneur Indulgence pleniere & remiſſion
de leurs pechez à l’Article de
leur mort à ceux qui frapez de peſte
veritablement Penitens après s’être
Confeſſez & avoir reçû la Ste. Communion,
ou s’ils ne le peuvent faire
étant au moins contrits invoqueront
de bouche ou s’ils ne le peuvent au
moins interieurement le Sacré nom
Jeſus. Voulant encore tirer des Treſors
de l’Egliſe & donner aux morts
les ſecours convenables ; Nous accordons
que toutes les fois que quelque
Prêtre que ce ſoit, Séculier ou
Régulier, dira à un des Autels que
vous aurez déſigné dans la Ville ou
dans le Dioceſe de Marſeille, la Meſſe
pendant le tems de la contagion,
pour le repos de l’ame de quelque Fidéle
que ce ſoit, décedé de peſte, &
détenu en Purgatoire, il gagne Indulgence
par voie de ſuffrage, en ſorte
que par les merites de Jeſus-Chriſt,
de la Bienheureuſe Vierge Marie, &
des Saints, il ſoit délivré des peines
du Purgatoire. Dérogeant en tant que
de beſoin à nôtre Conſtitution de non
concedendis indulgentiis ad inſtar, & à
toute autre Conſtitution & Ordonnance
Apoſtolique qui y ſoit contraire.
Les préſentes valables ſeulement
pour ſix mois, à compter du jour de
leur publication, & ſeulement pendant
que la contagion durera. Donné
à Rome à Ste. Marie Majeur, ſous
l’Anneau du Pécheur, le 15. jour de
Septembre 1720. de nôtre Pontificat
le 20.
Enry François Xavier de Belſunce de Caſtelmoron,
par la Providence Divine, & la grace
du St. Siége Apoſtolique, Evêque
de Marſeille, Abbé de Nôtre-Dame
des Chambons, Conſeiller du Roy
en tous ſes Conſeils : Au Clergé
Séculier & Regulier de cette Ville, Salut
& Benediction en Nôtre-Seigneur Jeſus-Chriſt.
Les Prêtres tant Seculiers que Reguliers pourront gagner l’Indulgence accordée pour les Morts par Nôtre St. Pere le Pape, en diſant la Meſſe dans nôtre Cathedrale à l’Autel du St. Sacrement, & dans toutes les Egliſes des Parroiſſes & des Communautés de cette Ville, au Maître Autel. Dans les Egliſes des Parroiſſes des Succurſales ou des quartiers du reſte de nôtre Dioceſe également au Maître Autel. Dans la Ville de la Ciotat au Maître Autel de la Parroiſſe, & à celui des Peres Capucins & Minimes, & dans celle d’Aubagne à celui de la Parroiſſe & des Obſervantins ſeulement. Nous conjurons tous les Prêtres de nôtre Dioceſe Seculiers & Reguliers, de profiter de cette occaſion, pour procurer la délivrance de tant de milliers de perſonnes qui ſont mortes pendant cette contagion, & pour leſquelles on ne ſonge pas encore à faire faire aucune priere. Nous leur recommandons expreſſement de demander à Dieu dans leurs prieres la conſervation du Saint & Charitable Pontife, dont nous recevons dans ce jour de larmes & de déſolation des marques de bonté ſi conſolantes, ſi précieuſes pour nous, ſi avantageuſes & ſi honnorables pour Marſeille. NOUS Ordonnons enfin à tous les Prêtres de nôtre Dioceſe Seculiers ou Reguliers, de dire chaque ſemaine une fois lorſqu’il y aura un jour libre la Méfié pro vitanda mortalitate, qu’ils trouveront dans le Miſſel. Donné à Marſeille le 9. Octobre 1720.
La contagion cependant continuë ſes ravages pendant tout Septembre, & ſi ſur la fin de ce mois elle ſemble s’adoucir, c’eſt que bientôt elle ne trouve plus rien à dévorer. Les familles ſont déja fort éclaircies, la plûpart des maiſons déſertes, & le peuple effrayé de tant de malheurs, ſe reſſerre plus que jamais. On commence pourtant à voir quelques perſonnes dans les ruës, mais ce ſont des malades échapés à la fureur du mal, & qui ſont obligés de ſortir, pour aller prendre leurs neceſſités : ils vont tous boitants, s’apuyant ſur un bâton avec des viſages pâles & défaits, marchant d’un pas lent, & contraints de s’arrêter de tems en tems pour reprendre des forces. C’eſt ici un changement de décoration dans toute la Ville, non moins pitoyable que la premiere. L’un ſe plaint d’être reſté ſeul de toute ſa famille, l’autre d’avoir perdu ſon pere & ſa mere, ceux-ci de n’avoir pû conſerver aucun de leurs enfants ; chacun tâche d’exciter la pitié des autres par le récit de ſes pertes & de ſes diſgraces, & tous s’en conſolent par le plaiſir qu’ils ont d’être échapés. Une heureuſe prévention ſe répandit alors que cette maladie n’étoit pas ſujette aux rechûtes, & que ceux qui en avoient été guéris, ne pourroient plus la reprendre : nous dirons dans la ſuite ce qu’il en eſt. Cette opinion publique procura de nouveaux ſecours à nos malades ; car ceux qui étoient rechapés, ſe livrerent librement à ſervir les autres malades. Il eſt vrai qu’ils les faiſoient rançonner ; mais que ne donneroit-on pas quand on eſt dans cet état ? Tous ces nouveaux ſecours releverent les courages abatus, ranimerent la confiance, & les malades commencerent d’être ſecourus. Ainſi finit avec le mois de Septembre le ſecond periode de cette peſte ſi terrible, par les plus cruelles déſolations dans les familles, & par la plus affreuſe mortalité dans toute la Ville.