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Relation historique de la peste de Marseille en 1720/Texte entier

La bibliothèque libre.
 : Observations en fin de livre.
Pierre Marteau (p. Gt.-512).

RELATION

HISTORIQUE

DE LA PESTE

DE

MARSEILLE

En 1720.

Relation historique de la peste de Marseille en 1720, 1721 - Marque-Imprimeur
Relation historique de la peste de Marseille en 1720, 1721 - Marque-Imprimeur

A COLOGNE,
Chez Pierre Marteau,
Imprimeur-Libraire,

M. DCC. XXI.
Relation historique de la peste de Marseille en 1720, 1721 - Bandeau 1
Relation historique de la peste de Marseille en 1720, 1721 - Bandeau 1

PREFACE.



LA Relation d’une peſte eſt moins l’hiſtoire de la maladie, que celle des ravages qu’elle a faits, & des déſordres qui l’ont ſuivie. Telle eſt la relation que nous donnons de la peſte de Marſeille, dans laquelle nous propoſons ſeulement de décrire les malheurs de cette Ville, la maniere dont la peſte s’y eſt introduite, les progrès & les ravages qu’elle y a faits, & les meſures qu’on a priſes pour les arrêter ; ſans nous engager à parler de la maladie, de ſes ſymptômes, de ſa cauſe, & de la maniere de la traitter. Peu verſés dans les matieres de Medecine, nous n’aurions donné que des idées fort imparfaites de toutes ces choſes. Cependant pour ne rien omettre de tout ce qui peut contenter la curioſité des Lecteurs ſur cet article, nous avons emprunté les obſervations de Mr. Bertrand Medecin de cette Ville, dont la ſincerité ne ſçauroit nous être ſuſpecte, que l’on trouvera à la fin de cette hiſtoire, elles ſont faites d’après nature, je veux dire ſur les malades qu’il a traités, ſur la triſte expérience qu’il a faite lui-même de la maladie, & ſur celle de toute ſa famille. On attend de ce Medecin un Traité complet ſur cette matiere : le peu d’étenduë qu’il a donné à ſes obſervations, ſemble nous le promettre, & nous donner lieu de croire qu’il s’eſt reſervé bien des choſes pour ce Traité, qui joint à cette relation, ne laiſſeroit rien à deſirer ſur La peſte de Marſeille.

Nous croyons devoir prévenir quelques plaintes qu’on pourroit nous faire. Telle eſt celle d’avoir donné des loüanges à toute ſorte de perſonnes, reproche qu’on a déja fait à ceux qui ont donné de ſemblables relations avant nous. Mais pouvoit-on les refuſer ces loüanges à ceux qui ſe ſont ſacrifiés au ſalut public dans une ſi périlleuſe occaſion ; puiſque, ſelon St. Denis d’Alexandrie[1], cette ſorte de mort n’eſt pas moins glorieuſe que le martyre. Nous n’avons donné à tous les autres aucun de ces éloges flateurs, qui n’ont d’autre principe que l’interêt, ni d’autre motif que la reconnoiſſance, libres des engagemens de celle-ci, & exempts des ſoupçons du premier, nous ne faiſons que raporter des faits publics & avérés, mais nous n’avons pas crû devoir raconter des actions dignes de loüanges d’une maniere ſimple & toute unie. Du reſte nous conſentons volontiers que ceux, qui par leur vigilance & leur zele, croiront meriter des éloges plus magnifiques, joüiſſent de la gloire que cette relation fera réjaillir ſur eux : comme nous ne pouvons pas empêcher que quelqu’un ne ſe trouve offenſé par la vérité qui reſultera des faits, que nous ne ſçaurions ni taire, ni déguiſer ſans la trahir, nous n’avons pourtant laiſſé échaper dans cette hiſtoire aucun de ces traits offenſans que dicte la paſſion, & que le reſſentiment inſpire.

Les Medecins de Montpellier ſont les ſeuls qui pourroient s’en plaindre. Nous n’avons pas prétendu dans ce que nous en avons dit ravaler leur merite, ni ternir leur réputation ; nous conſentons qu’ils joüiſſent paiſiblement de l’un & de l’autre, mais nous n’avons pas crû devoir diſſimuler nos ſentimens ſur l’affectation qu’ils ont marquée en toute occaſion de déprimer les autres Medecins, de renverſer les idées les plus naturelles de la maladie, d’accommoder la verité des faits à leurs vûës, & tout cela pour donner crédit à une opinion auſſi contraire au bien public, qu’à l’experience de tous les ſiécles, & ſur tout à celle que nous venons de faire dans cette triſte conjoncture. D’ailleurs le jugement que nous portons de leurs ouvrages eſt moins le nôtre que celui du public. Pouvoit-on ſe diſpenſer d’en rendre compte ? Nous devions également aux Médecins de Marſeille une juſtification des injuſtes ſoupçons qu’on a répandu contre eux ; témoins de la conduite des uns & des autres, & libres de toute prévention, nous ne faiſons qu’en raporter ce qui s’eſt paſſé ſous les yeux de toute une Ville. Si on trouve que les uns & les autres reviennent un peu trop ſouvent ſur la ſcene, on doit conſiderer que dans une tragedie de peſte, les Medecins ſont des principaux Acteurs, & par conſequent qu’ils y doivent joüer les plus longs rôles.

On nous reprochera peut-être encore la varieté du ſtyle ; il eſt vrai qu’il paroit moins uni & plus figuré en certains endroits qui nous ont paru le demander, nous pourrions nous autoriſer en cela par l’exemple de tous les Hiſtoriens, & les étaler ici, ſi nous avions voulu faire une Preface dans les formes. Comme on trouvera ſouvent le mot d’Infirmeries dans le cours de cet Ouvrage, & qu’on entend communément par ce mot un Hôpital deſtiné pour les peſtiferés, nous avons crû devoir avertir qu’il n’eſt jamais pris en ce ſens dans cette relation, & que par Infirmeries on doit toûjours entendre l’endroit où l’on met en quarantaine les perſonnes & les marchandiſes qui viennent du Levant & autres Pays ſuſpects, & dont on trouvera une legere deſcription dans le Chapitre troiſiéme.

Il reſteroit à dire quelque choſe ſur l’utilité de cet ouvrage. Elle ſe préſente d’elle-même, tant pour Marſeille, que pour les autres Villes. On y verra la maniere dont la peſte ſe gliſſe & s’introduit dans un lieu, comment elle s’y dévelope & s’y répand. Par quels progrès elle parvient à ce dernier dégré de violence, où elle fait tant de ravages, comment elle diminuë & finit inſenſiblement, quelles en ſont les ſuites. On y aprendra à ſe méfier de ces commencemens captieux, qui trompent preſque toûjours la vigilance des Magiſtrats, & à prévenir, par de ſages précautions priſes à l’avance, le trouble & les déſordres qu’elle traîne après elle. Enfin Marſeille y verra ce qu’elle doit craindre, & les meſures qu’elle doit prendre, ſi jamais le Seigneur vouloit encore l’affliger de ce terrible fleau, & les autres Villes y trouveront à profiter de ſon exemple. C’eſt le but qu’on s’eſt propoſé dans cette relation, dans laquelle on s’eſt fait une loi de ne raporter que des faits publics & conſtants, ſans entrer dans les vûës & dans les deſſeins de ceux qu’ils regardent. S’il y en a quelques-uns de peu d’importance, ſi l’attention qu’on a eûë à marquer certaines dattes, & à nommer certaines perſonnes inconnuës hors de cette Ville, paroit trop ſcrupuleuſe, pour ne pas dire tout-à-fait inutile, on ne l’a fait qu’en certains endroits où cela a paru neceſſaire par raport aux perſonnes qui ſont ſur les lieux, & qui auroient pris ces ſortes d’omiſſions pour un défaut de ſincérité & d’exactitude. Au reſte, on n’a rien exageré dans les deſcriptions que l’on a faites des malheurs de Marſeille ; on oſe même aſſûrer qu’elles ſont encore au-deſſous de la vérité. Si nous n’avons pû les retracer, ſans renouveller toutes nos douleurs, on ne pourra guére les lire ſans être attendri ſur la mort de tant de malheureux, ſur la déſolation de tant de familles, & ſur la miſere d’un peuple affligé du plus terrible châtiment que Dieu puiſſe envoyer à des hommes criminels.


Relation historique de la peste de Marseille en 1720, 1721 - Bandeau 2
Relation historique de la peste de Marseille en 1720, 1721 - Bandeau 2

RELATION
HISTORIQUE
De la Peſte de Marſeille.
En 1720.



CHAPITRE PREMIER


Les malheurs de la peſte. Elle eſt un fleau du Ciel. Differentes peſtes qui ont affligé Marſeille.



DE toutes les calamités publiques la peſte eſt conſtamment la plus cruelle & la plus terrible. La guerre & la famine ne préſentent rien de ſi affreux, que ce que l’on voit dans une Ville affligée de ce malheur. On peut, par la ſoûmiſſion & par l’obéiſſance, fléchir la colere d’un puiſſant ennemi, ſe dérober à ſa fureur par la fuite, la repouſſer par une vigoureuſe reſiſtance. On peut arrêter la rapidité de ſes conquêtes, par l’opoſition d’une Place, que l’art d’accord avec la nature, auront mis en état de le laſſer, par une longue défenſe. On peut trouver, dans la force de ſes remparts, un aſile à ſa foibleſſe, & obtenir, à la faveur d’un courage opiniâtre, une honorable compoſition.

Quelqu’affreux que ſoit le ſpectacle d’une Ville ſaccagée, il ne dure que quelques heures, ou tout au plus que quelques jours. Le Soldat avide de piller, eſt bientôt raſſaſié de ſang & de carnage : ſenſible aux malheurs des vaincus, il accorde ſouvent la vie à leurs larmes ou à leur liberalité. Quelque general que ſoit ce maſſacre, on épargne preſque toûjours ceux que la foibleſſe de l’âge & du ſexe rend innocens du crime commun : enfin, ſouvent le premier ſang répandu, excite la pitié du vainqueur, & procure aux autres un pardon & une amniſtie génerale.

La famine n’entraîne les derniers malheurs, que quand elle eſt génerale & univerſelle. On n’a preſque jamais vû de ces ſortes de famines. Dans celles qui ſont particulieres, & dans une ſeule contrée, on trouve toûjours dans la charité, ou dans l’avarice de ſes voiſins, une reſſource à ſa diſette ou à ſon indigence ; & le plus grand mal qu’elles puiſſent faire, c’eſt d’obliger ceux qu’elles affligent, à chercher, par une vie errante & vagabonde, dans les pays étrangers, les moyens de conſerver une vie, qu’ils auroient vû finir dans la langueur, en reſtant dans leur propre pays.

Les malheurs de la contagion ſont bien plus accablans, plus longs, & plus affreux. C’eſt un ennemi implacable, dont les traits ſont d’autant plus dangereux, qu’ils ſont inviſibles & plus répandus, contre leſquels les précautions les plus exactes ſont ſouvent vaines & inutiles ; & tous les ſecours humains ne ſont qu’une foible reſſource : dans peu de jours, elle fait un déſert affreux de la ville du monde la plus peuplée & la plus opulente, & la remplit d’horreurs & de miſere. Le culte divin ſuſpendu, les Temples fermés, les exercices publics de Religion prohibés, les honneurs de la ſepulture défendus, augmentent l’horreur de ce ſpectacle.

La contagion fait ceſſer le commerce dans une ville ; elle ſemble y diſſoudre la ſocieté, interdire aux hommes la communication des ſecours mutuels qui l’entretiennent, rompre toutes les liaiſons du ſang & de l’amitié, abolir l’amour conjugal, éteindre même l’amitié paternelle. Toutes ſes ſources des ſecours humains taries, laiſſent les malades dans un trouble & un abandonnement plus cruels que la mort même.

On voit les habitans d’une même ville s’éviter & ſe fuir ; chacun craint de recevoir quelque impreſſion mortelle de ceux à qui il donne la même crainte : tout le monde s’enferme & ſe reſſerre, tout devient ſuſpect & dangereux ; les alimens les plus neceſſaires ne ſont pris qu’avec les précautions les plus gênantes ; & le métail le moins ſuſceptible d’impreſſion, n’eſt reçû qu’avec les ménagemens les plus ſcrupuleux. Chaque particulier ſemble former une ſocieté à part, & voudroit pouvoir ſe reſerver juſqu’à l’air qu’il reſpire.

Cette peine d’une attention continuelle à ſe garantir d’un mal, qui ne reſpecte ni âge, ni ſexe, ni condition, deviendroit plus douce, par le plaiſir qu’on auroit de ſe conſerver, ſi on ne tenoit qu’à ſoi-même, & ſi les allarmes continuelles où l’on eſt pour des amis qu’on eſtime, ou pour des parens que l’on aime, ne troubloit la douceur de ce plaiſir. Tous les jours on apprend la chûte de quelqu’un de ceux pour qui on s’intereſſe ; & le chagrin qu’on a de les ſçavoir malades, devient bientôt plus amer & plus cuiſant par la nouvelle de leur mort. Triſte ſituation, où l’on ne peut ſauver ſa vie que par des ſoins infinis, qui ne délivrent pas de la crainte de la perdre à tout moment, ni du cruel chagrin de voir perir ceux que l’on aime.

Chacun attentif à ſa propre conſervation, ſe croit diſpenſé de donner aux autres les ſecours qu’il lui doit naturellement, & la charité la plus vive amortie par la vûë du peril ſe refuſe aux pieux mouvemens qui la preſſent. Une fille malade craint de conſerver ſa vie aux dépens de celle de ſa mere empreſſée à la ſecourir ; & le pere allarmé pour la ſanté de ſes enfans autant que de ſon mal, refuſe les devoirs que la nature lui donne droit d’en exiger. L’opulence, qui dans tout autre tems nous fournit les commodités de la vie, ne ſuffit pas en celui-ci, pour nous procurer les ſecours les plus communs & les plus ordinaires ; ſouvent le riche comme le pauvre manque de tout, au milieu de ſon abondance, & inſpirant l’un & l’autre la même crainte à ceux qui pourroient les ſecourir, ils languiſſent tous deux dans le même abandonnement & dans la même miſere.

A tous ces deſordres, ajoûtons le ſpectacle affreux d’une ville, où l’on ne voit dans les ruës que des gens qui tombent, frapés de mort ſubite, des malades qui traînent une vie languiſſante, prêts à la quitter au premier coin, où les forces les abandonnent, des phrenetiques échapés de leurs lits, qui répandent par tout les traits inviſibles d’une maladie mortelle, des cadavres entaſſés les uns ſur les autres, ſouvent à demi pourris & corrompus, des corps morts traînés ou portez en terre par ceux même que la tendreſſe naturelle ſemble diſpenſer de ce triſte devoir, où toutes les maiſons retentiſſent des pleurs & des gemiſſemens qu’excitent la mort des parens & celle des voiſins ; où ceux qui reſtent en ſanté portent le trouble & la frayeur peinte ſur le viſage, & craignent à tout moment d’éprouver le triſte ſort qu’ils voient ſubir aux autres.

Tant de malheurs qui ſuivent la contagion, devroient la faire regarder plûtôt comme un fleau du Ciel, que comme l’effet d’une revolution naturelle. Ce fût la ſixiéme playe, dont Dieu frapa l’Egypte, pour punir l’endurciſſement de Pharaon. C’eſt ainſi qu’il punit la vanité de David, lorſque, par un mouvement d’orgueil, il voulut faire le dénombrement de ſes ſujets. C’eſt la derniere menace qu’il fait aux peuples contempteurs de ſa Loi. “ Que ſi après cela, (leur dit-il dans le Levitique[2]) vous ne voulez point encore vous corriger ; & ſi vous continuez à marcher contre moi, je marcherai auſſi moi-même contre vous, & je vous fraperai ſept fois davantage à cauſe de vos péchés, & j’envoyerai la peſte au milieu de vous. Et dans un autre endroit[3], juſques à quand ce peuple m’outragera-t’il par ſes paroles ? Je les fraperai donc de peſte, & je les exterminerai. Dans la ſuite il a fait éclater de tems en tems ſa colere ſur les hommes, par ce ſevere châtiment ; mais nous pouvons dire, qu’il n’en a jamais donné d’exemple ſi terrible que celui que nous venons de voir dans la peſte qui a deſolé la ville de Marſeille en 1720.

En effet, quelqu’affreuſe que ſoit la peinture que je viens de faire des malheurs de la contagion, elle n’eſt qu’un foible crayon de ceux qui ont affligé cette ville ; quelque horreur que j’aie de m’en rapeller le ſouvenir, j’oſe pourtant les expoſer ici par un recit, qui ſera d’autant plus fidéle, que j’en ai été des plus maltraités, & que je puis dire des malheurs de Marſeille, comme autrefois Enée de ceux de Troye, & quorum pars magna fui.

C’eſt ici la vingtiéme peſte, & la plus cruelle de toutes celles qui ont deſolé Marſeille, & dont les Hiſtoriens font mention, nous allons les rappeller ici en peu de mots.

La premiere, & la plus ancienne arriva quarante neuf ans avant Jeſus-Chriſt ; c’eſt Ceſar qui en parle[4], & qui dit que les Marſeillois étoient affligés de la peſte, lorſqu’ils ſe rendirent aux Romains ; faiſant voir par là, que c’étoit moins la foibleſſe & le défaut de courage, que les extrêmités de la maladie, qui les obligerent à ſe rendre à ces vainqueurs du monde. L’auteur des antiquités de Marſeille ajoûte, qu’ils n’étoient pas moins preſſés par la famine que par la peſte.

La ſeconde eſt celle de l’an 503. dont Aymonius parle en ces termes[5]. En ce tems-là, il arriva une grande mortalité à Marſeille, & dans les autres villes de la Provence, par une maladie, qui faiſoit ſortir aux hommes des glandes de la groſſeur d’une noix aux aînes & aux parties les plus délicates. Voilà déja un des caracteres de la maladie fort ancien.

Gregoire de Tours fait mention de la troiſiéme en 588[6]. Il dit que cette peſte fût apportée à Marſeille par un navire qui venoit d’Eſpagne chargé de diverſes marchandiſes, qui furent achetées par les habitans, que la premiere maiſon attaquée reſta entierement vuide, par la mort de huit perſonnes, que le mal ne ſe répandit pas d’abord dans toutes les maiſons, mais qu’après avoir ſuſpendu quelque tems ſa fureur, il ſe répandit d’abord avec la même impetuoſité qu’une incendie, qui prend à des moiſſons meures, & prêtes à tomber ſous la fauls, qu’il fit tant de ravages, que les moiſſons ſécherent ſur la terre, faute de moiſſonneurs, & les raiſins ſur les vignes juſques dans l’hyver, ne ſe trouvant perſonne pour les cueillir. Il ajoûte que cette peſte, après avoir ceſſé deux mois, recommença comme auparavant, & que le peuple qui étoit revenu de la campagne avec tant de confiance, perit par cette eſpece de rechûte. Voilà bien de traits de reſſemblance avec celle d’aujourd’hui, Dieu veüille nous garantir du dernier.

Le même Auteur[7] parle de la quatriéme en 591. & dit que Marſeille [8] fût déſolée par la peſte, en même tems que l’Anjou, le Maine, & le pays Nantois furent affligé de la famine.

La cinquiéme eſt marquée dans la Chronique de ſaint Victor, inſerée dans la Biblioteque du P. l’Abbé. Elle porte qu’en 1347. il y eut à Marſeille une mortalité generale, qui ne laiſſa que la troiſiéme partie des Habitans ; que cette contagion ravagea toute la terre, & qu’elle dura trois années. Pluſieurs Autheurs ont parlé de cette peſte. Piſſon[9] dans les annales de l’Egliſe d’Aix, dit qu’on l’appelloit l’année de la grande mortalité, que les villes & villages reſterent ſans habitans ; & Petrarque[10] ajoûte qu’elle dépeupla preſque le monde entier ; peut-être parce qu’elle enleva la belle Laure. Genebrard dit que ce furent les Juifs qui apporterent cette peſte des Indes ; & Piſſon ajoûte que ce fût pour ſe venger de quelque reglement, qui fût fait contre eux dans un Concile National tenu à Avignon en 1337.

L’hiſtoire de Marſeille[11] nous apprend toutes les autres, qui ſe ſuivirent d’aſſez près. En celle de 1476. les Conſuls reſterent dans la ville, & s’acquitterent bien de leur devoir. Mais ceux qui ſe trouverent en place huit ans après que la peſte revint en 1484. abandonnerent la ville, & cederent le gouvernement à d’autres perſonnes qu’ils mirent à leur place. Vingt ans après, Marſeille fût encore attaquée de peſte en 1505. & elle y reprit les deux années ſuivantes en 1506. & 1507. La ſeconde des trois commença au mois de Mars, & dura juſqu’à la Noël ; & après avoir calmé quelque mois, elle ſe ralluma de nouveau, & fit beaucoup de ravage dans toute la Provence.

La peſte deſola encore Marſeille en 1527. & trois ans après parut la douziéme en 1530. dans laquelle l’Hiſtorien dit que tous les habitans quitterent la ville, & que Charles de Monteaux premier Conſul, étant alors à la Cour pour les affaires publiques ; les collegues abandonnerent la ville, & mirent trois Proconſuls à leur place. Ceux d’aujourd’hui ont montré plus de zele & plus de courage.

Le même Autheur releve l’économie & la bonne conduite qui furent gardées en celle de 1547. Il dit que l’on n’y dépenſa que deux mille ſix cens écus, & qu’elle ne fit perir que huit mille perſonnes.

Celles de 1556. & 1557. ne firent pas de grands progrés. La rigueur du froid amortit d’abord le feu de la contagion.

Il n’en fût pas de même de celle qui les ſuivit en 1580. La peſte jointe à la famine fit perir plus de trente mille perſonnes. Le Viguier & le premier Conſul s’enfuirent ; les autres ſe ſacrifierent pour leur Patrie, & augmenterent, par une mort glorieuſe la honte de ceux qui auroient dû les animer par leur exemple. Quoique cette peſte eût été fort vive, elle ſe ralluma le 26. de Mars de l’année ſuivante, qui ſe trouvoit le jour de Pâques, avec tant de fureur, qu’elle ne laiſſa que deux ou trois mille perſonnes. Dans le mois de May que le mal étoit dans ſa vigueur, & que l’on menoit aux infirmeries pluſieurs bâteaux par jour chargés de malades, Pierre Bouquier du Martigues, Capitaine de la Tour du bouc fût nommé, par le Roy, Viguier de la ville ; & il vint ſe mettre à la tête des Conſuls, malgré la fureur du mal. Les galeres d’Eſpagne, qui parurent alors aux environs du Château d’If, augmenterent le trouble & l’épouvante de la ville : mais ce ſage Commandant fit armer ſur le champ ſix mille Païſans, qui vinrent garder les portes de la ville, où l’on n’eût plus d’autre ennemi à craindre que la maladie.

Bien loin de s’aguerrir à ce mal, à meſure qu’il revenoit plus ſouvent, le peuple de Marſeille en étoit toûjours plus effrayé : car ayant reparu le 13. Novembre 1586. dans trois jours la ville fût entierement deſerte : ſoit donc la rareté des habitans, ſoit la rigueur du froid, elle ne fit pas de grands deſordres, mais elle recommença au mois de Mars de l’année ſuivante 1587. Les habitans ſortirent encore de la ville, & elle ceſſa entierement dans le mois de May.

En l’année 1618. l’armée du Marquis d’Uxelles infecta la ville de Lion, & de-là le mal ſe repandit bientôt en Languedoc, en Dauphiné, & en Provence, où la ville de Digne fût la premiere attaquée ; enſuite Aix, & après Marſeille : elle y fût portée par de balles de laine, & ſe declara le 22. Février 1630. La diviſion qui regnoit alors dans la ville fit manquer bien de précautions, qui auroient empêché les approches du mal : mais par la ſageſſe de Leon de Valbelle Seigneur de la Tour, premier Conſul, & de Nicolas de Gratian ſecond Conſul, le bon ordre y fût ſi bien retabli, que l’on n’y vit aucun de ces deſordres publics, qui ſont les ſuites ordinaires de la contagion, quand on ne les prévient pas par une bonne police. Nous renvoyons ſur tout cela à l’Hiſtorien de Marſeille, nous contentant de remarquer que la conduite de ces Conſuls étoit un beau modèle à imiter. Mr. Gaſſendy[12] fait mention de cette peſte dans la vie de Mr. de Peireſc.

Enfin la dix-neuviéme peſte, eſt celle de 1649. qui commença comme celle-ci, au mois de Juin ; & ayant d’abord calmé, elle recommença violemment au mois d’Août, & dura juſqu’au mois de Fevrier de l’année ſuivante. On voit par toutes ces peſtes, que la maladie a été toûjours la même dans tous les tems, même nature de mal, même caractere, mêmes ſymptomes ; elle ne ſe dément point ; & ſi on remonte plus haut juſques aux anciennes peſtes qui ont précedé celles de Marſeille, on reconnoîtra que c’eſt par tout la même maladie, ſi on lit ſur tout la deſcription de celle d’Athenes, que Theucydide nous a laiſſée, combien de traits de reſſemblance n’y trouvera-t’on pas avec celle que nous allons décrire, qui eſt la vingtiéme de celles qui ont affligé Marſeille, & qui paroît avoir été la plus violente de toutes, puiſqu’elle a réuni ſur nous les malheurs de toutes les autres. Après leſquels il ne nous reſte plus qu’à prier le Seigneur qu’il nous garantiſſe de celui qui arriva en la derniere de 1649. qui trois mois après qu’elle eût fini, recommença avec la même violence, & dura encore deux mois. L’Autheur du Capucin charitable, dit que cette rechûte vint de l’ouverture d’une maiſon qui n’avoit pas été deſinfectée. Nous devons eſperer que les bons ordres donnés, par le ſage Commandant qui nous gouverne, préviendront ce dernier malheur.




CHAPITRE II.


Origine de la peſte de Marſeille. Elle ne vient point de l’air, ni des alimens.



POur marquer l’origine de la peſte de Marſeille, il n’y a qu’à démontrer qu’elle ne la tire point des cauſes communes & generales, qui produiſent les contagions ordinaires. Peut-être que la ſuite des faits l’indiquera aſſez, & nous diſpenſera de prononcer là-deſſus. Nous ne pourrions le faire qu’après avoir prouvé la contagion, qui ne ſçauroit être traitée dans cet ouvrage : c’eſt pourquoi nous nous contenterons de faire voir ici que cette peſte ne reconnoît aucune de ces cauſes generales ; après quoi pour en trouver l’origine, on n’aura qu’à ſe laiſſer aller au cours des conſequences, qui ſuivront naturellement de ces preuves, & des faits ſimplement arrangés.

On ne connoit que deux cauſes generales des maladies épidemiques ou populaires. Ces cauſes ſont l’air & les alimens, qui étant d’un uſage commun à tous les habitans d’une même ville, doivent leur communiquer leurs bonnes ou leurs mauvaiſes qualités, & faire ſur eux à peu près les mêmes impreſſions. L’air, quoique le plus ſimple & le plus fluide de tous les corps, ſe charge pourtant facilement de toute ſorte de corpuſcules étrangers, qu’il porte dans ſon ſein, & qu’il communique à tout ce qu’il penetre. C’eſt-là une de ces verités qui ſont generalement reçûës, & qui n’ont plus beſoin d’être prouvées.

L’air donc pur par lui-même, ne peut être infecté que par le mélange de ces corpuſcules étrangers, qui ſelon leur qualités, le rendent plus ou moins pur, & par conſequent plus ou moins ſain. Car, qui ne ſçait pas aujourd’hui, que l’air ſi neceſſaire à la vie, peut produire differentes alterations dans le ſang, ſoit qu’il ſe mêle avec lui par la reſpiration, ſoit qu’il ſoit pris avec les alimens. Or ces corpuſcules impurs capables d’infecter l’air, ne peuvent lui venir que des vapeurs & des exhalaiſons qui s’élevent de la terre ou des eaux bourbeuſes & marêcageuſes, ou bien de quelqu’autre ſorte de corruption, telle qu’eſt celle des cadavres, après une ſanglante bataille, ou un long ſiége. Ainſi après des tremblemens de terre, par des embraſemens ſouterains, on voit la terre s’entrouvrir & ſe crevaſſer, d’où ſortent des exhalaiſons minerales & arſenicales, qui ſe repandant dans l’air, lui communiquent leur virulence. Ainſi des eaux bourbeuſes & croupiſſantes, le ſoleil éleve des vapeurs, qui ſe trouvent bientôt en égale peſanteur avec l’air, y reſtent ſuſpenduës, & ſe confondent avec lui. Nous paſſons legerement ſur toutes ces cauſes de l’infection de l’air, qui ne ſont ignorées de perſonne.

L’air de Marſeille eſt exempt de toutes ces infections. Il n’y a dans cette ville, ni dans tout ſon voiſinage aucune mine de métail ni de mineral, nulle ſource d’eaux minerales. On n’y a jamais vû aucun tremblement de terre ; les anciennes hiſtoires de cette ville n’en font aucune mention, & homme vivant, pour vieux qu’il ſoit, n’en a jamais oüi parler. Quoique Marſeille ſoit arroſée d’une infinité de fontaines, & ſon terroir de divers ruiſſeaux, néanmoins toutes ces eaux vont ſe perdre dans la Mer, & ne croupiſſent nulle part. Veritablement les étrangers ſe plaignent, & avec quelque raiſon, du peu de propreté des ruës, & de ce qu’on y jette toutes les immondices des maiſons ; mais elles n’y ſont pas plûtôt jettées, qu’elles ſont ſur le champ ramaſſées, & emportées hors la ville, par les payſans avides du fumier, qui leur eſt ſi neceſſaire pour fertiliſer leurs terres.

Pour ſe convaincre que l’air de Marſeille eſt des plus purs & des plus ſains, il n’y a qu’à ſe repreſenter la ſituation & l’heureuſe expoſition de cette ville. Nous ferons peut-être plaiſir à ceux qui la connoiſſent déja, de la leur retracer ; & ceux qui ne l’ont pas vûë, n’en auront pas moins à lire la deſcription d’une ville auſſi celebre par ſon antiquité, que par ſes embeliſſemens modernes.

La ville de Marſeille eſt bâtie ſur le penchant d’une colline, qui s’étend du couchant au levant, faiſant face au midy, vers lequel elle contourne, en regardant le nord. La ville bâtie depuis le haut de cette colline juſques au bas fait la figure d’un fer de cheval, & forme une eſpece d’amphiteatre, dont le fond eſt un grand baſſin ovale, qui fait le Port. L’entrée de ce Port eſt formée par la ſeparation de ces deux collines vers le Couchant, & défenduë par deux Citadelles bâties ſur les extrêmités de ces collines une de chaque côté. La plus grande partie de la ville ſe trouve par-là expoſée au Midy, & ſur tout le Port, au tour du quel regne un large Quay, qui par l’égalité du pavé, par la vûë des Galeres & des Vaiſſeaux de toute nation, dont le Port eſt rempli toute l’année, par la diverſité des boutiques qui le bordent, & par la varieté des marchandiſes qui y ſont expoſées, forme une promenade auſſi commode qu’agreable.

On trouve dans toutes les places publiques, & preſque dans toutes les ruës des fontaines, dont les eaux, ſe répandant dans toute la ville, en lavent les ruës, & en entraînent toutes les immondices dans la mer. Quoique le Port reçoive toutes ces eaux, il ne s’en éleve point de mauvaiſe odeur, ni des vapeurs infectées, parce que ſon emboucheure étant étroite, il y a un petit courant, qui en renouvelle continuellement les eaux. D’ailleurs il y a toute l’année des pontons deſtinés à le curer, & ces immondices ſont jettées loin dans la mer.

Derriere ces collines ſur leſquelles la ville eſt bâtie, s’étend une grande & vaſte plaine, à plus de deux lieües, bordée par d’autres colines couvertes de thym, de romarin, & d’autres herbes aromatiques, qui croiſſent auſſi en abondance ſur de petites collines, qui s’élevent en quelques endroits de cette plaine. C’eſt dans cette étenduë qu’eſt le terroir de cette ville, lequel ſterile & ingrat de ſa nature, eſt devenu, par l’induſtrie & par l’opulence de ſes habitans, le plus agreable & le plus fertile. Un nombre infini de maiſons de campagne, qu’on appelle Baſtides, & qu’on ſait monter à plus de huit mille, augmentent la beauté de ce terroir, & par leur varieté & leur bizarre arrangement font voir une ſeconde ville diſperſée dans une vaſte campagne. Les endroits les plus élevés de ce terroir ſont plantés d’oliviers & de figuiers, dont le fruit porte par excellence le nom de figues de Marſeille, & de vignes, dont la favorable expoſition rend les vins ſi excellens, que Martial[13] les appelloit des vins fumeux. Tout le reſte de ce terroir n’eſt que prairies & jardinages, avec des arbres fruitiers de toute eſpece, qu’on arroſe des eaux de divers ruiſſeaux, & d’une petite riviere, qui vont ſe dégorger dans la mer.

Heureux le peuple qui joüit d’une ſi favorable expoſition ; il ne peut qu’y reſpirer un air très-pur & très-ſain, qui joint à la douceur du climat, rend cette ville un des plus agréables ſéjours du Royaume ; auſſi y voit-on rarement des maladies épidemiques ; je n’y en ai pas vû d’autre que celle qui ſuivit le rude hyver de 1709. & qui fût commune à toutes les autres villes du Royaume, par le déſordre general que fit dans toute la nature un froid ſi extraordinaire ; & même les Medecins diſent que les maladies ordinaires, qui dans toutes les autres villes ſuivent les revolutions des ſaiſons, ne font que ſe montrer en celle-ci dans un très-petit nombre de malades. D’où viendroit donc cette prétenduë infection de l’air, capable de produire la maladie d’aujourd’hui ? Voudroit-on dire qu’elle y a été aportée des pays lointains par quelque vent funeſte ? Mais qu’on nous prouve auparavant que les miaſmes contagieux ſont aſſez liés enſemble, pour n’être pas diſperſés & diſſipés par un ſi long trajet.

On peut encore moins raporter cette infection à d’autres cauſes, qui n’ont jamais exiſté dans cette ville ni dans ſon voiſinage. Nul dérangement dans les ſaiſons de cette année, ni des années précedentes, les vents, les pluyes, le chaud, le froid, tout avoit ſuivi le cours ordinaire & regulier de la nature. Nulle maladie précedente, ni fiévre maligne, ni petite verole, qui ait annoncé une conſtitution épidemique. Nulle comete, nul meteore, funeſtes préſages d’une calamité prochaine. A quoi donc attribuer cette infection de l’air, & l’étrange maladie dont on veut le rendre coupable ? Les Aſtronomes auroient-ils découvert quelque nouvelle étoile, ou quelque aſtre ſiniſtre, qui eût verſé ſes malignes influences ſur cette ville infortunée.

Les mauvais alimens ſont encore une ſource féconde de pluſieurs maladies populaires. La raiſon en eſt aſſez connuë ; on peut pourtant encore moins ſoupçonner cette cauſe que les autres. Jamais année plus fertile que celle-ci. Quoique le bled & toutes les autres denrées ayent été un peu cheres, c’étoit moins par la diſette que par le prix exceſſif de l’argent. Le peuple de Marſeille n’a jamais tant gagné que cette année, où les rembourſemens avoient mis les riches dans la neceſſité de faire de nouvelles entrepriſes, à bâtir de maiſons, en culture des terres, & en commerce pour conſerver leurs fonds ; & tous ces travaux, dont le prix étoit conſiderablement augmenté, avoient procuré des gains immenſes aux pauvres & aux artiſans, auſſi étoient-ils tous à leur aiſe ; on les voyoit aller du pair avec les bourgeois, & même les effacer par la vanité & par leur luxe. Ce n’eſt pas dans les grandes villes où le peuple ſouffre par la miſere, & encore moins dans une ville de commerce : il y trouve toûjours les moyens de ſe ſauver de l’indigence, & de ſe garantir de cette extrême miſere.

On voudra peut-être accuſer l’abondance des fruits, comme l’aliment le plus ordinaire des pauvres, & le plus facile à ſe corrompre : d’autant mieux que quelques malades rendoient quantité de vers. Mais quand a-t’on vû que les fruits, & la corruption qu’ils font, ait cauſé une maladie auſſi violente ? Cette cauſe paroît-elle ſuffiſante à produire un effet ſi extraordinaire ? Eſt-ce une cauſe de maladie fort nouvelle qu’une abondante recolte de fruit ? Elle revient de deux années l’une, & ſouvent pluſieurs années de ſuite, & le mal contagieux ne paroît qu’une fois dans un ſiécle.

Il ſuit de tout ce que nous venons de dire, que la peſte de Marſeille ne reconnoît aucune de ces cauſes generales des maladies épidemiques. Elle ne peut donc y avoir été aportée que par la contagion & par la communication de quelque perſonne, ou par des marchandiſes infectées. Mais comme ce n’eſt pas à nous à prouver la contagion, tout ce que nous pourrions dire là-deſſus, ne porteroit ſur aucun fondement ſolide. Nous eſperons même que la ſuite de cette relation découvrira l’origine & la ſource de cette maladie, & nous épargnera la peine de la prouver : d’autant mieux que les preuves qui reſultent des faits conſtants & publics, ſont beaucoup plus fortes que celles que forment les raiſonnemens les plus plauſibles & les mieux concertés.




CHAPITRE III.


Commencement de la peſte dans les
Infirmeries.



MArſeille eſt par ſa ſituation la ville du Royaume la plus propre & la plus commode pour le commerce du Levant : le genie & l’induſtrie de ſes habitans repondent parfaitement à cette ſituation. C’eſt pour favoriſer ce commerce, que le Roy a bien voulu leur accorder la franchiſe du Port, c’eſt-à-dire, une entiere exemption de tout droit d’entrée pour toute ſorte de marchandiſe. Mais parce que les contrées du Levant ſont ſouvent déſolées par la peſte, & que les marchandiſes qu’on en raporte peuvent être infectées, il y a hors la ville des Infirmeries, où les Navires qui viennent du Levant, & d’autres lieux ſuſpects, débarquent leurs marchandiſes, & où elles ſont déballées, pour être expoſées à l’air, juſqu’à ce qu’elles ſoient purgées de tout ſoupçon d’infection : pendant que les Navires ſe tirent au large en quarantaine, ceux qui veulent ſe débarquer dans ces Infirmeries, y ſont auſſi reçûs en quarantaine.

C’eſt un vaſte enclos que ces Infirmeries, où il y a de petites Cazernes pour les particuliers, des apartemens propres pour les perſonnes diſtinguées, & de grandes hales pour les marchandiſes. Il y a dans cet endroit des Officiers, pour veiller à l’ordre que l’on doit garder dans la purge des marchandiſes, & en tout ce qu’il convient de faire pour la ſûreté de la ſanté publique. Meſſieurs les Echevins nomment tous les ans ſeize Intendans de la ſanté, qu’ils choiſiſſent parmi les principaux Négotiants de la ville : ces Intendans reglent les quarantaines & les entrées, & ont toute la direction de ces Infirmeries. C’eſt dans ce lieu que la peſte a commencé de la maniere que nous allons le raconter.

A peine eût-on appris à Marſeille que la peſte ravageoit le Levant, que le 25. May le Capitaine Chataud y arriva avec ſon Navire richement chargé pour compte de divers Négotiants de cette place. Il étoit parti de Seyde[14] le 31. Janvier avec ſa patente nette, c’eſt-à-dire, qu’elle portoit qu’il n’y avoit alors à Seyde aucun ſoupçon de mal contagieux. Cependant on a appris du depuis, que quelques jours après ſon départ la peſte ſe manifeſta à Seyde, & on ſçait que quand cette maladie ſe déclare dans une ville, elle y couvoit déja depuis quelque tems. De-là ce Capitaine fût à Tripoli de Syrie, où il fût obligé de reſter quelque tems, pour reparer les mats de ſon Navire. Or Tripoly n’eſt pas fort loin de Seyde, & il y a entre ces deux villes une grande communication, qui dans ce pays-là eſt toûjours fort libre malgré la contagion. Il chargea encore des marchandiſes dans ce dernier endroit, & on l’obligea d’y embarquer quelques Turcs, pour les paſſer en Chypres : ſes patentes de ces deux endroits ſont encore nettes ; un de ces Turcs tombe malade dans la route, & meurt en peu de jours ; deux Matelots commandés pour le jetter en mer, ſe mirent en état de le faire ; & à peine avoient-ils touché au cadavre, que le maître du Navire, qu’on appelle vulgairement le Nocher, leur ordonne de ſe retirer, & de le laiſſer jetter en mer à ceux de ſa Nation ; ce qui fût fait, & les cordages qui avoient ſervi à cette manœuvre, furent coupés & jettés auſſi dans la mer.

Peu de jours après ces deux Matelots tombent malade, & meurent fort bruſquement, & quelques jours après deux autres ſont encore pris du même mal, & meurent de même, & le Chirurgien du Vaiſſeau eſt du nombre. Ces morts promptes allarment le Capitaine, & l’obligent à ſe ſeparer du reſte de l’équipage, & à ſe retirer dans la poupe, où il reſte pendant tout le voyage, donnant de-là ſes ordres. Trois autres Matelots lui tombent encore malades, & n’ayant point de Chirurgien, il relâche à Livourne, où ils meurent de la même maniere que les autres. Ce Capitaine raporte un certificat du Medecin & du Chirurgien des Infirmeries de cette Ville, par lequel ils déclarent que ces malades ſont morts d’une fiévre maligne peſtilentielle. Il remet en arrivant à Marſeille, ce certificat aux Intendans de la ſanté, & leur fait ſa déclaration de la mort de quelques hommes de ſon équipage.

Malgré tout cela, on ne laiſſe pas de permettre au Capitaine de débarquer ſes marchandiſes dans les Infirmeries, contre l’uſage ſouvent obſervé, de renvoyer en Jarre, Iſle déſerte aux environs de Marſeille, les Navires ſoupçonnés de peſte, qui ont perdu quelqu’un de l’équipage dans la route, & leur carguaiſon avec la mort de ſept hommes, & un certificat qui déclare une fiévre peſtilentielle, étoient des raiſons ſuffiſantes de ne pas violer cet uſage.

Véritablement comme il mourut encore un Matelot ſur le bord du Capitaine Chataud le 27. du même mois, les Intendans de la ſanté prolongerent encore la quarantaine de ſes marchandiſes juſqu’à quarante jours, à compter du jour que la derniere balle ſeroit débarquée. Ce dernier mort eſt porté aux Infirmeries, où il eſt viſité par Mr. Gueirard, qui en étoit le Chirurgien ordinaire, & qui déclare qu’il n’a aucune marque de peſte. Ce Chirurgien, qui avoit d’ailleurs de l’experience & de la reputation, ne reconnoît la peſte qu’aux marques exterieures.

Trois autres Navires qui venoient de ces mêmes endroits ſuſpects de peſte, arriverent le dernier du mois de May. Ce ſont ceux des Capitaines Aillaud & Fouque, & la Barque d’un autre Capitaine Aillaud : & le 12. Juin arriva auſſi le Capitaine Gabriel, tous avec patente brutte, c’eſt-à-dire, portant que dans le lieu de leur départ il y avoit ſoupçon de peſte. Cela n’empêcha pas que leurs marchandiſes ne fuſſent traitées avec la même douceur que celles du Capitaine Chataud, & débarquées dans les Infirmeries.

La maladie cependant & la mortalité continuent ſur le bord du Capitaine Chataud : le 12. Juin, le Garde qu’on met ſur tous les Navires pendant leur quarantaine, mourut ; & le 23. un de ſes Mouſſes tomba encore malade ; & dans le même tems, deux des Portefaix employés à la purge de ſes marchandiſes ſont auſſi pris de maladie, & dans la ſuite un troiſiéme, commis à celles du Capitaine Aillaud. La maladie de ces trois hommes eſt la même, & ſe termine également par une mort prompte en deux ou trois jours. Le Chirurgien des Infirmeries déclare toûjours que ce ſont des maladies ordinaires. Soit ignorance, ſoit complaiſance de la part de ce Chirurgien, il a porté la peine de l’un ou de l’autre par une mort funeſte, & par celle de toute ſa famille.

Tant de mort précipitées firent pourtant quelque impreſſion ſur les Intendants de la ſanté, qui ordonnerent d’abord que tous ces Navires ſeroient renvoyez en l’Iſle de Jarre, pour y recommencer leur quarantaine, ſe contentant d’enfermer les Portefaix dans l’enclos des marchandiſes, auſquelles ils étoient deſtinés, & leur ôter par-là la communication entr’eux, qui juſques-là avoit été libre.

Ces précautions n’empêcherent pas que le 5. de Juillet deux Portefaix enfermés avec les marchandiſes du même Capitaine Chataud, ne fuſſent ſaiſis du même mal avec des tumeurs ſous les aiſſelles. La maladie a beau ſe montrer par les marques les plus ſenſibles. Le Chirurgien des Infirmeries s’obſtine à ne pas la reconnoître, & ſoûtient toûjours que ce n’eſt qu’une maladie ordinaire. Un troiſiéme a le même ſort le lendemain, avec un bubon à la partie ſuperieure de la cuiſſe. A la vûë d’une contagion ſi marquée, les Intendans de la ſanté commencent à ſe méfier de l’habileté de leur Chirurgien, & pour s’aſſûrer de la choſe, il ſe déterminent à faire conſulter.

Deux Maîtres Chirurgiens de la Ville ſont appellés pour conſulter ; ſçavoir Mr. Croiſet Chirurgien Major de l’Hôpital des Galeres, dont la réputation répond au merite, & Mr. Bouzon, qui n’étoit connu que par quelques voyages qu’il avoit fait en Levant. Aparemment la maladie ne parut pas aſſez conſiderable, ni d’une conſequence à meriter que des Medecins fuſſent appellés à cette conſultation. Ces deux Chirurgiens ſe porterent aux Infirmeries le 8. Juillet, ils y viſiterent ces malades avec le Sr. Gueirard, auſquels ils trouverent des bubons, & les déclarerent tous trois atteints de peſte. La mort de ces trois malades arrivée le 9. confirma le raport de ces Chirurgiens, que nous avons crû devoir inférer ici.

„ Nous Maîtres Chirurgiens jurés de cette Ville, ſouſſignés certifions, qu’à la priere de MM. les Intendans de la ſanté, nous nous ſommes portés aux Infirmeries, pour y viſiter trois malades alités depuis deux jours, & après pluſieurs informations priſes particulierement du Chirurgien, deſdites Infirmeries, il nous a raporté qu’il y a environ quinze jours, que trois Portefaix ayant ouvert, & tourné quelques balles de cotton, leſdits trois Portefais furent incontinent attaqués de fiévre continuë, ayant un petit pouls, douleur de tête, maux de cœur, & qu’enfin ils ſont morts vers le quatriéme jour, ſans aucune marque exterieure ſur leur corps ; que trois autres Portefaits ayant tourné les mêmes balles de cotton, & les ayant ouvertes par un autre endroit, ils ſont de même tombés malades, avec des ſymptomes plus fâcheux, & étant conduit par ledit Chirurgien à l’endroit où ſont les trois malades, nous avons prié le garçon Chirurgien qui en a le ſoin, de les découvrir, & il nous ont paru tous les trois avoir des tumeurs aux aînes, que ledit garçon Chirurgien a touchées en nôtre preſence, en nous diſant que ces tumeurs étoient de la groſſeur d’un œuf de poule, il nous a encore paru que l’un deſdits malades avoit un furoncle ou puſtulle à la cuiſſe, qui étoit en ſupuration ; & nous étant informé de l’état du pouls & des autres ſymptomes, il nous a dit que le pouls étoit petit, & que ces malades n’avoient preſque pas de fiévre, ayant les yeux enfoncés, & la langue ſeche & chargée, avec une petite douleur de tête, ce qui nous fait juger que ces trois malades ſont atteints d’une fiévre peſtilentielle : En foi de quoi nous avons ſigné le preſent raport. A Marſeille, ce 8. Juillet 1720.

Il n’en fallut pas moins qu’un raport auſſi précis & juſtifié par l’évenement, pour porter les Intendans de la ſanté à faire ſortir des Infirmeries ces marchandiſes infectées, & à les renvoyer en l’Iſle de Jarre, où dans la ſuite elles ont été brûlées avec le corps du Vaiſſeau, par ordre de la Cour. Quelques jours après, le Prêtre, qui avoit adminiſtré les Sacremens à ces malades, mourut auſſi de la même maladie.

Il eſt bon de remarquer, que ſur les autres Navires ſuſpects, & qui ſont arrivés après le Capitaine Chataud, il n’y a eu ni malade ni mort dans toute la route, ni pendant la quarantaine. Veritablement un des Portefaix du Capitaine Aillaud mourut dans les Infirmeries[15], mais ce ne fût qu’après qu’on l’eût obligé à travailler aux marchandiſes du Capitaine Chataud, & même à enterrer un de ſes Portefaix mort : de quoi l’Ecrivain du Capitaine Aillaud proteſta contre l’Intendant de ſemaine, ſe plaignant, que ſi le Portefais prenoit mal, on le rejetteroit ſur les marchandiſes, & que cela prolongeroit leur quarantaine.

Les paſſagers arrivés ſur ces Vaiſſeaux ſuſpects, ceux même du Capitaine Chataud eurent l’entrée le 14. Juin, ainſi qu’il eſt marqué dans le Journal imprimé, tiré du Memorial de l’Hôtel de Ville ; c’eſt-à-dire, qu’à compter du jour de l’arrivée des Vaiſſeaux, ces paſſagers n’ont fait qu’une quarantaine ordinaire de quinze à vingt jours ; & toute la précaution qu’on a priſe, c’a été de leur donner, & à leurs hardes quelques parfums de plus : car les paſſagers, ſortant des Infirmeries emportent avec eux leurs hardes, & ſouvent leurs pacotilles[16]. Il faut avoir une grande foi à ces parfums, pour croire qu’ils puiſſent détruire un venin, qu’on a déja humé dans le corps, & corriger le vice d’une marchandiſe infectée, qui n’a pas été aſſez long-tems à l’air. Juſqu’ici tout ſe paſſe dans l’interieur des Infirmeries & ſous le ſecret ; mais des morts ſi frequentes & un raport des Chirurgiens auſſi déciſif, ne permettent plus de cacher la choſe : on en donne avis aux Puiſſances & à la Cour. Il ne nous eſt pas permis de penetrer plus loin. Tels ont été les commencemens de la peſte dans les Infirmeries, voyons-en les ſuites & les progrès dans la ville.




CHAPITRE IV.


Commencement de la peſte dans la
Ville.



PEndant qu’on travailloit à purger les Infirmeries de toutes les marchandiſes ſuſpectes, & de l’infection que les malades & les morts pouvoient y avoir laiſſée, qu’on en gardoit exactement toutes les avenües, que l’entrée en étoit interdite à toute ſorte de perſonnes, & que l’on ſe croyoit en ſureté par toutes ces précautions quoique tardives, le mal couvoit déja dans la ville, & ſe gliſſoit furtivement, & de loin en loin en diverſes maiſons. Dans la ruë de Belle-Table, Marguerite Dauptane, dite la jugeſſe, tomba malade le 20. Juin avec un charbon à la levre. Le Chirurgien de la Miſericorde qui la panſoit en avertit les Magiſtrats par ordre des Recteurs ; ils y envoient le Chirurgien des Infirmeries, qui ne connut pas mieux la maladie dans la ville que dans ce premier endroit, & leur raporte que c’eſt un charbon ordinaire. Le 28. du même mois, un Tailleur nommé Creps à la place du Palais, mourut avec le reſte de ſa famille en peu de jours, par une fiévre qu’on crût ſimplement maligne. Le premier Juillet la nommée Eigaziere, au bas de la ruë de l’Eſcale, eſt attaquée du mal, avec un charbon ſur le nez, & tout de ſuite la nommée Tanouſe, dans la même ruë avec des bubons, & après elle tout le reſte de cette ruë, où la contagion a commencé par les maiſons voiſines de celle de Tanouſe.

Ainſi à peine fût-on delivré de la crainte de la peſte dans les Infirmeries, que la terreur de ce funeſte mal commença à troubler la fauſſe ſeverité où l’on étoit dans la ville. Mrs. Peiſſonel pere & fils Medecins vont le 9. Juillet dénoncer à Mrs les Echevins un jeune enfant de douze à quatorze ans nommé Iſſalene, veritablement attaqué de peſte dans une maiſon de la place de Linche, qui eſt fort éloignée des endroits où étoient ces premiers malades dont nous venons de parler. Sur cette déclaration, les Echevins mettent des Gardes à la porte de cette maiſon. Le lendemain cet enfant meurt, & ſa ſœur tombe malade ; on les enleve l’un & l’autre dans la nuit, & avec eux tout le reſte de la famille ; on les tranſporte aux Infirmeries, où ils ont tous péri, & on ferme exactement la porte de la maiſon.

On a fait divers comptes ſur cet enfant, où chacun a crû découvrir la maniere dont il avoit aporté le mal des Infirmeries dans la ville ; mais quand on a voulu les ſuivre & les aprofondir, on a reconnu qu’il n’y avoit rien de certain en tout ce qu’on en diſoit. Ce qu’il y a de bien vrai, c’eſt que ſa ſœur, qui tomba malade après lui, faiſoit le métier de tailleuſe, & qu’elle pourroit bien avoir travaillé quelque piece d’Indienne ou de Bourg infectée, qui ſont les habits ordinaires des femmes de ce pays. Il ne ſeroit pas extraordinaire que le frere eût été infecté avant elle, on verra dans la ſuite que les enfans ont été les plus ſuſceptibles de ce mal.

Cette premiere allarme fût bientôt ſuivie d’une ſeconde. Le lendemain de la mort de cet enfant, c’eſt-à-dire, le 11. Juillet, le nommé Boyal venu du Levant, & ſorti depuis quelques jours des Infirmeries tombe malade. Le Chirurgien qui le traitte, lui trouve un bubon ſous l’aiſſelle, & le dénonce à Mrs. les Echevins, qui mirent auſſi-tôt des Gardes à ſa maiſon. Boyal meurt ce même jour, & le ſoir il eſt porté & enſeveli dans les Infirmeries, par les Portefaix qui y ſont enfermés : on y traduit auſſi tous ceux de la maiſon, qui fût fermée ; & on ordonne à tous ceux qui l’ont frequenté quelques jours de quarantaine chez eux, & les parfums ordinaires. Il eſt difficile de décider ſi Boyal avoit aporté la peſte du Vaiſſeau, ſur lequel il étoit embarqué, ou s’il l’avoit priſe dans les Infirmeries par la communication, ou bien s’il avoit lui-même aporté des marchandiſes infectées. Tout ce qu’on peut dire de ſûr, c’eſt que quelques jours de quarantaine de plus auroient donné le tems à ſon mal de ſe déclarer dans les Infirmeries.

Après ces deux malades il n’en paroît pas d’autre : déja on ſe raſſure ſur la crainte du mal contagieux ; déja on s’aplaudit des ſages précautions qu’on a priſes pour l’étouffer dans ſa naiſſance ; déja le public ingenieux à ſe flatter, & facile à ſe prévenir, attribuë à ces deux malades toute autre maladie que celle dont ils ſont morts. Mais le mal ſe joüant des précautions des uns, & de l’incredulité des autres, pulluloit ſecretement dans cette ruë de l’Eſcale, & dans les maiſons voiſines de celle de la nommée Tanouſe, dont il a été parlé. Il ſe repandoit même à la ſourdine en d’autres ruës ; car Joli, fripier à la place des Prêcheurs, avoit déja perdu une fille, & tout le reſte de cette famille a péri tout de ſuite ; & dans la ruë de l’Oratoire, la nommée Bouche, Tailleuſe fût auſſi attaquée du mal, elle ſe tira d’affaire mais tous ſes parents en ſont morts.

Le plus grand nombre de ces malades étoit pourtant dans cette ruë de l’Eſcale, où Mr. Sicard le fils Medecin agregé, qui y deſſervoit la Miſericorde, trouva quelques malades atteints de fiévre avec des ſymptomes de malignité, les uns avec des charbons, les autres avec des bubons : le lendemain il trouva ces malades morts, & d’autres tombés de nouveau avec les mêmes ſymptomes dans la même ruë, & dans les ruës voiſines ; il n’eût pas de peine à reconnoître la maladie, & environ le 18. Juillet, il en donna avis à Mrs. les Echevins.

Cette nouvelle déclaration faite par un Medecin, qui viſitoit journellement les malades, jointe à ce qui avoit precedé, devoit ſans doute exciter dans les Magiſtrats le même zele, qui les avoit fait agir ſi efficacement envers les deux premiers malades, Iſſalene, & Boyal ; ils repondirent ſimplement à ce Medecin, qu’ils y envoyeroient Mr. Bouzon, Me. Chirurgien, pour voir ce que c’étoit. Une telle réponſe n’étoit pas fort propre à ranimer l’attention des autres Medecins ſur cette nouvelle maladie. Ce Chirurgien va donc viſiter ces malades le 19. du même mois, & il raporte aux Echevins qu’ils n’ont que des fiévres vermineuſes. Sans vouloir penetrer dans les raiſons qu’avoit ce Chirurgien de déguiſer la verité, nous aimons mieux lui rendre la juſtice qu’il merite, en diſant qu’il n’a pas connu la maladie ; il étoit même difficile qu’il la reconnut ; car nous avons apris du dépuis qu’il ne touchoit pas les malades, & qu’il ne leur parloit que de loin.

Sur le rapport de ce Chirurgien, on ſe tranquiliſe, ces malades abandonnés à leur ſort, reçoivent les Sacremens à la maniere ordinaire. La communication reſte libre dans cette ruë, & dans les ruës voiſines, & on donne aux morts la ſepulture ordinaire. Cependant le même Medecin continuë à viſiter de ſemblables malades dans le même quartier, il ne penſe plus à les dénoncer, pour ne pas s’expoſer à recevoir une réponſe ſemblable à la premiere, & à voir préferer à ſon avis celui d’un Chirurgien : ainſi la maladie ſe répand inſenſiblement juſques à ce qu’elle éclata par la mort de quatorze malades en un même jour, & par la chûte de pluſieurs autres, ce qui fût le 23. Juillet.

Une ſi grande mortalité dans une même ruë, fit du bruit dans la ville, les Curés en avertiſſent les Magiſtrats, qui reveillés par les cris publics, joignirent Mr. Peiſſonel Medecin au Sr. Bouzon leur Chirurgien de confiance, pour la viſite de ces malades. Ils ſe portent à cette ruë le 24. & y trouvent pluſieurs malades attaqués de nouveau. L’Autheur du Journal imprimé, ſupoſant ce qu’on auroit dû faire, qu’il y avoit pluſieurs Medecins commis à cette viſite, fait dire aux uns que c’étoient des fiévres malignes, aux autres des fiévres contagieuſes cauſées par les mauvais alimens, & qu’aucun ne dit poſitivement que c’étoit la peſte. Il eſt pourtant certain que le Medecin leur déclara que c’étoit bien la peſte, & qu’il n’y eût que le Chirurgien, qui les flattoit du contraire. Quoiqu’il en ſoit, il étoit bien facile aux Magiſtrats de s’en aſſûrer.

Tout le Royaume verra avec étonnement, que dans une ville, où il y a un College & une Agregation de Medecins, & où l’on voit regner depuis près de deux mois une nouvelle maladie, on ne daigne pas les aſſembler, ou tout au moins les plus accrédités d’entr’eux, pour les conſulter & les faire décider ſur une maladie de cette conſequence. Les regles d’une ſage adminiſtration ne permettoient pas dans une affaire auſſi importante, de s’en raporter à la déciſion d’un ſeul Chirurgien des plus nouveaux de la ville, ni de reſter dans une funeſte incertitude, ſur la nature d’un mal, dont les ſuites ſont ſi terribles. On ne laiſſe pourtant pas de mettre des Gardes aux avenuës de cette ruë, d’en enlever les malades, de les tranſporter aux Infirmeries avec quelques perſonnes qui avoient eu avec eux une communication prochaine ; & pour ne pas allarmer le peuple, on ne fait ces expeditions que la nuit & à la ſourdine.

Cela n’empêcha pas que le mal n’allat toûjours croiſſant, & qu’il ne fit des progrés dans les autres quartiers. Il commence à paroitre dans le Fauxbourg, & tous ces malades ſont tranſportés aux Infirmeries, où la plûpart mouroient en y arrivant ; parce qu’on n’étoit guére informé de leur état que le ſecond ou le troiſiéme jour, & que c’étoit-là le terme ordinaire du mal, quand il ne devoit pas ſe terminer heureuſement. Le nombre des malades augmentant dans ces Infirmeries, les Echevins demanderent au Syndic du College un Medecin, qui s’y enferma, pour y traiter les malades qu’on y envoyoit. Le ſort tomba ſur Mr. Michel, qui étant le dernier Medecin reçu, & dégagé de tout embarras de famille, avoit moins de raiſon que les autres de s’en diſpenſer. Il l’accepta de bonne grace, & s’y enferma ſur le champ. Tout ceci ſe paſſe ſur la fin du mois de Juillet.

On attend peut-être de nous, qu’avant que de ſuivre plus loin les progrés de la contagion dans la ville, nous déclarions, ſi elle y eſt venuë des Infirmeries, & comment, & par qui elle y a été apportée. Cette circonſtance paroît être de l’integrité de cette Hiſtoire ; nous aimons pourtant mieux la voir défectueuſe, que de rendre qui que ce ſoit reſponſable de tant de malheurs, & de faire tomber ſur lui la haine & le reſſentiment du Public. D’ailleurs nous avons promis de ne rien donner à la conjecture, & de ne raporter que des faits publics & conſtans. Cette précaution eſt d’autant plus neceſſaire, que c’eſt l’endroit le plus délicat de nôtre Hiſtoire, & ſur lequel nous aimons mieux marquer nôtre moderation par le ſilence, que de prononcer trop hardiment ſur un point, dont la déciſion ne doit porter que ſur des preuves de la derniere évidence.

Ce qu’il y a de bien certain là-deſſus, c’eſt que la peſte étoit veritablement dans le bord du Capitaine Chataud, que ſes marchandiſes l’ont portée dans les Infirmeries, qu’un des premiers malades qui ont paru dans la ville n’en étoit ſorti que depuis quelques jours avec ſes hardes ; que les premieres familles attaquées ont été celles de quelques Tailleuſes, de Tailleurs, d’un Fripier, gens qui achetent toute ſorte de hardes & de marchandiſes, celle du nommé Pierre Cadenel vers les Grands Carmes, fameux Contrebandeur, & reconnu pour tel, & d’autres Contrebandeurs, qui demeuroient dans la ruë de l’Eſcale & aux environs, que le Fauxbourg qui eſt joignant les Infirmeries, a été attaquée en même tems que la ruë de l’Eſcale ; & qu’enfin il y avoit alors de nouvelles défenſes d’entrer les Indiennes & les autres étoffes du Levant. Nous laiſſons à chacun la liberté de faire les reflexions qui ſuivent naturellement de tous ces faits.




CHAPITRE V.


Premier periode de la peſte. Les Medecins commis à la viſite des malades la déclarent. Incredulité du Public.



QUoique nous ne veüillons point adopter les préventions du Peuple touchant l’aparition des ſignes celeſtes, qui précedent les grandes calamités, nous ne laiſſerons pas de remarquer, que le 21. Juillet le tems étant couvert & à la pluye, il fit dans la nuit des éclairs & des tonnerres ſi effroyables, qu’on ne ſe ſouvenoit pas d’en avoir oüi de ſemblables ; toute la Ville en fût troublée, & la foudre tomba ſur pluſieurs maiſons, ſans bleſſer perſonne. Ces tonnerres furent regardés comme le funeſte ſignal de la plus affreuſe mortalité qu’on aye jamais vûë : car dez-lors la contagion ſe débonda & ſe répandit dans tous les quartiers de la Ville.

Mrs. Peiſſonel & Bouzon continuent à viſiter les malades, & ſur leur déclaration, on continuë à les tranſporter aux Infirmeries, toûjours dans la nuit, pour ne pas allarmer le Public ; & les Conſuls animés d’un nouveau zele, aſſiſtent tour à tour en perſonne à ces expeditions nocturnes. Mr. Peiſſonel accablé des infirmités de l’âge, ſe décharge de ce travail ſur ſon fils, jeune Medecin, qui n’étoit pas encore aggregé. Ce jeune homme ne prévoyant pas les conſequences, repandit la terreur dans toute la Ville, & publia par tout que la peſte étoit dans tous les quartiers. Il l’écrit de même dans les Villes voiſines, qui prirent auſſi l’allarme, & s’interdirent tout commerce avec Marſeille : c’eſt en conſequence de ces lettres que le Parlement de Provence rendit cet arrêt fulminant le 2. Juillet, par lequel il défend toute communication entre les habitans de la Province & ceux de Marſeille ſous peine de la vie.

Cependant le Public ſe plaint de ne pas voir des Medecins de reputation employés à la viſite de ces malades ; tout le monde veut ſçavoir ce que c’eſt ; chacun demande une déciſion ſûre, ſur laquelle il puiſſe prendre ſes dernieres reſolutions. Ainſi, ſoit les plaintes publiques, ſoit le nombre des malades augmenté, les Echevins demandent quatre Medecins au Syndic du College, pour les repartir dans toute la Ville, & au Syndic du Corps des Chirurgiens quatre Maîtres, qui accompagnent les Medecins, chacun avec ſon garçon. Ils nomment en même tems quatre Apoticaires, pour fournir les remedes aux malades. Quatre Medecins ſe livrent à cet emploi ; ſçavoir Mrs. Bertrand, Raymond, Audon, & Robert, chacun avec ſon Chirurgien & un garçon. Ils ſe partagent toute une grande Ville, où dix Medecins n’auroient pas ſuffi.

A peine ont-ils viſité un ou deux jours les malades, qu’ils vont d’eux-mêmes déclarer aux Magiſtrats qu’il n’y avoit point à ſe flater, que la maladie qui regnoit, étoit veritablement la peſte, & la peſte même la plus terrible qui eût paru de long tems. Ils ſe réuniſſent tous Medecins & Chirurgiens en un même ſentiment, & aucun d’eux ne dit que ce fût une fiévre maligne cauſée par les mauvais alimens & par la miſere, comme l’Autheur du Journal imprimé le leur fait dire. Leur ſentiment a toûjours été le même, ils n’ont jamais varié là-deſſus, & l’évenement ne les a que trop juſtifiés. Importunés par la curioſité des Citoyens, ils ne crurent pas devoir refuſer de la ſatisfaire. Aſſurés du fait par eux-mêmes, ils ne hazardoient rien dans cette déclaration ; elle ne pouvoit cauſer aucun trouble dans la Ville ; le fils de Mr. Peiſſonel l’y avoit déja mis, & Mrs. Sicard pere & fils, qui avoient vû les premiers malades dans leur quartier de la Miſericorde, ſe plaignant qu’on n’avoit pas ajoûté foi à leur premiere déclaration, avoient déja repandu par tout le bruit de cette nouvelle maladie : il ne convenoit plus de la cacher dans un tems où elle étoit repanduë dans toute la Ville, & où il falloit prendre les meſures les plus promptes pour en arrêter les progrés, ou tout au moins pour prévenir les déſordres qu’elle traîne après elle.

La déclaration de ces quatre Medecins ne trouva pas plus de créance dans l’eſprit des Magiſtrats, & dans le Public que celle de Mrs. Sicard. Les premiers, bien loin d’ajoûter foi à un raport auſſi authentique, font afficher un avis, dans lequel ils annoncent que ceux qui ont été commis à la viſite des malades, ont enfin reconnu que la maladie qui regne n’eſt qu’une fiévre maligne ordinaire, cauſée par les mauvais alimens & par la miſere. Nous voulons bien leur rendre la juſtice de croire qu’ils ne firent mettre cette affiche que pour raſſûrer le peuple, plûtôt que de penſer qu’ils ayent pû douter d’un fait qui leur étoit certifié de tout côté. Cette précaution étoit bonne, en prenant toûjours les meſures convenables.

En effet, quoique les Magiſtrats euſſent toûjours agi comme ſi c’étoit veritablement la peſte, puiſqu’ils faiſoient enlever les malades, & fermer les maiſons ; ſoit que les Infirmeries fuſſent remplies ; ſoit qu’on ne regardât plus le mal comme contagieux, on ne fit plus tranſporter les malades, qui s’accumulerent de jour en jour en diverſes ruës : car dès le 7. Août, les quatre Medecins trouvoient trente nouveaux malades par jour, & autant de morts qu’on les obligeoit auſſi de viſiter ; & cela alla toûjours croiſſant d’un jour à l’autre. Les Magiſtrats non contents de manquer de confiance en leurs Medecins, formerent contr’eux des ſoupçons injurieux à leur honneur & à leur caractere ; & quoiqu’ils ſe fuſſent livrés au ſoin des malades de la maniere du monde la plus genereuſe, ſans traiter d’aucun interêt, qu’ils abandonnerent à la generoſité des Magiſtrats, ceux-ci ne laiſſerent pas de dire, que les Medecins de la Ville vouloient faire un Miſſiſſipi de cette affaire. Ce ſont les termes dont ils ſe ſervirent.

D’un autre côté, le peuple entrant dans les mêmes ſoupçons, inſulte publiquement les Medecins dans les ruës, & leur reproche hautement qu’ils groſſiſſent le mal par l’indigne motif d’un ſordide interêt : les Medecins, animés d’un vrai zele pour leur Patrie, devoroient toutes ces inſultes d’une vile populace ; ils furent beaucoup plus ſenſibles aux mépris de quelques-uns de principaux Citoyens, qui écrivirent en divers endroits des lettres pleines de qualifications les plus odieuſes contr’eux, & dans leſquelles l’ignorance étoit le moindre vice qu’ils leur reprochoient. A quels égaremens de raiſon ne porte pas une aveugle incredulité ?

Deux choſes favoriſoient cette prévention. Mr. Michel, Medecin aux Infirmeries, écrivoit aux Echevins, que les malades qu’on lui envoyoit, n’avoient d’autre mal, les uns que l’ennui d’être enfermés, & les autres que la verole, & qu’ils avoient plus beſoin de mercure que d’autres remedes. Pourtant l’ennui & la verole furent pour tous ces malades des maladies mortelles. La ſeconde choſe qui entretenoit l’incredulité publique ſur la maladie, c’eſt qu’on raportoit que pluſieurs malades rejettoient quantité de vers par le haut & par le bas. Il n’en fallut pas davantage pour achever de décrier les Medecins, pour confirmer les indignes ſoupçons qu’on avoit formé contr’eux, & pour faire regarder la maladie comme une fiévre de corruption, cauſée par les fruits & par les mauvais alimens.

Ce qui fortifioit cette fauſſe opinion, c’eſt qu’on ne voyoit dans ces premiers tems, que des enfans & de pauvres gens attaqués de cette maladie. La peſte, diſoit-on, s’en prend à toute ſorte d’âge & de condition, elle fait bien d’autres ravages. On vouloit voir les hommes tomber morts dans les ruës, les riches attaqués comme les pauvres, & le mal ſe répandre avec impetuoſité dans toute la Ville. Attendez, peuple incredule, & vous verrez plus que tout cela ; un affreux carnage va bientôt forcer vôtre aveugle incredulité. Déja des morts ſubites ſont annoncées de toute part ; déja le feu de la contagion a pris aux quartiers les plus reculés, & dans les ruës les plus écartées : déja les plus incredules & les plus hardis ſont frapés les premiers : déja enfin on apprend d’un jour à l’autre la chûte de quelque riche.

Alors on commence à douter & à craindre ; on demande à s’aſſûrer de la nature du mal, par l’ouverture des cadavres : un Batelier frapé de mort ſubite dans ſon Bateau, préſente l’occaſion de faire cette épreuve. Les Medecins employés à la viſite des malades, ſont mandés pour aſſiſter à l’ouverture de ce cadavre. Mr. Guion, Chirurgien de la Ville, s’offre courageuſement à la faire ; il mourut pourtant lui-même peu de jours après. Le cadavre eſt ouvert dans le Bateau même, on foüille dans toutes ſes parties, & on y cherche vainement la cauſe d’une maladie, qui ſe manifeſte moins par les impreſſions qu’elle fait ſur les parties internes, que par les ſymptomes & par les marques exterieures.




CHAPITRE VI.


Emotion populaire. Etabliſſement des Barrieres. Progrés de la contagion dans les Citadelles.



LE bruit du mal contagieux de Marſeille repandu dans toute la Province, empêchoit les autres Villes d’y envoyer leurs denrées : l’Arrêt même du Parlement le défendoit ſous des peines très-ſeveres. Les Barricades que les Villes voiſines avoient faites pour ſe garder, ne permettoient pas aux Marſeillois d’en aller chercher. Cependant cette Ville ſi riche, par ſon commerce, ne peut pas ſe paſſer du ſecours de ſes voiſins, auſquels elle fournit à ſon tour bien de commodités qui leur manquent : ceux que la mer lui procure, ſont longs à venir & toûjours incertains : elle fût donc bientôt reduite aux extrêmités d’une diſette generale : le bled commence de manquer aux Boulangers, & le troiſiéme Août, n’ayant pas fait la quantité de pain ordinaire, il en manqua ce jour-là ; ſur le ſoir la populace s’attroupa, & courut de ruë en ruë inſulter toutes les maiſons des Boulangers.

Mr. le Marquis de Pilles Gouverneur de la Ville, qui depuis le commencement de la contagion ne ceſſoit pas d’agir à la tête des Echevins, de les animer par ſon exemple, & de veiller à la ſûreté publique, étoit pour lors enfermé avec eux dans l’Hôtel de Ville, pour regler les affaires, que les malheurs préſens avoient infiniment multipliées. Averti de ce déſordre, il ſort accompagné de Mr. Mouſtier un des Echevins, & ſe porte à l’endroit où étoit cette Populace mutinée. Il n’eût pas beſoin de gens armés pour appaiſer ce tumulte ; autant aimé du peuple, qu’eſtimé des honnêtes gens, ſa ſeule préſence déſarma ces rebelles, & changea ſur le champ leurs plaintes & leur murmures en cris de joie & d’allegreſſe, au bruit deſquels ils l’accompagnerent chez lui, & ſe retirerent avec autant de tranquilité, qu’ils avoient montré de chaleur & d’émotion dans leur revolte. On vit alors combien il importe au bonheur des peuples, que ceux qui les gouvernent, s’appliquent autant à les captiver par la bonté & par la douceur, qu’à les ſoûmettre par l’autorité ; & que temperant l’une avec l’autre, ils ne ſachent pas moins ſe faire aimer que ſe faire craindre.

Pour prévenir un pareil déſordre, & empêcher que les malheurs de la famine n’augmentaſſent ceux de la contagion, Les Echevins écrivirent à Mr. le Bret Intendant de la Province, & à Mrs. les Conſuls de la Ville d’Aix, qui en ſont les Procureurs, pour les prier de permettre qu’on établit des marchés à une certaine diſtance de la Ville, où l’on feroit une Barriere, & où les Etrangers pourroient apporter leurs denrées, & les Habitans de Marſeille les y aller acheter, ſans ſe communiquer enſemble. Ces Mrs. ſenſibles aux malheurs de nôtre Ville, y conſentirent gracieuſement ; & pour regler toutes choſes, on convint d’une conference entre Mrs. les Procureurs du Païs & nos Echevins, ce que le Parlement permit ; le jour & le lieu ſont aſſignés ; ce fût à Nôtre-Dame à deux lieuës de Marſeille. Mr. le Marquis de Vauvenargue premier Procureur de la Province y vint accompagné de quelques Gentils-hommes, d’un Medecin, & eſcorté de quelques Gardes.

De la part de Marſeille, Mr. Eſtelle premier Echevin s’y rendit ſeul avec le Secretaire de la Ville. La conjoncture ne permettoit pas d’y aller avec une plus grande ſuite. Il auroit dû pourtant y mener avec lui un Medecin, comme ces Mrs. l’avoient demandé, ſans doute pour le faire conferer avec le ſien, s’aſſûrer par-là de la nature de la maladie, & ſe mettre en état de ſe garantir d’un ſemblable malheur, qu’ils n’ont pu éviter dans la ſuite. Mais les Medecins s’étoient trop expliqués ſur cette maladie, pour que Mr. Eſtelle les menat à cette conference. Il leur cacha avant ſon départ les intentions de Mrs. les Procureurs du Païs, & il leur dit à ſon retour, qu’il ne les avoit apriſes que par une Lettre qu’il avoit reçûë en chemin, lorſqu’il ſe rendoit au lieu aſſigné.

Dans cette conference, on regla, par un concordat, qu’il ſeroit établi un marché aux deux avenuës de Marſeille, & à deux lieuës de la Ville, avec une double Barriere, & un autre pour la mer à cet endroit du Golfe de Marſeille, vers le Couchant, appellé l’Eſtaque, & qu’à tous ces marchés il y auroit des Officiers & des Gardes commis pour empêcher les communications au choix de Mrs. les Procureurs du Païs & aux fraix de la Ville. Ce concordat homologué par Arrêt du Parlement, on le fait ſavoir à toutes les Villes & Lieux de la Province, & on les invite à envoyer des denrées à ces Barrieres, où elles pourront être venduës ſans danger. On ne peut aſſez loüer le zele de toutes les Villes de la Province, & leur empreſſement à ſecourir Marſeille dans cette calamité, les unes en envoyant des denrées, & les autres en favoriſant le tranſport.

L’établiſſement de ces Barrieres diminua bien un peu la diſette, mais il ne rapella pas tout-à-fait l’abondance : l’éloignement des marchés fit hauſſer le prix des denrées qu’on y alloit chercher ; toute ſorte de travail rencherit avec elles ; le vin ſi commun & ſi abondant dans cette Ville ſuit le ſort des autres denrées : toutes les caves ſont fermées, ou par la fuite des uns, ou par la crainte des autres. Le peuple, qui fait ſon principal aliment de cette liqueur, eſt prêt à ſe ſoulever, ſi on n’eût fait ouvrir les caves de force, & mettre le vin en vente. La viande qui ne vient que de loin, eſt encore plus rare que les autres denrées ; enfin bientôt on n’eût pas moins à ſouffrir de la diſette que de la maladie.

Encore ſi ceux, qui étoient chargés de pourvoir aux beſoins publics, n’avoient eu que le peuple de la Ville à entretenir, mais les ſoins & les embarras ſe multiplient avec les malheurs de la contagion. Voici Mrs. les Officiers des Citadelles, qui ayant reſſerré leurs Troupes, demandent du bled & d’autres neceſſités à Mrs. les Echevins, les menaçant de lâcher les Soldats dans la Ville, pour en prendre par tout où ils en trouveront. Comment pourvoir à tous les beſoins d’une nombreuſe garniſon dans un tems de diſette. Il falloit avoir toute l’activité & la prévoyance de Mr. Rigord Subdelegué de Mr. l’Intendant, dont le zele pour le ſervice du Roy eſt connu depuis long-tems, pour faire trouver dans ces Citadelles, malgré la diſette generale, l’abondance des tems les plus tranquilles.

Quoique les Citadelles ſoient entierement ſeparées de la Ville, & que les Garniſons y fuſſent reſſerrées depuis le commencement de la contagion, elle n’a pas laiſſé que d’y penetrer. Mr. Audibert Chirurgien des Galeres y avoit été mis pour y traiter les malades. Les guériſons qu’il y opera firent d’abord du bruit, & on publioit par tout qu’il n’en avoit perdu aucun. Il leur donnoit d’abord un violent émetique, qu’il appelloit ſon furet, enſuite il les faiſoit abrever avec du Thé ou de la Tiſane, & il les purgeoit. Cette pratique fût propoſée aux Medecins pour modéle, mais ils avoient déja reconnu & l’inutilité des purgatifs, & le danger des violens émetiques, qui donnoient des ſuperpurgations funeſtes ; auſſi cette methode ne fit pas dans la Ville les mêmes miracles que dans les Citadelles. J’appelle ainſi le bonheur de traiter pluſieurs peſtiferés, ſans qu’il en meure un ſeul. Les plus habiles Medecins n’oſeroient faire un pareil défi. Ceux qui connoiſſent bien cette maladie, ſavent qu’elle élude ſouvent & l’attention des Medecins, & la vertu des remedes.

Tout ce qu’on peut dire du ſuccés de ces violens émetiques, & des purgatifs réiterés, c’eſt qu’il y a quelquefois d’heureuſes témerités, mais elles ne doivent pas ſervir de regle. Il y a donc lieu de croire que tous ces malades n’avoient que de legeres atteintes du mal, ou peut-être même qu’ils avoient toute autre maladie ; car quand la contagion s’aprocha de plus près des Citadelles, & que les malades qui y tomboient, étoient veritablement marqués au coin de la contagion ; les guériſons ne furent plus ſi frequentes, & les malades y mouroient tout comme ailleurs : cependant il eſt vrai que la contagion n’a pas fait de grands progrés dans ces Citadelles, par le bon ordre qu’il y avoit, & par le ſoin qu’on prenoit d’en ſortir les malades, dès qu’ils paroiſſoient, & de les tranſporter dans un petit Hôpital qu’on avoit fait dans une Baſtide voiſine. La contagion y a fini avec le mois de Decembre, & du depuis il n’y a pas paru de nouveau malade. Dans la ſuite, le Chirurgien des Citadelles a rendu ſa methode publique ; nous laiſſons décider aux Medecins qui ont traité beaucoup de ces malades, ſi cette methode eſt ſûre.




CHAPITRE VII.


Progrès de la Contagion ſur les
Galeres.



L’Entretien des Galeres auroit été un ſurcroit d’embarras pour la Ville, ſi ceux qui les commandent, animés d’un noble zele pour le ſervice du Roy, n’avoient, par la ſuperiorité de leurs lumieres, cherché des reſſources plus ſûres. Quel ravage n’auroit pas fait la contagion ſur ces Bâtimens, s’ils n’en avoient pas arrêté les progrés par les meſures les plus juſtes & les mieux concertées. C’eſt à leur prudence que l’Etat doit la conſervation de cet illuſtre Corps, qui ne fait pas moins l’ornement de nôtre Ville que la ſûreté de nos Côtes. Leur conduite pleine de ſageſſe a fait voir que le bon ordre & la bonne police, ſont les moyens les plus aſſûrés, pour prévenir les déſordres de la contagion, & qu’on doit s’attendre aux plus grands ravages, quand l’un & l’autre ſont négligés.

Sur les premiers bruits de la maladie on fit tirer les Galeres au large, & ces bruits continuants, Mrs. les Officiers Generaux voulurent s’aſſûrer de la choſe par eux-mêmes, c’eſt-à-dire, par les Medecins & Chirurgiens deſtinés au ſervice des Galeres. Ils demanderent aux Echevins, d’agréer qu’ils ſe joigniſſent à ceux de la Ville, pour aller viſiter les malades. Mr. Perrin Medecin de l’Hôpital des Forçats, & Mr. Croizet Chirurgien du même Hôpital, chargés de cette commiſſion, viſiterent les malades, avec Mrs. Audon & Robert Medecins de la Ville, & les deux Chirurgiens qui les accompagnoient. Ce fût le premier Août qu’ils firent cette viſite, après laquelle ils firent leur raport qu’ils remirent à Mrs. les Commandants, & que nous avons crû devoir inſerer ici.

„ Nous ſouſſignés Medecin & Chirurgien de l’Hôpital Royal des Forçats, certifions, qu’ayant été commis par ordre de Mrs. les Officiers Generaux & Intendant des Galeres, aſſemblés en Conſeil, ce jourd’hui premier Août, pour aller viſiter les malades de la Ville, qu’on ſoupçonne attaqués de peſte, nous nous ſerions portés dans l’Hôtel de cette Ville à trois heures après midy, pour nous joindre aux Sieurs Robert & Audon Medecins aggregés, & au Sr. Bouzon. Me. Chirurgien, nommés par Mrs. les Echevins, pour faire la viſite deſdits malades, nous aurions trouvé en viſitant differents quartiers de la Ville, 1°. Dans celui de la Major, où depuis peu de jours il eſt déja mort pluſieurs perſonnes ſoupçonnées de peſte, une femme morte, âgée d’environ ſoixante ans, malade depuis trois jours, ſur laquelle pourtant nous n’avons remarqué aucun ſigne de malignité peſtilentielle en aucune partie de ſon corps ; nous en aurions viſité un autre dans une maiſon de la ruë de l’Evêché, âgée d’environ trente-cinq ans, laquelle a un bubon à l’aîne gauche, lequel nous avons crû pour pluſieurs raiſons être venerien, n’y ayant aucun ſigne de malignité ſur elle. Dans le quartier derriere les Grands Carmes, nous aurions trouvé dans une maiſon le cadavre d’une fille âgée d’environ vingt ans, morte la nuit paſſée, s’étant alitée depuis avant hier, ſelon le raport de ſa mere, avec un grand mal de tête, des envies de vomir, & un accablement general, morte en trente heures, toute couverte d’un pourpre livide, ayant le ventre extrêmement tendu & violet, & ayant rendu par le nez une grande quantité de ſang très-diſſous & très-ſereux ; nous aurions de plus trouvé dans le même quartier pluſieurs autres perſonnes de tout ſexe & de tout âge, au nombre de huit ou dix, attaqués de fiévre avec des douleurs de tête & des envies de vomir, leſquels accidens la plûpart des parens nous ont dit provenir des mauvais fruits que ces malades avoient mangés en quantité, ſans qu’il nous ait paru en eux aucun ſigne de contagion : de plus, en deſcendant dans la ruë de l’Eſcale, dans une maiſon, où depuis quatre ou cinq jours une femme eſt morte ſubitement ſoupçonnée de peſte, nous aurions trouvé ſon enfant, âgé d’environ douze ans, mort aujourd’hui, couvert de tâches pourprées preſque par tout le corps, avec une tenſion conſiderable au bas ventre, & une groſſeur vers les glandes de l’aîne gauche, lequel s’étoit alité depuis avant-hier, ſelon le raport des parens, avec des nauſées & des maux de tête inſuportables ; nous aurions trouvé de plus à ſon côté ſur un méchant lit, ſon pere âgé d’environ quarante ans couché tout habillé, avec une face livide, les yeux enfoncés & mourans, ayant eu depuis avant-hier, qu’il s’eſt couché, de grands maux de tête & de vomiſſement, tout parſemé de tâches pourprées & livides, ayant une tumeur à l’aîne droite avec une tenſion très-douloureuſe dans tout le bas ventre : nous aurions trouvé dans une autre maiſon, auprès de celle-là, la mere & la fille, la premiere âgée d’environ trente-cinq ans, & la fille d’environ quatorze, toutes deux la face livide, les yeux mourans, & dans un abattement general, pouvant à peine ouvrir les yeux, ſur tout la fille, qui étoit dans un aſſoupiſſement conſiderable, étant malade depuis deux jours, ayant un mal de tête horrible, & des envies de vomir, ſans pourtant aucune élevation ni aux aînes ni aux aiſſelles, & ſans aucune tâche pourprée : de plus, en montant vers la fontaine de la Samaritaine, nous avons trouvé dans une même maiſon un enfant d’environ vingt ans, mort aujourd’hui, couvert d’un pourpre livide, n’ayant été malade que trois jours avec mal de tête, vomiſſement, & maux de cœur continuels ; & dans un autre petit lit à côté, ſon frere âgé d’environ treize ans, malade depuis hier, s’étant alité, ſelon le raport de ſa mere, avec un horrible mal de tête, qui continuoit encore, des maux de cœur, & des envies de vomir frequentes, ayant même vomi quelque fois, ayant les yeux enflamés & étincelans, la langue aride & blanchâtre, & une tention au bas ventre, avec une groſſeur conſiderable & douloureuſe à l’aîne droit, & un abattement general : de plus enfin, nous aurions trouvé dans une maiſon, ſur le cours, une femme âgée d’environ quarante ans, tombée dans un délire, avec des mouvemens des membres involontaires, les yeux ardents & larmoyans, tâchée de pourpre en pluſieurs endroits de ſon corps, ayant depuis deux jours une hemorragie par le vagin d’un ſang ſereux, & s’étant alitée, ſelon le raport de ſon frere depuis quatre jours : avec de grands maux de tête, & de frequens maux de cœur, on nous a raporté qu’il étoit mort depuis peu dans la même maiſon, un enfant qui ne fût malade que deux jours, ayant de même de grands maux de tête, & des envies de vomir frequentes, ce qu’ayant très-meurement examiné, nous ne pouvons douter que ce ne ſoient des maladies peſtilentielles très-contagieuſes, & qui demandent de très-grandes précautions, pour en prévenir les funeſtes ſuites. Tel eſt nôtre ſentiment. A Marſeille, ce premier Août 1710. Signé Perrin & Croiſet.

Après s’être aſſûrés de la verité du fait, ſans s’arrêter aux bruits populaires, & ſans donner dans les préventions d’une incredulité mal entenduë, les Commandans ne penſerent plus qu’aux moyens de mettre les Galeres en ſûreté. On n’en trouva pas de plus ſûr, que de les ranger du côté de l’Arcenal, & de les enfermer par une eſtacade, qui eſt une eſpece de barriere ſur l’eau, qui les ſeparoit du reſte du Port ; on ferma auſſi toutes les avenuës de l’Arcenal par des barricades, & on y enferma tous les bas Officiers, & tous les équipages. Mrs. les Officiers ne s’y enfermerent pas, mais ils y alloient regulierement deux fois par jour, & toutes les fois que le ſervice le demandoit : & ainſi tout le Corps des Galeres fût en peu de jours ſeparé du reſte de la Ville, & la rendit encore plus deſerte & plus ſolitaire.

La communication entre les Galeres & la Ville eſt trop libre, pour ſe flatter que le mal n’en eût pas aproché. Il étoit difficile que parmi les équipages quelqu’un ne fût déja infecté, ou que quelque Forçat n’eût pris en Ville quelque impreſſion contagieuſe, avant qu’ils fuſſent reſſerrés : car on a aprofondi l’hiſtoire de Boyal, un des deux premiers malades, dont nous avons parlé : on diſoit qu’il avoit couché le ſoir ſur la Galere la Gloire, & qu’il y avoit porté le mal ; que c’étoit dans cette Galere que la contagion avoit commencé, & qu’elle avoit été la plus maltraitée. Il eſt bien vrai que cet homme coucha ſur la Galere la Ducheſſe, un ſoir qu’il trouva ſa maiſon fermée, & que l’Argouſin de garde étant de ſes amis, l’y reçût, & l’y prêta même ſon lit ; mais auſſi il eſt vrai, qu’ayant apris ſa maladie, avant que la Garde revint à ſon tour, il ne ſe ſervit plus de ce lit, ni de tout ce que ledit Boyal avoit touché : en effet, ce n’eſt point par cette Galere que la contagion eſt entrée dans ce Corps, & elle a été la moins maltraitée de toutes.

Ce n’étoit pas aſſez d’avoir enfermé les Galeres, il falloit encore pourvoir à leur ſubſiſtance & au ſoin des malades ; c’eſt ce que Mrs. les Officiers generaux firent avec un ordre & une prévoyance dignes de leur genie, & qui doivent ſervir de regle pour le tems à venir, ſi jamais un pareil malheur arrivoit. On prit pluſieurs Tartanes[17], qui partoient alternativement, pour aller prendre des vivres aux deux Ports les plus proches de Marſeille, qui ſont ceux de Toulon & de Bouc, où le Fourniſſeur faiſoit porter toutes les choſes neceſſaires, comme bois, charbon, viande, & tout le reſte, pour l’entretien des Officiers & des équipages. On diſtribuoit la ration, comme ſi les Galeres avoient été armées ; on établit des boucheries dans l’Arcenal, & on le munit de toutes les autres neceſſités : enfin, tout y étoit ſi bien diſpoſé, que dans un Corps auſſi nombreux, chacun y trouvoit non ſeulement le neceſſaire, mais même toutes ſes commodités, & à un prix mediocre, pendant qu’avec une dépenſe immenſe on manquoit ſouvent du neceſſaire dans la Ville.

On n’eût pas moins d’attention à pourvoir à l’entretien des malades, & à empêcher que le mal ne ſe repandit, & n’infecta tout ce Corps. L’Hôpital des équipages qui eſt derriere la Citadelle hors la Ville, & ſur le bord de la mer, fût deſtiné pour les peſtiferés : on le vuida ſur le champ, & on le munit de tout ce qu’il faut pour les malades, & des Officiers neceſſaires. Par-là on ne fût pas dans la neceſſité d’infecter l’Hôpital general des Forçats, qui fût reſervé pour les malades qui s’y trouvoient alors, & pour ceux qui pouvoient tomber de toute autre maladie que celle qu’on craignoit. Comme ſur les Galeres la communication y eſt très-prochaine, & qu’un malade en auroit bientôt infecté pluſieurs autres, on érigea un Hôpital d’entrepos à la Corderie, où l’on portoit les malades ſur le moindre ſoupçon de la plus legere incommodité, & de-là, dès que le mal ſe manifeſtoit, ils étoient tranſportés à l’Hôpital qui leur étoit deſtiné.

Le mal contagieux, ſe declarant dans les uns plutôt, & plus tard dans les autres, & ſe déguiſant quelque fois au commencement, ſans ſe montrer d’abord, il fût reglé que les Medecins & les Chirurgiens feroient chacun leur viſite dans cet entrepos, à differentes heures. Il y avoit donc huit viſites par jour ; ainſi, à quelque heure que le mal ſe manifeſta, il étoit ſurpris & découvert, & le malade ſur le champ envoyé au lieu deſtiné. Les Chirurgiens particuliers faiſoient auſſi diverſes viſites par jour, chacun ſur ſa Galere ; & ſur la plus legere incommodité, fils faiſoient porter les malades à cet entrepos. Il en étoit de même de ceux qui tomboient malades dans l’Arcenal où étoient enfermées les familles de ceux qui y ſont employés. Une Chaloupe prête à partir à toute heure, fût reſervé pour le tranſport des malades, & quelques autres furent deſtinées à porter les vivres & les autres neceſſités audit Hôpital, à differentes heures marquées dans le jour.

Pendant qu’on faiſoit ces ſages diſpoſitions, la maladie commença à ſe montrer ſur les Galeres, par deux Forçats, qui tomberent les premiers avec des charbons, l’un le 31. Juillet, & l’autre le premier Août ; d’autres tomberent après, inſenſiblement le mal ſe repandit à ſon ordinaire dans les Chiourmes, dans les équipages, & dans les familles qui étoient enfermées dans l’Arcenal, & la mortalité ſuivit de près, mais non pas avec la même rapidité que dans la Ville. Il y a ſuivi à peu-près les mêmes periodes, & y a duré preſque tout autant ; mais il s’en faut bien qu’il y aye fait le même ravage. En Septembre la maladie y fût dans ſa vigueur, & dans les mois ſuivans elle eſt toûjours venuë en déclinant. Le plus grand nombre des malades a été de vingt-cinq à trente par jour, & la plus grande mortalité a été dans le milieu de Septembre de dix-ſept en un jour ; & les autres jours, tant devant qu’après, ce nombre eſt allé en augmentant juſques-là, & de-là en déclinant à proportion ; car le nombre des morts en Août eſt de 170. en Septembre 286. en Octobre 179. en Novembre 89. en Decembre 38. & le tout eſt 762. Dans les mois de Janvier & de Fevrier, il n’y en eût que ſept à huit par mois ; & en Mars la maladie ceſſa entierement ſur les Galeres. Comme l’Hôpital des Peſtiferés n’étoit pas aſſez grand pour contenir tous les malades, on dreſſa des tentes dans la cour, qui eſt fort vaſte, ſous leſquelles on faiſoit paſſer ceux qui étoient les plus près de la guériſon, & pour décharger bientôt cet Hôpital, on diſpoſa une vieille Galere, que l’on plaça loin des autres, où les uns venoient finir leur guériſon, les autres y faire leur quarantaine, & achever de s’y reparer : par-là on ſe ménagea toûjours de place dans l’Hôpital, pour y recevoir les nouveaux malades.

Il n’en falloit pas moins que des précautions auſſi bien entenduës, pour empêcher que le mal contagieux ne fit les derniers ravages dans des Bâtimens, où l’on eſt preſque les uns ſur les autres ; auſſi n’y a-t-il pas fait de grands progrés ; on ſera ſurpris de voir que ſur dix mille perſonnes qu’il y avoit ſur les Galeres ou dans l’Arcenal, il n’y ait eu que douze cens ſoixante, ou tout au plus treize cens malades ; & on le ſera encore plus, qu’il n’en ſoit mort que ſept cens ſoixante deux, c’eſt-à-dire, qu’il en aye guéri la moitié : l’heureuſe guériſon de tant de malades, n’eſt pas moins duë aux ſoins & à l’application de ceux qui font la Medecine & la Chirurgie ſur les Galeres, qu’au bon ordre qui y regnoit. Parmi ces morts, il y a pluſieurs Chirurgiens de Galere, dont quatre ſont morts dans l’Hôpital, parmi leſquels on compte Mr. Laugier, qui en étoit le Chirurgien ordinaire, ſi connu par ſon Traité des Vulnéraires, & qui joignoit à un grand fond de Theorie une longue & ſage pratique ; un Apoticaire & ſix Aumôniers : il n’eſt mort auſſi que fort peu d’Officiers, & aucun des Officiers generaux. On les a vû pourtant s’expoſer hardiment à tout ce que le bien du ſervice demandoit. Il étoit juſte que la maladie reſpecta ceux, qui après avoir pourvû à la conſervation des Galeres, devoient encore travailler ſi utilement à celle de la Ville.




CHAPITRE VIII.


Avis des Medecins rejettés. Feux allumés. Les Conſuls reſtent ſeuls chargés de l’adminiſtration publique. Etat de la Ville à la fin du premier periode.



UNe diſpoſition dans la Ville ſemblable à celle des Galeres, avoit peut-être prévenu tous les déſordres qu’on y a vû. On ne ſçauroit trop ſe hâter dans ces occaſions, de mettre les choſes en regle, ſi on veut éviter le trouble & les inconveniens qui ſuivent les reſolutions tardives & tumultueuſes : une Ville qui attend que l’ennemi ſoit près pour ſe préparer à le recevoir, s’expoſe à être ſurpriſe, & à eſſuyer ou les malheurs d’un aſſaut imprévû, où la honte d’une compoſition forcée. Tel a été le triſte ſort de Marſeille, ou ſoit que l’on ne crût que foiblement la peſte, ou ſoit que l’embarras d’une grande Ville ne permît pas de pourvoir à tout en même tems, on a attendu de prendre les meſures convenables contre la contagion, que la neceſſité les déterminât.

Les Medecins qui prévoyoient de loin les ſuites de cette maladie, & qui par la violence qu’elle exerçoit ſur chaque malade en particulier, jugeoient de celle de la conſtitution generale du mal, ne manquerent pas d’inſpirer d’abord aux Magiſtrats toutes les précautions qu’on a coûtume de prendre en pareil cas. Ils leur inſinuerent de former un Conſeil de ſanté, compoſé des perſonnes les plus diſtinguées par leur rang, & de quelques principaux Citoyens, pris de divers Etats ; mais les Echevins craignirent le trouble de la multitude, diſant qu’ils ne vouloient pas faire une hâle de l’Hôtel de Ville : c’eſt ainſi qu’ils s’expliquerent. Les Medecins leur offrirent encore de reſter, un auprès d’eux pour le Conſeil, parce que dans le cours d’une contagion, il ſe préſente une infinité d’affaires qui ne peuvent être décidées que ſur l’avis d’un Medecin : ils répondirent qu’ils n’en avoient pas beſoin. Il en fût de même de tout ce qu’ils purent leur propoſer : fortifiés dans leurs préventions contre eux, ils regardoient comme ſuſpect tout ce qui venoit de leur part : neanmoins pour que le Public ne ſouffrit pas de l’entêtement des uns, & du reſſentiment des autres ; les Medecins voyant qu’ils n’étoient pas écoutés, & n’ayant d’autre vûë que le bien public, crurent ne pouvoir rien faire de mieux que de leur remettre le Traité de la peſte par Ranchin, qui contient tous les Reglemens de Police pour les tems de contagion. La ſuite fera voir l’uſage qu’ils ont fait de ce Livre.

Le ſeul Medecin de la Ville, qui fût écouté des Magiſtrats, ce fût Mr. Sicard, qui ayant refuſé de viſiter les malades, & voulant ſe rendre utile par quelque endroit, fût leur propoſer un moyen de faire ceſſer la peſte, leur répondant du ſuccés, pourveu qu’on executât ce qu’il diroit. La propoſition étoit trop favorable, pour n’être pas bien reçûë. Les autres Medecins avoient été rejettés comme ces Prophetes, qui n’annonçoient que des choſes triſtes ; celui-ci eſt bien reçu, parce qu’il prédit des choſes agreables. Ce Medecin propoſa donc d’allumer un ſoir de grands feux dans toutes les Places publiques, & au tour de la Ville, qu’en même tems chaque particulier en fit un devant la porte de ſa maiſon, & qu’à commencer du même jour, & pendant trois jours conſecutifs, chacun fit à la même heure, à cinq heures du ſoir, un parfum avec du ſoûfre dans chaque apartement de ſa maiſon, où il déployeroit toutes ſes hardes, & tous les habits qu’il avoit porté depuis que la contagion avoit paru.

Quoique ce moyen de faire ceſſer la contagion ne ſoit ni nouveau, ni fort ſingulier, & que l’hiſtoire d’Hypocrate ne ſoit ignorée de perſonne, la confiance avec laquelle ce Medecin le propoſa, & l’eſpoir de voir bientôt finir un mal, dont on commençoit à redouter les ſuites, le firent recevoir. On ſe met en état d’executer la choſe : Ordonnance de Police, qui aſſigne le jour, & ordonne les feux & les parfums, en conformité du projet du Sr. Siccard ; il eſt lui-même commis à la diſpoſition des feux, ſous les ordres de Mr. Diodet un des Echevins, qui s’eſt toûjours prêté volontiers aux emplois les plus pénibles ; on fait de grands amas de bois dans toutes les places, & dans tous les lieux déſignés ; on diſtribuë dans toute la Ville du ſoûfre pour les parfums, à tous ceux qui n’ont pas le moyen d’en acheter : enfin, le jour arrivé, & à l’heure marquée, toute la Ville parut en feu, & l’air ſe couvrit d’une noire & épaiſſe fumée, plus propre à retenir les vapeurs contagieuſes qu’à les diſſiper.

On ne ſçait ce que l’on doit le plus admirer ici, ou la confiance de ce Medecin, qui ſans diſtinguer les periodes ni la nature de la contagion, propoſe avant le tems un ſecours auſſi foible, & ſi peu capable de produire l’effet qu’il en promettoit ; ou la credulité des Magiſtrats, qui denués d’un Conſeil ſolide, ſe laiſſent aller à tout vent de doctrine, & conſentent à une dépenſe auſſi inutile que fatigante, ſans daigner conſulter là-deſſus les autres Medecins, auſquels ils avoient déja confié le ſoin des malades. Le public vît avec regret conſumer inutilement une ſi grande quantité de bois, dont il craignoit de manquer dans la ſuite, & ce Medecin trompé dans ſon attente, ne pouvant plus ſoûtenir les reproches du peuple ſur l’inutilité de ſon remede, diſparut avec ſon fils.

En effet, ces feux ne firent, ce ſemble que rallumer celui de la contagion ; ils embraſerent l’air déja échauffé par la chaleur de la ſaiſon & du climat : le venin peſtilentiel devint plus actif, & le mal ſe dévelopa avec plus de vivacité. Déja les plus entêtés ſe rendent, & penſent à chercher leur ſalut dans la ſuite ou dans la retraite ; les plus timides, ou pour mieux dire, les plus prudens avoient déja profité de la liberté des paſſages, pour ſe ſauver en d’autres Villes, & en d’autres Provinces. Ceux qui furent plus tardifs à croire, trouvant toutes les iſſuës fermées, & les chemins exactement gardés, furent contraints de ſe retirer dans leurs Baſtides, ou de s’enfermer dans leurs propres maiſons.

On ne vit plus alors que gens qui achetoient des proviſions de tout côté, qui charrioient des hardes & de meubles de toute part ; les voitures n’y peuvent pas ſuffire, elles ſont hors de prix, le peuple même prend la déroute, & ſort en foule hors les portes de la Ville, & comptant ſur la douceur de la ſaiſon, va camper ſous des tentes, les uns dans la Plaine de St. Michel, qui eſt une grande Explanade du côté des Minimes ; les autres le long de la riviere & des ruiſſeaux qui arroſent le terroir, & les autres le long des ramparts : quelques-uns grimpent ſur les Collines & ſur les Rochers les plus eſcarpés, & vont chercher un azile dans les Antres & dans les Cavernes : les gens de mer s’embarquent avec leurs familles ſur des Vaiſſeaux, ſur des Barques, & dans de petits Bâteaux, dans leſquels ils ſe tirent au large dans le Port & dans la Mer, & forment ainſi une nouvelle Ville flottante au milieu des eaux.

Monſeigneur l’Evêque, comme un fidéle Paſteur, reſte ſeul à la garde de ſon Troupeau ; les Curés & les autres Prêtres des Paroiſſes, animés par ſon exemple, & fortifies par ſon courage, n’abandonnent point leurs oüailles : les Monaſteres des Religieuſes ſont ouverts, & la plûpart de ces filles vont rejoindre leurs parens & leurs familles. Cette deſertion generale laiſſe le reſte des Citoyens dans la conſternation la plus touchante ; & la Ville du Royaume la plus peuplée devient en peu de jours la plus triſte ſolitude. Les Conſuls ſe confiant en leur activité naturelle, & au zele dont ils ſe ſentoient animés pour le ſalut de la Patrie, demeurent ſeuls chargés du ſoin de la Ville. Ils n’ont voulu partager avec perſonne les peines de l’adminiſtration la plus accablante qui puiſſe ſe préſenter dans l’exercice du Conſulat. Heureux eux & le peuple, ſi le ſuccés avoit pû repondre à leur attente de à leur zele.

Il ſemble pourtant qu’une adminiſtration qui regarde le ſalut commun, & qui intereſſe la vie & le bien de tous les habitans d’une Ville, donne droit à ceux qui y ſont en place, & aux principaux Citoyens d’y avoir quelque part : auſſi ces perſonnes voyant qu’ils n’étoient point appellés à cette adminiſtration, dans laquelle ils ne pouvoient pas s’ingerer d’eux-mêmes, & jugeant que leur préſence inutile au Public, ne ſerviroit qu’à les rendre ſpectateurs de la plus triſte ſcene qui fût jamais, ne penſerent plus qu’à leur propre conſervation. Les Officiers de Juſtice, les Directeurs des Hôpitaux, les Intendans de la Santé, ceux du Bureau de l’Abondance, les Conſeillers de Ville, & les autres Officiers municipaux, tout diſparut, & les Echevins reſterent ſeuls à la tête d’une nombreuſe populace, avec leur Secretaire, & Mr. Pichaty l’Avocat leur Conſeil ordinaire.

Ils n’ont pas laiſſé que de rendre diverſes Ordonnances très-utiles pour la Police, comme celles qui ordonnoient de faire ſortir tous les Gueux & Mandians de la Ville ; qui défendent de reſſerrer le bled, de ne rien laiſſer dans la Ville, qui peut cauſer de l’infection, de tranſporter les meubles & les hardes des morts & des malades d’une maiſon à l’autre, & pluſieurs autres de cette eſpece, dont l’execution auroit prévenu bien de déſordres, ſi quatre perſonnes y avoient pû ſuffire. On mit encore ſur pied quatre Compagnies de Milice ; on poſa des Corps de Garde à l’Hôtel de Ville, & par tout où il étoit neceſſaire : on nomma des Commiſſaires dans chaque quartier ; on pourvût à la ſubſiſtance des pauvres, qui par la ceſſation de toute ſorte de travail, ſe trouvoient reduits aux dernieres extrêmités ; on donna des inſtructions aux Commiſſaires ; on les chargea de faire diſtribuer le pain aux pauvres, de s’informer des malades qu’on laiſſe pourtant encore dans leurs maiſons, & de veiller à tout ce qui convient pour le bon ordre.

Malgré ces belles diſpoſitions, la maladie va toûjours ſon train ; elle prend d’un jour à l’autre de nouveaux accroiſſemens ; on ne diſtingue plus les ruës infectées ; le feu de la contagion a pris par tout, & le nombre des morts eſt ſi fort augmenté, que les nuits ne ſont pas aſſez longues pour les enlever tous ; on ne peut plus garder pour le Public les ménagemens ordinaires ; il fallut ſe reſoudre à porter les morts de jour ; ils ne peuvent même être enlevés un à un ; on prend de force les chevaux & les tomberaux des Bourgeois, on engage tous les Gueux & Vagabonds à ſervir de Corbeaux, on fait ouvrir de grandes foſſes hors la Ville, les Tomberaux vont de jour par les ruës, & le bruit funebre de leur cahot, fait déja fremir les ſains & les malades : enfin on voit déja dans toute la Ville le triſte apareil d’une contagion déclarée.

On n’y trouve plus de boutique ouverte, tous les travaux publics & particuliers ont ceſſé, le commerce eſt depuis long-tems interdit, les Egliſes, le College, la Loge[18], & tous les lieux publics ſont fermés, les Offices divins ſuſpendus, le cours de la Juſtice arrêté ; il n’y a plus parmi les parens & les amis de frequentation, plus de viſite, plus de ſocieté ; les Payſans de la campagne n’aportent plus leurs denrées ; tout le monde fuit une Ville infectée de peſte ; il faut ſe paſſer des commodités ordinaires, & on a de la peine à ſe procurer les alimens les plus neceſſaires, Telle étoit la face de la Ville, & la triſte ſituation de ſes Habitans ; tel étoit l’éclat des choſes, quand le mal entra dans ſon ſecond periode, ce qui fût environ le dix du mois d’Août.




CHAPITRE IX.


Second Periode de la peſte. Etabliſſement d’un nouvel Hôpital.



CE n’eſt pas ici la premiere fois qu’on a vû les Habitans d’une Ville affligée de peſte douter de la verité de cette maladie, juſques à ce qu’ils lui ayent vû faire les derniers ravages. Il en eſt arrivé de même dans toutes les Villes que Dieu a voulu punir de ce fleau. Il ſemble qu’il ne les frape de cet aveuglement, que pour les empêcher de prendre des meſures, pour ſe ſouſtraire à ſa juſtice ; on peut dire néanmoins que l’incredulité n’a jamais été pouſſée ſi loin, qu’elle l’a été dans cette occaſion. On pourroit la comparer à celle de ces hommes inſenſés, qui ménacés d’un déluge prochain, & voyant conſtruire l’Arche à Noël, s’en mocquerent, & ne penſerent point à le prévenir par une ſemblable précaution, & par une converſion ſincere. Telle a été la ſtupide incredulité de quelques-uns de nos Habitans ; ils ont vû commencer la peſte dans les Infirmeries, ils l’ont vûë paſſer, pour ainſi dire, ſous leurs yeux de cet endroit dans la Ville, & s’étendre en peu de jours dans tous les quartiers ; elle leur eſt confirmée par le témoignage de tous les Medecins ; & malgré tout cela ingenieux à ſe tromper eux-mêmes, ils aiment mieux s’expoſer à tous les déſordres d’une calamité publique, que de les prévenir par de ſages précautions qu’ils n’auroient pas dû negliger quand même elles auroient dû leur devenir inutiles.

C’eſt dans le ſecond periode du mal que ces déſordres furent extrêmes, & que l’on vit tout le trouble de la plus affreuſe déſolation. Deux choſes donnerent lieu à ces déſordres : d’une part un excès de ménagement, d’une autre un défaut de prévoyance. Le premier regardoit le ſoin des malades, le ſecond l’inhumation des morts : nous allons déveloper l’un & l’autre.

Environ le 8. du mois d’Août, les Medecins commis à la viſite des malades s’aperçurent qu’on ne les enlevoit plus, & qu’on les laiſſoit dans les maiſons, quoi qu’ils en donnaſſent tous les ſoirs l’état aux Echevins ; ils furent leur repreſenter que ces malades laiſſés chez eux en infectoient d’autres, que leurs ſoins étoient inutiles par la miſere de la plûpart : car alors ils ne viſitoient guéres que des pauvres ; que l’Hôtel-Dieu leur étant fermé, ils n’avoient point d’autre retraite ; que les charités de la miſericorde & des autres œuvres pies leur manquant, ils languiſſoient dans leurs maiſons dénués de tout ſecours, & periſſoient même d’inanition & de miſere ; & qu’enfin on ne pouvoit pas éviter d’établir un nouvel Hôpital pour ces malades.

Mr. le Gouverneur comprit bientôt la neceſſité de cet établiſſement, l’ordonna ſur le champ, & comme on étoit en peine de trouver un endroit qui fût propre, & qui peut être bientôt mis en état de recevoir les malades, les Medecins lui ſuggererent de prendre la Charité, & lui firent voir que c’étoit l’endroit le plus propre par ſa ſituation, par la diſpoſition interieure de la maiſon, par ſon étenduë, par toutes les commodités neceſſaires aux malades, & ſur tout par le voiſinage de cinq Maiſons Religieuſes, qu’on auroit pû lui joindre dans la ſuite, quand le nombre des malades augmenteroit. Ils donnerent encore les moyens de loger ailleurs les pauvres qui étoient entretenus dans cette Maiſon, & qui alloient au nombre de cinq à ſix cens, y compris les Officiers.

La choſe concluë, les Recteurs de la Charité ſont appellés, & priés en même tems de vuider ſur le champ cette Maiſon, & de faire tranſporter les pauvres qui y ſont, aux endroits qu’on leur indique. Ils opoſent pluſieurs raiſons & divers obſtacles à cette entrepriſe, en préſence de Mr. le Gouverneur, qui les débâtit & franchit toutes les difficultés avec une préſence d’eſprit & une douceur, à quoi ils ne purent reſiſter. Ce projet pourtant ſi bien concerté & ſi long-tems débatu, demeura ſans execution, ſans qu’on en ſache la raiſon ; on fût près de huit jours à ſe déterminer pour l’établiſſement d’un Hôpital ; les malades cependant s’accumulent de par tout, & bientôt va commencer cette confuſion & ce déſordre, dont le ſeul ſouvenir fait horreur.

Rien n’étoit cependant plus propre à empêcher le progrés de la contagion, & à prévenir les déſordres qu’elle a traîné après elle, que l’établiſſement de cet Hôpital ; on y plaçoit d’abord du jour au lendemain ſix cens malades, & huit cens dans une neceſſité ; dans la ſuite on auroit pris les cinq Couvents, qui ſont tout au tour de la Charité. C’étoit un moindre inconvénient de déplacer des Religieux & des Religieuſes, que de laiſſer les malades dans les ruës & dans les places publiques. On auroit logé les Religieux dans les autres Couvents, qui ſont en ſi grand nombre dans cette Ville, réunifiant ceux dont les regles & les manieres de vivre ont le plus d’affinité & de raport. Un de ſes Couvents pouvoit être deſtiné pour les riches qui auroient voulu être traités à leurs dépens ; un autre pour les Prêtres, Confeſſeurs, & les autres Officiers malades : enfin les autres auroient ſervi pour les Convaleſcens, pour loger les Officiers, & pour le reſte des malades, qu’on y pouvoit recevoir au nombre de trois mille. On ne devoit pas s’attendre à en avoir un plus grand nombre à la fois, parce que dans cette maladie les morts ſont promptes & frequentes ; toutes ces maiſons ſont fort commodes, ſituées à une extrêmité, & ſeparées du reſte de la Ville par une Colline, & dans un quartier fort deſert ; elles ſont même iſolées. Que de malades ſauvez par cet établiſſement, & délivrés du cruel déſeſpoir de mourir dans les ruës.

On ſe détermine à la fin à former un Hôpital pour les peſtiferés, & on choiſit pour cela l’Hôpital des Convaleſçens de l’Hôtel-Dieu ; il eſt veritablement bien ſitué, mais c’eſt la plus petite maiſon de toutes celles qui étoient propres à cet uſage ; car elle ne pouvoit pas contenir au-delà de deux ou trois cens malades ; auſſi fût-il rempli en moins de deux jours ; & comme les malades y venoient en foule, on fût obligé de les placer dans une grande étable, qui eſt tout auprès, & où l’on enfermoit ordinairement les Bœufs & les Moutons de la Boucherie, encore s’eſtimoient-ils heureux de mourir dans un endroit, où le Sauveur du monde a bien voulu naître.

Cet Hôpital fût ouvert vers le milieu du mois d’Août, ſous la direction d’un Chirurgien, tous les Medecins de la Ville ſe trouvant alors employés, à la reſerve d’un ſeul qui étoit malade ; on y mit tous les Officiers neceſſaires : quelques jours après ſon établiſſement, Mrs. Gayon pere & fils Medecins de Barjols, petite Ville de cette Province, qui depuis long-tems meditoient un établiſſement à Marſeille, crurent que c’étoit ici une occaſion favorable, & vinrent offrir leurs ſervices à Mrs. les Echevins, qui les reçurent volontiers, & placerent ces deux medecins dans le nouvel Hôpital des peſtiferés. Ils s’y enfermerent ſans daigner conferer avec les Medecins de la Ville, & ſans s’informer de la nature du mal, & des remedes qui lui convenoient. Auſſi remplis de nouvelles idées tout-à-fait contraires à celles qu’ils auroient dû ſe former de la maladie ; ils donnerent dans une methode toute opoſée à celle que le mal demande, & dont le mauvais ſuccés augmenta bientôt la mortalité dans cet Hôpital ; ils employerent les ſaignées reïterées & les purgatifs, dont on avoit d’abord connu l’inutilité. A peine ces Medecins eurent-ils le tems de ſe reconnoître, que le pere fût pris du mal & mourut : le fils effrayé de la mort de ſon pere, ſe retira, & de retour à ſa Patrie, il y fût mis hors la Ville en quarantaine, pendant laquelle il mourut auſſi, & après ſa mort, perſonne n’oſant toucher à ſon corps pour l’enterrer, on mit le feu à la maiſon, & avec lui fût brûlé tout ſon bien qu’il avoit converti en papiers, comptant de faire un établiſſement fixe à Marſeille.

Le Chirurgien & les autres Officiers de cet Hôpital ſuivirent de près le ſort de ces Medecins, & avec eux finit le peu de bon ordre qu’il y avoit. Car comme le trouble croiſſoit avec la maladie, on les remplaça des premiers ſujets que l’on trouva, ſans choix & ſans examen ; auſſi cet Hôpital ne fût plus dans la ſuite qu’un lieu d’horreur & de confuſion, où ceux qui devoient avoir ſoin des malades, ne les voyoient que pour prendre garde au moment qu’ils expiroient, & ſe partager leurs dépoüilles. Ils en faiſoient même une retraite de vols qu’ils faiſoient en Ville dans les maiſons abandonnées par les malades qui alloient à cet Hôpital. En effet leurs deſordres étant connus, ils furent arrêtés & condamnés aux Galeres. Nous paſſons ici l’état de cet Hôpital, nous le repreſenterons avec celui de la Ville, pour ne pas toucher deux fois à un tableau ſi hideux & ſi effrayant.

On reconnut bientôt que l’Hôpital qu’on avoit choiſi étoit trop petit pour le grand nombre des malades, qui tomboient tous les jours, on forma le projet d’en faire un autre, qui par le long tems qu’il falloit pour le mettre en état, devenoit inutile aux déſordres préſens. On choiſit le jeu de mail, dont l’étenduë & la ſituation fourniſſoient une place très-propre pour y dreſſer un Hôpital, qui par la proximité du Couvent des Auguſtins reformés, & d’un grand corps de maiſon, qui eſt à l’entrée du jeu de mail, avoit toutes les commodités neceſſaires. Sa ſituation hors la Ville le rendoit encore plus propre pour ces ſortes de malades. Ce projet étoit bien concerté, mais il auroit fallu pouvoir ſuſpendre la rapidité du mal, juſques à ce qu’il fût executé ; car on ne pouvoit déja plus compter les malades, ils étoient ſans ſecours & ſans retraite dès le 20. du mois d’Août, & on entreprend alors un Hôpital, qui n’a été prêt qu’au commencement d’Octobre, comme on le verra par la ſuite ; il n’a pourtant pas laiſſé d’être d’une grande utilité : nous le dirons en ſon lieu. Cependant pour donner une retraite aux malades, on éleva des tentes hors la Ville le long des remparts, auſquels on fit une breche vis-à-vis, pour pouvoir paſſer les malades ſous ces tentes.

La ſeconde choſe qui donna lieu aux deſordres dans le ſecond periode du mal, c’eſt l’indolence à croire que ce fût veritablement la peſte. Delà le défaut de prévoyance pour l’inhumation des morts ; dans les commencemens on les portoit aux Infirmeries, qui quoique vaſtes, ne purent pas en recevoir un grand nombre, parce que le terrein eſt preſque tout ſur le Roc : on fût même obligé d’en combler une vieille Citerne. Les Infirmeries étant donc remplies, on reſolut d’ouvrir une foſſe du côté de la Cathedrale ; mais à peine a-t’on commencé d’y travailler, qu’on l’abandonne ſur les repreſentations des Religieuſes du St. Sacrement, dont la maiſon étoit tout auprès. On déſigna une terre hors la Ville, entre les portes d’Aix & de la Joliete, dans laquelle on ouvrit deux foſſes de dix toiſes de long & autant de large, & de quatorze pieds de profondeur. Ce ne fût pas ſans peine que l’on obligea des Payſans à y travailler : il fallut que Mr. Mouſtier l’Echevin, homme d’un zele infatigable, y fût en tête.

Ces foſſes furent bientôt remplies avec une mortalité de trois à quatre cens perſonnes par jour, & qui alloit toûjours croiſſant d’un jour à l’autre, & comme on n’en avoit point préparé d’avance, que les Foſſoyeurs & les Corbeaux manquoient de tems en tems, ou par la fuite, ou par la mort, on fût bientôt en demeure d’enlever les cadavres, & l’expedition la plus importante en tems de contagion, celle qui demande le plus de celerité, & qui doit ſouffrir le moins d’interruption, fût menée le plus lentement de toutes. Ainſi d’une part l’établiſſement d’un Hôpital differé, le choix de celui des convaleſcens, qui ne pouvoit pas contenir la dixiéme partie des malades, de l’autre le défaut des foſſes préparées, des Foſſoyeurs & des Corbeaux engagés d’avance, donnerent lieu à ce déſordre, qui remplit en peu de jours la Ville de morts & de malades.




CHAPITRE X.


La contagion eſt portée dans l’Hôtel-Dieu. Medecins étrangers envoyés par la Cour. Deſertion des Medecins, Chirurgiens, & Apoticaires de la Ville.



QUoique l’on ſçût par tradition qu’en tems de peſte, toutes les autres maladies ceſſent, & ſemblent ceder à celle-ci, comme à la plus cruelle & la plus dangereuſe, neanmoins on ne laiſſa pas de fermer l’Hôtel-Dieu, depuis le commencement de la contagion, & de le reſerver pour les malades qui s’y trouverent alors, & pour ceux qui pourroient tomber dans la ſuite de toute autre maladie. Malgré Cette précaution, le mal contagieux s’y introduit, & l’infection prend dans toute cette Maiſon, dans laquelle outre les malades, & ceux qui étoient deſtinés à les ſervir, on nourriſſoit encore trois ou quatre cens enfans trouvés, de l’un & de l’autre ſexe ; & comme dans une maiſon ainſi remplie de monde, la communication y eſt très-prochaine, on doit juger par-là quelle y fût la violence & la rapidité de la contagion.

Elle y fût portée par une femme, qui échapa de la ruë de l’Eſcale, dont nous avons déja ſi ſouvent parlé, & qui vint ſe préſenter à l’Hôtel-Dieu pour y être reçûë : ſoit que ſon mal ne ſe fût pas encore manifeſté, ſoit qu’il aye donné le change à ceux qui la viſiterent, ils ne la crurent atteinte que d’une fiévre ordinaire, & ils la reçurent. Deux des filles de la Maiſon deſtinés au ſervice des malades, ſont mandées, pour ſoûtenir cette malade, & la conduire à l’apartement des femmes. La Mere Infirmiere la change de linge, ſelon la coûtume, & la fait coucher à la maniere ordinaire. Le lendemain ces deux filles tombent malades, & meurent preſque ſubitement, c’eſt-à dire, en ſix ou huit heures de maladie ; le jour d’après la Mere Infirmiere eſt auſſi priſe, & meurt auſſi promptement que ces filles. De ces quatre malades, la contagion ſe répand ſi fort dans toute cette Maiſon, que des uns aux autres tout y a peri, Directeurs, Confeſſeurs, Medecins, Chirurgiens, Apoticaires, & tous les autres Officiers, Valets, Servantes, & tous, les enfans trouvés, à la reſerve d’une trentaine, qu’une heureuſe guériſon a ſauvés de la fureur du mal.

Nous ne pouvons refuſer ici les juſtes loüanges qui ſont dûës à la memoire de Mr. Bruno Granier, un des Directeurs de cette Maiſon, qui en abſence de tous les autres, ſoûtenoit ſeul la penible direction de cet Hôpital. On conçoit aſſez de quel embarras devoit être la conduite & l’entretien de cinq à ſix cens perſonnes en des tems auſſi difficiles. Il ſurvenoit pourtant à tout avec un zele & un courage digne d’être imité par tous ceux qui ſont appellés à ces charitables exercices. Auſſi le Seigneur ; qui ſaiſit ſouvent les momens les plus favorables pour nous appeller à lui, ſe hâta de recompenſer ſa charité par une mort qui lui ſera toûjours glorieuſe devant les hommes, comme elle doit avoir été prétieuſe devant Dieu.

Qu’il nous ſoit permis de mêler aux larmes que nous donnons à la mort de ce zélé Recteur, celles que meritent ceux qui exerçoient la Medecine dans cet Hôpital ; le Medecin (c’étoit Mr. Peiſſonel le pere) plus venerable par ſa vertu que par ſon grand âge, y viſitoit les malades avec un zele & un courage encore plus hardi que celui dont d’autres ſe ſont fait un merite dans la ſuite, & dont ils ont crû donner le premier exemple : il s’aſſeyoit auprès des malades, touchoit leurs playes, & les panſoit avec une charité, qui étoit le fruit de cette pieté ſincere qui a éclaté dans toute ſa vie. Il étoit Doyen du college des Medecins, & connu parmi les Sçavans, par ſon nouveau ſyſtême de Phiſique méchanique, qu’il alloit donner au Public, ſi Dieu n’eût mieux aimé recompenſer ſa charité par une gloire immortelle, que de le laiſſer joüir de celle qu’il ſe ſeroit aquiſe par l’impreſſion de cet ouvrage. Il y avoit auſſi un jeune Chirurgien appellé Audibert, & un jeune Apoticaire nommé Carriere ; ils donnoient l’un & l’autre de grandes eſperances par leur genie & par leur aplication. Ils auroient ſervi utilement le Public dans la ſuite, & on peut dire que leur mort eſt une veritable perte pour cette Maiſon & pour la Ville. La maladie ſe répandoit avec la même impetuoſité dans la Ville : l’incendie eſt general, & néanmoins bien de gens ſe flattent encore. Les Echevins avoient donné de trop mauvaiſes impreſſions de leurs Medecins, pour que la Cour s’en raporta à eux ſur la nature de ce mal : elle ordonna à Mrs. Chycoineau & Verny Medecins de Montpellier, de ſe porter à Marſeille, pour y examiner la nature de la maladie qui y regnoit. Ces Mrs. s’y rendirent le 12. Août avec Mr. Soulier Maître Chirurgien de leur Ville : ils y furent reçus des Echevins avec tout l’honneur dû à leur merite & à leur commiſſion. Ils ranimerent d’abord la joie du Public, qui attendoit d’eux une déciſion favorable à ſon incredulité. Malgré les préventions qu’on leur impoſa contre les Medecins de la Ville, ils voulurent pourtant conferer avec eux ſur la maladie ; l’aſſignation donnée, on s’aſſemble dans l’Hôtel de Ville, chacun raporte ce qu’il a vû, & pour un plus grand éclairciſſement, on convint que chaque Medecin & Chirurgien remettroit à ces Meſſieurs un précis de ce qu’il avoit obſervé, ce qui fût fait le lendemain, & ces Meſſieurs ayant pris jour pour aller viſiter les malades, on leur donna pour adjoints deux Medecins de la Ville, Mrs. Montagner & Raymond : le premier avoit été rapellé de l’Abaye de St. Victor, pour remplacer le Sr. Bertrand, qui étoit tombé malade ; on y joignit encore deux Maîtres Chirurgiens ; ils viſitent tous enſemble les malades pendant deux jours dans les maiſons & dans l’Hôpital des Convaleſcens, où ils firent ouvrir quelques cadavres, & après s’être bien aſſurés de la maladie, ils en rendirent compte à la Cour, & ayant pris heure pour en faire leur raport à Mr. le Gouverneur & à Mrs, les Echevins, ils ſe rendirent à l’Hôtel de Ville : les Medecins de la Ville qui les avoient accompagnés, ſe préſenterent pour entrer dans cette Aſſemblée, & oüir le raport des Medecins de Montpellier, mais les Echevins les font refuſer.

On n’a pas pû ſçavoir quel fût préciſement le raport des Medecins de Montpellier aux Magiſtrats ; mais d’abord après cette Aſſemblée, ceux-ci dirent hautement, qu’ils avoient déclaré, que la maladie, dont on s’allarmoit tant, n’étoit qu’une fiévre maligne cauſée par la corruption & par les mauvais alimens : & les Medecins de Montpellier étant partis le 20. Août chargés des honneurs & des préſens de la Ville, on vit paroître le lendemain cette Affiche.


Avis au Public.

„ Sur le raport qui a été fait à Mr. le Gouverneur & à Mrs. les Echevins, par Mrs. les Medecins de Montpellier, ils ont crû devoir avertir le Public, que la maladie qui regne préſentement dans cette Ville, n’eſt pas peſtilentielle, mais que c’eſt ſeulement une fiévre maligne, contagieuſe, dont on eſpere de pouvoir bientôt arrêter le progrès, en ſeparant les perſonnes qui en peuvent être ſoupçonnées d’avec celles qui ſont ſaines, par le bon ordre & l’arrangement que l’on va prendre inceſſamment.

Cet avis raſſura le Peuple, qui depuis lors ſe communiqua plus librement ; il avoit même commencé à le faire auparavant après la premiere affiche, & Monſeigneur l’Evêque avec les Magiſtrats avoient été obligés de ceder à ſes empreſſemens pour la Proceſſion qui ſe faiſoit ici toutes les années le jour de St. Roch, on ne crût pas devoir refuſer de ſatisfaire la devotion du Peuple envers un Saint, dont les malheurs preſens rendoient la protection ſi neceſſaire.

„ L’Autheur du Journal imprimé, dit que les Medecins de Montpellier trouverent bon, que pour ne pas augmenter le déſordre de la Ville, l’on diſſimula, & que pour tâcher de calmer & de raſſûrer les eſprits, on afficha un Avis, portant, &c. Les Medecins de Montpellier ont nié dans la ſuite que cela fût venu d’eux, quoiqu’ils euſſent dicté eux-mêmes cet Avis ; & ils ont dit publiquement, qu’ils n’y avoient conſenti que par complaiſance : de qui que ce ſoit qu’il ſoit venu, il eût été à ſouhaiter, qu’il eût produit l’effet qu’on en attendoit, & que pour inſinuer que cette maladie n’étoit que l’effet des mauvais alimens, & aliener les eſprits de toute autre idée, on n’eût pas negligé les précautions neceſſaires. Il eſt ſurprenant que des Medecins, qui ont refuſé à la peſte la contagion que tout le monde lui donne, reconnoiſſent aujourd’hui publiquement des fiévres malignes contagieuſes, qui de l’aveu de tous les Medecins ne ſçauroient le devenir. Le raport que Mrs. Chycoineau & Verny envoyent à la Cour, n’eſt pas tout-à-fait conforme à cette affiche. Le voici tel que nous l’a remis une perſonne digne de foi, à qui Mr. Chycoineau en avoit donné une copie.

„ Nous nous ſommes tranſportés, ſuivant les ordres de S. A. R. à Marſeille le 13. du preſent mois ; & ayant dès nôtre arrivée prié Mr. le Gouverneur & Mrs. les Echevins, de convoquer ou faire aſſembler tous Mrs. les Medecins & les Chirurgiens commis pour viſiter ceux qui „ ſont affectés du mal contagieux, qui regne depuis deux mois dans cette Ville, dans le deſſein d’apprendre ce qu’ils penſoient de la nature de ce mal, & de connoître ſi la verification que nous en devions faire ſeroit conforme à leur raport : l’aſſemblée ſe fit le jour même à l’Hôtel de Ville, & le ſentiment de tous ces Meſſieurs, ſans en excepter un ſeul, ſe trouva conforme, non ſeulement ſur le caractere du mal, mais encore ſur les cauſes qui l’avoient produit, & qui en fomentent la propagation,

„ 1°. Que cette maladie enlevoit ou faiſoit perir dans deux ou trois jours, quelquefois même dans deux ou trois heures de tems, la plus grande partie de ceux qu’elle attaquoit.

„ 2°. Que quand une perſonne attaquée de ce mal dans une maiſon & famille en periſſoit, tout le reſte en étoit bientôt infecté, & ſubiſſoit le même ſort, enſorte qu’il y avoit pluſieurs exemples des familles entierement détruites par cette contagion ; & que ſi quelqu’un de la famille s’alloit refugier dans quelqu’autre maiſon, le mal s’y tranſportoit auſſi, & y faiſoit le même ravage.

„ 3°. Que cette maladie étoit uniforme preſque dans tous les ſujets, de quelque condition qu’ils fuſſent, & caracteriſée par les mêmes accidens, ſur tout par les bubons, les charbons, les puſtules livides, tâches pourprées, commençant d’ailleurs par les mêmes accidents, qui dénotent ordinairement les fiévres malignes, tels que ſont les friſſons, les maux de cœur, le grand abatement des forces, la douleur de tête gravative, les vomiſſemens, nauſées, enſuite la chaleur ardente, les aſſoupiſſemens, les délires, la langue ſéche & noire, les yeux étincelans, égarés, ou mourans, le pouls inégal & concentré, quelquefois fort élevé, la face cadavereuſe, les mouvemens convulſifs, & les hemorragies.

„ Pour ce qui concerne les cauſes, ils convinrent pareillement que ce mal n’avoit commencé à ſe faire ſentir qu’à l’arrivée d’un Vaiſſeau venu de Seyde, qui avoit perdu dans ſon trajet ſept à huit Matelots par le même genre de mal, & dont quelques marchandiſes dérobées avoient été tranſportées furtivement & ſans précaution, dans l’une des ruës de la Ville, qui a été infectée la premiere, & qui n’eſt habitée que par de menu peuple, quelques Portefaix qui avoient remué la marchandiſe, ayant péri eux-mêmes ſubitement, que les habitans de cette ruë ayant trafiqué dans les autres quartiers de la Ville y avoient répandu inſenſiblement la contagion, ajoûtant néanmoins que la populace & les pauvres Artiſans dépourvûs de bonne nourriture en étoient à proportion plus infectés que les gens riches & aiſés.

„ Après avoir oüi le raport de ces Meſſieurs, nous les priâmes de vouloir bien chacun en particulier dreſſer & nous remettre un memoire des divers cas qu’ils avoient obſervés, ce qui ayant été executé, tous ces Memoires ſe ſont trouvés conformes au raport précedent.

„ Cependant pour remplir avec plus d’exactitude la commiſſion, dont S. A. R. a bien voulu nous honorer, nous avons fait la viſite, & de l’Hôpital, auquel on tranſporte les malades ſoupçonnés de contagion, & des principaux quartiers de la Ville, & avons trouvé dans ledit Hôpital, placé à l’une des extremités de la Ville, environ quatre à cinq cens malades, dont plus de deux tiers, étoient attaqués du même genre de mal caracteriſé ci-deſſus avec bubons & puſtules livides, tâches pourprées ; & les uns mourans, & les autres prêts à mourir, quoiqu’ils n’euſſent été portés que depuis quelques heures, ou ſeulement depuis un jour ou deux ; en ſorte qu’on y voit juſques à quarante ou cinquante cadavres entaſſés dans un coin, qui répond aux differens courroirs, & qu’on peut compter dans les ving-quatre heures ſur un pareil nombre de morts.

„ Après la viſite dudit Hôpital, nous avons fait celle de differens quartiers de la Ville, & pouvons aſſûrer qu’il n’en eſt aucun dans lequel il n’y ait nombre de perſonnes attaquées du même mal, ayant ſouvent trouvé dans les mêmes maiſons, pere, mere, enfans infectés, prêts à perir, & dépourvûs de toute ſorte de ſecours.

„ Toutes ces viſites faites, nous avons crû devoir faire ouvrir trois cadavres, dans lequel nous n’avons trouvé que des inflammations gangreneuſes ou tendantes à gangrene.

„ Toutes ces obſervations nous ont convaincu, que la maladie qui regne dans cette Ville, eſt une veritable fiévre peſtilentielle, qui n’eſt pas encore parvenuë à ſon dernier degré de malignité, ayant remarqué que quelques perſonnes du nombre de celles qui en ſont infectées, en rechapent, lorſqu’elles ſont ſecouruës dès le commencement, & que la bonne nourriture ne leur manque pas, ſupoſé d’ailleurs que la maladie aille au-delà du cinquiéme ou du ſixiéme jour, mais la Ville eſt ſi dépourvûë des alimens neceſſaires en pareils cas, ſur tout de la viande de boucherie, & l’on a pris juſqu’ici ſi peu de précaution pour ſeparer les infectés de ceux qui ne le ſont pas, & leur donner les ſecours convenables, qu’il eſt aiſé de prévoir que ſans l’attention particuliere que S. A. R. veut bien y donner, cette eſpece de peſte qui augmente de jour en jour, deviendroit fatale non ſeulement à cette Ville, mais même aux Provinces voiſines, pour ne pas dire à tout le Royaume. A Marſeille le 18. Août 1710.

Ce raport dit un peu plus que l’affiche, mais il biaiſe encore ; ces Meſſieurs n’oſent pas trancher le mot ; ce n’eſt, diſent-ils qu’une eſpece de peſte ; attendons que de retour à Marſeille, ils y traitent les malades, & ils l’avoüeront tout-à-fait. Il ſemble pourtant qu’enſuite de ce raport envoyé à la Cour, on ſe flattoit encore à Paris comme à Marſeille ſur cette maladie : car quelque tems après Mr. le Bret Intendant de la Province, qui depuis le commencement de ces malheurs n’a jamais ceſſé de procurer à nôtre Ville toute ſorte de ſecours, renvoya aux Medecins trois Memoires qu’on leur dit venir de la part de Mr. Chirac premier Medecin de Monſeigneur le Regent. Ces Medecins pleins d’eſtime pour ce celebre Profeſſeur, reçûrent ſes Memoires avec la même veneration, avec laquelle ils l’avoient autrefois écouté lui-même. Ils y reconnurent d’abord ſes principes, ſur leſquels ils s’étoient formés dans l’Ecole, mais l’experience leur avoit déja montré, qu’ils ne pouvoient pas être apliqués au cas preſent : en effet, dans l’un de ces Memoires, il propoſe des reglemens pour le ſervice des malades aux Magiſtrats, aux Confeſſeurs, aux Medecins & aux Chirurgiens. Il veut qu’on laiſſe les malades dans les maiſons, & qu’on établiſſe dans chaque quartier des Cuiſines, où l’on fera le boüillon, & où ceux qui ſont auprès des malades, iront le chercher. Mais comment pourvoir à tous les beſoins de trois à quatre mille pauvres dans leurs maiſons, où ils manquent de tout ? C’eſt encore un plus grand embarras de les traiter chez eux, que de les enfermer dans des Hôpitaux. Que les Medecins pratiquent les Magiſtrats, & qu’ils agiſſent de concert ; que ceux-ci donnent attention à leur entretien, pour les tenir en ſanté, en leur donnant le moyen de s’aſſembler tous les jours dans un lieu agreable, où ils puiſſent ſe délaſſer de leurs exercices, qui deviennent ſi penibles dans ces fâcheux tems : nos Magiſtrats n’ont guére paru diſpoſés à ſuivre un pareil conſeil. Que les Medecins ſe montrent aux promenades publiques avec une contenance gaye & contente, ils l’ont fait dans le commencement, & on en a formés d’indignes ſoupçons : Enfin, que l’on paye des Violons & des Tambours, pour les faire joüer dans les differens quartiers de la Ville, pour donner occaſion aux jeunes gens de s’égayer, & pour éloigner la triſteſſe & la mélancolie ; il eſt difficile, ſelon la penſée d’un Poëte, que ceux qui ſont au milieu des horreurs de la mort, ſoient ſuſceptibles de quelque joie.

Diſtrictus enſis cui ſuper impia
Cervice pendet, non ſicula dapes
Dulcem elaborabunt ſaporem ;
    Non avium citharæque cantus
Somnum reducent[19]
.........

Des deux autres Memoires, l’un regarde la maladie, & l’autre traitte la queſtion, s’il y a plus d’inconveniens à declarer la peſte qu’à la cacher ; il balance ces inconveniens de part & d’autre, & il conclut pour l’affirmative. Cette queſtion paroît pourtant fort inutile ; car outre que la peſte ſe manifeſte aſſez d’elle-même, ſi en la cachant on neglige les meſures convenables, à quels deſordres ne s’expoſe-t’on pas ? & ſi en prenant ces meſures, on veut diſſimuler la maladie, ces mêmes précautions trahiſſent le deſſein qu’on a de la cacher, & l’annoncent au Public. Nous ne pouvons pas ſuivre ces deux Memoires dans leur détail, tout ce que nous en pouvons dire, c’eſt que l’Autheur paroit ſupoſer par tout que la maladie de Marſeille n’eſt qu’une fiévre maligne ordinaire, & qu’il n’y a point de contagion. Il ramene tout à ce principe, lequel une fois poſé, on n’a pas de peine à convenir de tout ce qu’il avance : mais il s’en faut bien que la choſe ſoit ainſi ; dès qu’on a traitté deux ou trois malades par la methode qu’il propoſe, on reconnoît bientôt que l’on a affaire à tout autre mal que celui qu’il prétend, & que la fiévre maligne & la peſte ſont deux maladies réellement diſtinctes, & qui demandent des methodes toutes opoſées ; & de peur qu’on ne nous impute d’avoir mal entendu les ſentimens de ce célebre Medecin, nous avons crû devoir raporter tout au long l’article de ſon Memoire, où il s’explique le plus clairement ſur la maladie & ſur ſon origine.

„ Tout bien conſideré, après avoir lû & examiné avec grande attention les diverſes relations qu’on a envoyées de Marſeille ſur le caractere de la maladie qui y regne, ſur le nombre des perſonnes qui en ſont mortes, & ſur les circonſtances de leur mort, qui ſont affreuſes par raport à l’indolence & à la barbarie de ceux qui doivent veiller à la conſervation d’un peuple malheureux, & pourvoir à ſes plus preſſans beſoins ; j’ai jugé que cette maladie, quoique grande en elle-même, & très-dangereuſe, n’étoit qu’une fiévre maligne très-ordinaire dans les conjonctures ou elle eſt arrivée, entierement ſemblable à celles que j’ai vû regner en 1709. & 1710. revêtuë des mêmes accidents ; que ce n’eſt point une peſte venuë du Levant, & portée dans le Vaiſſeau, qui en eſt arrivé dans le port de Marſeille ; que ce n’eſt qu’une fiévre maligne cauſée par les mauvaiſes nourritures du petit peuple de Marſeille, il n’en faut pas davantage pour cauſer une maladie auſſi conſiderable : preuve de cela, c’eſt qu’il n’y a eu juſqu’ici que le bas peuple qui a beaucoup ſouffert depuis ſix mois, qui en ſoit attaqué, comme les Crocheteurs, qui ont porté les bales de marchandiſes du Vaiſſeau prétendu infect, ſe ſont trouvé de la maſſe de ce peuple mal nourri, il n’eſt pas ſurprenant que ceux qui ſe ſont trouvés les plus échauffés par le travail, qui ont ſué dans le tranſport des marchandiſes, & qui ſe ſont expoſés enſuite à un air un peu froid, ayent été attaqués les premiers, & que quelques-uns en ſoient morts en peu de jours & en peu d’heures, d’autant plus que des gens de cette ſorte ſont rarement ſecourus au plûtôt : pour ſe convaincre de ce que j’avance à l’égard des Crocheteurs, qui ont été les premiers attaqués de la maladie ; & pour être perſuadé que ce n’eſt pas d’eux, ni de leurs cadavres que la maladie s’eſt répanduë dans Marſeille, on n’a qu’à examiner l’éloignement des lieux où ils ſont, & où ils ont été enterrés, des maiſons où la maladie s’eſt déclarée, ou pendant leurs maladies, ou le jour de leur mort ou de leur enterrement ; & on jugera fort aiſement qu’il n’eſt guére poſſible que les émanations contagieuſes de ces corps ayent pû ſe répandre juſques dans des maiſons très-éloignées de celles où ils ſont morts, pour y communiquer de ſemblables maladies, & qu’il faudroit neceſſairement pour cela que la contagion ſe fût communiquée de proche en proche dans les maiſons voiſines, avant que d’arriver aux plus éloignées.

En liſant cet article, il eſt difficile de ſe refuſer à une reflexion qui ſe preſente naturellement, c’eſt que les grands hommes comptent quelquefois un peu trop ſur leurs lumieres, ſur tout quand ils croyent voir plus clair de loin que les autres de près. Nous ne devons pas obmettre un trait de ces Memoires très-offenſant contre les Medecins & les Chirurgiens.

„ Quel moyen, dit-il, qu’une auſſi grande maladie, qui demande des ſecours prompts & efficaces, parce qu’elle eſt très-grande, & qu’elle conduit ſouvent en peu de jours le malade à toute extrêmité, puiſſe guérir, lorſqu’on abandonne les malades à leur mauvaiſe deſtinée a lorſqu’on leur refuſe les ſecours les plus ordinaires, qu’on ne les ſoûtient ni par les remedes, ni par les nourritures, & qu’on les laiſſe mourir victimes de l’inhumanité barbare des Medecins & des Chirurgiens ignorants ou intereſſés, qui par des raiſons d’intérêt entretiennent dans le public un eſprit de terreur & de crainte, dans l’eſperance de ſe rendre plus neceſſaires, & de faire augmenter conſiderablement leur honoraires, &c.

On ne ſçait où eſt-ce que l’Autheur de ces Memoires a vû des Medecins de ce caractere ? Si l’élevation & un merite ſuperieur donnent droit d’inſtruire les autres, ils ne peuvent jamais devenir un titre legitime pour les mépriſer, encore moins pour leur prêter des ſentimens indignes de leur honneur & de leur caractere, contraires même à l’humanité. Ces injurieux ſoupçons doivent encore moins tomber ſur les Medecins de Marſeille, que ſur tous les autres. Nous leur laiſſons le ſoin de ſe juſtifier de l’ignorance qu’on leur impute ſur la maladie ; mais pouvons-nous refuſer à la verité le témoignage de ce que nous avons vû ? On ne peut dénier à ces Medecins la gloire d’avoir rompu la glace, & de s’être mis les premiers au-deſſus de cette vaine terreur qu’avoient autrefois les Medecins, comme le reſte des hommes, contre le mal contagieux. Bien loin de ſuivre les avis de leurs Autheurs, qui décident tous que les Medecins ne doivent pas viſiter les malades en tems de peſte, & qu’ils doivent être reſervés pour le conſeil des Chirurgiens, ils ſe ſont livrés à ce dangereux emploi d’eux-mêmes, & de la maniere du monde la plus genereuſe. On les a vû depuis le commencement eſſuyer le premier feu de la contagion, aller de ruë en ruë, chercher les malades dans les maiſons, les aprocher hardiment, les toucher & leurs bubons, & leurs playes, les panſer même, quand il a été neceſſaire ; en un mot remplir toutes leurs fonctions avec la même liberté, qu’ils le font aux malades ordinaires, ſans prendre des habits particuliers & negligeant toutes ces effrayantes précautions ſi recommandées par tous les Autheurs.

Veritablement les premiers jours ils uſerent de quelques parfums, mais c’étoit moins pour ſe garantir de l’infection contagieuſe, à laquelle la plûpart ne croyent pas, que de celle qu’exaloient des maiſons mal propres, où ils trouvoient ſouvent quatre ou cinq malades dans une même chambre. Ils ſe ſont prêté genereuſement à tout ce qu’on a demandé d’eux dans la Ville, à la Campagne, & dans les Hôpitaux, & tout cela ſans être à charge à la Ville, excepté quand ils ont ſervi dans ces deux derniers endroits, ſans autre reconnoiſſance, de la part du Peuple, que des mépris & ſouvent des inſultes ; celle qu’ils peuvent attendre des Magiſtrats dépend de leur generoſité, ayant regardé comme une choſe indigne de faire avec eux aucun traité d’interêt. Ce n’eſt donc pas l’eſpoir de groſſir leurs honoraires, qui leur a fait declarer le mal, il l’étoit déja quand ils ont été apellés, & tout ce qu’ils auroient pû dire, pour raſſurer le Public auroit toûjours tourné à leur confuſion. Il étoit même neceſſaire alors de le declarer ce mal, pour obliger ceux qui étoient chargés de l’adminiſtration publique à prendre des promptes meſures pour ſecourir les malades. S’ils n’avoient conſulté que leur interêt, ils l’auroient caché pour retenir dans la Ville ceux à qui un état aiſé permettoit d’en ſortir, Ils devoient bien prévoir qu’en le déclarant, il ne reſteroit que les pauvres dans la Ville ; & que peuvent attendre des Medecins d’une miſerable populace ? Pourquoi donc faire entrer le lâche motif d’un ſordide interêt, dans une déclaration, qui ne fût faite d’abord qu’aux Magiſtrats, & qui n’a eu d’autre vûë que le bien public. Ce que nous diſons des Medecins eſt commun aux Chirurgiens, ç’a été dans les uns & dans les autres même zele, même deſintereſſement.

Achevons de les juſtifier ſur cette prétenduë déſertion dont on a fait tant de bruit. L’agregation de cette Ville étoit compoſée alors de douze Medecins. Il y en avoit deux enfermés dans l’Arcenal pour le ſervice des Galeres, Mr. Pelliſſery Medecin real, & Mr. Colomb à l’Hôpital des Equipages ; un aux Infirmeries, un à l’Hôtel-Dieu, & un cinquiéme enfermé dans l’Abbaye de St. Victor, en vertu d’un engagement que le Medecin ordinaire de cette Abbaye paſſe avec les Religieux, de s’y enfermer en cas de contagion. Quatre autres Medecins étoient employés à la viſite des malades dans la Ville, qu’ils s’étoient repartie en quatre. Il reſtoit encore ceux qui avoient fait la propoſition des feux, pere & fils, qui furent obligés en quelque maniere de ſe retirer, pour ſe dérober aux inſultes de la populace : le fils d’ailleurs incommodé de la poitrine n’auroit pas pû ſervir ; en effet, il mourut quelque mois après. Il n’en reſte plus qu’un, qui veritablement a quitté la Ville, en s’excuſant ſur ſon peu de ſanté. Voilà donc cette déſertion generale des Medecins reduite à un ſeul.

La déſertion des Chirurgiens n’a pas été plus generale que celle des Medecins. Il y a dans cette Ville trois claſſes de Chirurgiens, ſçavoir les Maîtres jurés de la Ville, dont deux ſeulement ont fuï tous les autres ont travaillé avec beaucoup d’application & de fermeté. Il y a ceux qui ont gagné leur Maîtriſe dans les Hôpitaux, dont deux encore ont diſparu : les autres ont été employés : il y a encore les Chirurgiens qui tiennent des privileges ; deux de ceux-là avoient déſerté, & les autres ont travaillé : peut-on après cela les accuſer de déſertion ? Ne ſeparons pas les Apoticaires ; il n’y en a qu’un ſeul qui ſe ſoit caché ; tous les autres ont tenu leur Boutiques ouvertes pendant toute la contagion, ou juſques à leur mort, & pluſieurs ont ſervi dans les Hôpitaux. On voit par-là, que ſi on a manqué de Medecins & de Chirurgiens dans cette triſte conjoncture, & ſi on a été obligé d’en faire venir de tout côté, c’eſt moins par la déſertion de ceux de la Ville, que par la mortalité, & par les raiſons qu’on trouvera ci-aprés.




CHAPITRE XI.


Deſolation intérieure des maiſons.



QUand on n’enviſage la contagion que par ſes commencemens, il eſt difficile qu’on ne s’y laiſſe ſurprendre. Ce n’eſt d’abord qu’un ſeul malade qui paroît attaqué, dans lequel on trouve toûjours quelque dérangement de conduite, auquel on raporte la cauſe du mal : quelques jours après il en tombe un autre, même prévention encore ; celui-ci eſt ſuivi de quelques autres ; les progrès du mal ſont inſenſibles ; ſouvent il ſemble s’arrêter tout court, & puis reprendre de nouvelles forces : enfin, croiſſant tout à coup, il vient par une progreſſion très-rapide à ce dernier degré de violence, où répandu dans toutes les ruës, il enleve tout, riches & pauvres, jeunes & vieux, & remplit en peu de jours toute une Ville de deüil & de pleurs. Ces comparaiſons uſées d’un torrent rapide, dont les eaux ſuſpenduës, rompent enfin les digues qui les arrêtoient, & débordant avec impetuoſité, ravagent au loin les campagnes, & emportent tout ce qui s’oppoſe à leurs cours. D’une étincele de feu, qui après avoir couvé quelque tems, éclate tout d’un coup par les flâmes les plus vives, & fait en un inſtant un affreux incendie, qui pouſſé par un vent impetueux, cauſe un embraſement general, n’expriment que foiblement la rapidité avec laquelle le feu de la contagion ſe repandit vers le 25. Août, & qui fit craindre la ruine entiere de la Ville. Elle ravage tout de ſuite, elle ne les prend plus un à un, c’eſt toute une famille qui tombe à la fois, ce ſont les ruës entieres, où d’un bout à l’autre, il ne reſte pas une maiſon ſaine, pas un quartier qui ſoit ſans allarme, où l’on ne voit le mal gagner d’une maiſon à l’autre, avec autant de rapidité que de fureur.

Déja tous les Domeſtiques, Valets, & Servantes, & tous les Pourvoyeurs ont peri, ou ſont tombés malades ; on ne trouve plus à les remplacer ; les Pauvres, & tous ceux qui loüent leurs œuvres, ont eu le même ſort, & avec eux ont manqué tous les ſecours & tous les ſervices qu’on en retire. S’il en reſte encore quelqu’un, on ſe méfie de ſon état, & on n’oſe pas s’en ſervir. Quel embarras pour les familles, pour celles même que le mal n’a pas encore entamées ? elles attendent que l’extrêmité de la faim, oblige les plus courageux de tous à ſortir, pour aller chercher de quoi ſuſtenter les autres. Déja tous ceux qui vendent les denrées publiques, comme les Boucheres & les Boulangers ſont morts pour la plûpart, & ceux qui reſtent ont devant leur porte une foule de monde ; il faut donc y aller prendre ſes neceſſités, au peril de recevoir quelque impreſſion maligne. Le poiſſon qui pourroit ſupléer au défaut de la viande, manque entierement par la fuite ou par la mort des Pêcheurs. Déja enfin, ceux qui n’ont pas eu le moyen de faire des proviſions, ou qui les ont conſumées, ſont reduits aux dernieres extrêmités, ils vivent du jour à la journée ; Pauvres, ils ne trouvent rien à gagner ; Riches, ils ne trouvent rien à acheter, la miſere eſt auſſi generale que la maladie.

Entrons pour un moment dans ces maiſons affligées : allons voir une de ces malheureuſes victimes de la fureur du mal, & de la barbarie des parens. Il eſt ſequeſtré dans un galetas, ou dans l’apartement le plus reculé de la maiſon, ſans meubles, ſans commodités, couvert de vieux haillons, & de ce qu’on a de plus uſé, ſans autre ſoulagement à ſes maux qu’une cruche d’eau, qu’on a mis en fuyant auprès de ſon lit, & dont il faut qu’il s’abreve lui-même, malgré ſa langueur & ſa foibleſſe, ſouvent obligé de venir chercher ſon boüillon à la porte de la chambre, & de ſe traîner après pour reprendre le lict. Il a beau ſe plaindre & gémir, il n’y a perſonne qui l’écoute, on lui crie du plus loin que l’on peut, qu’il aye bon courage, tandis qu’on le lui abat par ce cruel délaiſſement, heureux ſi on lui livre un Domeſtique, tout le reſte de la famille s’enferme dans l’apartement le plus éloigné de la chambre du malade, ou même abandonne tout-à-fait la maiſon. Dans ce triſte état, le malade ne voit plus que l’affreux image de la mort, que cet abandonnement ſemble lui annoncer : ſon trouble ſe montre par des yeux étincelans, par un regard égaré, & par un viſage tout contrefait : le Medecin emploit vainement ſon art pour le guérir, & ſon éloquence pour le raſſûrer : ſouvent les précautions dont il uſe lui-même, en aprochant le malade, démentent ce qu’il lui dit, & finalement ce malheureux meurt dénué de tout ſecours & de toute conſolation, & laiſſe à des parens ingrats un bien conſiderable, qui lui a été inutile dans ces derniers moments.

Paſſons de celle-là dans les maiſons voiſines, & nous y trouverons dans la même chambre, & ſouvent dans le même lict toute une famille accablée ſous le poids du même mal, qui par les cris & les differentes plaintes de tant de malades, forme un triſte & lugubre concert. L’un brûlé par les ardeurs de la fiévre, demande des rafraichiſſemens que perſonne ne peut lui donner ; l’autre agité par des inquiétudes mortelles, interrompt le repos de tous ; quelquefois un d’eux un peu moins accablé que les autres, ſe traîne hors du lict, pour leur donner les ſecours dont il a beſoin lui-même. Ici c’eſt un fils couché auprès de ſon pere, & qui tourmenté d’un cruel vomiſſement, irrite par ſes efforts redoublés toutes les douleurs du pere. Là c’eſt une mere éplorée auprès de ſa fille, que la violence du mal rend inſenſible à ſes gémiſſemens ; empreſſée à la ſecourir, elle ſe donne des ſoins inutiles, une mort ſoudaine enleve la fille, & laiſſe la mere dans la déſolation & dans le deſeſpoir. Ailleurs on voit le mari & la femme couchés dans le même lict, qui mêlent leurs larmes ſur leur commune infortune ; ils s’excitent & s’encouragent l’un l’autre, tantôt par des ſentimens d’une amitié reciproque, tantôt par de pieuſes affections envers Dieu ; & enfin preſſés par la violence du mal, ils raniment les derniers efforts de leur tendreſſe, & meurent dans la même union, dans laquelle ils ont vécu toute leur vie.

Quelle inquiétude pour celui qui eſt ainſi auprès de pluſieurs malades, dont l’un demande des ſoulagemens à ſes maux, & l’autre un Prêtre pour ſe confeſſer, & qui ne peut lui procurer aucun de ſes ſecours ? Quelle ſollicitude pour donner à celui-là quelque adouciſſement, pour exciter celui-ci à des actes de contrition & d’amour de Dieu, & faire ainſi des fonctions auſquelles on eſt ſi peu accoûtumé, ſur tout quand il faut les continuer juſqu’au dernier moment ? Le pere eſt obligé de contenir ſes larmes, pour ne pas amortir le courage de ſon fils mourant, & la mere agoniſante n’entend pour toute exhortation, que les pleurs & les lamentations d’une fille déſolée. On a vû de ces jeunes enfans, qui la mort ſur les levres, exhortoient leurs parens affligés à la patience & à la reſignation à la volonté de Dieu ; d’autres refuſer leurs ſoins & leurs empreſſemens, & les prier de s’éloigner, de peur de leur communiquer quelque impreſſion mortelle. Etrange ſituation, où il faut voir expirer ſes propres enfans entre ſes bras, en s’expoſant au même mal qui les enleve, ou prendre le cruel parti de les laiſſer mourir ſans conſolation & ſans ſecours.

On ne ſçait qui eſt plus digne de compaſſion, ou ces familles, qui tombés tout à la fois, meurent preſque tous en même tems ; ou celles que le mal attaque un à un, & enleve de même. Ceux-là éprouvent tout à la fois ce qu’il y a de plus triſte & de plus déſolant dans cette calamité : ceux-ci ne le ſentent que peu à peu, & par une affliction qui eſt d’autant plus cruelle qu’elle eſt plus longue. Les premiers ſouffrent en même tems l’accablement de leur propre mal, l’affliction de celui des autres, la privation de tout ſecours, l’impuiſſance d’en donner à ceux que l’on aime autant que ſoi-même, le chagrin inévitable de les voir expirer à ſes côtés, ſouvent l’aproche d’un cadavre, qui eſt encore cher, & dont on n’a pas la force de s’éloigner : tant de malheurs réünis rendent leur ſort bien pitoyable. Les ſeconds eſſuyent tous ces malheurs tour à tour ; le plus courageux de la famille s’eſt livré à ſervir le premier malade, il eſt tombé quelques jours après ſa mort, quelle frayeur pour les autres ! trois, quatre, cinq, ſix, ſont encore tombés les uns après les autres, ſans qu’aucun ait réchapé. Ceux qui reſtent accablés d’affliction de la mort des premiers, épuiſés de veille & de fatigue, troublés par la crainte d’un pareil ſort, qu’ils voient auſſi prochain qu’inévitable, tombent les uns dans le découragement, & ſe laiſſent mourir de langueur & de foibleſſe ; les autres dans la dénuence, & paſſent ainſi d’une extrême affliction dans un état d’indolence & d’inſenſibilité plus triſte encore que le premier : quelques-uns manquant de confiance en Dieu, ſe ſont abandonnez au déſeſpoir, & ont terminé leurs chagrins par une mort volontaire, triſte & cruelle reſolution, qui ne termine des malheurs prêts à finir, que pour les faire recommencer pour toûjours.

Dans ces familles ainſi déſolées, tantôt c’eſt une mere, qui reſte ſeule avec ſon petit enfant, tous deux malades. Si cette mere infortunée pouvoit faire au moins comme autrefois Agar, qui chaſſée de la maiſon d’Abraham ſon Maître, laiſſa ſon fils au pied d’un arbre, & s’éloigna dans le déſert, pour s’épargner le chagrin de le voir mourir ; mais celle-ci détenuë par les langueurs de la maladie, ne peut éviter une de ces cruelles extrêmités, ou de mourir, en laiſſant ſon fils dans l’abandon & dans la neceſſité de perir après elle faute de nourriture ; ou de le voir expirer le premier ſous ſes yeux. Tantôt c’eſt une jeune fille, qui a ſurvêcu à tous les autres : avant ces malheurs, un grand nombre de freres ne lui laiſſoient eſperer qu’une mediocre part de l’heritage de leur pere ; la voilà ſeule heritiere d’une maiſon & d’un bien, dont elle eſt embarraſſée ; peu ſenſible à tous ces avantages, elle ne l’eſt qu’à la perte de ceux qui les lui ont laiſſés ; ſeule elle ne ſçait que devenir ; elle ne ſe voit auprès ni parens, ni amis, ni voiſins ; il ne lui reſte que la triſte image des morts, dont elle eſt encore troublée : bientôt elle eſtime le ſort de ſes freres décedés plus heureux que le ſien. Tantôt c’eſt un Domeſtique que le Seigneur a bien voulu conſerver, pour ſecourir ſes Maîtres : il leur a rendu à tous les derniers devoirs : le voilà ſeul dans une grande maiſon, qui reſte à ſa diſpoſition ; il ne ſçait quel parti prendre, il ne paroît point d’heritier, il eſt abſent, ou même il n’y en a point de certain : heureux quel qu’il ſoit, ſi le Domeſtique a une fidelité à l’épreuve d’une tentation ſi préſente ; car on en a vû qui ont eû la cruauté d’avancer la mort de leurs maîtres, impatiens d’executer le malheureux projet de les voler, que quelques heures de patience leur auroient donné la liberté d’executer à loiſir, ſans ajoûter à ce crime celui d’un attentat auſſi cruel qu’inutile. Souvent toute une famille éteinte, laiſſoit la maiſon ouverte au pillage, & en proye à la canaille, ou à ceux qui y alloient enlever les cadavres.

Repreſentons-nous quel étoit le chagrin, pour ne pas dire le déſeſpoir de ceux que le mal ſurprenoit ſans domeſtique, ſans parens, & ſans aucun voiſin, qui veüille, qui puiſſe même les ſecourir. Ils ne manquent ni d’argent, ni des commodités neceſſaires, mais tout cela leur devient inutile, parce qu’ils n’ont perſonne pour les ſervir. Que deviendront-ils ? Iront-ils dans un Hôpital ? Ils ne pourront pas en ſuporter l’infection & l’horreur. Quelques-uns pourtant ont pris cette étrange reſolution ; d’autres ont mieux aimé mourir chez eux dans un entier abandonnement. Voudra-t’on le croire ? que ceux-même qui ſe ſont ſacrifiés au ſervice du Public, & qui ont prêté leur miniſtere aux peſtiferés, ſe ſont trouvés reduits à ces cruelles extrêmités. Un Curé, qui depuis les premiers commencemens de la contagion, a adminiſtré les Sacremens aux malades avec autant de zele que de pieté, eſt ſaiſi du mal à la fin du mois d’Août, il eſt ſeul dans ſa maiſon, ſans domeſtique, ſans voiſin, & ſans eſpoir de trouver quelqu’un qui veüille lui rendre des ſervices moins importans, que ceux qu’il a rendu lui-même aux autres : dans cet état il s’efforce de ſortir, il va fraper à diverſes portes de ſes Parroiſſiens, il leur demande une retraite & leurs ſecours charitables : refuſé de par tout, il revient dans ſa maiſon y attendre la recompenſe dûë à ſes travaux, & où abandonné des hommes il expira ſeul entre les bras du Seigneur. Eſt-ce la dureté du tems ou celle des hommes, qui nous fait voir des exemples d’une ſi cruelle ingratitude ? Un Chanoine de la Cathedrale, d’ailleurs riche & à ſon aiſe, ſe trouvant en ſa maiſon dans le même délaiſſement, va ſe refugier dans le Clocher de ſon Egliſe, où il ſe flatte de trouver quelqu’un pour le ſervir ; helas ! il y meurt ſans aucun ſecours. Un Medecin eſt obligé de ſe refugier chez les Recolets, pour ne pas ſe voir mourir dans une entiere privation de tout ſoulagement. Un autre, qui veritablement a la conſolation d’être au milieu de ſa famille, qu’il ne conſervera pas long-tems, manque ſouvent de ſes neceſſités dans le cours d’une longue maladie, il ne les trouve pas à prix d’argent, ſes ſervices pour le Public ne lui attirent aucune attention de la part de ceux qui devroient les lui procurer, il eſt obligé d’avoir recours à des Communautés Religieuſes, & à des amis charitables, tantôt pour du boüillon, tantôt pour de la viande. Tel étoit le trouble & la déſolation où ſe trouvoient reduites les perſonnes les plus riches & les plus commodes, ceux même que leur miniſtere ſembloit affranchir de la crainte de ces fâcheuſes extrêmités.

C’étoit encore un objet bien touchant que les femmes enceintes : preſque toutes ont eu le malheur de perir, ou par la maladie, ou après un accouchement naturel, ou par ceux que le trouble & la frayeur prématuroient. On ſçait de quelle neceſſité ſont les ſecours étrangers à une femme qui eſt en travail d’enfant, elle s’épuiſe en efforts inutiles, quand ils ne ſont pas ſoûtenus par la reſiſtance de ceux qui l’aſſiſtent. On doit bien penſer que ces ſecours manquoient dans un tems où tout le monde étoit reſſerré, & où l’on étoit dans une méfiance réciproque. Un accouchement eſt bien plus difficile & plus laborieux, quand la femme en fait ſeule tout l’effort : nous laiſſons juger de tous les autres ſoins & embarras d’une femme qui eſt obligée de ſe ſoigner elle & ſon enfant, ou qui n’a auprès d’elle que des hommes & des perſonnes tout-à-fait neuves à cet exercice. L’embarras étoit bien plus grand pour celles qui accouchoient avant le terme. Mais c’étoit une eſpece de déſeſpoir pour celles qui accouchoient dans le mal. Nulle amitié, nulle compaſſion, nulle charité aſſez forte pour mettre quelqu’un au-deſſus des frayeurs qu’inſpire le peril de recevoir des vapeurs infectées, & de toucher à ce qui ſort d’un corps peſtiferé : elles meurent dans l’incertitude de leur propre ſalut, comme le reſte des hommes, & aſſûrées de la perte de celui de leur enfant. Une de ces femmes qui ſe trouvoit dans ce penible cas, ſe ſentant aſſez de force pour demander du ſecours pour ſon enfant, mais non pas pour aller elle-même prendre l’eau pour le baptiſer, ſe faiſoit entendre des voiſins & de ceux qui paſſoient dans la ruë, les uns & les autres s’attrouperent devant ſa maiſon, & touchés d’une compaſſion inutile, ils n’avoient ni aſſez de courage, ni aſſez de charité, pour aller la ſecourir. Un jeune homme plus hardi que les autres, monte, & va donner le Baptême à cet enfant. La maladie ſuivie d’une prompte mort, fût bientôt le prix de ſa charité & de ſon courage. Adorons ici les jugemens du Seigneur, ſans examiner ſi par cette mort prématurée, il a voulu conſerver à ce jeune homme le merite d’une action ſi ſainte, qu’il auroit peut-être perdu par une plus longue vie.

Nous pourrions raporter encore un trait plus hardi dans un cas ſemblable, d’un autre jeune homme. C’étoit le fils d’un Chirurgien, qui dans ſon enfance avoit un peu manié les raſoirs dans la Boutique de ſon pere. Il étoit Penſionnaire chez les Peres de l’Oratoire, où il occupoit une des douze places, que Mr. l’Abbé de St. Victor Amien, Evêque de Condon y a fondées depuis peu. Ce jeune homme entendant dire, que dans le voiſinage une femme d’une groſſeſſe fort avancée étoit prête à expirer, & qu’on ne trouvoit point de Chirurgien, pour delivrer l’enfant, & le mettre en état de recevoir le Baptême, animé d’un ſaint zele, peut-être mal entendu, prend un mauvais raſoir, va chez cette femme qu’il trouve morte, il lui fait l’operation Ceſarienne, & comme ſi le Seigneur eût conduit cette main aveugle, une operation qui eſt preſque toûjours inutile & infructueuſe eût ici un ſuccès entier, car il en tira l’enfant en vie, & le baptiſa. Il ſemble que le Seigneur ait voulu donner à cette action, qui imprudente en aparence avoit été pourtant entrepriſe par un eſprit de charité, tout l’éclat & toute la certitude qu’elle meritoit ; car l’enfant ſurvêcut quelques jours à ſa mere, & ce pieux jeune homme alla bientôt joüir du même bonheur qu’il avoit procuré à cet enfant.

Je n’oſerois pouſſer plus loin le détail des differentes calamités que l’on voyoit dans l’interieur des maiſons ; elles ne trouveroient pas de créance dans l’eſprit des Lecteurs, je ne ſçai même s’ils ne regarderont pas ce que j’en ai dit comme des exagerations d’une perſonne affligée, qui veut attendrir les autres ſur ſes malheurs. Quelque vive que ſoit la deſcription que j’en ai faite, j’oſe aſſûrer qu’elle eſt infiniment au deſſous de la realité ; & ce qu’il y a de plus pitoyable, c’eſt que ces déſolations particulieres ſe préſentoient vingt fois le jour dans les differentes maiſons où l’on entroit. La vûë de tant de miſeres devenoit encore plus touchante par les cris, les pleurs, les plaintes, & les hurlemens dont ces maiſons retentiſſoient jour & nuit. Sortons de ces lieux affligés, pour aller parcourir la Ville, où nous trouverons des objets encore plus touchants & plus affreux.





CHAPITRE XII.


Etat de la Ville.



SI la déſolation interieure des maiſons a paru extrême, celle du dehors eſt encore plus horrible. Je me diſpenſerois volontiers de la repreſenter ; car comment ménager ici & la délicateſſe de ceux qui ne pourront pas ſuporter la vûë de tant d’objets affreux, & l’honneur des perſonnes, ſur qui la honte de tant de troubles ſemble retomber ; & la verité des faits, que nous avons promis de ne pas déguiſer. Par ménagement pour les premiers, nous ne ferons qu’un récit ſimple de ce que tout le monde a vû, ſans en faire des deſcriptions outrées & faſtueuſes, & nous jetterons un voile ſur tout ce qui pourroit bleſſer leur délicateſſe : par raport aux ſeconds, on ne doit rejetter ces déſordres que ſur la violence du mal plus rapide dans ſes progrès, que la vigilance la plus active ne pouvoit l’être à prendre des meſures pour les arrêter : & pour la verité, elle nous ſera toûjours ſacrée, & nulle ſorte de conſideration ne pourra nous porter à la trahir.

Juſqu’ici la Ville avoit paru déſerte, il ſembloit que tous les habitans en étoient ſortis, & qu’il n’y étoit pas reſté une ame. Cette ſolitude étoit encore plus ſuportable que la vûë d’un nombre infini de morts & de malades, dont toutes les ruës & toutes les places publiques furent couvertes en peu de jours. Bien des raiſons obligeoient les malades à quitter leurs maiſons. Nous avons déja remarqué que des deux Hôpitaux qu’on avoit établis, l’un n’étoit pas aſſez grand pour contenir la ſixiéme partie des malades, & l’autre ne devoit pas être prêt de long-tems. Les pauvres étoient donc ſans retraite, & manquant de tout chez eux, ils deſcendoient dans les ruës, ou pour exciter la charité des voiſins, ou dans l’eſperance de pouvoir ſe traîner juſques à l’Hôpital. Par la même raiſon, une infinité de gens qui ne manquoient de rien, mais qui vivoient ſans domeſtique, & étoient ſans famille, ſe voyoient dans la neceſſité de perir ſans aucune ſorte de ſecours, & ſans eſperance de pouvoir s’en procurer à quel prix que ce fût. Ceux-là avoient-ils d’autre parti à prendre, que de venir attendre à la ruë un ſecours qu’ils ſe flattoient d’y trouver, & dont ils étoient aſſûrés de manquer en reſtant chez eux ? Tel eſt encore l’état de ceux qui reſtent les derniers après la mort de toute leur famille : ils ont ſecouru tous les autres, & il ne reſte plus perſonne dans la maiſon qui puiſſe les ſecourir : tout eſt mort, parens, voiſins, femme, enfans ; triſte état qui leur fait regreter de leur avoir ſurvêcu, & dont ils ne peuvent ſe tirer qu’en abandonnant leurs maiſons, pour aller s’expoſer à toutes les injures de l’air, au milieu d’une ruë. Pluſieurs s’arrêtoient à la porte de leurs maiſons, retenus ou par la foibleſſe, ou par la honte de ſe montrer en pleine ruë reduits aux dernieres extrêmités.

On voyoit encore dans les ruës une autre eſpece de malades, dont le ſort étoit bien plus déplorable. Oſerai-je le dire, & pourra-t’on le croire ? c’étoient des enfans que des parens inhumains, en qui la frayeur du mal étouffoit tous les ſentimens de la nature, mettoient dehors, & ne leur donnoient pour tout couvert qu’un vieux haillon, devenant par cette dureté barbare les meurtriers de ceux à qui peu auparavant ils ſe glorifioient d’avoir donné la vie. Tous ces malades n’emportoient de leurs maiſons qu’une cruche, une écuelle, & quelque vieille couverture. Dans ce triſte équipage, ils ſe traînoient auſſi loin qu’ils pouvoient ; les uns après quelques pas tomboient tout à coup, & ſuccomboient aux premiers efforts : d’autres s’arrêtoient, dès qu’ils ſentoient les forces défaillir, & ſe relevant enſuite, ils alloient par repriſe au lieu deſtiné. La plûpart s’eſtimoient heureux, quand ils pouvoient faire leur lit ſur les degrés d’une porte, ſur un banc de pierre, dans l’enfoncement d’une boutique, ou à l’abri d’un auvant : cependant qui le croiroit ? on Leur ôtoit encore cet aſile. Tout le monde craint les aproches d’un peſtiferé, chacun veut l’éloigner de ſa maiſon ; & pour leur ôter tout moyen de s’y refugier, par une cruauté inoüie, bien de gens jettoient de tems en tems de l’eau ſur le ſeüil de leurs portes & dans la ruë ; d’autres y faiſoient un enduit avec de la lie du vin, en ſorte que les malades ne pouvoient pas en aprocher. Que deviendront ces malheureux, rebutés de chacun, & chaſſés de partout ? ils ſe traînent juſques à une Place publique la plus prochaine.

C’eſt ici où la vûë de cent & de deux cens malades, dont ces Places étoient bordées, ſaiſiſſoit tout à la fois & le cœur & les ſens. Il falloit avoir perdu tout ſentiment, pour n’être pas touché de l’état de tant de miſerables, livrés à toute la rigueur d’une violente maladie, dont les douleurs devenoient plus cruelles par la privation de toute ſorte de commodité. D’un ſeul coup d’œil, on voyoit la mort peinte ſur cent viſages differens, & de cent couleurs differentes, l’un avec un viſage pâle & cadavéreux, l’autre rouge & allumé, tantôt blême & livide, tantôt bluâtre & violet, & de cent autres nuances qui les défiguroient : des yeux éteints, d’autres éteincelans, des regards languiſſants, d’autres égarés, tous avec un air de trouble & de frayeur qui les rendoit méconnoiſſables. Comme la peſte adopte les ſymptomes de toutes les autres maladies, on y entendoit toute ſorte de plaintes, des douleurs de tête, & dans toutes les parties du corps, de cruels vomiſſemens, des tranchées dans le ventre, des charbons brûlans, & toutes les autres ſuites de ce terrible mal : l’un étoit languiſſant, ſans dire mot, l’autre dans le délire ne ceſſoit point de parler : enfin c’étoit un aſſemblage de toute ſorte de maux, qui devenoient plus violens & plus cruels par le froid qu’ils prenoient dans la nuit ; car on a reconnu que la tranſpiration donnoit plus de repos & de ſoulagement à ces malades, que tous les remedes, & comment l’entretenir cette tranſpiration, quand on eſt à découvert & expoſé nuit & jour aux impreſſions d’un air froid ?

Qu’on ne croie pas que cet affreux apareil de tant de malades raſſemblés en un même lieu, ne ſoit que dans une ſeule Place, toutes celles de la Ville en ſont remplies ; le Cours, qui eſt l’endroit le plus riant & la promenade la plus agréable, où nos femmes venoient étaler leur vanité & leur luxe, en eſt plus couvert que les autres Places. Ils s’y mettent à l’ombre des arbres, & ſous les auvens des boutiques : là brûlés en dehors par la chaleur du Soleil, & en dedans par les ardeurs de la fiévre, ils ne demandent que le ſecours le plus commun, l’eau qui ſe perd dans les ruës, & perſonne ne leur en donne, la charité eſt éteinte dans tous les cœurs : ces malheureux viennent expoſer leur miſere dans les Places publiques, comme dans les lieux les plus frequentés, dans l’eſperance que parmi ceux qui y paſſeront dans le jour, quelqu’un ſera touché de pitié pour eux ; & bien loin de-là chacun les fuit & les évite. S’il y paſſoit quelque Turc ou quelque Infidelle, il ſeroit certainement comme le Samaritain de l’Evangile, il laveroit leurs playes, & leur donneroit du ſoulagement, & par-là il mériteroit d’être appelle le prochain de ces malades : mais malheureuſement pour eux, ils ne voyent paſſer que des Chrétiens, qui comme le Prêtre & le Levite du même Evangile, ſont attendris ſur leurs malheurs, mais n’ayant pour eux qu’une compaſſion ſterile, ils paſſent outre ſans les ſecourir. Cruel abandonnement, qui ſera toûjours la honte du Chriſtianiſme.

Pour voir toute la déſolation & toutes les horreurs de la Ville réünies dans un ſeul point de vûë, il n’y a qu’à jetter les yeux vers la ruë Dauphine, qui va de l’entrée du Cours à l’Hôpital des Convaleſcens. Tous ceux qui ſe trouvoient ſeuls dans leurs maiſons, & tous les pauvres faiſoient les derniers efforts pour ſe traîner juſques-là, dans l’eſperance d’y être reçûs : la plûpart n’y trouvoient pas de place, & n’ayant pas la force de s’en retourner, ils étoient obligés de ſe coucher dans la ruë, qui longue de cent quatre vingt toiſes, & large de cinq, a été pourtant toute couverte de malades, pendant un fort long-tems, & le nombre en étoit ſi grand, qu’on ne pouvoit pas ſortir des maiſons, ſans leur paſſer ſur le corps. Qui pourroit décrire toutes les ſouffrances de tant de malades, & toutes les attitudes de tant de corps languiſſants ? Qui pourroit exprimer leurs plaintes & leurs gemiſſemens ? Couchés les uns auprès des autres, ils n’avoient pas dans la ruë même autant de place que l’inquiétude du mai en demandoit. Les uns mouroient avant que d’être reçûs dans l’Hôpital, les autres en y entrant ; on en voyoit tomber par défaillance près du ruiſſeau, & n’avoir pas la force de s’en retirer ; d’autres preſſés par la ſoif, s’en aprochoient pour y tremper leur langue, & rendoient l’ame au milieu des eaux ; & afin qu’il ne manqua à la déſolation de Marſeille aucun trait de reſſemblance avec celle de Jeruſalem, on y voyoit des femmes expirer avec leurs enfans pendus à la mammelle.

N’avançons pas plus loin, & ne pénétrons pas juſques dans cet Hôpital, dont le ſeul aſpect eſt capable d’attendrir l’ame la plus dure & la plus inſenſible. Tout y eſt couvert de malades, de morts, & de mourants. Ils y ſont pêle-mêle couchés à terre, ſur des bancs de pierre, & par tout où l’on peut porter la vûë : ceux qui y ſont le plus commodement, n’ont qu’une ſimple paillaſſe ſans draps, ſans couvertures, à la reſerve d’un petit nombre qui occupe les ſales, tout le reſte y eſt ſans ſecours & ſans commodité. Eh ! que pouvoient-ils attendre de ceux, qui ne s’étoient deſtinés à les ſervir, que pour exercer plus librement leurs brigandages : des ames venduës au crime, ſont-elles ſuſceptibles des ſentimens de compaſſion & de charité, dont il faut être animé pour ſecourir les malades. Repreſentons-nous quel devoit être le trouble & le déſeſpoir de ces malades ; livrés à des gens impitoyables, ils ſe trouvoient auſſi abandonnés dans cet Hôpital, qu’ils l’étoient dans leurs maiſons ; & ce qui eſt encore plus affligeant pour eux, c’eſt que la plûpart y ayant porté leur argent, & ce qu’ils avoient de plus précieux, comme dans un lieu de ſûreté, ſe voyoient hors d’eſpoir de le conſerver à leurs heritiers, aſſûrés d’en être dépoüillés, comme ceux qui mouroient à leurs côtés. Il y avoit toûjours dans la cour de cet Hôpital un tas de cadavres mis en confuſion les uns ſur les autres, dont les plus bas écraſez par le poids des autres teignoient le pavé de ſang, & laiſſoient répandre des parties, dont la vûë n’étoit pas moins horrible que l’infection en étoit dangereuſe ; n’en diſons pas davantage, & hâtons-nous de ſortir de ce lieu d’horreur.

Arrêtons-nous pourtant un moment dans l’autre Hôpital, qui étoit deſtiné pour les petits enfans Orphelins, ils ſont le plus digne objet de la charité chrétienne, & la plus chere portion du troupeau de Jeſus-Chriſt. Helas ! ils ont été les plus negligés ; pour donner une idée de leur état, & nous épargner la peine de le repreſenter, nous dirons ſeulement que de deux à trois mille enfans. Il n’en eſt pas rechapé cent, & que l’œconome chargé du ſoin de ces innocens, convaincu de divers crimes fût pendu ici dans le mois de Fevrier.

Si la vûë des malades excitoit tour à tour des ſentimens d’horreur & de pitié, celle des cadavres jettoit le trouble & l’effroi dans tous les cœurs. Toutes les ruës en étoient couvertes, on ne ſçavoit plus où faire des foſſes, on ne trouvoit plus de Foſſoyeurs, plus de Corbeaux ; ceux qui étoient encore ſur pied en faiſoient un indigne commerce, ils n’enlevoient que les morts, dont les parens étoient en état de les payer. On doit juger par-là qu’ils en laiſſoient pluſieurs, auſſi ils s’accumulerent à un point, que l’on ſe vit preſque hors d’état de les enlever. Nous dirons dans la ſuite les meſures que l’on prit pour en venir à bout. Cependant repreſentons-nous le trouble d’une Ville, où il mouroit plus de mille perſonnes par jour, à qui les ruës ſervoient de tombeau ; auſſi elles étoient, pour ainſi dire, jonchées de morts & de malades, en ſorte que dans les plus grandes, à peine trouvoit-on à mettre le pied hors des cadavres, & en certains endroits, il falloit les y mettre deſſus, pour pouvoir paſſer. C’étoit bien autre choſe dans les Places publiques, & devant les portes des Egliſes, ils y étoient entaſſés les uns ſur les autres ; & dans une Explanade, ditte la Tourrete, qui eſt entre le Fort St. Jean & l’Egliſe Cathedrale, quartier habité par de gens de mer, & par le menu peuple, il y avoit toûjours plus de mille cadavres ; le Cours même en étoit rempli ; tous les bancs, dont il eſt bordé de chaque côté, étoient autant de cercueils & le lieu le plus agréable, où les jeunes gens alloient reſpirer un air de vanité, étoit devenu l’endroit le plus propre à leur en inſpirer le mépris. La préſence de tous ces morts étoit pour les malades languiſſants dans les Places publiques un nouveau ſujet de trouble & d’effroi. La Parroiſſe de St. Ferreol étoit le ſeul endroit de la Ville exempt de l’horreur & de l’infection des cadavres, & cela par les ſoins du Curé & des Commiſſaires de cette Parroiſſe. Ils s’étoient reſervés un certain nombre de Corbeaux & de Tomberaux, & les ménagerent ſi à propos, qu’ils durerent pendant toute la contagion ; d’ailleurs la proximité des foſſes favoriſoit beaucoup le prompt tranſport des cadavres, qui étoient enlevés ſur le champ, & n’y croupiſſoient jamais.

C’étoit une peine plus affligeante pour les parens, de forcir les morts des maiſons, & les porter dans les ruës, que de les avoir ſecourus dans leur maladie. Quelque chere que nous ſoit une perſonne, on ne peut plus en ſuporter la vûë dès qu’elle eſt morte ; on ne ſouffre qu’avec peine, pour ne pas dire avec horreur, l’aproche d’un cadavre, & encore plus celle d’un cadavre peſtiferé ; il étoit inutile d’attendre que quelqu’un, par charité ou par interêt, vînt vous delivrer de ce triſte ſoin, & quand on avoit gardé un cadavre un ou deux jours, il falloit enfin, malgré qu’on en eût, ſe faire une cruelle violence, & forcer la nature à lui rendre encore ce dernier devoir. Le pere le rendoit au fils, le fils au pere, la mere & les filles étoient forcées à ſe le rendre reciproquement ; les uns les portoient les autres les traînoient, & ceux qui ne pouvoient faire ni l’un ni l’autre, les jettoient par la fenêtre. Cruelle extrêmité, qui renouvelloit toutes les douleurs d’une mort que l’on pleuroit encore ; enfin ſi on trouvoit quelqu’un qui voulut ſe livrer au danger d’enlever un mort, & de le porter à la ruë ou dans la place la plus prochaine, il demandoit une ſomme extraordinaire, dont peu de familles pouvoient ſuporter la dépenſe. De ces cadavres, les uns étoient nuds & découverts, les autres envelopés dans des draps, dans des couvertures, dans de vieux haillons, ou dans leurs propres habits, & c’étoient ceux que des morts ſubites ou extrêmement promptes avoient ſurpris. Quelques-uns étoient emballés dans leurs matelas, quelquefois liés ſur une planche, qui avoit ſervi à les porter ; & d’autres, mais fort peu, étoient fermés dans de bieres. Il y avoit ſur tout quantité de petits enfans de tout âge ; car il en eſt fort peu reſté, & les Medecins ont remarqué qu’ils avoient toûjours le mal le plus violent. On voyoit des morts qui étoient aſſis & apuyés contre les maiſons, d’autres accoudés ſur une porte, & dans toute ſorte d’attitude, & c’étoient ceux, qui mourant dans les ruës, avoient reſté dans la même ſituation, où la mort les avoit ſurpris. Parmi tant de cadavres épars dans les ruës, combien y en avoit-il qui étoient ſi hideux & ſi difformes, qu’on n’y reconnoiſſoit plus aucun trait ? Ce funeſte mal laiſſe des impreſſions, dont l’effet ſubſiſte encore après la mort ; & comme s’il exerçoit encore ſa violence ſur les cadavres, ils ſont plûtôt corrompus que les autres, & en dix ou douze heures de tems, ils exhalent une infection inſuportable, combien plus forte devoit être cette infection après pluſieurs jours ? Quelques-uns étoient à demi pourris, & ſi fort corrompus que les chairs délayées par l’eau du ruiſſeau, couloient en lambeaux avec elle, & faiſoient ruiſſeler le ſang dans les ruës. Nous avons vû la plus belle femme de la Ville confonduë avec les autres cadavres dans une Place publique. Helas ! combien de Miniſtres du Seigneur, qui n’ont pas eu une ſepulture plus honorable.

Des horreurs encore plus affreuſes ſe préſentoient de tems en tems, & obligeoient les paſſans à ſe détourner de ces endroits : c’étoient des malades qu’une fureur phrenetique avoit portés à ſe précipiter par les fenêtres. L’un avoit le crane ouvert & les moëlles éparſes ça & là, l’autre étoit crevé & flottoit, pour ainſi dire, au milieu de ſes viſceres répandus, & d’autres étoient entierement fracaſſés. Des difformités encore plus monſtrueuſes défiguroient ces cadavres abandonnés. Un nombre infini de chiens affamés par la déſertion, ou par la mort de ceux qui les nourriſſoient, rodoient par la Ville, & s’acharnant ſur ces cadavres, ils les dévoroient : laiſſons imaginer l’horreur de ce ſpectacle, & finiſſons un recit, que nous ne pourrions continuer ſans fremir, & ſans inſpirer aux autres la même frayeur dont nous avons été ſaiſis en le voyant.

A la vûë de tant de malheurs, ne devons-nous pas nous écrier, comme autrefois le Prophète[20] : Eſt-ce donc là cette Ville, qui étoit la joie & les délices de la Province, cette Ville ſi floriſſante par ſon commerce, par ſon opulence, par le nombre de ſes habitans, cette Ville autrefois ſi peuplée, comment eſt-elle maintenant abandonnée & déſerte ? Ses ruës pleurent leur ſolitude. Tout ſon peuple gémit & cherche des ſecours qu’il ne trouve point, en donnant même ce qu’il a de plus précieux. Cette ſuperbe Ville a perdu tout ſon éclat & toute ſa beauté : ſes principaux Citoyens ont été diſperſés, ils ſe ſont enfüis ſans courage & ſans force devant l’ennemi qui les pourſuivoit. Peut-on retenir ſes larmes, & ne pas ſentir ſes entrailles émuës : quand on voit ſa déſolation, & perir au milieu des ruës les enfans qui étoient à la mammelle. N’en cherchons pas la cauſe dans l’infection de l’air ni dans les Fruits de la terre, mais dans la corruption de ceux qui l’habitent, parce qu’ils ont violé les loix ſaintes, dit un autre Prophète[21], qu’ils ont changé les ordonnances, & rompu l’alliance éternelle : cette Ville de faſte eſt détruite, elle n’eſt plus qu’un déſert : toutes ſes maiſons ſont fermées, & perſonne n’y entre plus : les cris retentiſſent dans les ruës, & toute la joie en eſt bannie ; tous les divertiſſemens ſont en oubli : voici le tems que le Seigneur déſertera nôtre Ville, il la dépoüillera : il lui fera changer de face, il en diſperſera tous les habitans ; que le Prêtre fera comme le Peuple, le Seigneur comme l’Eſclave, & la Maîtreſſe comme la Servante. Que ferons nous en ce jour d’affliction ? A qui aurons-nous recours, pour n’être pas accablés ſous le poids de nos maux, & pour ne tomber pas ſous un monceau de corps morts ? Il faut que ce petit reſte ſe convertiſſe à Dieu, qu’il rende gloire au Seigneur, & qu’il celebre le Nom du Dieu d’Iſrael dans les Iſles de la Mer.

Les vapeurs qui s’élevoient de ces cadavres croupiſſans dans toute la Ville, infecterent l’air, & répandirent par tout les traits mortels de la contagion. En effet, elle penetra dès-lors dans les endroits, qui juſqu’ici lui avoient été inacceſſibles ; les Monaſteres d’une clôture la plus ſevere en reſſentirent quelque impreſſion ; & les maiſons les mieux fermées en furent attaquées. On vit alors le moment qu’il ne devoit plus reſter perſonne en ſanté, & que toute la Ville ne devoit plus être qu’une Infirmerie de malades. Si le Seigneur n’eût arrêté le glaive de ſa colere, en inſpirant à ceux qui étoient chargés du Gouvernement, les moyens efficaces, que nous expoſerons ci-après. Cette infection étoit augmentée par une autre, qui n’étoit pas moins dangereuſe. Il s’étoit répandu une prévention que les Chiens étoient ſuſceptibles de la contagion, par l’attouchement des hardes infectées, & qu’ils pouvoient la communiquer de même. C’en fût aſſez pour faire déclarer une guerre impitoyable à ces animaux : on les chaſſoit de par tout, & chacun tiroit ſur eux ; on en fit auſſi-tôt un maſſacre, qui remplit en peu de jours toutes les ruës de Chiens morts ; on en jetta dans le Port une quantité prodigieuſe, que la mer rejetta ſur les bords, d’où la chaleur du Soleil en élevoit une infection ſi forte, qu’elle faiſoit éviter cet endroit, qui eſt des plus agreables, & le ſeul où l’on pouvoit paſſer librement ; car toutes les autres ruës étoient impraticables, non ſeulement par les malades & les morts qui les couvroient, mais encore par les hardes infectées, & les autres immondices qu’on y jettoit par les fenêtres de toutes les maiſons ; on y trouvoit de tems en tems des amas de hardes, de matelas, & de bouë, qui faiſoient une barriere, qu’on ne pouvoit pas franchir. Si l’infection de toutes ces ſaletés étoit plus dangereuſe, celle que cauſoit l’incendie qu’on faiſoit tous les jours dans toutes les ruës des lits & des hardes des peſtiferés, étoit plus incommode. On étoit tellement allarmé qu’on croyoit ne pouvoir bien purger la contagion que par le feu ; on doit juger par-là du dégât qui ſe fit de nipes, de hardes, & de meubles ſouvent précieux : dans la ſuite on revint un peu de cette erreur, ſans quoi tout le monde alloit ſe trouver ſans linge & ſans hardes, & preſque toutes les maiſons dégarnies de meubles. Voilà quel étoit l’état de la Ville dans le fort du mal & qui dura juſques vers la fin de Septembre. Voyons quels furent les moyens dont on ſe ſervit pour faire ceſſer ces déſordres, après que nous aurons fait voir comment les malades manquerent autant de ſecours ſpirituels & de ceux de la Medecine, que de tous les autres. Mais de peur que la deſcription que nous venons de faire de l’état & de la déſolation de Marſeille, ne paſſe pour une exagération, en voici une encore plus vive & plus élegante, & contre laquelle les plus incredules ne ſçauroient s’inſcrire en faux.





MANDEMENT


De Monſeigneur l’Illuſtriſſime & Reverendiſſime Evêque de Marſeille.



HEnry François-Xavier de Belſunce de Caſtelmoron, par la Providence Divine, & la grace du St. Siége Apoſtolique, Evêque de Marſeille, Abbé de Notre-Dame des Chambons, Conſeiller du Roy en tous ſes Conſeils : Au Clergé Séculier & Regulier, & à tous les Fidéles de nôtre Dioceſe, Salut & Benediction en nôtre-Seigneur Jeſus-Chriſt.

Malheur à vous & à nous, mes très-chers Freres, ſi tout ce que nous voyons, ſi tout ce que nous éprouvons depuis long-tems de la colere d’un Dieu vengeur du crime, n’eſt pas encore capable dans ces jours de mortalité, de nous faire rentrer dans nous-mêmes, de nous faire repaſſer dans l’amertume de nos cœurs toutes les années de nôtre vie, & de nous porter enfin à avoir recours à la miſericorde du Seigneur, dont la main, en s’apeſantiſſant ſi terriblement ſur nous, nous montre en même tems la grace qu’il ne veut accorder qu’à la ſincerité de nôtre pénitence ! Ne s’eſt-il donc pas encore aſſez nettement expliqué par tant de fleaux divers réünis enſembles pour punir le pécheur ? La rareté, la cherté exceſſive de toutes les choſes neceſſaires à la vie : la miſere extrême & generale qui augmente chaque jour ; la peſte enfin la plus vive qui fût jamais, annonce la ruine preſque inévitable de cette grande Ville : une quantité prodigieuſe de familles entieres ſont totalement éteintes par la contagion ; le deüil & les larmes ſont introduites dans toutes les maiſons, un nombre infini de victimes eſt déja immolé dans cette Ville à la juſtice d’un Dieu irrité. Et nous qui ne ſommes peut-être pas moins coupables que ceux de nos Freres, ſur lequel le Seigneur vient d’exercer ſes plus redoutables vengeances, nous pourrions être tranquilles, ne rien craindre pour nous-mêmes, & ne pas faire tous nos efforts, pour tâcher, par nôtre prompte penitence, d’échaper au glaive de l’Ange Deſtructeur ? Sans entrer dans le ſecret de tant de maiſons déſolées par la peſte & par la faim, où l’on ne voyoit que des morts & des mourans, où l’on n’entendoit que des gemiſſemens & des cris, où des cadavres, que l’on n’avoit pû faire enlever, pourriſſant depuis pluſieurs jours auprès de ceux qui n’étoient pas encore morts, & ſouvent dans le même lit, étoient pour ces malheureux un ſuplice plus dur que la mort elle-même, ſans parler de toutes les horreurs qui n’ont pas été publiques : de quels ſpectacles affreux vous & nous, pendant près de quatre mois, n’avons-nous pas été, & ne ſommes-nous pas encore les triſtes témoins ? Nous avons vû ; pourrons-nous jamais, mes très-chers Freres, nous en ſouvenir ſans frémir ? Et les ſiécles futurs pourront-ils y ajoûter foi ? Nous avons vû tout à la fois toutes les ruës de cette vaſte Ville bordées des deux côtés de morts à demi pourris, ſi remplies de hardes & de meubles peſtiferés jettés par les fenêtres, que nous ne ſçavions où mettre les pieds. Toutes les Places publiques, toutes les portes des Egliſes traverſées de Cadavres entaſſés, & en plus d’un endroit mangés par les Chiens, ſans qu’il fût poſſible, pendant un nombre très-conſiderable de jours, de leur procurer la ſepulture. Nous avons vû dans le même tems une infinité de malades devenus un objet d’horreur & d’effroi, pour les perſonnes même à qui la nature devoit inſpirer pour eux les ſentimens les plus tendres & les plus reſpectueux, abandonnés de tout ce qu’ils avoient de plus proche, jettés inhumainement hors de leurs propres maiſons, placés ſans aucun ſecours dans les ruës parmi les morts, dont la vûë & la puanteur étoient intolerables. Combien de fois, dans nôtre très-amere douleur, avons-nous vû ces moribonds tendre vers nous leurs mains tremblantes, pour nous témoigner leur joie de nous revoir encore une fois avant que de mourir, & nous demander en ſuite avec larmes, & dans tous les ſentimens que la foi, la pénitence, la reſignation la plus parfaite peuvent inſpirer, nôtre Benediction & l’Abſolution de leurs pechés ? Combien de fois auſſi n’avons-nous pas eu le ſenſible regret d’en voir expirer quaſi ſous nos yeux faute de ſecours ? Nous avons vû les maris traîner eux-mêmes hors de leurs maiſons & dans les ruës les corps de leur femmes, les femmes ceux de leur maris, les peres ceux de leurs enfans, & les enfans ceux de leur pere, témoignant bien plus d’horreurs pour eux que de regret de les avoir perdus. Nous avons vû les corps de quelques Riches du ſiécle envelopés d’un ſimple drap, mêlés & confondus avec ceux des plus pauvres & des plus mépriſables en apparence, jettés comme eux dans de vils & infames Tomberaux, & traînés avec eux ſans diſtinction à une ſepulture profane hors de l’enceinte de nos murs. Dieu l’ordonnant ainſi, pour faire connoître aux hommes la vanité & le néant des richeſſes de la terre, & des honneurs après leſquels ils courent avec ſi peu de retenuë. Nous avons vû, & nous devons le regarder comme la plus ſenſible marque de la punition de Dieu, nous avons vû des Prêtres du Très-haut de toute ſorte d’états frapés de terreur, chercher leur ſûreté dans une honteuſe fuite, & un nombre prodigieux de ſaints, de fidéles & infatigables Miniſtres du Seigneur, être enlevés du milieu de nous, dans le tems que leur zele & leur charité héroïque paroiſſoient être le plus neceſſaire pour le ſecours & la conſolation du Paſteur & pour le ſalut du Troupeau conſterné. Marſeille cette Ville ſi floriſſante, ſi ſuperbe, ſi peuplée il y a peu de mois, cette Ville ſi cherie dont vous aimiés à faire remarquer & admirer aux Etrangers les differentes beautés, dont vous vantiés ſi ſouvent & avec tant de complaiſance la magnificence comme la ſingularité du Terroir, cette Ville dont le Commerce s’étendoit d’un bout de l’Univers à l’autre, où toutes les Nations même les plus barbares & les plus reculées venoient aborder chaque jour : Marſeille eſt tout-à-coup abatuë, dénuée de tout ſecours, abandonnée de la plûpart de ſes propres Citoyens, qui auroient pû & qui auroient dû, à l’exemple de leurs peres, ſecourir leur Patrie, & ſoulager les miſeres des pauvres dans une ſi preſſante neceſſité : cette Ville enfin dans les ruës de laquelle on avoit il y a peu de tems de la peine à paſſer par l’affluance extraordinaire du peuple qu’elle contenoit, eſt aujourd’hui livrée à la ſolitude, au ſilence, à l’indigence, à la déſolation, à la mort. Toute la France, toute l’Europe eſt en garde, & eſt armée contre ſes infortunés Habitans devenus odieux au reſte des mortels, & avec leſquels on ne craint rien tant à preſent que d’avoir quelque ſorte de Commerce. Quel étrange changement ? Et le Seigneur fit-il jamais éclater ſa vengeance d’une maniere plus terrible & plus marquée tout à la fois ? N’en doutons pas, mes très-chers Freres, c’eſt par le débordement de nos crimes, que nous avons merités cette effuſion des vaſes de la colere & de la fureur de Dieu. L’impieté, l’irreligion, la mauvaiſe foi, l’uſure, l’impureté, le luxe monſtrueux ſe multiplioient parmi vous : La ſainte Loi du Seigneur n’y étoit preſque plus connuë ; la ſainteté des Dimanches & des Fêtes profanée ; les ſaintes abſtinences ordonnées par l’Egliſe, & les jeûnes également indiſpenſables violés avec une licence ſcandaleuſe ; la voix du Paſteur, celle de cette même Egliſe, & ſes formidables Cenſures mépriſées avec orguëil par quelques Enfans rebelles qui s’étoient témerairement érigés en Arbitres & en Juges de leur foi : Les Temples Auguſtes du Dieu vivant devenus pour pluſieurs des lieux de Rendés-vous, de converſations, d’amuſemens : des miſteres d’iniquités étoient traités juſques au pied de l’Autel, & ſouvent même dans le tems du Divin Sacrifice : Le Saint des Saints étoit perſonnellement outragé dans le Très-Saint Sacrement par milles irreverences, & par une infinité de Communions indignes & ſacrileges ; ſans que tant de differentes calamités, dont il nous a affligés peu à peu depuis quelques années, ayent pû faire reformer en rien une conduite auſſi criminelle : comme ſi les pécheurs de nos jours avoient follement entrepris de provoquer avec fierté la juſtice de Dieu, & de lui inſulter avec mépris juſques dans ſa colere. Si nous en reſſentons donc aujourd’hui les plus funeſtes effets, ſi nous éprouvons combien il eſt terrible de tomber entre les mains d’un Dieu en courroux, ſi nous avons le malheur de ſervir d’exemple à nos voiſins & à toutes les Nations, n’en cherchons point la cauſe hors de nous. Envelopés dans les ombres de la mort, voyons-en les aproches avec ſoumiſſion, beniſſons la main qui nous frape, adorons ſans murmure la rigueur & la juſtice de ſes jugemens. Tout le ſecours qui nous peut venir de la part des hommes eſt vain & inutile : nous le ſçavons. A qui donc dans des circonſtances auſſi terribles que celles où nous nous trouvons, pouvons-nous avoir recours, pour apaiſer la colere du Seigneur, & obtenir une guériſon que nous ne devons attendre que de lui ſeul, ſi ce n’eſt au divin Sauveur de nos ames, nôtre Mediateur auprès du Pere Celeſte ? Il eſt toûjours prêt à nous écouter, il peut quand il le jugera à propos faire ceſſer les tribulations ſous le poids deſquelles nous gémiſſons, ſa bonté eſt mille fois plus grande que nôtre malice, il ne veut point la mort du Pécheur, mais ſa converſion & ſa vie. Proſternez donc à ſes pieds avec le ſac & la cendre, implorons ſa miſericorde, & tâchons par nôtre ſincere & prompt repentir, de toucher de compaſſion pour nous ſon cœur adorable qui a aimé les hommes, même ingrats & pécheurs, juſques à s’épuiſer & ſe conſumer pour leur témoigner ſon amour : ſi nous nous adreſſons à lui avec des cœurs veritablement contrits & humiliés, attendons avec confiance que nous n’en ſerons point rejettés, & que dans ce Dieu fait Homme, ſource inépuiſable de toutes les graces, nous trouverons un remede prompt & aſſûré à tous nos maux & la fin de nos malheurs. C’eſt en ſon Nom que nous devons prier, ſi nous voulons obtenir l’effet de nos demandes, en ſon Nom, & par la force & la vertu de ſon St. Nom s’operent les plus grands prodiges.

A ces Cauſes, en vûë d’apaiſer la juſte colere de Dieu, & de faire ceſſer le redoutable fleau, qui déſole un Troupeau qui nous fût toûjours ſi cher, pour faire honorer Jeſus-Chriſt dans le Très-Saint Sacrement, pour reparer les outrages qui lui ont été faits par les indignes & ſacrileges Communions, & les irreverences qu’il ſouffre dans ce Miſtere de ſon amour pour les hommes, pour le faire aimer de tous les Fidéles commis à nos ſoins ; enfin en reparation de tous les crimes qui ont attiré ſur nous la vengeance du Ciel, nous avons établi & établiſſons dans tout nôtre Dioceſe la Fête du ſacré Cœur de Jeſus, qui ſera déſormais celebrée tous les ans le premier Vendredi qui ſuit immédiatement l’Octave du Très-Saint Sacrement, jour auquel elle eſt déja fixée dans pluſieurs Dioceſes de ce Royaume, & nous en faiſons une Fête d’obligation, que nous voulons être fêtée dans tout nôtre Dioceſe, permettant que ce jour-là le Très-Saint Sacrement ſoit expoſé tous les ans dans toutes les Egliſes des Parroiſſes de cette Ville & du reſte de nôtre Dioceſe, dans toutes celles des Quartiers du Terroir de Marſeille, comme auſſi dans toutes celles de toutes les Communautés Seculieres & Regulieres de tout nôtre Dioceſe, Nous reſervant cependant à l’égard des Communautés ſeulement, d’en donner auparavant la permiſſion par écrit, ſelon l’uſage. Nous ordonnons pareillement aux mêmes fins & aux mêmes intentions que déſormais la Fête du Saint Nom de Jeſus ſoit celebrée & fêtée également dans tout nôtre Dioceſe le quatorziéme jour du mois de Janvier avec les mêmes ſolemnités que celle du Cœur de Jeſus, donnant la même permiſſion pour l’expoſition du Très-Saint Sacrement. Voulant que l’Office propre compoſé pour ces deux Fêtes, & que nous fairons inceſſamment imprimer par nôtre Imprimeur ordinaire, ſoit double de ſeconde Claſſe dans nôtre Dioceſe, & recité par tous ceux qui y ſont obligés à dire l’Office Divin, & que l’on y diſe pareillement la Meſſe propre de l’une & de l’autre Fête, que l’on trouvera auſſi chez nôtre Imprimeur, le tout à commencer dès l’année prochaine 1721. Nous exhortons tous les Chapitres, Curés, Vicaires, Superieurs & Superieures des Communautés de nôtre Dioceſe d’entrer dans nos vûës & dans l’eſprit qui nous a fait établir ces deux nouvelles Fêtes, & de les celebrer avec le plus de ſolemnité qui leur ſera poſſible ; à quoi ſi le Seigneur par ſa miſericorde continuë de nous préſerver du danger où nous ſommes expoſés, Nous contribuerons de tout nôtre pouvoir. Nous enjoignons enfin à tous les Curés ou Vicaires de nôtre Dioceſe, de faire connoître à leurs Parroiſſiens, de quelle utilité eſt pour eux une dévotion auſſi ſolide & auſſi agréable à Dieu que l’eſt celle du ſacré Cœur, & du ſaint Nom de Jeſus ; puiſqu’honorer le Cœur & le Nom de Jeſus-Chriſt, c’eſt honorer la perſonne elle-même de l’adorable Sauveur de nos ames, auquel nous conſacrons en ce jour nôtre Dioceſe d’une maniere particuliere, exhortant chaque Fidéle en particulier de conſacrer inceſſamment ſon cœur, & de le dévoüer entierement à celui de Jeſus.

Heureux & mille fois heureux les Peuples qui par leur éloignement pour les nouveautés prophanes, par leur attachement inviolable à l’ancienne & ſaine Doctrine, par leur humble & parfaite ſoumiſſion à toutes les déciſions de l’Egliſe Epouſe de Jeſus-Chriſt, par la regularité & par la ſainteté de leur vie, ſeront trouvés ſelon le Cœur de Jeſus, & dont les noms ſeront écrits dans ce Cœur adorable ! Il ſera leur guide dans les routes dangereuſes de ce monde, leur conſolation dans leurs miſere, leur azile dans les perſecutions, leur défenſeur contre les portes de l’Enfer ; & leurs noms ne ſeront jamais effacés du Livre de vie. Et ſera nôtre preſent Mandement envoyé & affiché par tout où beſoin ſera, lû & publié au Prône des Meſſes de Parroiſſes le plûtôt qu’il ſera poſſible, & les deux Dimanches de l’année prochaine qui précederont les deux Fêtes que nous venons d’établir. Donné à Marſeille le 22. Octobre 1720.

HENRY Evêque de Marſeille.

Par Monſeigneur.
Violet Secret.



CHAPITRE XIII.


Les Confeſſeurs, les Medecins, & les Chirurgiens manquent tout à la fois. Zele de Monſeigneur l’Evêque.



SI les malades n’avoient manqué que des ſecours ordinaires, & que dans l’excés de leurs maux, ils euſſent reçû quelque conſolation ſpirituelle, aidés par la vertu des Sacremens, ils auroient pû tirer un plus grand avantage de leurs ſouffrances ; abandonnés des hommes, ils auroient mis toute leur confiance en Dieu, & ces pieux ſentimens auroient adouci leurs maux, & les leur auroient fait ſouffrir avec plus de patience. Mais dans le fort de la contagion, ils ne furent pas moins privés de ce ſecours que de tous les autres, & ſi quelques-uns eurent le bonheur de ſe confeſſer, on peut dire que le plus grand nombre eſt mort ſans confeſſion, non que les Prêtres & les Religieux de cette Ville ayent manqué de charité & de zele ; au contraire, formés ſur les exemples d’un Prêlat, qui a rempli dans cette occaſion tous les devoirs du vrai Paſteur, ils ſe ſont ſacrifiez comme lui pour le ſalut de leurs Oüailles, ils n’ont pas ceſſé de les ſecourir juſques au tems où le Seigneur voulut couronner leur charité, qui ne pouvoit être plus grande, puiſqu’elle les a portés à donner leur vie pour ſauver leurs freres.

Tous ceux qui ont été malades dans le commencement & dans le premier periode du mal, ont joüi du bonheur, dont les autres ont été privés dans la ſuite ; & même dans le ſecond periode, les Sacremens ont été adminiſtrés juſques à la fin du mois d’Août, & encore quelques jours de Septembre : les Curés & les autres Prêtres des Parroiſſes, & les Religieux ne ſe ſont point relâchés de leur zele & de leur ferveur juſques à la mort, ou qu’ils ſoient tombés malades. Entrons dans le détail de leurs ſervices, pour pouvoir donner à ces genereux Martyrs de la charité, les loüanges qui leur ſont dûës.

La maladie ayant commencé dans la Parroiſſe de St. Martin, les Prêtres de cette Egliſe ont donné les premiers exemples de fermeté & de zele auprès de ces malades. Ils ont commencé à leur adminiſtrer les Sacremens dès le mois de Juillet ; tous s’y ſont d’abord livrés courageuſement, Chanoines, Curés, & tous les autres Prêtres, & ont continué de même juſques au milieu du mois d’Août, que le Prevôt & les Chanoines, ſe trouvant les uns incommodés, les autres ſans domeſtique, & ſans les commodités neceſſaires, ils ſe retirerent à la campagne, laiſſant des Prêtres dans l’Egliſe, pour l’adminiſtration des Sacremens, avec Mrs. Martin Curé, Audibert tenant la place de ſon frere ancien Curé, & deux Beneficiers. Tous ces Prêtres ont deſſervi cette Parroiſſe avec tout le zele qu’on doit attendre des fidéles Miniſtres, confeſſant les malades, & portant le Viatique & l’Extrême-Onction depuis le matin juſques au ſoir, pendant tout le mois d’Août, & juſques au commencement de Septembre, que la plûpart moururent, & que le grand nombre de morts ne permettoient plus d’aller par les ruës : deux ou trois Prêtres moururent d’abord, enſuite Mr. Blanc Beneficier a agi juſques vers le premier Septembre, il adminiſtroit les Sacremens depuis les ſix heures de matin juſques à ſept heures du ſoir, ſe ſoûtenant toûjours dans le même recueillement, & avec cet air de modeſtie & de pieté, qui le diſtinguoient, une mort glorieuſe fût le prix de l’un & de l’autre. Mr. Martin Curé de cette Egliſe mourut enſuite dans ce ſaint exercice, auquel il a vaqué pluſieurs jours ſur la fin même avec le mal, tant ſa charité étoit vive. Mr. Audibert qui faiſoit les fonctions de ſon frere ſuivit de près Mr. Martin, il a ſervi dans cette Parroiſſe avec une exactitude qui l’auroit rendu digne de le remplacer, ſi le Seigneur ne l’eût pas deſtiné à une place plus élevée. Mrs. Charrier & Gantheaume Prêtres habitués dans la même Egliſe, tinrent encore quelques jours, mais ils ſuccomberent auſſi bientôt comme tous les autres.

On ne vit pas moins de zele & de charité dans les autres Parroiſſes. Tout le Chapitre de la Cathedrale, & tous les Prêtres habitués s’étoient diſperſés au premier bruit de la contagion ; il n’y reſta que les deux Curés, qui y continuerent leurs fonctions. Mr. Ribies juſques à ſa mort, & Mr. Laurens juſques à ſa maladie, Mr. Boujarel reſta ſeul des Chanoines. Nous le verrons bientôt à la ſuite de ſon Evêque. Dans la Parroiſſe des Accoules, les deux Curés Mrs. Barens & Reibas avec Mr. Fabre Beneficier, & Mr. Arnaud Vicaire, ſe dévoüerent à l’adminiſtration des Sacremens qu’ils ont continué tant que les ruës ont été pratiquables, c’eſt-à-dire, juſques au commencement de Septembre : ils ont reçu tous quatre le prix de leur charité ; Mr. Reibas & les deux autres Prêtres par une mort précieuſe devant Dieu, & Mr. Barens par une violente maladie, pendant laquelle Mr. Paſchal Beneficier a ſupléé quelque tems à ſes fonctions, & juſques à ce qu’il ſoit tombé lui-même. Pour les Chanoines comme leurs Benefices ne les engageoient pas à ces fonctions ; quelques-uns diſparurent vers la mi Août & ſe retirerent à la campagne, & quelques autres ont reſté dans la Ville. Parmi ces derniers, Mr. Guerin attaché auprès de Monſeigneur l’Evêque, a toûjours travaillé avec ſon application ordinaire juſques à la maladie, dont il a heureuſement relevé. Mr. Eſtay qui s’eſt livré à tous ceux qui l’ont demandé, eſt le premier dont le Seigneur s’eſt hâté de récompenſer le zele par une mort qui l’a fait regreter de ſes collegues & de pluſieurs perſonnes pieuſes qu’il dirigeoit ; il étoit de la Congregation de l’Oratoire, où il s’étoit diſtingué dans pluſieurs emplois, autant par ſa pieté que par ſon érudition ; il eſt mort le 28. Août. Mr. Bourgarel ſe trouvant hors la Ville au commencement de la contagion y rentra auſſitôt, preſſé par les mouvemens de cette charité qu’il a toûjours fait paroître ; il s’abandonna d’abord à confeſſer les malades, allant librement par tout où il étoit appellé ; il a même tenu aſſez long-tems, n’étant mort que vers la mi-Septembre, plein de merite devant Dieu & devant les hommes. Mrs Surle & Jayet ont ſuivis ſon exemple, mais ils ont eu le bonheur de ſe garantir du mal : le dernier contraint de quitter ſa maiſon par l’infection des Cadavres, continua ſes fonctions en d’autres quartiers, quand il y étoit demandé.

Dans les deux autres Parroiſſes de St. Laurens & de St. Ferreol, ç’a été le même dévoüement au ſalut des ames de la part des Curés & des Vicaires. Mr. Carriere Prieur de St. Laurens a ſuccombé à une ſeconde maladie ; quelle ardeur de charité, qui ne ſe rallentit point par la premiere ? Trois de ſes Prêtres animés du même zele ont eu part à ſon bonheur. Dans celle de St. Ferreol, cinq Prêtres ont peri dans l’exercice de ce dangereux Miniſtere ; Mr. Pourriere qui en eſt Curé, a été conſervé aux vœux de ſes Parroiſſiens, dont il s’eſt attiré eſtime & la confiance, par le don de la parole, & par toutes les autres qualités qui le leur rendent ſi cher.

Preſque toutes les Maiſons Religieuſes ont été déſolées par la contagion. Avant qu’elle fût déclarée, les Egliſes étant encore ouvertes, bien de gens alloient à confeſſe, les uns par une pieuſe habitude, les autres par une ſalutaire précaution ; que la frayeur du mal leur inſpiroit : parmi tous ces gens-là, pluſieurs en avoient déja des reſſentimens, & portoient ainſi un poiſon mortel à ceux de qui ils alloient recevoir la guériſon de leur ame. Outre cela c’eſt aſſez l’ordinaire dans cette Ville d’appeller pour confeſſer les malades quelque Religieux de la Communauté la plus prochaine. C’eſt ainſi que la plûpart de nos Communautés Religieuſes ſe ſont infectées, & que la contagion ſe répandant des uns aux autres, elles ſont devenuës preſque toutes déſertes. Telles ſont celles des Obſervantins, des Auguſtins Reformés, des Servites, des Grands Carmes, des Peres de St. Antoine, des Trinitaires, des Carmes Déchauſſés, & des Minimes. Il n’eſt preſque reſté perſonne dans toutes ces Communautés. Parmi les Obſervantins, les Peres Champecaud & Perron ſe répandirent dans toute la Ville, & le Pere Roger prit la place du Curé du Fauxbourg, où le feu de la contagion étoit ſi ardent, le Pere Reignier Religieux d’une pieté exemplaire, & quelques autres furent à tous ceux qui les demanderent, & les uns & les autres ont péri glorieuſement, à la reſerve de deux ou trois, qui ont échapé après de longues maladies. Des Carmes Déchauſſés, les Peres Olive & Grimod ſe chargerent ſeuls du quartier de Rive-Neuve, où ils ſont morts autant accablés de travail & de fatigue, que de la violence du mal : les PP. Paulin & Gautier ne purent ſe refuſer au zele qui les preſſoit, & échaperent, pour ainſi dire, de leur Couvent, malgré les ordres de leur Superieur, qui vouloit les ménager, par raport à leur grand âge. Les Minimes ſecoururent tous les malades qui étoient campés à la plaine de St. Michel. Parmi les Prêcheurs, deux ſe ſont livrés courageuſement à confeſſer les malades, le P. Savournin & le P. Gauveau, le dernier d’autant plus loüable, qu’étant Flamand de Nation, il ne s’étoit trouvé à Marſeille que par hazard, ils ont heureuſement guéri l’un & l’autre.

Le mal contagieux ne laiſſa pas de s’introduire chez les PP. de l’Oratoire, quoique les pouvoirs de confeſſer leur euſſent été ôtés long-tems avant la contagion ; le P. Gaultier leur Superieur avoit donné toute ſa vie des preuves trop marquées de ſon zele pour le ſalut des ames, pour en manquer dans cette occaſion : en effet, animé de cette charité vive qu’il a fait paroître dans les Miſſions, auſquelles il s’étoit dévoüé depuis long-tems, & qui étoient toûjours ſignalées par des converſions éclatantes ; il alloit dans les maiſons infectées conſoler les malades, ranimer leur courage, & inſpirer des ſentimens de pieté à ceux à qui il ne pouvoit pas communiquer la vertu des Sacremens, j’ai reçû moi-même de ſes viſites conſolantes dans mes maladies. Quelques-uns de ſes Peres ſuivirent ſon exemple, confeſſant ceux qu’ils trouvoient dans l’état où tout Prêtre peut abſoudre, & ſur tout le P. Maltre, homme d’une candeur, qui le faiſoit aimer de tout le monde ; leur charité reſſerrée par le défaut des pouvoirs, en devint plus ingenieuſe à trouver les moyens de ſe ſatisfaire. Ils ſe chargerent auprès des Magiſtrats de l’entretien des Pauvres de leur voiſinage, auſquels ils ont diſtribué des aumônes journalieres depuis le commencement de la contagion juſques à la fin du mois d’Octobre, que leurs facultés furent épuiſées, ſubſtituant ainſi ces ſecours temporels, auſquels toute la Communauté avoit part à ceux qui n’auroient pu être adminiſtrés que par quelques-uns d’entr’eux, s’ils avoient été libres dans leur Miniſtere. Ce pieux Superieur mourut le 11. Septembre dans les mêmes exercices de charité, dans leſquels il avoit paſſé toute ſa vie, & n’avoit pû diminuer l’eſtime & la veneration qui étoient dûës à ſa pieté & à ſon zele. La plus grande partie de ſa Communauté perit après lui, fidéles imitateurs de ſes vertus, ils joüiſſent de la même recompenſe.

Parmi toutes les Communautés Religieuſes de cette Ville, trois ſe ſont diſtinguées ſur toutes les autres, par le nombre des Ouvriers Evangeliques, qui ſe ſont dévoüez au ſervice des malades. Les Capucins, les Récollets, & les Jeſuites : les deux premiers ſe ſont diſtribués dans les Parroiſſes, allant dans tous les quartiers, & dans toutes les ruës infectées, & leur zele n’a fini qu’avec leur vie. Ils remplaçoient d’abord ceux qui mouroient, & quand ceux de la Ville ont manqué, ils en ont fait venir des Villes voiſines. Ils portoient le poids du jour & de la chaleur, ils parcouroient les ruës & les places publiques qui étoient l’aſile ordinaire des malades ; fidéles Diſciples du Sauveur, ils alloient comme lui guériſſant & répandant par tout les graces & la vertu des Sacremens. Les Recollets ont perdu vingt-ſix Religieux, & quelques-uns ont heureuſement guéri. Les Capucins ſur tout ont fourni un grand nombre de Confeſſeurs à la Ville & aux Hôpitaux, & ſur tout dans ces lieux d’horreur, dont l’abord auroit rebuté le zele le plus vif & le plus ardent. Il en eſt mort quarante trois, & douze qui ont échapé du mal ; parmi tous ceux-là, vingt-neuf étoient venus des autres Villes, pour ſe ſacrifier dans celle-ci.

Les Jeſuites ſe ſont encore ſignalés, une ſocieté dont l’inſtitution n’a pour objet que la gloire de Dieu, & ne leur donne pour occupation que le ſalut des ames, ne pouvoit pas manquer de ſaiſir une ſi belle occaſion de ſatisfaire à l’un & à l’autre ; auſſi ſe ſont-ils tous ſacrifiés, en ſorte que de vingt-neuf qu’ils étoient dans les deux maiſons, deux ont été garantis de la maladie, neuf en ont relevé, & dix-huit y ont ſuccombé. Parmi ces derniers, nous diſtinguons le Pere Millet, dont le zele n’avoit jamais connu de bornes, qui avoit toûjours été dans toutes les œuvres de charité qui ſe trouvent dans une Ville, à qui la conduite de deux nombreuſes Congregations, & la direction d’une infinité de perſonnes pieuſes laiſſoit encore du tems pour le miniſtere de la parole, pour la viſite des Priſons, des Hôpitaux, & pour toutes les autres œuvres de miſericorde ; ce Pere a fait voir dans cette contagion, qu’elle peut être l’étenduë d’une charité, que l’eſprit du Seigneur anime. Il choiſit pour ſon département le quartier le plus ſcabreux, celui où le mal avoit commencé, où la moiſſon étoit la plus abondante, & où il y avoit le moins d’Ouvriers ; où enfin toutes les horreurs de la miſere, de la maladie, & de la mort ſe montroient avec tout ce qu’elles ont de plus hideux & de plus rebutant ; & comme ſi l’emploi de Confeſſeur n’avoit pas ſuffi à ſon zele, chargé des aumônes que les gens de bien mettoient entre ſes mains, comme autrefois les Fidéles aux pieds des Apôtres, il joignit à cet emploi celui de Commiſſaire de ces quartiers abandonnés. Il y établit une Cuiſine, où des filles charitables faiſoient le boüillon pour les peſtiferés, il alloit par tout diſtribuant des aumônes abondantes aux ſains & aux malades, toûjours ſuivi d’une multitude de Pauvres ; ſon zele ne ſe bornoit pas à ces quartiers qui étoient commis à ſes ſoins ; il ſe répandoit encore dans tous les autres, & par tout où le ſalut de ſes freres l’appelloit, J’ai eu moi-même la conſolation d’en erre viſité dans mes malheurs. Le Pere Dufé venu de Lyon exprès pour ſecourir nos malades, acheva bientôt ion ſacrifice, & reçût la couronne qu’il étoit venu chercher. Le Pere Thioli, qui par ſon emploi de Profeſſeur d’Hydrographie, pouvoit ſe diſpenſer de ce dangereux miniſtere, ne laiſſa pas de s’y dévoüer avec la même ardeur que les autres, & de faire voir que l’application qu’il donnoit aux ſciences abſtraites de Mathematiques, n’avoit point éteint en lui ce feu de la charité, qui anime les veritables Miniſtres du Seigneur. Enfin le P. Lever eſt le ſeul de tous les Jeſuites & de tous les Confeſſeurs qui a tenu bon pendant toute la contagion, & comme ſi tout le zele & toute la charité des autres avoit paſſé dans ce venerable vieillard, il couroit toute la Ville depuis le matin juſqu’au ſoir, confeſſant dans les ruës & dans les maiſons, entrant par tout, & par tout conſolant les malades, leur touchant le pouls, s’aſſeyant auprès d’eux, leur donnant des avis ſalutaires & pour l’ame & pour le corps, avec un zele & une fermeté au-deſſus de ſon âge ; ce Pere donna un grand exemple de l’un & de l’autre ; paſſant un jour dans la ruë de l’Oratoire, il vit un Cadavre tout nud, qui fermoit le paſſage, il le couvrit avec ſon mouchoir, & le rangea enſuite à côté de la ruë, pour rendre le paſſage libre. Ce fait eſt d’autant plus conſtant, que je le tiens de deux PP. de l’Oratoire, qui ne furent pas moins édifiés de ſon zele que ſurpris de ſon courage.

Voilà donc l’unique Confeſſeur qui reſta pour toute la Ville pendant preſque tout le mois de Septembre, mais le Seigneur qui n’abandonne jamais entierement les ſiens, dans le fort même de ſa colere, nous conſerva heureuſement celui qui avoit inſpiré à tous ces zelés Miniſtres ces mouvemens d’une charité ſi vive & ſi genereuſe. C’eſt nôtre illuſtre Evêque qui dans cette contagion a fait voir ce qu’on doit attendre du bon Paſteur, toûjours prêt à donner ſa vie pour ſes Brebis. Au premier bruit de la contagion, & dès le 15. Juillet il avoit ordonné des Prieres, & notamment l’Oraiſon de St. Roch à la Meſſe à tous les Prêtres & Religieux, il déclare par cette Ordonnance qu’il eſt prêt de ſacrifier ſa ſanté & ſa vie pour le ſervice de ſon Troupeau, & nous verrons bientôt que ce ne ſont pas là des vaines démonſtrations d’une charité ſterile. Le jour même que le mal éclata par cette premiere mortalité dans la ruë de l’Eſcale, il vint à la Parroiſſe de St. Martin, dans le détroit de laquelle ſe trouve cette ruë, pour s’informer de la choſe ; il exhorta les Curés à ſecourir ces malades, & leur donna là-deſſus ſes ordres. Prévoyant que cette maladie pourroit avoir des ſuites, il aſſembla peu de jours après tous les Curés de la Ville, & les Superieurs des Communautés Religieuſes. Il les exhorte à ne pas l’abandonner dans une ſi fâcheuſe calamité, & à joindre leurs prieres aux ſiennes, pour apaiſer la colere du Ciel. Il ranime leur zele, & fortifie Leur courage par les diſcours les plus tendres, & par les motifs les plus forts, par celui du ſalut des ames, de la gloire de la Religion, de l’honneur de leur Caractere, & ſur tout par la récompenſe promiſe à tous ceux qui expoſent leur vie pour leurs freres. Il leur preſcrit la maniere dont ils doivent adminiſtrer les Sacremens, dire la Meſſe, celebrer les Offices, & generalement tout ce qu’il conviens de faire pour le tems préſent.

Sur la fin du même mois, voyant que le mal contagieux ſe réaliſoit toûjours davantage, & conſiderant que le Dieu terrible, qui apeſantiſſoit ſa main ſur nous, étoit un Dieu de paix & de bonté, il exhorte les Fidéles à recourir à ſa clemence & à apaiſer ſa colere par les jeûnes & par les prieres ; pour cet effet il ordonne le 30. Juillet des prieres dans les Egliſes, trois jours de jeûne, & des Proceſſions dans les autres Villes du Dioceſe, ne voulant pas en faire dans celle-ci, pour ne pas donner lieu à une trop grande communication. N’oublions pas un trait de ce Mandement auſſi conſolant pour nous que glorieux pour lui : „ Nous nous flattons, dit-il, qu’en priant pour le Troupeau affligé, on voudra bien ne pas oublier le Paſteur, & demander pour lui au Seigneur, non de lui conſerver une inutile vie, qu’il expoſe, & qu’il expoſera volontiers, s’il le faut, pour les Brebis, mais uniquement de lui faire miſericorde. La ſuite va nous aprendre ſi cette vie a été ſi inutile. Que ne doit-on pas attendre d’un zele ſi vif & ſi ſincere ?

Après avoir preſcrit des moyens ſi propres à exciter la miſericorde du Seigneur, il va dans toutes les Parroiſſes, il y diſtribuë les Confeſſeurs, il ſe montre tous les jours dans toute la Ville, il raſſûre le peuple par ſa préſence, il ſoulage les pauvres par ſes aumônes, il encourage ceux qui ſe dévoüent au ſervice des malades ; bien loin de donner dans les préventions publiques ſur les Medecins, il louë leur zele, il les anime à le ſoûtenir toutes les fois qu’il les rencontre dans les ruës viſitant les malades, il eſt déja ſans train, ſans équipage, & bientôt il ſera preſque ſans domeſtique. Il va tous les jours à l’Hôtel de Ville, pour prendre avec les Echevins les arrangemens convenables ; enfin il ſe porte par tout où le ſalut du peuple l’appelle. Le mal cependant croiſſant à vûë d’œil dans le mois d’Août, ſon zele ne diminuë point ; toujours attentif aux beſoins ſpirituels des malades, il remplace les Confeſſeurs qui meurent, ou qui tombent malades, par de nouveaux ; il continuë à ſe montrer par tout : quoique le mal commence à devenir formidable, par la vivacité de ſa contagion, il ne craint rien pour lui, il ne craint que pour le ſalut des ames confiées à ſes ſoins : ſa ſollicitude paſtorale s’étend à tout ce qui le regarde.

Cependant le mal ſe gliſſe dans ſa maiſon & lui enleve ſes domeſtiques, il frape également par tout, aux portes des Palais des Grands, comme à celles des maiſons du Peuple. La ſienne ſe trouve environnée de corps morts, & ſa ruë en eſt couverte comme toutes les autres, il y eſt comme aſſiégé, ſans pouvoir ſortir, & ſon zele ainſi reſſerré & contraint, impatient de ſe mettre au large, lui inſpire le deſſein de chercher une maiſon dans un quartier dégagé de ces affreux embarras. Celui de St. Ferreol eſt le ſeul où il puiſſe trouver une maiſon, dont les avenuës ſoient libres ; il s’y tranſporte, pour pouvoir de-là ſe répandre dans toute la Ville. Le feu de la contagion répandu par tout, ne reſpecte pas les Miniſtres du Seigneur. Nous avons déja perdu les plus zelés, & ceux qui les ont ſuivi ; & la mortalité des Confeſſeurs a été ſi nombreuſe, qu’il n’en reſte preſque plus aucun vers la mi-Septembre, comme nous l’avons déja dit ; ce qui obligea nôtre Evêque de rendre une Ordonnance le 2. de ce mois, pour obliger tous les Prêtres & Religieux retirés à la Campagne à rentrer dans la Ville, & à venir ſe joindre à lui, pour exercer les fonctions de leur Miniſtere. Il ne peut voir, ſans une extrême douleur, ſon peuple privé du ſecours des Sacremens, & perir tant de Miniſtres, qui lui étoient ſi chers, & dont la memoire nous ſera toûjours précieuſe. Preſſé par les mouvemens de la charité la plus tendre, il va prendre leurs fonctions, & vers la mi-Septembre rien ne peut le retenir, ni les conſeils des Medecins, ni les prieres de ſes amis, ni les larmes de ſes domeſtiques, que le mal n’a pas encore enlevé. La crainte de ſon propre peril ne l’arrête pas dans le peril commun de ſon Peuple. Il va par toute la Ville accompagné de Mr. Boujarel Chanoine de la Cathedrale, de quelques Confeſſeurs, & de ſes Aumôniers. Il parcourt les ruës & les places publiques, qu’il trouve remplies de malades & de gens moribonds ; il répand par tout des aumônes & des conſolations, il ranime les malades, il les encourage, il les exhorte à ſouffrir avec patience, & à mourir avec reſignation ; ceux qui ſont à ſa ſuite les confeſſent, & ſe détachent de tems en tems, pour entrer dans les maiſons en confeſſer d’autres : il paſſe tous les jours dans le Cours, & dans ces endroits, dont les aproches étoient ſi formidables par le grand nombre de morts & de malades, & où le feu de la contagion étoit le plus vif en ce tems-là. Tel on vit autrefois Aaron, dans le camp des Iſraëlites, aller l’Encenſoir à la main entre les vivants & les morts[22], priant pour le Peuple, & obtenant par ſes prieres la ceſſation d’une playe qui en tua quatorze mille ſept cens en un moment. Ainſi va nôtre Prêlat entre les morts & les mourans, préſentant au Seigneur l’encens de ſa charité & de ſes aumônes, pour apaiſer ſa colere ; dans cet état il aproche les malades, il les excite à des actes de contrition & d’amour de Dieu, & attendri ſur leurs maux, il laiſſe par tout des marques d’une charité compatiſſante.

Il étoit difficile que lui ou ceux de ſa ſuite expoſés à tant de perils, ne fuſſent ſurpris par quelqu’atteinte contagieuſe, il voit tomber à ſes côtés ce zelé Chanoine, qui ne l’a jamais quitté juſques à ſa mort, qui a été la juſte recompenſe de ſa charité & de ſon exactitude à remplir ſes devoirs pendant toute ſa vie ; & tous ceux de ſa ſuite, & preſque tous ſes domeſtiques. Mais le mal n’aproche point de lui ; ſenſible à la mort de ſes amis fidéles, il a mis ſon eſperance dans le Seigneur, & il a pris le Très-Haut pour ſon refuge ; auſſi il ne lui arrive aucun mal, & la contagion n’aproche point de ſa perſonne : le Seigneur a donné ordre à ſes Anges de le garder en toutes ſes voyes, il ſemble qu’ils le portent ſur leurs mains, de peur qu’il ne reçoive quelque impreſſion mortelle. Daigne le Seigneur le combler de jours & d’années lui montrer le ſalut qu’il deſtine aux vrais Paſteurs.

Les ſecours de la Medecine manquerent en même tems que ceux des Confeſſeurs. Il ſemble que le Seigneur aye voulu nous faire ſentir tout le poids de ſa colere, en ajoûtant aux malheurs dont il nous accable, la privation de toute ſorte de ſecours. Rapellons-nous ce qui a été dit au commencement, qu’il n’y avoit que quatre Medecins deſtinés pour la viſite des malades dans toute la Ville. Mr. Bertrand un des quatre tomba malade vers le douze du mois d’Août. Il n’eût d’abord qu’une legere atteinte du mal, dont il fût libre en huit jours, après leſquels il reprit ſes exercices ; quelques jours après il en eût une ſeconde, de laquelle il ſe releve en peu de jours, mais le chagrin de perdre ſa famille le fit retomber pour une troiſiéme fois, & cette derniere attaque, qui fût des plus vives, le mit hors d’état de travailler de longtems. Mr. Montagnier, qui avoit été tiré de l’Abbaye de St. Victor, pour le remplacer, fût auſſi bientôt pris du mal, mais il ne fût pas ſi heureux que ſon Collegue ; car il mourut au commencement de Septembre, auſſi generalement regreté, qu’il avoit été eſtimé pendant ſa vie, par ſon habileté, par ſa droiture, par ſon aplication & ſon aſſiduité auprès des malades, où il joignoit ſouvent à la fonction de Medecin celle de Chirurgien, dont ils manquoient le plus ſouvent dans cette contagion : Mr. Peiſſonel le ſuivit de près, & nous avons déja annoncé ſa mort. Mr. Raymond ſe trouvant ſans domeſtique, ſans Chirurgien, & même ſans le neceſſaire, par l’extrême diſette de toutes choſes, & épuiſé de fatigues, fût obligé vers la fin du mois d’Août de s’aller reparer en campagne, d’où il n’eſt revenu qu’au commencement du mois d’Octobre. Il ne reſta donc plus que deux Medecins dans la Ville, Mrs. Robert & Audon, le premier a tenu pendant toute la contagion ſans aucune incommodité, & a ſervi avec beaucoup de zele & dans la Ville, & dans les Hôpitaux ; il a pourtant eu le malheur de perdre toute ſa famille : le ſecond ſe trouvant ſeul dans ſa maiſon fût obligé de ſe refugier chez les Capucins, d’où il ſe répandit dans la Ville, ayant ſervi depuis le commencement de la contagion juſques au commencement d’Octobre, à quelques jours près, qu’il ſe ſentoit ou fatigué ou incommodé. La ſuite nous aprendra ſon triſte ſort.

Dans le tems que la Ville manquoit ainſi de Medecins, on détenoit Mr. Michel aux Infirmeries pour quelques reſtes de malades qu’il y avoit encore ; car depuis le 8. du mois d’Août, on n’y en porta plus de nouveaux, & ceux qui y étoient auroient pû facilement être tranſportés à l’Hôpital de la Ville. Ce Medecin a reſté dans cet endroit juſques à la fin de Novembre avec trois garçons Chirurgiens, dont on ne manquoit pas moins dans la Ville que des Medecins : car les Chirurgiens commencerent à manquer avant ces derniers. Dès le milieu du mois d’Août, il en mourut quelques-uns, les autres ſuivirent de près, chaque jour étoit marqué par la mort de quelque Maître, & le nombre des morts va à plus de vingt-cinq, parmi leſquels il y a onze Maîtres Jurés, en ſorte qu’au commencement de Septembre il n’en reſtoit plus que quatre ou cinq, dont deux étant tombés malades, les autres effrayés de la mort de leurs Confreres ou épuiſés de fatigue, ſe retirerent en campagne. Tous les Garçons avoient eu le même malheur d’être morts ou malades, & le peu qu’il en reſtoit étoit neceſſaire dans l’Hôpital des Convaleſcens ; on avoit même pris tous les Chirurgiens navigans, qui ſe trouvoient ſur les Vaiſſeaux en quarantaine, mais ils ne reſiſterent pas plus que les autres ; car dans ces tems-là en Août & Septembre, la contagion étoit vive, & quelque fermeté qu’on eût à aprocher les malades, on n’y reſiſtoit pas long-tems. Pour les Apoticaires, la maladie en enleva d’abord cinq, & les autres ſe trouvant ſans Garçons, dont les uns étoient morts, & les autres avoient été pris pour l’Hôpital ; ſeuls dans leurs Boutiques, ils ne pouvoient pas ſurvenir à fournir les remedes à un ſi grand nombre de malades, ni à faire certaines compoſitions, que le grand debit avoit conſommées : quelques-uns d’entr’eux ſe ſont prévalu du tems, & ont vendu leurs drogues à des prix extraordinaires ; déſordre d’autant plus criant, que la miſere du peuple étoit plus grande & les remedes plus neceſſaires ; ainſi manquerent tout à la fois, & les ſecours de l’ame & ceux du corps, & les malades periſſoient en ce tems-là ſans aucune ſorte de ſoulagement.

Cependant Mr. le Marquis de Pilles, à l’attention duquel rien n’échapoit, avoit déja rendu une Ordonnance du 9. Août, par laquelle il étoit enjoint à tous les Medecins & Chirurgiens abſens, de ſe rendre dans trois jours à leurs fonctions, ſous peine d’être déchûs de l’exercice de leur Profeſſion dans la Ville ; mais ce qu’il y a de plus ſingulier, c’eſt que les Echevins avoient obtenu un Arrêt du Parlement le 2. Septembre, portant injonction aux Intendans de la ſanté, aux Medecins & Recteurs des Hôpitaux, de ſe rendre à leur devoir, à peine d’être déclarés indignes & incapables de toute Charge, & de deux mille livres d’amande, & cela pendant que tous les Medecins des Hôpitaux étoient actuellement en exercice dans la Ville ; auſſi reconnoiſſant que s’ils manquoient de Medecins & de Chirurgiens, c’étoit moins par leur déſertion que par le grand nombre de malades, & par la maladie & la mort de ceux qui s’étoient dévoüés à les ſecourir, ils en avoient déja demandé à Mr. l’Intendant, qui étoit toûjours attentif à leurs beſoins, & qui avoit prié Mr. de Bernage Intendant du Languedoc, de leur en envoyer quelques-uns de Montpellier : par deſſus cela, les Echevins avoient envoyé des Affiches dans les Villes & dans les Provinces voiſines, pour inviter les Chirurgiens & les Garçons à venir ſecourir nos malades ſous des offres très-avantageuſes, nous verrons dans la ſuite l’heureux ſuccés de ces ſages précautions.




CHAPITRE XIV.


Progrès de la maladie à Rive-Neufve, ſur la Mer, hors la Ville, & dans le Terroir.



APrés que l’incendie de la contagion ſe fût répandu dans toute la Ville, il s’étendit encore plus loin ; car où eſt-ce que la colere d’un Dieu irrité ne penetre pas ? Vains efforts que ceux que font les hommes pour l’éviter, & ſe dérober à ſes coups. Quelque part que le pécheur ſe refugie, elle va le ſaiſir par tout, partout il trouve la juſte peine de ſon crime. Epée du Seigneur[23], ſanglante par tant de morts qui fument encore, ne te repoſeras-tu jamais ? rentre en ton fourreau, refroidis-toi & ne frape plus ; comment ſe repoſeroit-elle, puiſque le Seigneur lui a commandé de fraper cette Ville, & tout le pays de la côte de la mer, & qu’il lui a preſcrit ce qu’elle y doit faire ? Le quartier de Rive-Neuve, qui eſt de delà le Port, ſeparé par-là, & par l’Arcenal du reſte de la Ville, s’étoit conſervé ſain & entier juſques vers la fin du mois d’Août : Mr. le Chevalier Roſe y avoit été établi Commiſſaire general, & le bon ordre qu’il y avoit mis, avoit garanti ſon quartier juſques alors ; mais il étoit difficile, pour ne pas dire impoſſible, d’y couper tout-à-fait la communication avec la Ville : quelques perſonnes quittant leurs maiſons où ils avoient des malades, furent s’y refugier chez des parens & chez des amis, & y porterent la maladie, laquelle s’y répandit d’abord avec la même rapidité que dans la Ville : cependant on n’y vit point de ſes déſordres qui la défiguroient. Mr. le Chevalier Roſe, homme d’une prompte prévoyance, & propre pour les grandes expeditions, avoit diſpoſé toutes choſes pour le ſecours des malades, & pour la ſepulture des morts. Il y établit un Hôpital dans les magazins d’une grande Corderie, qui eſt le long des remparts, dans lequel il mit un Maître Chirurgien[24] de la Ville, qui relevoit de maladie, un Apoticaire avec une Pharmacie, & Mr. Montagnier Medecin, qui après avoir travaillé le jour dans la Ville, ſe retiroit le ſoir à St. Victor, fût chargé du ſoin de ces malades ; & par une generoſité qui n’a point d’exemple, Mr. le Chevalier Roſe fit les avances de tous ces frais & de toutes ces dépenſes ; ainſi le quartier de la Ville le plus écarté, & qui ſembloit devoir être le plus abandonné, fût par les ſoins & par la vigilance d’un ſeul homme le plus promptement ſecouru : heureux ſi nous en avions eu pluſieurs de cette trempe.

La contagion fit à Rive-Neuve les progrès ordinaires, elle ſe répandit inſenſiblement d’une maiſon à l’autre, & par tout en peu de tems, & elle y a fini auſſi-tôt qu’à la Ville. L’Abbaye de St. Victor eſt le ſeul endroit où le mal ne pénétra pas ; il a reſpecté un lieu où repoſent les Reliques de tant de Saints, & les cendres de tant de pieux Solitaires, d’où s’élevoient l’odeur des Holocauſtes, & l’encens des Sacrifices, qu’on y offroit tous les jours au Dieu vivant ; car c’eſt la ſeule Egliſe, où l’on a toûjours célébré l’Office Divin ſans diſcontinuer, où enfin le pieux Abbé[25] qui y étoit enfermé, levoit nuit & jour les mains au Ciel, & ſe répandoit en oraiſons & en prieres au pied des Autels, pour apaiſer ſa colere ſur cette Ville infortunée. C’eſt ainſi qu’autrefois St. Theodore Evêque de Marſeille s’enferma dans cette Abbaye pendant la peſte de 588. & que là il ne ceſſoit point par ſes veilles & ſes prieres d’implorer la miſericorde du Seigneur ſur ſon peuple affligé. Telle a été l’occupation de ce St. Abbé pendant la contagion, il avoit employé avant qu’elle arriva, des ſommes conſiderables en œuvres pies & en aumônes, il les continuë à préſent, & il y joint le ſacrifice de ſes larmes & de ſes prieres qu’il offre nuit & jour au Seigneur, pour nous le rendre propice. Il eſt neceſſaire que dans des tems de calamité ; il y aye des gens de bien, qui éloignés du tumulte, & dégagés du trouble & de l’embarras que traînent aprés eux les malheurs publics, ſe donnent entierement à la priere, & s’immolent eux-mêmes en holocauſte de propitiation, tandis que les autres ſe ſacrifient par leur travaux & par leur zele. Ce fût moins la valeur de Joſué qui donna la victoire aux Iſraëlites, que les prieres de Moyſe ſur la montagne. Peut-être devons-nous plutôt la ceſſation de nos malheurs à la pieté des ames ſaintes, qui gemiſſoient devant Dieu dans l’interieur de la retraite, qu’aux ſoins infatigables de ceux qui ont ſi genereuſement ſervi leur Patrie.

Ceux qui avoient crû trouver ſur la mer un aſile aſſûré contre la contagion, furent bientôt trompés dans leur attente : obligés de deſcendre à terre pour aller prendre des proviſions, ils s’infecterent, & perirent encore plus miſerablement que les autres. Là nul eſpoir de ſecours, nulle commodité, nul moyen de s’éviter les uns les autres. Ceux en qui il reſte quelque ſentiment de charité, trouvent aſſez de ſujets dans la Ville, ſur leſquels ils peuvent l’exercer, ſans ſe croire obligés de paſſer la mer. Ainſi ces malheureuſes familles ſont encore plus abandonnées que les autres. Les uns meurent ſeuls dans des Batteaux, les autres dans les Vaiſſeaux & dans les Barques, & par tout ſans aucun ſecours ; quelques-uns troublés par le délire, s’enſeveliſſent tous vivans dans les eaux, qui fervent auſſi de tombeau à tous les autres : on trouve de tems en tems ſur les bords de la mer les cadavres qu’elle y rejette tous rongés par les poiſſons ; d’autres flottent au gré des ondes ; enfin c’eſt ſur mer la même déſolation que ſur terre ; nul endroit qui ne ſe reſſente de ce terrible fleau ; nul élément où il ne porte ſa fureur : car ceux qui ſont ſeparés de tout, & qui campés ſous des tentes en raſe campagne ne tiennent qu’à l’air qui les environne, n’échapent pas au malheur commun. La pureté de l’air qu’ils reſpirent, l’éloignement de tout commerce, & de tout ce qui pouvoit les infecter, ne pût pas les garantir du mal ; & cette heureuſe ſituation, qui ſembloit devoir les conſerver, ne ſert aujourd’hui qu’à rendre leur état plus déplorable par l’éloignement de tout ſecours, & par la privation de toute ſorte de commodité ; ils ſe flattent d’en trouver dans la Ville, ils y viennent groſſir le nombre des malheureux, & dans peu de jours celui des morts. Il eſt aiſé de ſe figurer la déſolation de ces familles ainſi éparſes dans les campagnes, quand le mal les oblige de décamper & de rentrer dans la Ville. L’un porte un enfant mourant ſur ſes épaules, l’autre ſe traîne à demi mort dans les chemins ; tantôt c’eſt toute une famille, qui par la lenteur de ſa marche annonce ſes malheurs à tous ceux qu’elle rencontre, tantôt ce ſont des enfans qui ſoûtiennent leur pere prêt à expirer, & qui tâchent de l’amener juſqu’à la Ville, dans l’eſperance de le faire ſecourir. L’un porte avec lui ſon équipage, l’autre n’a pas eu la force de l’emporter : pluſieurs tombent par défaillance dans les chemins, & ces cadavres étendus arrêtent les paſſants. Enfin tous ces gens-là viennent augmenter le trouble de la Ville, & l’horreur de nos Places publiques.

Les portes de la Ville n’étant pas encore gardées, les Payſans de la campagne entroient librement dans la Ville, & quoiqu’ils n’y vinſent pas en foule comme à l’ordinaire, retenus par la crainte de prendre le mal, il y en avoit toûjours quelqu’un, qui plus courageux que les autres, ou plus preſſé de vendre ſes denrées, venoit les aporter. De plus tous les Pourvoyeurs des Bourgeois retirés dans leurs Baſtides, venoient tous les jours en Ville prendre leurs neceſſités ; ainſi par les uns ou par les autres le mal fût porté dans le Terroir. Il commença par le Village de St. Marcel, & par le quartier de Ste. Marguerite, où il fût porté par des gens de la ruë de l’Eſcale ; de-là il gagna bientôt tous les autres Hameaux, & ſe répandit inſenſiblement dans toutes les Baſtides. La terreur de la maladie fût encore plus grande à la Campagne que dans la Ville ; cependant malgré les précautions qu’elle leur inſpiroit, malgré l’éloignement des habitations, elle y a fait les mêmes progrès & les mêmes ravages. Elle enleva d’abord tous les Jardiniers, qui ſont aux environs de la Ville, & des uns aux autres, elle s’étendit juſques dans les quartiers les plus reculés. C’eſt là que les malades éprouverent ce que l’abandonnement le plus entier, & l’inhumanité la plus barbare ont de plus cruel. Ils étoient ordinairement relegués dans l’endroit le plus éloigné, non pas de la maiſon, mais du territoire, où ils n’avoient d’autres témoins de leurs ſouffrances que les oiſeaux du Ciel, qui par un morne ſilence, & par la ceſſation de leur chant ordinaire, ſembloient marquer leur ſenſibilité pour ces malheureux. Ceux qui étoient les plus chéris, étoient ſous des Cabanes couvertes de branches d’arbres, ou de vieux haillons ; on a vû des amans fidéles s’expoſer à ſervir leurs maîtreſſes ainſi abandonnées, dans l’eſperance qu’un mariage prochain ſeroit le prix d’un amour ſi courageux ; une aveugle paſſion avoit plus de force, pour diſſiper les frayeurs du mal, qu’une charité chrétienne, plus même que l’amitié paternelle.

C’eſt-là que les parens étoient contraints de ſe donner la ſepulture les uns aux autres, & d’eſſuyer toute l’amertume de ce triſte devoir, faire la foſſe, y porter le cadavre, ou le traîner & le couvrir de terre, les femmes reduites à cette cruelle extrêmité pour leur mari, les enfans pour leur pere, & celui-ci après avoir enterré ſa femme & tous ſes enfans, reſtoit lui-même ſans ſepulture. Extrêmité ſi cruelle, que pour l’éviter, un Payſan fit une action qui ſurpaſſoit les forces de la nature : étant reſté ſeul avec ſa femme, & tous deux pris du même mal, voyant qu’ils n’avoient point de ſepulture, s’ils venoient à mourir, dès le premier jour de la maladie le mari fit deux foſſes, une pour chacun, & quelques jours après ſentant ſes forces s’affoiblir, il dit le dernier adieu à ſa femme, un peu moins accablée du mal, & ſe traînant juſques à la foſſe, il s’y laiſſa tomber, & après s’être enſeveli tout vivant, il rendit l’ame au milieu des horreurs du tombeau. A ce trait, ajoûtons celui d’une Payſane, qui joignit à une fermeté auſſi rare une tendreſſe pour ſon mari encore plus rare, l’une & l’autre d’autant plus admirables dans une femme de cette condition, que ces ſortes de perſonnes ſemblent par leur ſexe & par leur état être condamnées à la mediocrité. Cette femme ayant toûjours refuſé les ſecours de ſon mari pendant ſa maladie, porta plus loin ſa tendre prévoyance, & jugeant bien qu’après ſa mort qu’elle ſentoit s’aprocher, il ſeroit obligé de la porter lui-même en terre, & qu’en lui rendant ce dernier devoir, il couroit riſque de s’infecter ; elle lui dit de lui jetter le bout d’une longue corde, qu’elle s’attacha elle-même aux pieds, pour qu’après ſa mort ſon mari pût la traîner dans la foſſe, ſans être obligé de toucher à ſon corps, & ſans aucun riſque pour lui. A quelles épreuves de tendreſſe ne nous a pas mis cette cruelle maladie ? Il y avoit encore moins de charité à la Campagne, perſonne n’oſoit aprocher d’une Baſtide infectée, pas même entrer dans une terre où un mort avoit été enſeveli, les fruits reſtent ſur les arbres, & les raiſins dans les vignes, en ſorte qu’à l’entrée de l’hyver, ils étoient dépoüillés de leurs feüilles, & couverts de fruits, auſquels perſonne n’oſe toucher.

Les Rochers les plus eſcarpés, les Antres les plus profonds, les lieux les plus déſerts & les plus éloignés ne furent point une retraite aſſûrée contre la contagion ; elle penetre par tout ; les Bergers qui n’ont d’autre commerce qu’avec leurs troupeaux, en ſont frapés ; elle n’épargne aucun état ; les Bourgeois retirés dans leurs Baſtides en ſont pris : envain ils ont fui la Ville, pour ſe dérober à la fureur du mal, il va les chercher à la Campagne ; il force, pour ainſi dire, les barrieres qu’ils lui opoſent, & à la faveur deſquelles ils ſe croyent en ſûreté. Ils ſouffrent déja les mêmes extrêmités de la diſette & de la privation de tout ſecours que ceux de la Ville ; les Prêtres des quartiers, qui ſe ſont ſacrifiés ſi genereuſement, ſont enlevés des premiers, & laiſſent les malades de la Campagne ſans Confeſſeurs ; la Ville qui en manque ne ſçauroit en fournir : les ſecours de la Medecine manquent également, ils n’en doivent pas attendre tant que la Ville ſera preſſée du mal. Les Chirurgiens établis dans les quartiers, avoient déja éprouvés le ſort des autres ; il ne s’en trouve plus pour les remplacer. Quelques Garçons Chirurgiens échapent de tems en tems de la Ville, & vont faire des courſes en campagne, encore faut-il les payer à des prix énormes. Le Païſan, qui n’eſt pas en état de faire cette dépenſe, ſe voit privé de ce ſecours : auſſi le mal enleve tout, les familles nombreuſes ſont reduites à une ſeule perſonne, ſouvent toute une lignée eſt entierement éteinte. Les enfans que le mal épargne, périſſent par la faim, & faute de nourriture après la mort de leurs parens. N’en diſons pas davantage, & épargnons-nous la douleur de conſiderer ces enfans ainſi abandonnés dans les Baſtides, nous avons déja ſenti la peine d’un ſpectacle ſi touchant.

La mortalité a été ſi violente & ſi generale, que dans la plûpart de ces Hamaux & Villages du Terroir, il n’y eſt preſque reſté perſonne. Les terres ont reſté en friche, ſans être enſemencées, & on n’y voyoit d’autre culture que celle des foſſes, où l’on avoit enſeveli les morts. De tant de malades, il n’en a rechapé que la cinquiéme partie, en d’autres ſeulement la ſixiéme : car le dénombrement eſt aiſe à faire dans ces petits endroits. On voit par-là ce que peut la nature abandonnée à elle-même dans cette maladie, puiſque par quelques petits remedes donnés à propos, & avec le concours des ſoins neceſſaires, on eſt preſque aſſûré de ſauver la moitié des malades. Cela paroît par l’heureux ſuccès qu’il y a eu ſur les Galeres, où rien n’a manqué. Je pourrois encore citer ma propre experience, car de huit malades que j’ai eu dans ma maiſon, j’ai rechapé moi quatriéme. Ce qui ſuffit pour détruire cette prévention ſi commune, que cette maladie ne demande point de remedes, & qu’il faut en abandonner la guériſon à la nature. Dans ces Payſans il y avoit tout ce qu’on peut ſouhaitter pour une guériſon naturelle, vigueur de temperamment, conſtitution robuſte, vie ſobre, liberté des paſſions de l’ame, des corps purgés par le travail, & par la tranſpiration qu’il excite ; malgré toutes ces diſpoſitions, on a reconnu ici la foibleſſe de la nature, & ſon impuiſſance à ſurmonter par elle-même cette cruelle maladie. Qu’on ne diſe pas que ces Payſans avoient mangés de mauvais alimens, ils ont uſé des mêmes que les autres années, & ces mauvais alimens, dont ils font leur nourriture ordinaire, étant accoûtumés, leur ſont devenus comme naturels. Je laiſſe aux Medecins à faire voir que leur fermens tirés de ces alimens, & la force de leur eſtomach proportionnée à ces viandes groſſieres, leur donnent la même facilité à les digerer, qu’ont les riches à cuire une nourriture plus délicate.

Le ſeul avantage qu’on a eu à la campagne, a été de n’y pas voir l’horreur des cadavres par la facilité qu’il y avoit de les enterrer dans le lieu même où ils mouroient. Mais à cela près, on y a vû des déſolations plus cruelles que dans la Ville. La ſolitude, l’abandonnement, l’éloignement de tout ſecours, la diſette de toutes choſes, la privation de toute ſorte de commodité, & des ſoulagemens ſi neceſſaires dans les maladies ; en un mot, toutes les miſeres qui ont affligé nos malades, y étoient encore plus extrêmes. Les étables & les endroits les plus ſales étoient la retraite ordinaire des peſtiferés, heureux encore quand on les ſouffroit ſous le même toit. L’inhumanité des parens envers leurs enfans y a été pouſſée au dernier excès de cruauté. J’y ai vû une jeune fille qu’on avoit ainſi enfermée dans une étable, & après avoir bâti la porte qui communiquoit avec le reſte de la maiſon, on avoit fait en dehors une petite ouverture à la muraille, par où on lui donnoit ſes neceſſités. Cruauté non moins barbare que ſi on l’avoit enterrée toute vive. Ceux qui étoient à découvert, éprouvoient toute la violence d’une maladie, dont les ſymptomes irrités, par la chaleur du Soleil, ou par les impreſſions d’un air froid, devenoient plus douloureux & plus accablans. L’état de ceux qui ſe garantiſſoient du mal n’étoit pas plus tranquille ; outre les peines infinies qui leur en coûtoit, pour être toûjours en garde contre des impreſſions étrangeres, ils avoient encore plus à ſouffrir par la diſette, & par la peine d’aller chercher fort loin leur commodités ; ils manquoient même des plus communes, car ils étoient obligés d’arracher les arbres pour avoir du bois. Ce Terroir autrefois ſi agréable a perdu tous ſes plaiſirs ; Le vin pleure & la vigne languit, & tous ceux qui avoient la joie dans le cœur, ſont dans les larmes. Le bruit des tambours, qui faiſoient la joie de nos Campagnes, a ceſſé, & les cris de réjoüiſſance ne s’entendent plus. Ils ne boivent plus le vin en chantant des airs, & toutes les liqueurs agréables ſont devenues ameres[26]. Tel a été l’état de la campagne dans cette contagion, & qui a duré juſques au tems où l’on forma le deſſein de la ſecourir, ce que la ſuite de cette narration nous apprendra.




CHAPITRE XV.


Les Echevins demandent du Conſeil. Forçats accordés pour ſervir de Corbeaux. On enleve tous les Cadavres.



A Peine vit-on commencer les déſordres, que nous avons décrits ci-deſſus, que les Magiſtrats ſentirent le poids d’une adminiſtration ſi penible & ſi accablante ; ils reconnoiſſent qu’ils auroient dû la partager avec des perſonnes ſages & prudentes, qui les auroient aidés de leurs conſeils & de leurs ſoins ; mais il n’étoit plus tems d’en demander : tous ceux qui auroient pû ſeconder leur zele, s’étoient retirés. Dans ces extrêmités prêts à ſuccomber, ils s’adreſſent à Mrs. les Officiers des Galeres, & les prient de les aſſiſter de leur conſeil ; certainement perſonne ne pouvoit leur en donner de meilleurs, & le bon ordre que ces Mrs. avoient établi dans l’Arcenal, pour la conſervation des Galeres, leur répondoient de ce qu’ils en devoient attendre. Mrs. les Chevaliers de Langeron, de la Roche, & de Levi, veulent bien ſe prêter à leurs ſouhaits, Ils s’aſſemblent dans l’Hôtel de Ville avec Mr. le Gouverneur & les Echevins le 21. Août, & les jours ſuivants.

On prit dans ces aſſemblées differentes reſolutions ; & premierement pour que les exhalaiſons des foſſes ne rendiſſent la contagion plus generale par l’infection de l’air, il fût déliberé de les faire viſiter, d’y jetter encore de la chaux, & de les recouvrir de terre, de donner des Commiſſaires aux quartiers qui n’en avoient pas, & en défaut d’Habitans, de nommer des Religieux, ce qui avoit été pratiqué dans les peſtes précedentes ; de prier Mr. l’Evêque de faire ceſſer entierement les Offices Divins dans les Egliſes où l’on diſoit encore quelques Meſſes, & cela pour empêcher la communication ; d’élever des potences dans les Places publiques, pour contenir la populace, & pour intimider les malfaiſeurs, & pluſieurs autres reglemens très-utiles. Mais leur principale attention fût de nettoyer les ruës des Cadavres, & de les faire promptement enlever.

Dès le commencement du ſecond periode du mal, il y avoit des Tomberaux deſtinés à porter les morts, & on avoit pris tous les Gueux & Vagabonds de la Ville, pour les faire ſervir de Corbeaux, ſous les ordres du Sr. Bonnet Prévôt de la Maréchauſſée, qui avoit ſous lui quatre Gardes. Les premiers ne durerent pas long-tems, non plus que ceux qui les releverent, & finalement ſoit qu’il ne s’en trouva plus dans la Ville, ſoit que la vûë du peril les rebutât, & les obligea à ſe cacher, on n’en trouvoit plus quelque prix qu’on leur offrit, car on les payoit avantageuſement à douze & à quinze francs par jour. Où prendre des gens pour ce dangereux travail, le plus neceſſaire de tous ? La mortalité qui croiſſoit à vûë d’œil le rendoit toûjours plus preſſant : les Magiſtrats s’adreſſent à Mrs. des Galeres, & les prient de leur accorder quelques Forçats pour les faire ſervir de Corbeaux, avec offre de les remplacer, ou d’en indemniſer le Roy ? Heureuſe inſpiration à laquelle nous devons le ſalut de la Ville. On accorde vingt-ſix Forçats, & pour les obliger à ſe livrer à ce travail avec plus de courage, on leur promet la liberté. Il ne falloit pas moins qu’un auſſi puiſſant motif, pour les obliger à s’expoſer à des dangers ſi préſens. En deux jours les vingt-ſix Forçats ſaiſis du mal, ſont hors de ſervice ; on en demande d’autres, & ils ſont accordés avec la même bonté. Bref, depuis le 20. Août juſques au 28. on en donne cent trente trois ; ces gens-là peu adroits, & peu accoûtumés à mener des Chevaux, & à conduire des Tomberaux, briſent tout, harnois & rouës, on ne trouve cependant ni Sellier, ni Charron, & peut-être ſe feroient-ils une peine d’y toucher. Tout devient difficile & embarraſſant, & tous ces incidents retardent un travail de la celerité duquel dépend le ſalut public.

Pour l’accelerer, autant qu’il eſt poſſible, on met des Gardes à Cheval à la tête des Tomberaux, pour preſſer l’ouvrage, veiller ſur les Forçats, & les empêcher de voler dans les maiſons où ils vont enlever les morts. Comme les Tomberaux ne peuvent pas rouler dans toutes les ruës, qu’il y en a de fort étroites, & que preſque toute la Ville vieille eſt bâtie ſur le panchant d’une Colline, où les Chevaux ne ſçauroient grimper, on donne des brancards aux Forçats, ſur leſquels ils aportent les corps morts de ces endroits eſcarpés dans les grandes ruës, où ils les renverſent ſur les Tomberaux, & on oblige les Habitans, par une Ordonnance du 2. Septembre de Mr. de Pilles & des Echevins, à ſortir les corps morts des maiſons, & à les tranſporter dans les ruës, pour faciliter l’enlevement des cadavres, & pour prévenir l’infection qu’ils laiſſoient dans les maiſons. Un autre motif de cette Ordonnance non moins important, fût celui d’empêcher les vols que ces Forçats faiſoient dans les maiſons, où ils alloient lever les morts ; car il eſt difficile d’empêcher ces ſortes de gens de faire leur métier ordinaire. On invita même dans un avis au Public du 3. Septembre, par les offres les plus avantageuſes, & par les motifs les plus preſſans, toute ſorte de perſonnes à ſe préſenter pour aider à l’enlevement des cadavres par leur préſence, & par les ordres qu’ils donneroient à ceux qui étoient employés à cette fonction. Malgré tout cela l’ouvrage n’avance pas, la fureur du mal eſt ſi vive, qu’il en tuë plus en un ſeul jour, qu’on ne peut en enlever en quatre. Les Forçats qu’on a délivrés ſont preſque déja tous morts, on en accorde de tems en tems de nouveaux ; on augmente le nombre des Tomberaux, il y en a juſques à vingt, & avec tous ces ſecours on ne peut pas ſurvenir à enlever tous les cadavres, il ſemble même qu’on n’y touche pas : à peine a-t’on vuidé une ruë, ou une place, que le lendemain elle eſt encore couverte de corps morts ; car il mouroit à la fin d’Août, & au commencement de Septembre plus de mille perſonnes par jour.

L’éloignement des foſſes étoit un nouvel obſtacle à l’avancement de cette œuvre, car elles étoient hors la Ville. Il y en avoit trois hors la porte de Rome, deux hors la porte d’Aix, trois hors celle de la Joliette, trois à la Bute, & une hors la porte de Bernard du bois. De ces foſſes, les unes avoient cent cinquante pas de longueur, les autres quarante, & les plus petites vingt pas ; leur largeur étoit de dix pieds, & la profondeur de huit. Pour les travailler, on faiſoit venir des Payſans de la Campagne, qu’on prenoit par force, & qu’il falloit quaſi faire travailler de même. Mrs. Julien & Caſtel Commiſſaires generaux dans le Terroir, étoient chargés de faire la levée de ces Payſans avec une Compagnie de Grenadiers qu’on leur avoit donnés pour cela ; ce qui ne pouvoit pas ſe faire ſans des peines & des ſoins extraordinaires ; ils étoient même préſens au travail. Le premier mourut dans cet emploi, & le ſecond y a continué de ſervir utilement ſa Patrie juſques à la fin de la contagion. On ne ſçauroit aſſez loüer le zele & le courage de ces hommes infatigables qui ſe dévoüent ainſi pour le Public aux fonctions les plus pénibles & les moins brillantes. Cet éloignement des foſſes faiſoit que le quartier de St. Jean qui en eſt le plus éloigné, & qui n’étant habité que de menu peuple, ſouffroit la plus grande mortalité, étoit auſſi le plus embarraſſé des cadavres ; on ne peut pas même ſurvenir à enlever ceux de l’Hôpital des Convaleſcens, ils y croupiſſent comme ailleurs, & quelque diligence que l’on faſſe, on ne peut pas égaler la rapidité de la contagion.

Dans cet embarras chacun propoſe des moyens & des expediens pour délivrer la Ville d’une infection, qui menaçoit le reſte des Habitans d’une mort inévitable. Les uns diſent qu’il faut brûler les Cadavres dans les Places publiques, & conſumer par le feu ceux qu’on ne peut pas enterrer, comme on le pratiqua dans la derniere peſte de Genes, qui ne cedoit guéres en violence à celle-ci ; mais on conſidera que l’infection des corps brûlés ne ſeroit pas moins à craindre que celle des Cadavres corrompus. Un autre propoſa un expedient fort ſingulier, car la neceſſité & la vûë du peril rendent ingenieux à trouver les moyens de s’en garantir ; c’étoit de prendre le plus gros Vaiſſeau qui ſeroit dans le Port, le démater, & le vuider entierement pour le remplir de corps morts, le refermer exactement, en ſuite le tirer au large dans la Mer, & le couler à fond : je ne ſçai même ſi on n’avoit pas commencé d’executer ce nouveau projet, qui n’étoit pourtant qu’une viſion ; car comment ranger les Cadavres dans le fond d’un Navire, & ne pouvant pas être rempli dans un jour, qui auroit voulu y deſcendre le lendemain ? De plus ſi un corps noyé reparoit quelque tems après ſur la Mer, quand toutes ſes parties gonflées ſont en égal volume avec l’eau ; n’étoit-il point à craindre que tous ces Cadavres gonflés par l’eau qui auroit ſubmergé le Vaiſſeau, n’euſſent aſſez de force pour le relever, & faire ainſi flotter la contagion ſur la Mer.

Un troiſiéme expedient fût d’ouvrir de grandes foſſes dans toutes les ruës, & d’y jetter les Cadavres. On évitoit par-là la longueur & la peine du tranſport. Mais il n’eſt point de ruë dans cette Ville, où il ne paſſe des conduits des fontaines ; & quels ſont les Foſſoyeurs, qui auroient voulu travailler au milieu de l’infection des Cadavres ? Enfin un quatriéme fût d’y jetter de la chaux deſſus, & les conſumer dans les ruës même : ou prendre une ſi grande quantité de chaux, & des gens pour la charrier : comme cette conſomption des Cadavres par la chaux n’eſt pas l’ouvrage d’un jour, les nouveaux qui tomboient journellement entaſſés ſur les premiers, auroient fait de montagnes de corps morts dans les ruës, qui de long-tems n’auroient pas été praticables, ni la Ville libre de l’infection.

L’expedient qui fût trouvé le plus propre pour l’expedition, & le plus facile à executer, mais qui étoit le plus dangereux pour les conſequences, ſût celui d’ouvrir les Egliſes les plus voiſines des quartiers les plus éloignés des foſſes, & d’en remplir tous les caveaux de morts. On le propoſe à Monſeigneur l’Evêque, dont la permiſſion étoit neceſſaire pour une ſemblable entrepriſe. Ce ſage Prélat, qui ne connoit d’autres regles que celles de la prudence, & qui n’a d’autres vûës que le ſalut & la conſervation des peuples, s’adreſſe aux Medecins, & leur demande s’il peut permettre qu’on enterre les peſtiferés dans les Egliſes. Ceux-ci décident que ces ſortes de Cadavres doivent être enterrés hors la Ville, & couverts de quatre à cinq pieds de terre, que la chaux qu’on jettera ſur les Cadavres, & les précautions que l’on prendra pour fermer ces caveaux n’empêcheront pas qu’il n’en ſorte des exhalaiſons infectes, & qu’il faudroit au moins condamner pour long-tems ces caveaux, qui ſont ſi neceſſaires pour les morts ordinaires dans une Ville, où il n’y a pas un pouce de terre vuide, pour ſervir de cimetiere. Sur cette déciſion, le Prélat s’opoſe à l’ouverture des Egliſes, & l’embarras où l’on a été dans la ſuite pour déſinfecter ces caveaux, a juſtifié ſon opoſition, malgré laquelle on paſſe outre.

On ouvre donc les Egliſes de force, on y fait des amas de chaux, on y porte les morts en foule, & on en remplit tous les caveaux. La celerité de cette expedition ſemble promettre une entiere délivrance de ces objets d’horreur. On fait plus encore, on r’ouvre deux grandes foſſes du côté de la Cathedrale, qu’on appelle ici la Major ; elles avoient été abandonnées, à la priere des Religieuſes du St. Sacrement, qui ſont tout auprès : aujourd’hui la neceſſité publique prévaut à toutes ces conſidérations, on reprend donc ces foſſes, mais on n’en eſt pas plus avancé, la violence du mal l’emporte ſur la vigilance des Magiſtrats : on voit toûjours le même nombre de Cadavres, comme ſi on n’en levoit aucun. Un vent de biſe, qui ſoufle le 2. Septembre r’allume le feu de la contagion, fait un abatis general de tous les malades, & inonde, pour ainſi dire, la Ville de Cadavres ; on vit alors le moment où tout devoit perir par une infection generale car les Echevins perdent d’un jour à l’autre le peu de monde qu’ils ont auprès d’eux ; ils ſont déja ſans Gardes, ſans Valets, ſans Soldats ; la maladie enleve tout ; ils ſont obligés d’ordonner & d’executer eux-mêmes. Les Forçats manquent, Mrs. les Officiers des Galeres, en accordant les derniers le 28. Août, ont proteſté qu’ils n’en donneront plus, & ceux-là ſont la plûpart morts ou malades ; les Echevins ont écrit au Conſeil de Marine, pour ſuplier S. A. R. de donner des ordres, pour leur faire délivrer un nombre ſuffiſant de Forçats pour ſauver la Ville ; mais les réponſes ſont long-tems à venir, & la mortalité va toûjours fort vîte. Ils prennent le parti d’écrire à Mr. l’Intendant, & le prient de leur obtenir encore quelques Forçats, ils le trouvent toûjours prêt à les ſecourir, & à ſa ſollicitation, Mrs. des Galeres leur accordent encore cent Forçats le 1. Septembre. Avec ce renfort on pouvoit ſe promettre d’avancer le grand œuvre, qui étoit d’enlever tous les cadavres ; mais il s’agiſſoit de trouver un homme qui fût en état de faire un coup de main, je veux dire, de faire agir ces gens-là, les conduire, les preſſer, en un mot les commander ; ſans quoi, que pouvoit-on attendre des gens accoûtumés à travailler plûtôt par la crainte du châtiment, que par tout autre motif ? Mais qui voudra ſe charger de ce ſoin ? Où trouver quelqu’un qui ſoit & aſſez courageux, & aſſez zelé, pour ſe livrer à cet emploi ? Mr. Mouſtier l’Echevin prend la genereuſe reſolution de s’y donner tout entier, juſques à préſent ils n’ont agi que par ſes ordres, mais aujourd’hui le voilà qu’il ſe met, pour ainſi dire, à leur tête, il y eſt depuis le matin juſques au ſoir, il vole d’un quartier à l’autre, ſans diſtinction des endroits les plus infectés, ſans crainte des perils, ſans ménagement pour ſa ſanté, il va de tems en tems aux foſſes hors la Ville, il court d’une porte à l’autre, il paroît par tout, & par tout ſa préſence ſe fait ſentir par l’activité qu’il inſpire à ceux qui travaillent ſous lui ; il preſſe les uns par des ménaces, il anime les autres par des liberalités, il fait enlever les mille cadavres par jour, & on peut dire que jamais Magiſtrat n’a pouſſé ſi loin le zele de ſauver ſa Patrie.

Bientôt la Ville alloit être délivrée par ſes ſoins de tous ces objets d’horreur ; mais d’un jour à l’autre les Corbeaux diminuent : les uns tombent par la violence du mal, les autres par celle du travail, les Chevaux par la laſſitude ; tout manque, il n’y a que le zele & le courage du Magiſtrat qui ſe ſoûtiennent toûjours dans la même vigueur : dans moins de ſix jours, les cent Forçats accordés le 1. Septembre, ſont reduits à dix ou douze, & le 6. du même mois, il y a encore plus de deux mille corps morts dans les ruës ; il en tombe encore plus de huit cens par jour, & bientôt va recommencer le tragique ſpectacle des cadavres entaſſés les uns ſur les autres dans les Places publiques.

Cette affaire pourtant ne peut pas ſouffrir d’interruption, c’eſt la plus ſerieuſe & la plus importante, auſſi les Echevins font de nouveaux efforts, ils ramaſſent le peu de monde qu’ils peuvent avoir, & ils ne trouvent que Mrs. Claude Roſe & Roland, les ſeuls Intendants de la ſanté qui n’ont pas abandonné : ils vont donc ce même jour 6. Septembre en Corps de Ville ſe jetter, pour ainſi dire, aux pieds de Mr. du Rancé Commandant des Galeres, auquel ils repreſentent l’état pitoyable de la Ville, & l’impoſſibilité qu’il y a de la ſauver, s’il n’a la bonté de leur accorder un nouveau renfort de Forçats, aux conditions qu’il jugera à propos : ce Commandant touché de cette tendre pitié qui lui eſt ſi naturelle, s’aſſemble avec Mr. de Vaucreſſon Intendant des Galeres, & Mrs. les Officiers generaux, qui animés des mêmes ſentimens, concluent avec lui d’accorder à la Ville le ſecours qu’elle demande, en conformité de l’acte ſuivant.

„ Ce jour Mrs. les Echevins Protecteurs & Défenſeurs des privileges, libertés, & immunités de cette Ville de Marſeille, Conſeiller du Roy, Lieutenants generaux de Police : étant aſſemblés en l’Hôtel de Ville, avec quelques Officiers municipaux, le Conſeil Orateur de la Ville, Procureur du Roy de la Police, & autres notables Citoyens, ayant conſideré, que quoique le ſecours de deux cens ſoixante Forçats, que Mrs. du Corps des Galeres ont eu la bonté de leur accorder en differentes fois, pour enſevelir les cadavres, depuis que la Ville eſt affligée du mal contagieux, les ait extrêmement aidés juſques à preſent : il eſt pourtant inſuffiſant pour la quantité de plus de deux mille cadavres qui reſtent actuellement dans les ruës depuis pluſieurs jours, & qui cauſent une infection generale, il a été déliberé pour le ſalut de la Ville, de demander un plus grand ſecours, & à l’inſtant Mrs. les Echevins, étant ſortis en Chaperons, accompagnés de tous les ſuſdits Officiers municipaux & notables Citoyens, ont été en Corps en l’Hôtel de Mr. le Chevalier de Rancé, Lieutenant General, commandant les Galeres de ſa Majeſté, & lui ont repreſenté que la Ville lui a des obligations infinies des ſervices ſignalés qu’il a eu la bonté de lui rendre dans cette calamité, mais qu’il ne leur eſt pas poſſible de la ſauver, s’il ne leur fait la grace de leur accorder encore cent Forçats, avec quatre Officiers de Sifflets (preſque tous ceux qui ont été précedemment accordés, étant morts ou malades) qu’ils s’en ſerviront ſi utilement, que pour les faire travailler avec plus d’exactitude à la levée de tous ces cadavres, ils s’expoſeront eux-mêmes, comme ils ont déja fait, à ſe mettre à cheval en Chaperon, à la tête des Tomberaux, & aller avec eux par toute la Ville ; que de plus, comme il importe que leur autorité ſoit ſoûtenuë de la force, dans un tems ou il ne reſte dans la Ville qu’une nombreuſe populace, qu’il faut contenir, pour empêcher tout tumulte, & maintenir par tout le bon ordre, ils le prient encore très-inſtamment, de vouloir leur donner au moins quarante bons Soldats des Galeres, ſous leurs ordres, pour les ſuivre, & empêcher en même tems l’évaſion des Forçats, qu’ils ne ſeront commandés que par eux, qu’ils les diviſeront en quatre Eſcoüades, dont ils conduiront une chacun, & comme il faut qu’au moins l’un d’eux reſte toûjours dans l’Hôtel de Ville, pour les expeditions des affaires, une deſdites Eſcoüades ſera conduite & commandée par Mr. le Chevalier Roſe ; & qu’en cas d’empêchement de leur part, ils prépoſeront à leur place des Commiſſaires nommés des plus diſtingués qu’ils pourront trouver, pour les conduire & commander. Sur quoi Mr. le Chevalier de Rancé aſſemblé avec Mr. l’Intendant, & Mrs. les Officiers generaux, tous ſenſibles à l’état triſte & déplorable de cette grande & importante Ville, & étant bien aiſe d’accorder tout ce qui eſt neceſſaire pour parvenir à la ſauver, ont eu la bonté d’accorder à Mrs. les Echevins, & à la Communauté encore cent Forçats, & quarante Soldats, y compris quatre Caporaux, avec quatre Officiers de Sifflet, & étant neceſſaire de prendre ceux qui ſeront de bonne volonté, & de les attacher par la récompenſe à un ſervice perilleux, il a été déliberé & arrêté, qu’outre la nourriture que la Communauté fournira tant aux uns qu’aux autres, il ſera donné par jour à chaque Officier de Sifflets dix livres, à chaque Soldat cinquante ſols ; & après qu’il aura plû à Dieu de delivrer la Ville de ce mal, cent livres de gratification à une fois payer à chacun de ceux qui ſe trouveront en vie, & aux Caporaux cent ſols par jour à chacun ; & en outre une penſion annuelle & viagere de cent livres à ceux qui ſeront en vie, ayant crû en pouvoir aſſez les gratifier pour un ſervice auſſi important & auſſi périlleux, ce que l’Aſſemblée a accordé, attendu le beſoin preſſant, & la neceſſité du tems. Déliberé à Marſeille le ſixiéme Septembre 1720. Signé, Eſtelle, Audimar, Mouſtier, Dieudé Echevins, Pichatti de Croiſſainte Orateur, Procureur du Roy, & Capus Archivaire.

Cependant comme c’eſt envain que les hommes veillent à la garde d’une Ville, s’ils n’intereſſent le Seigneur à ſa conſervation, & que la peſte étant un fleau du Ciel, tous les ſecours humains ſont inutiles, ſi on ne tâche de fléchir ſa colere, les Echevins reſolurent le 7. du même mois, d’établir par un vœu public & ſolemnel, comme on l’avoit fait à la derniere peſte, une penſion annuelle de deux mille livres à perpétuité, en faveur de la maiſon charitable, fondée ſous le titre de Nôtre-Dame de bon ſecours, pour l’entretien des pauvres Filles Orphelines de la Ville & du Terroir. Ce vœu fût rendu ſolemnellement dans la Chapelle de l’Hôtel de Ville, entre les mains de Monſeigneur l’Evêque, qui y celebra la Meſſe le 8. Ce Sacrifice étoit bien plus agréable à Dieu, & plus propre à apaiſer ſa colere, que celui que faiſoient les anciens Marſeillois en ſemblable occaſion. “ Toutes les fois (dit Petrone[27]) qu’ils étoient affligés de la peſte, ils prenoient un pauvre, qui étoit nourri pendant un an, aux dépens du Public, des viandes les plus délicates, à la fin de l’année cete victime ainſi engraiſſée étoit couverte de feüilles de verveine, & revêtuë des habits ſacerdotaux : dans cet état, il étoit conduit par toute la Ville, & le Peuple le chargeoit d’execrations, pour faire retomber ſur lui tous les malheurs de la Ville, & pour achever le ſacrifice on le précipitoit. Ce qui nous fait conjecturer qu’il y a eu dans cette Ville des peſtes plus anciennes que celles que nous avons marquées.

Ce même jour, les Echevins ayant reçû le nouveau ſecours de Mrs. des Galeres, animés d’un nouveau zele, & d’une entiere confiance en la miſericorde du Seigneur qu’ils viennent d’implorer, ils ſe dévoüent tous quatre au penible ſoin de faire nettoyer la Ville des corps morts, ils ne ſont occupés que de cette affaire, ils ſemblent negliger toutes les autres, pour ne ſe livrer qu’à celle-ci, comme la plus preſſante, mais comme on ne devoit pas interrompre tout-à-fait le cours des autres, & les expeditions journalieres dans l’Hôtel de Ville, ils déterminerent qu’il en reſtera tour à tour, & pour que la grande affaire ne ſouffre point par l’abſence de celui qui devoit reſter dans l’Hôtel de Ville, Mr. le Chevalier Roſe tient ſa place ; depuis le commencement de la contagion il a toûjours agi, & fait, pour ainſi dire, les fonctions d’Aide de Camp de Mr. le Gouverneur, qui par ſurcroit de malheur, épuiſé par les ſoins & les fatigues qu’il ſe donne, eſt tombé malade depuis le 27. Août. Sa maladie a augmenté la conſternation publique, le trouble de la Ville, & l’embarras des Echevins. On fait donc quatre Brigades des Forçats ; trois des Echevins, & Mr. le Chevalier Roſe ſont à la tête de ces Brigades, chacun dans ſon quartier. Tous ces Mrs. ſe ſont ſignalés dans cette occaſion par leur courage & leur fermeté au-deſſus de tous les périls. D’un côté Mr. Mouſtier, qui a pris cette affaire à cœur, ne la quitte point, & abandonnant à ſes Collegues les autres fonctions, il agit avec ſa vivacité ordinaire vers la porte d’Aix. D’un autre, Mr. Audimar prend, le quartier de St, Jean, ou il y a le plus de cadavres ; il eſt obligé de ſortir de ſon caractere, & de quitter cet air de douceur, qui rend ſon abord ſi gracieux. Il reconnoît bientôt que les Forçats ne ſont guéres ſenſibles aux manieres douces, & qu’il faut crier & tempêter pour les faire travailler. Le voilà donc l’épée à la main, preſſant les uns, menaçant les autres, courant par tout où ſa préſence eſt neceſſaire ; & faiſant ceder ſon temperament à ſon devoir & à ſon zele, il ſe donne des mouvemens infinis. Mrs. Eſtelle & Dieudé ſe livrent à leur tour à cet exercice, & animés du même zele, ils montrent par tout la même activité. Ce ne ſont point ici de ces lâches Magiſtrats, qui fuyent, ou qui enfermés dans l’enclos d’un Hôtel de Ville, donnent de-là leurs ordres : ceux-ci ſe prêtent à tout, ſe répandent dans toute la Ville, ils ne connoiſſent plus les dangers ; ils ſont maintenant auſſi prompts à agir, qu’ils ont été lents a croire dans les commencemens ; ils n’épargnent ni ſoins, ni veilles, ni fatigues pour ſauver la Ville. L’Hiſtoire nous vante le courage & la valeur des anciens Conſuls Romains dans les expeditions militaires, y en a-t’il moins à braver les dangers de la contagion que ceux de la guerre ? Eſt-ce une moindre gloire de délivrer ſa Patrie d’une peſte cruelle, qui la ravage au-dedans, que de la garantir des inſultes d’un ennemi, qui ne la ménace que de loin ? En effet, nos Conſuls parviennent enfin par leurs ſoins, & par leur vigilance à délivrer la Ville de l’infection des cadavres ; veritablement on ne les voit plus croupir dans les ruës & dans les places publiques, mais parce que la mortalité va toûjours ſon train, on n’eſt pas encore, pour ainſi dire, ſur le courant.

Le ſeul endroit qui reſtoit à netoyer étoit une grande Explanade appellée la Tourrete, où il y avoit depuis long-tems plus de mille cadavres ; on ne ſçavoit comment s’y prendre, pour attaquer cet endroit. Mr. le Chevalier Roſe, auſſi fécond en expediens, que prompt à les mettre en execution, ſe porte ſur le lieu, & viſitant les remparts qui ſoûtiennent ce terrain, & au pied duquel la mer vient battre, il s’aperçût qu’il y avoit deux Baſtions, & regardant par une échancrure, il vit qu’ils étoient creux en dedans, & que ſi on pouvoit les découvrir, il ſeroit aiſé de débarraſſer cette Place, en les rempliſſant de cadavres. Il propoſe ſon projet à Mrs. les Echevins, qui l’aprouverent ; on lui donne cent Forçats pour cette expedition, il fait découvrir ces Baſtions, en faiſant ôter deux ou trois pieds de terre qu’il y avoit au-deſſus, & d’abord la voute ſe préſenta ; il la fait abattre, & elle découvrit un abîme profond, & capable de contenir tous ces cadavres. Cela fait, il diſpoſe ſon monde ſi à propos, & preſſe le travail avec tant de vigueur, que dans quelques heures, ces abîmes furent comblés de cadavres, ſur leſquels on jette de la chaux, & on recouvre les Baſtions de terre, comme ils étoient auparavant, & par-là, cette Place, dont l’abord étoit ſi formidable par l’infection, fût entierement nette. Parmi ces cadavres, combien y en avoit-il, dont les membres étoient déja ſéparés par la pourriture, & qu’il falloit enlever à pièces, d’autres qui fourmilloient de vers ? Il y en avoit certainement pluſieurs dans cette place, dans les ruës, & dans les maiſons, car bien de gens étoient reſtés ſeuls, & on ne ſçavoit qu’ils étoient morts, que par l’infection que cet corps pourris répandoient dans tout le voiſinage. Mais ne renouvellons pas ici ces idées affreuſes, & épargnons-nous l’horreur de répreſenter une ſeconde fois ces objets hideux.

Après des expeditions ſi vives, on n’eût plus qu’à ſuivre l’ordre établi ; on ne vit plus de cadavres entaſſés dans les ruës. Il faut pourtant avoüer, que quelque diligence & quelque ſoin que les Magiſtrats euſſent pu employer, ils n’auroient jamais pu en venir à bout, ſans le ſecours que leur a fourni Mr. le Bret Premier Préſident, & Intendant de la Province : ce n’étoit pas aſſez d’avoir des Forçats, il falloit avoir tout ce qui étoit neceſſaire pour les mettre en état de travailler ; car ils ſortoient des Galeres ſans ſouliers, & preſque tous nuds. Il falloit pourvoir à leur ſubſiſtance, à celle des malades, & du reſte des habitans, aux beſoins des Hôpitaux, & à une infinité de choſes qui manquoient dans cette Ville : Mr. L’Intendant a été leur ſource ordinaire, ils s’adreſſoient à lui avec une entiere confiance, ils le trouvoient toûjours prêt à leur fournir tout ce qu’ils demandoient, C’étoit de part & d’autre une expedition continuelle de Courriers, qui alloient & venoient nuit & jour. Ont-ils beſoin de toile pour des paillaſſes, de la paille même pour les garnir, de ſoulier pour les Forçats, & d’autres marchandiſes, de la chaux, des chevaux, & autres choſes ? il leur en envoit ſur le champ. Leur manque-t’il des Bouchers, des Bergers, des Boulangers ? il leur en fait venir de par tout, & la celerité avec laquelle il leur procure ces ſecours, en augmentent le prix & les avantages ; on eût dit qu’il étoit préſent dans tous les lieux d’où il les tiroit, ou qu’il tenoit ſous ſa main tout ce qu’on pouvoit lui demander pour Marſeille ; mais les ſecours les plus conſiderables qu’il leur a fourni, ſont ceux de la viande, du bled, & de l’argent, ils étoient les plus neceſſaires dans cette calamité, une attention ſi bienfaiſante merite toute nôtre reconnoiſſance. Tous ces ſecours paſſoient par le canal de Mr. Rigord ſon Subdelegué en cette Ville, qui malgré ſa ſanté foible & délicate, la multiplicité des affaires, les perils de la communication, la mortalité de ſa famille, & celle de pluſieurs domeſtiques qui ont ſuccedé les uns aux autres, a agi pendant toute la contagion pour le ſervice du Roy & pour celui de la Ville avec un zele & un courage au-deſſus de ſont état & de ſes forces.




CHAPITRE XVI.


Le Roy nomme un Commandant. Nouveau ſecours de Medecins, de Chirurgiens, & d’Aumôniers.



QUelques ſoins que ſe donnent les Magiſtrats, quelque vif que ſoit le zele qui les pouſſe, il n’eſt pas poſſible, qu’ils puiſſent réſiſter à tant de fatigues, & ſoûtenir ſeuls le poids de l’adminiſtration publique. Abandonnés de tout le monde, ils ſont obligés d’ordonner & d’executer eux-mêmes, ils n’ont perſonne à qui ils puiſſent confier leurs ordres, ils ſont ſans Gardes ſans Soldats, & par conſequent preſque ſans authorité. L’enlevement des corps morts n’eſt pas la ſeule affaire qui doit les occuper ; il faut encore pourvoir à tous les beſoins publics, au ſoin des malades, à l’entretien des pauvres, & à une infinité de choſes également preſſantes & neceſſaires. Ce n’étoit pas aſſez de trouver des expediens, & de faire des Ordonnances très-utiles, il falloit encore pouvoir les mettre en execution, il falloit retablir le bon ordre, ramener l’abondance, rapeller les Officiers abſens, punir les malfaiteurs, contenir une populace toûjours prête à profiter des troubles publics, reprimer l’avarice de ceux qui ſe prévalent des tems de calamité ; en un mot, remettre toutes choſes dans l’ordre convenable aux malheurs préſens.

Toutes ces diſpoſitions étoient reſervées au ſage Commandant que le Ciel nous deſtinoit. Le Roy informé de l’état de nôtre Ville, envoit un Brevet de Commandant dans la Ville de Marſeille & ſon Terroir à Mr. le Chevalier de Langeron, Chef d’Eſcadre des Galeres, & le 12. Septembre Mrs. les Echevins ayant apris cette agréable nouvelle, furent le même jour lui en témoigner leur plaiſir. Un ſemblable Brevet fût envoyé à Mr. le Marquis de Pilles Gouverneur de la Ville, dont la convaleſcence avoit ranimé la joie publique ; mais le premier étant Maréchal des Camps, ez Armées du Roy, eût le Commandement en chef : les deux Brevets furent enregiſtrés à l’Hôtel de Ville. Mr. de Langeron avoit eu trop de part au bon ordre qu’on a vû ſur les Galeres, pour ne pas eſperer qu’il le mettroit bientôt dans la Ville. En effet, dès le même jour il ſe porte à l’Hôtel de Ville, pour s’informer de l’état des choſes ; il continuë d’y venir regulierement ſoir & matin : dans peu de jours il fût au fait de toutes les affaires, & en état de pourvoir à tout. Se charger du Commandement d’une Ville dans un tems de contagion, & de la contagion la plus vive, d’une Ville, où tout eſt dans le dernier déſordre, où l’on ne peut compter ſur perſonne pour l’execution, que ſur des Magiſtrats veritablement pleins de zele & de bonne volonté ; mais épuiſés de ſoins & de fatigues ; où la déſertion eſt génerale, où tout manque, où l’on ne peut rien ſe promettre ; il faut avoir pour cela un courage au-deſſus de tous les périls, un génie ſuperieur à tous les évenemens, un zele à l’épreuve des plus rudes travaux, & des ſoins les plus accablans.

Le nouveau Commandant comprit bientôt que le ſalut de la Ville dépendoit de trois choſes, rétablir le bon ordre, donner une prompte retraite aux malades, & achever l’enlevement des cadavres : chaque jour fût marqué par quelque Ordonnance, ou par quelque nouvelle entrepriſe, qui tendoient à ces trois fins. Il renouvelle toutes les anciennes, faites au commencement par Mr. de Pilles, pour rapeller les Officiers abſens : car ce ſage Gouverneur n’avoit rien obmis de ce qu’il falloit faire pour maintenir le bon ordre, s’il avoit pû l’être dans ces premiers troubles. La derniere étoit déja fort avancée par les ſoins des Echevins, comme nous l’avons déja fait voir ; il s’agiſſoit de la finir entierement : pour cela Mr. de Langeron donne de nouveaux ordres, il procure de nouveaux ſecours, les Forçats ne manquerent plus, en ſorte que depuis le 1. Septembre juſques au 26. On en reçut quatre cens quinze : les Echevins ſoûtenus du conſeil de Mr. le Commandant, & animés par ſon exemple, continuent à faire enlever les cadavres, & s’y portent avec tant d’ardeur, que dans peu de jours ils parvinrent enfin à délivrer la Ville d’une infection qui la ménaçoit d’une perte entiere. Sur la fin de Septembre on ne vit plus dans les ruës que quelques cadavres qu’on y portoit dans la nuit, & qui étoient enlevés le jour même.

Les foſſes cependant ſont déja toutes remplies, on ne ſçait preſque plus où en faire de nouvelles : Mr. le Chevalier de Langeron intrepide aux dangers de la guerre, ne l’eſt pas moins à ceux de la contagion ; il va lui-même ſur les lieux viſiter les foſſes comblées, & portant ſes vûës plus loin, il veut prévenir tout ce qui pourroit entretenir le mal, ou le renouveller, il fait recouvrir ces foſſes de terre, & en déſigne de nouvelles, une hors la porte d’Aix de 10. toiſes de long ſur 15. de large ; & pour qu’elle doit bientôt en état, il donne des ordres aux Capitaines du Terroir, de faire venir cent Payſans de gré ou de force, l’exactitude avec laquelle ſes ordres furent executés, l’activité même des travailleurs firent bientôt voir que la prompte expedition dépend plus de la fermeté de celui qui ordonne, que de la ſoumiſſion de ceux qui executent. Il fait ouvrir une autre foſſe le 18. Septembre de l’autre côté de la même porte de 10. toiſes de long ſur 5. de large, & d’autres encore pour l’agrandiſſement du côté de St. Ferreol, & le 22. il en fait commencer une de 22. toiſes de long ſur 8. de large, & de 14. pieds de profondeur dans le jardin des Obſervantins, & on y met cent cinquante Payſans qu’on a fait venir du Terroir. Ses ordres ſont executés par tout avec la même rapidité, par les ſoins de Mr. de Soiſſan Officier de Galere, qu’il a choiſi pour ſon Aide de Camp, lequel ſecondant ſon zele & formé ſur ſes exemples, agit par tout avec autant de prudence que de courage.

Le ſoin des malades parut encore à Mr. le Commandant un objet bien digne de ſon attention. Il comprit bientôt que c’étoit un inconvénient, pour ne pas dire, une eſpece de barbarie, de laiſſer les malades ſans retraite languir dans les ruës & dans les places publiques. L’Hôpital du Jeu de Mail qu’on avoit commencé dans le mois d’Août, n’étoit pas fort avancé, ſoit par la longueur du travail, ſoit par la negligence des Ouvriers. Un coup de vent avoit même renverſé ce qui étoit fini : Mr. de Langeron y fait d’abord venir des Charpentiers & des Turcs des Galeres, qui reparent bientôt ce déſordre, & avancent l’ouvrage en peu de tems. On prépare des logemens pour les Medecins, Chirurgiens, Apoticaires, & pour les autres Officiers de cet Hôpital, dans le Couvent des Auguſtins Reformés, qui ſont tout auprès, & dans les Baſtides voiſines, & on déſigne des foſſes dans le terrein le plus proche. Il conſidere encore que cet Hôpital ne ſera pas aſſez grand pour contenir tous les malades, & qu’ils ne pourront pas y être tranſportés des quartiers les plus éloignés : la Maiſon de la charité, qu’on n’a pas voulu prendre au commencement de la contagion, ſe préſente d’abord à lui avec toutes les commodités neceſſaires. Il ordonne d’en faire un Hôpital pour les peſtiferés. L’Hôtel-Dieu ſe trouvant vuide par la mort de tous les malades qui y étoient, & par celle de preſque tous les Enfans trouvés, fût deſtiné pour y enfermer les pauvres de la Charité, & pendant qu’on travaille à le deſinfecter, ces pauvres ſont mis par maniere d’entrepos dans les Infirmeries. Tout fût ſi ſagement ordonné de la part du Commandant, & executé avec tant de diligence de la part des Echevins, que dans peu de jours nous verrons ces deux Hôpitaux prêts à recevoir les malades. Ceux qui reſterent dans leurs maiſons manquoient des remedes neceſſaires, de ceux même qui étoient les plus communs, tels que ſont les onguens & les emplâtres pour leurs playes : les Apoticaires ont épuiſé leurs compoſitions par le grand débit, & toutes les Boutiques des Droguiſtes étant fermées, ils n’ont plus de drogues pour en faire de nouvelles. Mr. de Langeron mande ſes Gardes dans le Terroir, pour faire revenir les Droguiſtes ; il en fait de même pour les Notaires, car tout le monde mouroit ſans pouvoir faire ſes dernieres diſpoſitions : il fait auſſi revenir les Sages Femmes, dont l’abſence avoit fait perir tant de femmes groſſes & tant d’enfans. Tous ces gens-là ſe rendent à leurs fonctions, & bientôt les malades vont recevoir les ſecours dont ils ont manqué juſqu’à preſent.

Les Echevins cependant ne pouvoient pas être à tout ; juſques à preſent ils ſe ſont livrés par un excès de zele à des fonctions qui ſont pour ainſi dire, hors de leur miniſtere. Cette diverſion fait languir les affaires courantes, & comme rien n’échape à l’attention de Mr. le Commandant, il rend une Ordonnance le 15. Septembre, portant commandement à tous les Intendants de la ſanté, & à tous les Officiers municipaux, de venir reprendre leurs fonctions dans vingt-quatre heures ſous peine de déſobéïſſance. Aſſûrés de trouver un meilleur ordre dans la Ville par les ſoins du Commandant, ils vont bientôt reparoître, & les Echevins reprendre leurs fonctions ordinaires. Mr. de Langeron tant pour leur propre ſoulagement que pour le bien public, qu’il a toûjours en vûë, leur conſeille de ſe partager les affaires. Mr. Eſtelle ſe charge de l’expedition des affaires courantes, des correſpondances, & de la police ; Mr. Audimar du ſoin des Boucheries ; Mr. Mouſtier s’étoit trop ſignalé dans la levée des cadavres, & dans tout ce qui la concerne, pour la ceder à un autre ; Mr. Dieudé demeure chargé de tout ce qui regarde le bled, la farine, les Boulangers & le bois. Car il faut remarquer que toutes les fermes de la Ville ayant ceſſé dans ces malheureux tems, les Echevins Ce trouvoient chargés de fournir à toutes les neceſſités publiques, & la maladie ayant enlevé tous les Commis prépoſés à ces differentes expeditions, ils furent obligés d’y vaquer eux-mêmes : ainſi toutes ces affaires miſes en regle reprirent leur courant.

Il ne ſuffiſoit pas d’avoir purgé la Ville de l’infection des cadavres, il falloit encore la nettoyer de ces hardes infectées, qui fermoient le paſſage dans les ruës, & de toutes les autres immondices, dont elles étoient remplies, depuis que les Païſans de la Campagne ne venoient plus les enlever. Cette expedition n’étoit pas moins importante que l’autre. On ne pouvoit plus aller par la Ville qu’à Cheval, tant elle étoit pleine de bourbier & de ſaletés. Nombre de Forçats & de Tomberaux ſont deſtinés à ce travail, qui par les ſoins de Mr. Mouſtier fût pouſſé auſſi vivement que celui de la levée des corps morts ; & dans peu de jours on peut aller librement par tout, on ordonne en même tems aux Prud-hommes, qui ſont les Chefs des Pêcheurs, de faire traîner loin dans la mer avec des fillets ce nombre prodigieux de chiens morts qui flottoient ſur l’eau dans le Port, & qui y répandoient une odeur inſuportable, ce qui fût d’abord executé.

Pendant que Mr. le Commandant travailloit ſi efficacement à reparer la Ville, & à pourvoir au ſoin des malades, Mr. le Duc d’Orléans ſenſible aux malheurs de Marſeille, avoit donné des ordres pour lui faire donner tous les mois une ſomme conſiderable pour la viande ; & aux Intendants des autres Provinces, de lui procurer tous les ſecours qui dépendoient d’eux. Mr. de Bernage Intendant du Languedoc, avoit envoyé à Aix Mr. Pons Medecin de Pezenas, & Mr. Bouthillier Medecin pratiquant à Montpellier, avec Mrs. Moutet & Rabaton Chirurgiens de la même Ville. Le premier demandoit ſix mille francs par mois, & une penſion annuelle de trois mille livres ſa vie durant, celle de ſa femme & de ſes enfans. Le ſecond ne demandoit que mille francs, & une penſion annuelle de la même ſomme, de les Chirurgiens trois mille livres, outre les frais de leur voyage, & leur entretien pendant leur ſéjour à Marſeille. On vit alors de quel prix étoient les Medecins dans un tems de contagion, & ces demandes firent comprendre à nos Magiſtrats le cas qu’ils devoient faire de leurs Medecins, qui s’étoient ſi genereuſement ſacrifiés au ſervice du Public. La neceſſité où l’on étoit de Medecins & de Chirurgiens fit accepter ces conditions, quelques dures qu’elles paruſſent, & les Contrats paſſés à Aix, ces Meſſieurs vinrent à Marſeille, Mr. Bouthillier le 10. & Mr. Pons le 14. Septembre, & les deux Chirurgiens à peu près dans le même tems. A peine y furent-ils arrivés, qu’ils ſe répandirent dans toute la Ville, viſitant les malades avec beaucoup de zele & de fermeté. Mrs. Chycoineau & Verny, qui depuis le premier voyage à Marſeille, étoient reſtés à Aix en quarantaine, eurent ordre de la Cour d’y revenir pour y traiter les malades. En même tems Mr. Deidier Profeſſeur en Medecine de Montpellier, & Mr. Fiobeſſe Me. Chirurgien de la même Ville reçurent le même ordre, en conſequence duquel ils vinrent à Aix joindre Mrs. Chycoineau, Verny, & ſouliers. Mr. Deidier écrivit d’Aix à tous les Medecins de Marſeille une lettre en particulier, auſquelles il joignit un memoire en forme de conſultation dans lequel il propoſoit de ſaigner les malades de Marſeille juſques à défaillance, dans l’idée que cette maladie n’étoit que des inflammations gangreneuſes, ſe hâtant de donner à ces Medecins une methode de traitter ces malades, qu’il n’avoit pas encore vûs ; & de peur qu’on ne nous ſoupçonne de prêter un ſentiment auſſi extraordinaire a ce Profeſſeur, voici la lettre qu’il leur écrivit.


A Aix, ce      Septembre 1720.

„ Eſt-il vrai, Monſieur, qu’outre la cruelle maladie qui afflige vôtre Ville, le menu peuple y ſoit accablé de famine & de ſedition : ſi cela eſt, comment pouvez-vous y exercer la Medecine ? Ne voudriez-vous pas me marquer au vrai ce qui en eſt, pour que je puiſſe tabler ſur quelque choſe de poſitif ? Je voudrais de plus être informé de l’effet de vos remedes, n’avez-vous pas eſſayé, comme dit Sidenham, de mettre d’abord vos malades à la litiere, par de copieuſes ſaignées ? & ne ſeriez-vous pas d’avis d’en faire d’abord une au pied juſqu’à la défaillance, ſauf de donner d’abord après un petit cardiaque ? Les promptes morts ne ſçauroient venir dans le cas preſent que d’un engorgement des viſceres internes, qui ſe ſont trouvés ſaiſis d’inflammations gangreneuſes ; ainſi ſans avoir égard aux accidens ni même à la nature du pouls, il ſeroit bon de faire quelques épreuves de cette ſaignée, ayez la bonté de m’informer de la réuſſite de ce remede, & croyez-moi toûjours avec toute la ſincerité poſſible, Monſieur, vôtre très-humble & très-obéiſſant ſerviteur. Signé Deidier,

On doit penſer de quel uſage fût aux Medecins de Marſeille la conſultation du Profeſſeur, On le verra bientôt reformer lui-même ſon ſentiment, quand il viſitera les malades ; en attendant, laiſſons aux connoiſſeurs à déterminer les cas ou la ſaignée convient, & à diſtinguer les inflammations internes qui la demandent, de celles où elle eſt tout-à-fait inutile, pour ne pas dire, nuiſible. Trois autres Medecins furent envoyés de Paris, Mrs. Maille Profeſſeur en Medecine de Cahors, Labadie de Bannieres, & Boyer de Marſeille, qui ſe trouvoient alors tous trois à Paris, ils étoient veritablement fort jeunes, mais on comptoit avec raiſon que leur genie & les inſtructions qu’ils reçurent de Mr. Chirac ſupleroient en eux au défaut de l’experience, D’ailleurs cette maladie étant nouvelle, les vieux Medecins n’en avoient pas plus d’experience que les jeunes. On envoya encore de Paris des Chirurgiens, Mrs. Nelatton, Campredon, & Deſclos, & nombre de Garçons ; pluſieurs autres Chirurgiens des Villes de la Province invités par les affiches, que les Echevins y avoient répandu, ſe déterminerent auſſi à venir offrir leurs ſervices. Tous ces nouveaux ſecours de Medecins & de Chirurgiens arriverent aſſez à tems à Marſeille pour y ſignaler leur zele, & pour ſoulager nos malades : ils arriverent tous du 18, au 20. Septembre. Ce ne fût pas un leger embarras pour les Echevins, que celui de les loger, & de leur fournir une table avec toutes les autres neceſſités. On les mit dans les plus belles maiſons de la ruë de St. Ferreol, qui étoit la plus ſaine & la plus propre de la Ville. On leur donna des Domeſtiques, un Cuiſinier, un Pourvoyeur, & on leur établit une table magnifique. On ne ſçauroit trop bien traitter des gens qui viennent ſe dévoüer au ſalut d’une Ville, au peril de leur propre vie. Tous ces Medecins viſiterent quelques malades çà & là dans le mois de Septembre : mais ils ne ſe mirent en regle que dans le mois d’Octobre.

Parmi tant de Sçavants Medecins & d’habiles Chirurgiens, confondrons-nous un Mr. Varin, qui n’étant ni l’un ni l’autre, ſe donnoit pourtant pour tous les deux. Envoïé de Paris, il arriva à Marſeille peu de temps après ces Meſſieurs avec ſa Femme & ſon Neveu. Ils furent tous trois logés dans la meilleure Auberge par les Echevins, qui leur payoient leur entretien, & lui permirent de debiter ſon remede, ce qu’il aima beaucoup mieux que tous les honoraires qu’on auroit pû luy donner. Il ſe vantoit d’avoir été employé dans les peſtes de Hambourg & des autres Villes d’Allemagne. Ils alloient tous trois viſiter les malades ; & ce ne fût pas ſans ſurpriſe, que l’on vit une Femme ſe mettre au deſſus de la timidité naturelle à ſon ſexe, & entrer courageuſement dans les maiſons des Peſtiferés ; Ils donnoient pour tout remede une liqueur en forme d’Elixir, qu’ils vendoient auſſi pour préſervatif à vingt livres la Bouteille, le ſeul nom de préſervatif contre une maladie, que l’on craint : eſt capable de faire rechercher un Remede avec empreſſement. Ils donnoient du crédit au ſien par leur propre experience, uſant eux-mêmes de ce prétendu préſervatif, & attribuant à la confiance qu’ils avoient en luy, leur hardieſſe à approcher les malades. Ils prétendoient même qu’il leur donnoit cet air fleuri, & cet embonpoint, dont ils ſe glorifioient. On ſavoit pourtant qu’ils uſoient plus ſouvent d’un préſervatif plus agréable. Le Sr. Varin ne laiſſa pas de s’attirer la confiance des Magiſtrats, d’être mis en rang ; avec les Medecins, & de leur être même ſouvent preferé pour des malades de conſideration. Les nouveautés en Medecine plaiſent comme toutes les autres, mais elles ont auſſi le même ſort, c’eſt-à-dire qu’elles paſſent auſſi rapidemment. Tel a été le ſort de ce remede, on reconnoît bien-tôt & l’inutilité du prétendu préſervatif, & la vanité des promeſſes de ceux qui le diſtribuoient.

Les ſecours de la Medecine ne furent pas les ſeuls que la providence avoit reſervés à nos Malades. Toutes les perſonnes riches avoient déja remis des ſommes conſiderables aux Curés, aux Confeſſeurs, & à des Gens de bien, qui avoient aſſez de courage & de charité pour les diſtribuer aux Pauvres. Il en vient même des autres Villes du Royaume, Monſeigneur l’Evêque continue ſes aumônes journalieres, il eſt ſans équipage, il n’eſt plus ſuivi que d’une foule de Pauvres, fidelles témoins de ſa charité & de ſon zele, la pluſpart languiſſants encore dans le mal. Il épuiſe tous ſes revenus, & à peine ſe reſerve-t’il le neceſſaire ; non ſeulement il diſtribue journellement de groſſes ſommes à la porte, mais il en envoit encore dans les Maiſons affligées, il entretient nombre de familles reduites par les malheurs préſens aux dernieres extrêmités, il prévient par les offres les plus obligeantes les beſoins de ceux, qu’il ſçait être dans l’affliction, il les conſole par des lettres pleines des ſentiments les plus pieux, & des offres les plus tendres ; une ſemblable Lettre fut ma plus douce conſolation dans l’excès de mes malheurs. Enfin ſa charité ſe dilate à meſure que les objets s’en multiplient. La plus part des Prélats du Royaume lui ont envoyé des ſommes conſiderables, qu’il a répanduës largement dans le ſein des Pauvres, & cela enſuite des quêtes ordonnées dans tous les Dioceſes par l’Aſſemblée du Clergé, dont les Agens avoient communiqué les ordres à tous les Evêques du Royaume. La vraye charité ne ſe borne pas aux ſujets qui l’environnent, tous les neceſſiteurs, quelque part qu’ils ſoient, ſont de ſon reſſort ; le cris de nos miſeres ſe fait entendre par tout, de ceux-même que l’embarras de leur employs, & l’élevation de leur fortune ſemblent mettre au deſſus de ces attentions. Mr. Lauv envoit aux Echevins cent mille francs pour les Pauvres. Enfin le ſouverain Pontife attendri ſur les malheurs d’un peuple, qui s’eſt toûjours conſervé dans la foy la plus pure, & dont le Paſteur lui eſt ſi cher par ſon zele, par ſa pieté, & par toutes les autres vertus, qui aſſortiſſent en lui la dignité Epiſcopale, ouvre en nôtre faveur & ſes propres thréſors & ceux de l’Egliſe. Il adreſſe à Monſeigneur l’Evêque une Bulle contenant des indulgences pour ceux qui ſe devoüent au ſervice des malades, & joignant à ces graces ſpirituelles les ſecours temporels, il luy envoit encore trois mille charges de bled pour diſtribuer aux pauvres de Marſeille. Rare & merveilleux exemple d’une ſollicitude digne du Pere commun des fidelles. On verra ſans doute avec plaiſir le Bref qu’il envoya à ce ſujet.




BREF DE N. S. PERE

LE PAPE

A M. L’EVEQUE DE MARSEILLE.


A Nôtre Vénérable Frere HENRY Evêque de Marſeille
CLEMENT P. P. XI.



NÔTRE Venerable Frere Salut & Benediction Apoſtolique. Nôtre affection particuliere & nôtre tendreſſe paternelle pour vôtre Ville, nous a fait reſſentir une vive & juſte douleur en aprenant par les nouvelles publiques qu’elle eſt affligée par la Peſte. Quoyque nous craignions que les péchés des hommes & les nôtres principalement n’ont pas peu contribué à cette calamité, puiſque le Seigneur a coûtume de ſe ſervir de ces ſortes de fleaux pour faire éclater d’une maniere indubitable ſa colere contre les peuples ; Cependant nôtre Cœur affligé n’a pas été peu conſolé dans la penſée que cette même Ville eſt gouvernée par un Evêque plein de probité, de vigilance, de pieté & de zéle qui ne manquera pas non-ſeulement de procurer exactement à ceux qui ſeront atteins de cette maladie, tous les ſecours ſpirituels & temporels qui pourront dépendre de luy ? Mais qui encore dans ces jours de colere faiſant la fonction de reconciliateur, fera tous ſes efforts pour détourner l’indignation divine par ſes pieuſes & ferventes Prieres. Cette idée avantageuſe que nous avions conçûë de vous a pleinement été confirmée, par tout ce que nous avons entendu dire, par les lettres de pluſieurs perſonnes, & même par celle que vous avez écrit le quatriéme du mois d’Aouſt, à Notre Cher Fils de Gay Chanoine Penitentier d’Avignon, que l’on nous a fait voir depuis peu de jours, c’eſt par toutes ces lettres que nous avons appris qu’à l’exemple du bon Paſteur vous êtes prêt de donner vôtre vie pour vos brebis confiées à vos ſoins, de viſiter même ſouvent ceux qui ſont frapés de peſte, de les conſoler avec une tendreſſe paternelle, de les exciter par des avis convenables à leur état d’avoir recours à la Divine bonté pour en obtenir le pardon de leurs pechez, de leur adminiſtrer vous même de vos propres mains les Sacremens de l’Egliſe, & qu’à l’égard de ceux qui ont moins à ſouffrir de la maladie que de la faim, vous recherchez tous les moïens de leur fournir les alimens neceſſaires pour la conſervation de leur vie, & enfin que vous rempliſſez parfaitement tous les devoirs d’un bon & très vigilant Evêque. Nous ſommes donc remplis de conſolation & pénétré de joye en vous voyant animé de cette parfaite Charité qui ne connoît point de peril, qui dans un temps auſſi neceſſaire fait que vous ne fuyés aucune peine, que vous n’évitez aucun des dangers inſeparables de la Contagion, & que vous n’étes point arrêté par la crainte d’une mort qui a paru à la pieté des premiers Fideles n’être guere moins glorieuſe que le martyre lorſque l’on s’y eſt volontairement expoſé par les motifs d’une veritable pieté & d’une foy accompagnée de force & de courage. C’eſt ce qui nous fait croire que Dieu a envoyé cette funeſte Contagion, & afin que les contumaces ſentant la peine du péché ſoient forcés à baiſſer enfin leurs têtes orgüeilleuſes & à rendre à ce St. Siège l’obéiſſance qu’ils luy doivent ; & afin que vous ayez vous-même un plus vaſte champ d’exercer votre ſinguliere vertu & d’augmenter vos merites. Mais comme la ſollicitude Pontificale exige de nous que nous ne nous contentions pas de vous donner les loüanges que vous méritez en rempliſſant ſi dignement le devoir Paſtoral ; Mais que ſans attendre que vous nous en priés nous donnions à vôtre zéle tous les ſecours. Spirituels & Temporels qui dependent de nous, ouvrant les Treſors de l’Egliſe, dont le Très-Haut a confié la diſpenſation à nôtre humilité. Nous avons accordé dans les preſentes neceſſités pluſieurs Indulgences au Clergé & au peuple commis à vos ſoins, comme vous le verrez plus amplement dans le Bref particulier qui vous ſera remis avec celuy-cy. Nous avons outre cela ordonné que l’on achetat de nos deniers & que l’on vous envoyât le plûtôt qu’il ſera poſſible environ deux mille Boiſſeaux ou Roubiés de Froment meſure Romaine, afin que vous puiſſiez comme vous le jugerez à propos le diſtribuer gratis aux Pauvres comme un témoignage de nôtre tendreſſe paternelle. Nous ne ceſſerons au reſte de conjurer avec humilité le Dieu tout-puiſſant de faire reſſentir au plutôt à vôtre Troupeau les effets de ſes Miſericordes, leſquelles en banniſſent puiſſamment toutes ſortes d’erreurs, & les delivrent de tout ce qui peut cauſer ſa perte. En vous ſouhaitant enfin de tout notre cœur nôtre Venerable Frere le ſecours continuel de la grace de Dieu nous vous donnons avec tendreſſe nôtre Benediction Apoſtolique. Donné à Rome à Sainte Marie Majeur ſous l’anneau du Pecheur le 14. jour de Septembre 1720, & de Nôtre Pontificat le vingtieme.

JEAN CHRISTOPHLE
Archevêque d’Amaſie,


Autre Bref à Nôtre Venerable Frere l’Evêque de Marſeille CLEMENT Pape. XI.



NOtre Venerable Frere Salut & Benediction Apoſtolique. Ayant apris avec une très ſenſible douleur que la peſte eſt dans vôtre Ville de Marſeille & peut-être dans d’autres lieux de vôtre Dioceſe, & comme il eſt à craindre ce qu’à Dieu ne plaiſe, que la Contagion ne paſſe encore dans d’autres endroits du même Diocéſe, Nous voulant contribuer à la conſolation ſpirituelle & au ſalut de ceux qui ſont frapez de Peſte ou qui le ſeront dans la ſuite, (ce que nous ſoûhaittons ne pas arriver) ainſi qu’à la conſolation & au ſalut de ceux qui ſerviront ces ſortes de malades, nous confiant en la Miſericorde du Dieu tout-puiſſant & à l’Autorité de ſes bien-heureux Apôtres Pierre & Paul, Nous accordons Indulgence pleniere de tous leurs pechez à tous les Fideles de l’un & de l’autre ſexe de la Ville & du Diocéſe de Marſeille qui ſeront infectez de peſte, (ce que nous prions la bonté Divine de ne pas permettre,) Nous accordons une ſemblable Indulgence aux Prêtres qui adminiſtreront les Sacrements aux Peſtiferez ou à ceux qui ſont ſoupçonnez de l’être, aux Medecins, Chirurgiens qui travailleront à leur guériſon, à tous ceux qui donneront du ſecours à ces malades dans leurs neceſſitez, aux ſages femmes qui aſſiſteront dans leur accouchement les femmes atteintes de Peſte ou ſoupçonnées de l’être, aux nourrices qui allaiteront leurs Enfans, à ceux qui conduiront des perſonnes qui ont la peſte ou qui en ſont ſoupçonnées aux Hôpitaux, aux petites Habitations ou autres lieux deſtinez ou qui le ſeront pour en avoir ſoin, à ceux auſſi qui porteront à la ſepulture les Corps de ces ſortes de perſonnes ou qui les enſeveliront, & enfin à tous les Fideles de l’un & de l’autre ſexe qui donneront aux peſtiferez ou à ceux qui ſont ſoupçonnez de l’être à manger ou à boire, ou leur rendront quelqu’autre ſervice neceſſaire ; à ceux qui les viſiteront & conſoleront, ou qui auront ſoin d’eux de quelle maniere que ce puiſſe être pour le Spirituel ou Temporel, ou qui exerceront envers eux quelqu’œuvre de miſericorde une fois la ſemaine, ſi étant veritablement Penitens & Confeſſez & ayant reçû la Sainte Communion, ils recitent le Chapelet ou la troiſiéme partie du Roſaire de la bienheureuſe Vierge Marie, ou les ſept Pſeaumes Penitentiaux. Nous accordons auſſi dans le Seigneur Indulgence pleniere & remiſſion de leurs pechez à l’Article de leur mort à ceux qui frapez de peſte veritablement Penitens après s’être Confeſſez & avoir reçû la Ste. Communion, ou s’ils ne le peuvent faire étant au moins contrits invoqueront de bouche ou s’ils ne le peuvent au moins interieurement le Sacré nom Jeſus. Voulant encore tirer des Treſors de l’Egliſe & donner aux morts les ſecours convenables ; Nous accordons que toutes les fois que quelque Prêtre que ce ſoit, Séculier ou Régulier, dira à un des Autels que vous aurez déſigné dans la Ville ou dans le Dioceſe de Marſeille, la Meſſe pendant le tems de la contagion, pour le repos de l’ame de quelque Fidéle que ce ſoit, décedé de peſte, & détenu en Purgatoire, il gagne Indulgence par voie de ſuffrage, en ſorte que par les merites de Jeſus-Chriſt, de la Bienheureuſe Vierge Marie, & des Saints, il ſoit délivré des peines du Purgatoire. Dérogeant en tant que de beſoin à nôtre Conſtitution de non concedendis indulgentiis ad inſtar, & à toute autre Conſtitution & Ordonnance Apoſtolique qui y ſoit contraire. Les préſentes valables ſeulement pour ſix mois, à compter du jour de leur publication, & ſeulement pendant que la contagion durera. Donné à Rome à Ste. Marie Majeur, ſous l’Anneau du Pécheur, le 15. jour de Septembre 1720. de nôtre Pontificat le 20.

F. CAROL. OLIVIERI.



HEnry François Xavier de Belſunce de Caſtelmoron, par la Providence Divine, & la grace du St. Siége Apoſtolique, Evêque de Marſeille, Abbé de Nôtre-Dame des Chambons, Conſeiller du Roy en tous ſes Conſeils : Au Clergé Séculier & Regulier de cette Ville, Salut & Benediction en Nôtre-Seigneur Jeſus-Chriſt.

Les Prêtres tant Seculiers que Reguliers pourront gagner l’Indulgence accordée pour les Morts par Nôtre St. Pere le Pape, en diſant la Meſſe dans nôtre Cathedrale à l’Autel du St. Sacrement, & dans toutes les Egliſes des Parroiſſes & des Communautés de cette Ville, au Maître Autel. Dans les Egliſes des Parroiſſes des Succurſales ou des quartiers du reſte de nôtre Dioceſe également au Maître Autel. Dans la Ville de la Ciotat au Maître Autel de la Parroiſſe, & à celui des Peres Capucins & Minimes, & dans celle d’Aubagne à celui de la Parroiſſe & des Obſervantins ſeulement. Nous conjurons tous les Prêtres de nôtre Dioceſe Seculiers & Reguliers, de profiter de cette occaſion, pour procurer la délivrance de tant de milliers de perſonnes qui ſont mortes pendant cette contagion, & pour leſquelles on ne ſonge pas encore à faire faire aucune priere. Nous leur recommandons expreſſement de demander à Dieu dans leurs prieres la conſervation du Saint & Charitable Pontife, dont nous recevons dans ce jour de larmes & de déſolation des marques de bonté ſi conſolantes, ſi précieuſes pour nous, ſi avantageuſes & ſi honnorables pour Marſeille. NOUS Ordonnons enfin à tous les Prêtres de nôtre Dioceſe Seculiers ou Reguliers, de dire chaque ſemaine une fois lorſqu’il y aura un jour libre la Méfié pro vitanda mortalitate, qu’ils trouveront dans le Miſſel. Donné à Marſeille le 9. Octobre 1720.

Henry Evêque de Marſeille.

La contagion cependant continuë ſes ravages pendant tout Septembre, & ſi ſur la fin de ce mois elle ſemble s’adoucir, c’eſt que bientôt elle ne trouve plus rien à dévorer. Les familles ſont déja fort éclaircies, la plûpart des maiſons déſertes, & le peuple effrayé de tant de malheurs, ſe reſſerre plus que jamais. On commence pourtant à voir quelques perſonnes dans les ruës, mais ce ſont des malades échapés à la fureur du mal, & qui ſont obligés de ſortir, pour aller prendre leurs neceſſités : ils vont tous boitants, s’apuyant ſur un bâton avec des viſages pâles & défaits, marchant d’un pas lent, & contraints de s’arrêter de tems en tems pour reprendre des forces. C’eſt ici un changement de décoration dans toute la Ville, non moins pitoyable que la premiere. L’un ſe plaint d’être reſté ſeul de toute ſa famille, l’autre d’avoir perdu ſon pere & ſa mere, ceux-ci de n’avoir pû conſerver aucun de leurs enfants ; chacun tâche d’exciter la pitié des autres par le récit de ſes pertes & de ſes diſgraces, & tous s’en conſolent par le plaiſir qu’ils ont d’être échapés. Une heureuſe prévention ſe répandit alors que cette maladie n’étoit pas ſujette aux rechûtes, & que ceux qui en avoient été guéris, ne pourroient plus la reprendre : nous dirons dans la ſuite ce qu’il en eſt. Cette opinion publique procura de nouveaux ſecours à nos malades ; car ceux qui étoient rechapés, ſe livrerent librement à ſervir les autres malades. Il eſt vrai qu’ils les faiſoient rançonner ; mais que ne donneroit-on pas quand on eſt dans cet état ? Tous ces nouveaux ſecours releverent les courages abatus, ranimerent la confiance, & les malades commencerent d’être ſecourus. Ainſi finit avec le mois de Septembre le ſecond periode de cette peſte ſi terrible, par les plus cruelles déſolations dans les familles, & par la plus affreuſe mortalité dans toute la Ville.




CHAPITRE XVII.


Troiſiéme periode de la Peſte. On ouvre les Hôpitaux.



QUoique la peſte ſoit un mal ſuperieur à tous les remedes, quoi qu’elle ſoit plûtôt un châtiment que Dieu exerce ſur les hommes criminels, que l’effet d’une revolution naturelle, & que par-là elle ſoit au-deſſus de nos précautions, on ne ſçauroit pourtant diſconvenir que le bon ordre & une ſevere police n’en diminuent les progrés & les ravages, & ne la faſſent même finir plûtôt : nous avons donné des exemples du premier, on va voir les preuves du ſecond dans le troiſiéme periode, que nous allons décrire, & qui commença avec le mois d’Octobre juſques à la fin de Novembre.

La Ville étoit déja delivrée par les ordres de Mr. le Commandant, & par le ſoin de Mrs. les Echevins de tous ces objets affreux, qui rendoient ſon aſpect ſi triſte. Les affaires étoient déja en regle, les emplois remplis, les malades ſecourus, les boutiques ouvertes, les denrées en vente, les ordonnances les plus utiles renduës, il n’y avoit plus qu’à les faire executer, & à maintenir l’ordre établi. Il falloit pour cela une fermeté dans le commandement, audeſſus de toutes les complaiſances, une integrité à l’épreuve des ſollicitations & des prieres, une attention continuelle à éviter les ſurpriſes, un eſprit toûjours en garde contre la prévention. Il falloit opoſer à ce relâchement dans lequel on avoit laiſſé tomber les affaires, un arrangement convenable aux conjonctures, à ce deſordre general de toutes choſes un ordre conſtant & fixe ; enfin à une licence déreglée une ſeverité capable de la reprimer. Telle a été la conduite de Mr. de Langeron, il n’a jamais connu d’autre raiſon que celle du bien public, d’autres regles que celles de l’équité & de la juſtice, d’autres ménagemens que ceux qui regardoient le ſalut de la patrie. Auſſi tous les Habitans prévenus de ſa fermeté, de la juſtice de ſes ordres, & de la droiture de ſes intentions, ſe rendent chacun à ſon devoir : les Intendants de la ſanté viennent reprendre la regie des Infirmeries, les Officiers de Ville leurs emplois, les Directeurs des Hôpitaux le ſoin de leurs maiſons, les Commiſſaires celui de leurs quartiers, en un mot la ville réprend une nouvelle face. On a honte de ſe cacher quand on voit un Commandant ſe montrer hardiment par tout ; ſon courage releve celui de tous les Citoyens ; ſon intrepidité à braver les perils de la contagion, enhardit les plus timides ; ſon zele pour le bien public donne de l’émulation & ſert d’exemple à tous les autres : il ſemble s’être familiariſé avec la maladie ; ſa maiſon eſt ouverte à tout le monde, lorſque toutes celles de la Ville ſont encore fermées ; il ſe laiſſe approcher à tous ceux qui ont à lui parler, à ceux même qui paroiſſent ſi formidables par leur communication, je veux dire, les Medecins & les Chirurgiens, & ſur tout ceux qui travailloient dans les Hôpitaux ; on eût dit qu’il charmoit les traits de la contagion.

Les Troupes qu’on attendoit pour la garde de la Ville arrivent le 3. Octobre ; on leur marque un Camp hors la Ville dans la Chartreuſe : ces pieux Solitaires ne font pas difficulté de ſacrifier au bien public le repos de leur retraite, & la tranquilité de leur ſolitude. On aſſigne des logemens aux Officiers dans les Baſtides voiſines : il falloit enſuite pourvoir ce Camp d’uſtenſiles, & de toutes les choſes neceſſaires aux uns & aux autres. Mr. Rigord Subdelegué de Mr. l’Intendant, eſt le ſeul homme capable de cette expedition ; il met tout en mouvement, & dans peu de jours il fait trouver à ces Troupes dans ce Camp plus de commodités qu’ils n’en auroient trouvé dans la Ville. On fait d’abord un détachement de ces Soldats, dont on établit des Corps de Garde aux principales portes & en quelques endroits de la Ville : par-là l’entrée en fût fermée aux gens de la Campagne, & à tous les vagabonds. Cette précaution étoit d’autant plus neceſſaire, que la maladie y étant dans ſa vigueur, il étoit à craindre que pour être plus à portée des ſecours, les malades de la Campagne ne vinſent groſſir le nombre de ceux de la Ville.

Les deux Hôpitaux ſont enfin achevés, & on les ouvre le 4. Octobre : on donne la direction de celui de la Charité aux Recteurs de l’Hôtel-Dieu que la contagion avoit laiſſé vuide, & qui étoit fermé. Mrs. Robert & Bouthillier y ſont mis pour Medecins ; on y met auſſi des Chirurgiens étrangers & un Apoticaire de la Ville ; on donne des Garçons & des Servans aux uns & aux autres, & on y établit tous les Officiers neceſſaires. On en fait de même à l’Hôpital du Mail, dont la direction eſt donnée à Mrs. Beauſſier & Marin Negocians de cette Ville, qui ſe ſont diſtingués dans cet emploi & dans ceux qu’ils ont remplis pendant toute la contagion. On y mit deux Medecins, Mrs. Pons & Guilhermin : ce dernier étoit venu depuis peu de Boulene, petite Ville du Comtat, offrir ſes ſervices à nos Magiſtrats, mais il ne tint que quelques jours. Une prompte mort lui donna bientôt lieu de ſe repentir d’être venu de ſi loin s’expoſer volontairement à un danger qu’il ne croyoit peut-être pas ſi préſent. Mr. Audon Medecin de la Ville ſucceda à ſa place & à ſon triſte ſort. Qu’il nous ſoit permis de juſtifier la memoire de ce Medecin des mauvaiſes plaiſanteries qu’on a faites ſur ſon compte. Quoique jeune il donnoit pourtant de grandes eſperances par ſon application ; il aimoit beaucoup ſa profeſſion, & avoit le cœur au mêtier autant qu’on peut l’avoir. Ce Medecin ayant été appellé pour une jeune fille, qui ne voulut point ſe laiſſer aprocher ni viſiter, pour ménager ſa pudeur, il porta le bout de ſa canne ſur ſes aînes, pour juger par la douleur, ſi elle avoit quelque bubon, ce qui donna lieu à quelques mauvais plaiſans de répandre dans le Public, qu’il touchoit le pouls aux malades avec le bout de ſa canne, mais ſa triſte fin fait bien voir qu’il n’a pas toûjours agi de même, & qu’il a aproché les malades de plus près.

Ces deux Hôpitaux ouverts, on y porte les malades en foule, & ils y ſont traités regulierement, & avec toutes les commodités convenables ; la Ville fournit tout ce qui eſt neceſſaire. Les Directeurs s’y ſignalent par leur zele & par leur attention, les Medecins & Chirurgiens par leur aplication & par leur exactitude. Tout concourt au ſoulagement des malades : on ne les voit plus languir dans les ruës ni dans les places publiques, ni dans les maiſons, ils y vont d’eux-mêmes aſſurés d’y trouver une retraite ſûre & toutes leurs neceſſités ; ainſi la Ville devient entierement libre & tout-à-fait ſaine. Il ne reſtoit plus qu’à procurer les mêmes ſecours aux malades qui vouloient reſter dans leurs maiſons : pour cela on diſtribuë tous les autres Medecins & Chirurgiens dans les differens quartiers de la Ville : on donne la direction de tout ce qui regarde la Medecine à Mr. Chycoineau ; elle lui étoit duë par ſon rang & par ſon merite : & l’inſpection de la Chirurgie à Mrs. Souliers & Nelatton a qui s’en acquitterent parfaitement bien. Voilà donc les choſes en regle, par la ſageſſe de celui qui ordonne, & par la vigilance de ceux qui executent. Il ne tient plus à la prudence humaine que la contagion ne ceſſe, on ne doit plus rien eſperer que de la miſericorde du Seigneur ; ſa colere n’eſt pourtant pas encore appaiſée, ni ſa juſtice ſatisfaite. Le mal ne ſe repand plus avec la même rapidité, mais il exerce toûjours la même violence ; on voit toûjours des morts promptes, mêmes ſymptomes, même malignité.

Les Medecins étrangers éprouvent en vain tour à tour differentes methodes, tantôt les ſaignées réïterées, tantôt les violens émetiques, aujourd’hui les purgatifs & les tiſannes laxatives, demain les volatils & les cordiaux les plus actifs à double & triple doſe, ils mettent en uſage divers remedes envoyés de Paris, & de pluſieurs autres Villes : la maladie cependant ſe jouë de leurs vains efforts & les oblige d’avoüer que ſa malignité eſt au-deſſus de tous les ſecours de l’art. On meurt à preſent avec des Medecins, comme on mouroit auparavant ſans Medecins. Ils commencent d’abandonner ces grandes idées des inflammations gangreneuſes : le mauvais ſuccès des ſaignées leur fait voir que cette maladie dépend d’un autre principe, & que ces inflammations internes ſont plûtôt des ſymptomes & des productions du mal que ſa cauſe ; & le funeſte effet des purgatifs, & des tiſannes laxatives les convainquit bientôt que ce n’étoient pas ici ces fiévres malignes, ſur leſquelles ils avoient reçûs de ſi belles inſtructions. Enfin ils ſont obligés d’avoüer que c’eſt toute autre maladie que celle qu’ils avoient jugé, & qu’elle eſt veritablement la peſte. Nous n’avons garde de pouſſer plus loin des raiſonnemens, qui ſont, pour ainſi dire, au-delà de nôtre Sphere, & au-deſſus de nôtre portée ; mais nous ne devons pas diſſimuler qu’ils auroient pû s’épargner la peine de faire ces épreuves, & aux malades le chagrin d’en courir tout le danger, s’ils avoient daigné en conferer avec les autres Medecins qui étoient déja au fait de la maladie, qui l’ayant reconnuë dès qu’elle ſe montra, ſaiſirent auſſi promptement la methode de la traitter. Les Chirurgiens étrangers firent auſſi diverſes épreuves dans le traittement exterieur, les uns par l’extirpation des glandes, les autres par des inciſions & des ſcarifications profondes, & tous avec peu de ſuccès ; on vit alors de ces hemorragies mortelles par les playes, dont il n’avoit point encore paru d’exemple. Dans la ſuite ils redreſſerent leur methode, & travaillerent avec plus de ſuccès pour les malades, & avec plus d’honneur pour eux-mêmes.

On ne ſçait ce que veut dire l’Auteur du Journal imprimé, lorſqu’après avoir annoncé l’arrivée des Medecins de Montpellier à Marſeille, il ajoûte. “ La peſte juſqu’alors a été traitée comme la peſte : les malades jugeoient aiſément du peril & de l’horreur de leur mal, par la maniere avec laquelle les Medecins les viſitoient : le Chancelier de l’Univerſité de Montpellier, Mr. de Chicoineau, Mr. Verny, & Mr. Deidier leur donnent au contraire lieu de croire, que c’eſt de tous les maux le moins dangereux. & le plus ordinaire ; ils les aprochent de ſang froid, ſans répugnance & ſans précaution : ils s’aſſeoient même ſur leurs lits, touchent leurs bubons & charbons, & reſtent-là avec tranquillité, autant de tems qu’il en faut pour ſe bien informer de l’état où ils ſont, des accidens de leur maladie, & pour voir executer par les Chirurgiens les operations qu’ils ordonnent, &c. Il ne releve rien dans cet article qui n’eût été pratiqué par les Medecins de la Ville, long-tems avant leur arrivée. Nous l’avons déja remarqué, mais cet Auteur ne pouvoit pas ſe diſpenſer d’entrer dans les préventions de ceux à qui il vouloit plaire. Il pouvoit pourtant le faire d’une maniere moins marquée ; une complaiſance mal entenduë n’a pas dû l’empêcher de rendre à ſes compatriotes la juſtice qu’il leur devoit, & lui faire exalter des minuties qu’ils ne ſe ſeroient jamais aviſés de relever, s’il ne l’avoit fait lui-même en faveur des étrangers. Mais ne le chicanons pas là-deſſus, peut-être dit-il mieux qu’il ne penſe, quand il dit que la peſte juſqu’alors avoit été traittée comme la peſte.

Quoique nous diſions que le mal exerçoit toûjours la même violence, cela n’étoit pourtant pas general. Le plus grand nombre de ceux qui furent attaqués dans ce troiſiéme periode n’avoient qu’un mal très-benin & très-leger ; les uns paroiſſent à peine malades, & ne ſouffrent aucune léſion dans leurs fonctions ; les autres en ſont quittes pour quelques jours de fiévre ; & les uns & les autres ſont ou avec ou ſans aucune marque exterieure, en ſorte que dans ceux-là les bubons & les autres éruptions ne font que ſe montrer, & diſparoiſſent ſur le champ, ou bien dans la ſuite ; qu’en quelques-uns ils meuriſſent après un certain tems, & que le venin ſe ménageant peu à peu une heureuſe iſſuë par la ſupuration, il épargne aux malades les douleurs de l’inciſion : que dans les autres les bubons parviennent d’abord à une loüable ſupuration. Si nous oſions hazarder ici nos conjectures, nous dirions que dans les premiers le venin trouve des humeurs viſqueuſes où il s’engage, & que lié par ces entraves, il reſte ſans action & ſans mouvement, & qu’il s’y amortit tout-à-fait ; que dans les ſeconds il reprend ſon activité après un certain tems, lorſque quelque cauſe externe le met en jeu, & qu’alors il forme un abus, ou bien que ſe précipitant tout à coup dans ces parties que les Medecins appellent émonctoires, il y attire un dépôt d’humeurs aſſez abondant, pour faire une prompte & loüable ſupuration ; mais laiſſons aux maîtres de l’art à expliquer ces ſortes de revolutions. Nous ajoûterons ſeulement que tous ces malades n’avoient guére beſoin ni de remedes, ni de Medecins, la nature plus forte que les premiers, & plus ſage que les ſeconds, faiſoit elle ſeule les frais de la guériſon, & en avoit tout l’honneur.

Juſqu’ici le quartier de St. Ferreol avoit été épargné : les ruës y ſont vaſtes, les maiſons fort grandes & habitées par des gens riches & commodes, auſſi la contagion n’y avoit pas-fait de grands progrés : mais dans ce troiſiéme periode, elle s’y ralume vivement, dans le tems qu’elle commence à calmer dans tout le reſte de la Ville. La maladie y fit ſes ravages ordinaires, & y ſuivit ſon cours comme elle avoit fait ailleurs ; mais ſi les Habitans de ce quartier ne peuvent pas échaper au malheur commun, ils ont au moins l’avantage de n’en être affligés que dans un tems où ils ont tous les ſecours qu’ils peuvent ſouhaiter : le bon ordre retabli, de ſçavans Medecins, de Chirurgiens habiles, des gens réchapés du mal pour les ſervir, des Confeſſeurs heureuſement relevés, & generalement tout ce qui peut contribuer à ſauver un malade, ou tout au moins à lui rendre la mort plus douce & moins affreuſe. Il eſt vrai que les malades des autres quartiers eurent le même bonheur dans ce troiſiéme periode, qui dura pendant tout Octobre & Novembre pendant leſquels la contagion alla toûjours en diminuant : elle garda dans ſa déclinaiſon les mêmes proportions qu’elle avoit ſuivi dans les progrès, par leſquels elle avoit monté à ce dernier dégré de violence où nous venons de la voir.

Ce premier calme raſſûra un peu nos habitans, & ſur tout ceux qui étoient enfermés dans leurs maiſons, leſquels ennuyés d’une ſi longue retraite, & voyant la ville libre de toute infection, commencerent vers la mi-Octobre à ſe montrer & à ſe répandre dans les ruës, mais c’étoit avec des précautions qui faiſoient bien voir qu’ils n’étoient pas encore bien raſſûrés ; on ne ſe parloit que de loin, ſans ſe donner aucune de ces démonſtrations exterieures d’amitié, qu’on ſe donne reciproquement, quand on a été long-tems ſans ſe voir : quelque ami, quelque parent que l’on fût, on s’abordoit, pour ainſi dire, en étranger, & les complimens ne rouloient que ſur les félicitations reciproques de ſe voir échapés du commun naufrage : ce qui ne doit être entendu que des hommes ; car les femmes ne ſortoient pas encore. Ils portoient des bâtons ou des cannes de huit à dix pieds de long, qu’on appeloit communément les bâtons de St. Roch. Ils allongeoient de tems en tems leurs bâtons, pour faire écarter ceux qui paſſoient auprès d’eux, de peur d’en être touchés, & ſur tout les chiens qui étoient devenus ſi formidables par la contagion. Rien n’étoit certainement ſi riſible, que de voir tous les hommes armés de ces longs bâtons ; on les eut pris facilement pour des voyageurs nouvellement débarqués, & fatigués du chemin : le déſordre de leur équipage, la ſimplicité des habits, une longue barbe, un viſage pâle & triſte contribuoient à leur donner cette apparence. C’étoit bien pis dans ceux qui s’étoient refugiés à la Campagne, ils commencerent alors à venir faire quelques tournées à la Ville, les uns par curioſité, les autres par neceſſité. Ils étoient halés & brûlés du Soleil, avec les pieds poudreux, apuyés ſur de longues cannes, conſternés de voir l’aſpect de la Ville ſi changé & ſi affreux ; & les uns & les autres ſoit qu’ils ſe promènent enſemble, ſoit qu’ils ſe réüniſſent en cercle, ils ſe tiennent éloignés de cinq ou ſix pieds les uns des autres, en ſorte que cinq ou ſix perſonnes occupoient toute une grande place. Les déſordres de la contagion étoient la matiere ordinaire de leurs entretiens. Tous raportoient ce qu’ils avoient vû & chacun s’eſtimoit heureux de pouvoir s’entretenir du malheur des autres. Vers la fin d’Octobre la contagion ſembla s’arrêter tout court ; car on fût cinq ou ſix jours, ſans qu’il parut aucun nouveau malade. Profitons de ce calme, pour raconter quelques évenemens ſinguliers, qui ſe paſſerent en ce tems-là.




CHAPITRE XVIII.

Revelation d’une fille devote. Chanoines de St. Martin dépoſſedés de leurs Benefices.



QUoique les calamités publiques, dont Dieu afflige une Ville, ſoient un effet de ſa colere ſur tous ſes habitans, il s’y trouve pourtant toûjours parmi eux quelque homme de bien digne de ſa protection, ou qu’il diſtingue des autres par quelque faveur ſinguliere ; les exemples en ſont trop familieres dans l’Ecriture, pour être raportés. Il a agi de même dans tous les tems, & il n’eſt point de déſolation publique, qui ne ſoit ſignalée par quelque miracle ſemblable. C’eſt à ces ames ſaintes qu’il aime à ſe communiquer, c’eſt par elles qu’il ſe plaît quelques-fois à nous manifeſter ſes volontés. Il ne faut donc pas toûjours regarder les revelations qu’ont les perſonnes pieuſes, comme des viſions qui viennent plutôt d’une imagination forte & échauffée que d’une inſpiration divine ; mais auſſi il faut qu’elles ſoient fondées ſur une ſincere & ſolide pieté. Je ne ſçay ſi la revelation qu’eut une fille dévote de cette Ville pendant la contagion eſt de ce dernier caractere, mais quand elle ne le ſeroit pas, nous n’avons pas crû devoir nous diſpenſer de raconter ce qui s’eſt paſſé à ſon occaſion.

Une Fille d’une éminente pieté, ſe trouvant attaquée du mal, peu avant ſa mort communiqua à ſon Confeſſeur une Revelation, qu’elle prétendoit avoir euë. Ce Confeſſeur qui étoit un Religieux Obſervantin reſpectable par ſa pieté, à laquelle il joint toute l’habileté d’un ſavant Directeur, avoit éprouvé pluſieurs fois la vertu de ſa pénitente, & avoit crû qu’elle avoit été favoriſée de frequentes aparitions de la ſainte Vierge, Dépuis le commencement de la contagion elle avoit prédit bien de choſes que l’évenement a verifiées ; c’eſt ce que le bruit public m’en a appris, & dont je ne me donne pas pour garant. Cette Fille dit donc à ſon Confeſſeur que le fleau, qui affligeoit Marſeille, ne ceſſeroit que quand les deux Egliſes de la Major & de S. Victor réunies en une Proceſſion génerale, expoſeroient leurs Reliques à la pieté des Fidelles. Le pieux Directeur communiqua la revelation de la Devote à Monſeigneur l’Evêque, qui toûjours attentif à profiter de tous les moïens, qui luy paroiſſoient propre à apaiſer la colere du Ciel, ne crût pas devoir négliger celuy-cy que la Providence ſembloit luy preſenter. Il comptoit ſur la droiture & ſur les lumieres du Confeſſeur, & il ſavoit combien ces ſaintes Reliques ſont en veneration au peuple de Marſeille. Dans cette idée il le hâte d’en faire part à Mr. l’Abbé de ſaint Victor par une lettre, qui luy écrit le 12. Septembre, dans laquelle il luy apprend cette revelation, dont il fonde la certitude ſur la pieté du Directeur & ſur la vertu de la Pénitente, qui avoit eu de fréquentes communications avec Dieu : Il luy marque le déſir qu’il a d’éxecuter cette revelation, ajoûtant que la réunion des deux Egliſes marquera celle des Pécheurs avec Dieu. Il luy demande ſon avis là-deſſus, & luy fait eſperer de pouvoir ſurmonter les difficultez que la conjoncture du tems ſembloit oppoſer à cette Proceſſion, pourveu qu’il veüille bien la prouver.

Mr. l’Abbé de S. Victor ayant reçû cette lettre la communique à ſon Chapitre, & ayant examiné la choſe tous enſemble, ils ne crurent pas cette Révélation aſſez authoriſée pour luy prêter leur créance, & leur miniſtere ; Mr. l’Abbé répond ſur ce ton à Monſeigneur l’Evêque, & il ajoûte que s’il étoit aſſuré de la verité de cette Révélation, & du ſuccès de la ceremonie, l’amour du ſalut public qu’il ne ſouhaittoit pas moins que luy, le feroit paſſer ſur toutes les conſiderations pour concourir tous enſemble au bien de la Ville. Cependant le bruit de cette Révélation ſe repandoit dans le Public, & parvint juſques aux Conſuls, qui ne voulant rien negliger de tout ce qui pouvoit mettre fin à nos malheurs, delibererent de prier Mrs. de la Major & de ſaint Victor de ſe réunir pour ſatisfaire la dévotion du peuple, toûjours ardent pour ces exercices de Religion exterieurs. Mrs. de S. Victor, ayant appris la détermination des Echevins voulurent la prévenir, & pour cela ils écrivirent une lettre à Mr. le Commandant, dans laquelle ils luy expoſent leurs raiſons avec plus d’élegance que nous ne pourrions les raporter nous mêmes. Ce qui nous oblige de l’inſerer icy, quoyqu’elle ſoit un peu longue.


MONSIEUR

„ Nôtre Chapitre ayant été prévenu que Mrs, les Conſuls devoient les prier de faire conjointement avec l’Egliſe Cathedrale une Proceſſion, où ſeront portées toutes les Reliques des deux Egliſes pour demander à Dieu la ceſſation du fleau qui nous afflige, nous avons crû devoir vous repreſenter à vous, Monſieur, à qui l’authorité dans cette Ville a été deferée avec autant de juſtice, que de bonheur pour elle, que cette Proceſſion ayant pour objet le ſalut d’un peuple qui nous eſt cher, ce nous ſeroit un motif preſſant d’y prêter nôtre miniſtere, ſi ſon principe qui nous eſt connu, & les ſuites qui nous en paroiſſent dangereuſes pour la Religion, ne nous feſoient une juſte peine. Nous ne pouvons ignorer ce qui a donné lieu à ce projet de Proceſſion, une lettre de Monſeigneur l’Evêque à Mr, nôtre Abbé, nous l’a appris dépuis plus de quinze jours. Ce Prélat luy fait part d’une viſion qu’a eüe une fille dont la pieté eſt connuë. Cette fille au raport qu’il en fait, a vû pluſieurs fois luy apparoître la Sainte Vierge, qui luy diſoit que la contagion ne ceſſeroit que quand les deux Egliſes principales de cette ville unies en Proceſſion, y expoſeroient leurs ſaintes Reliques, & dans la maladie dont elle eſt morte, elle a chargé de la foy de cette viſion le Pere .... Religieux Obſervantin, qui fidele depoſitaire en a fait la confidence à ſon Evêque. Voilà, Monſieur, l’origine de la Proceſſion projettée. Mr. l’Abbé de ſaint Victor conſulté là-deſſus, répondit en Prélat ſage, & Nous à qui il fit l’honneur de communiquer cette lettre de Mr. de Marſeille, nous ne crûmes pas devoir prêter legerement notre foy à une viſion, en qui nous ne voyons aucune marque, qui dût nous la rendre reſpectable, & approuver que l’on agit en conſequence, ce qui nous authoriſe dans ce ſentiment & dans cette conduite, c’eſt que l’Apôtre nous avertit de ne pas croire à tout eſprit, & de ne pas donner dans toute aparence de pieté. Nous ſavons que la volonté de Dieu manifeſtée par le miniſtere des ames ſaintes avant qu’elle ſoit executée, les prieres des principaux miniſtres du Seigneur & les informations priſes avec toute l’exactitude poſſible, doivent en aſſurer la verité ; que c’eſt la pratique que l’Egliſe a toûjours obſervée en pareille occaſion, & que ſes annales ne nous fourniſſent aucun exemple de cette nature qui ne doive nous rendre circonſpects & ſages. C’eſt encor qu’il eſt dangereux pour la Religion de l’aſſujettir à toutes prétendues communications divines ſans qu’elles ſoient auparavant bien éprouvées ; que les ennemis de l’Egliſe ſont attentifs à tourner en ridicule les pieuſes pratiques & qu’il eſt à craindre que ceux, qui ſont en aſſès grand nombre dans cette Ville, ne faſſent de la Proceſſion projettée, dont le principe leur ſera connu, un ſujet de riſée & de mépris, ſi elle n’eſt pas ſuivie de l’effet que l’on s’eſt promis, capable d’affoiblir la foy de pluſieurs, & qu’elle ne ſoit pour eux-mêmes un pretexte de ſe fortifier dans leur obſtination, crainte qui n’eſt que trop bien fondée, & que l’exemple de ce qui arriva il y a quelques années dans l’Egliſe des Obſervantins de cette Ville, ne donne que trop ſujet d’avoir. Toutes ces raiſons Monſieur, doivent nous rendre difficile à accorder nôtre miniſtere pour un acte de Religion, qui a un principe ſi ſuſpect, & qui peut avoir des ſuites ſi dangereuſes. Prévenus que nous ſommes de cette viſion par la lettre qui nous l’apprend, nous ne pouvons douter que la demande qui doit nous être faite n’en ſoit une ſuite ; & comment pourrions-nous penſer que des Magiſtrats attentifs à arrêter le mal, puſſent propoſer dans un temps où il eſt encor ſi répandu dans la Ville, une Proceſſion qui pourroit donner occaſion à l’augmenter ? Nos Regiſtres conſultés, nous n’y trouvons pas que leurs Peres ayent mis en uſage cet acte de Religion pour appaiſer la colere de Dieu, dans les differents temps de Contagion, où elle s’eſt faite ſi terriblement ſentir ; prévoyant bien qu’il ne pouvoit être mis en uſage ſans danger pour la perſonne des Miniſtres du Seigneur, & pour celle des fidelles, qui difficilement pourroient éviter la communication entre eux ſi dangereuſe, ou l’exhalaiſon de quelque vapeur contagieuſe également funeſte, & nous connoiſſons trop la ſageſſe des Magiſtrats de nos jours pour croire qu’ils ſuivront une autre route que la leur, & s’ils pouvoient s’en éloigner, nous ſommes perſuadés que vous, Monſieur, qui avez l’authorité, l’interpoſeriés pour les en détourner. Si nos Regiſtres ne nous fourniſſent aucun exemple qui authoriſe cette Proceſſion, des annales fideles nous en raportent un qui merite d’être connu, & qui peut regler nôtre conduite preſente. Nous y voyons que St. Theodore Evêque de Marſeille dans une pareille calamité, chargé de la foy & de la pieté de ſon peuple envers les ſaintes Reliques de cette Egliſe, bien loin de demander qu’on les expoſat aux yeux des fidelles par une Proceſſion, vint luy-même dans ce Monaſtere porter & offrir le dépot qui luy avoit été confié, & après y avoir paſſé les jours & les nuits en prieres dans les gemiſſements, les larmes & les jeunes, le Seigneur s’attendrit ſur ſon peuple, & le delivra de l’affliction. Cet exemple atteſté par Grégoire de Tours nous inſtruit de ce que nous devons faire. Si le Peuple de cette Ville a aujourd’huy la même foy, & la même pieté envers nos ſaintes Reliques, nous nous ferons un devoir d’y ſatisfaire. Nous les expoſerons s’il le faut, un jour marqué devant la porte de nôtre Egliſe, & ſur l’Autel où elles ſeront placées nous y célébrerons le ſaint-Sacrifice de la Meſſe en leur honneur, & pour reclamer leur aſſiſtance auprès de Dieu, & ſi ce Dieu de miſericorde ſe laiſſe toucher à de ſi puiſſantes interceſſions, nous irons par toute la Ville chanter ſes loüanges, & publier les merveilles de ſes Saints. Il nous paroît, Monſieur, qu’il y a plus de ſageſſe dans cette conduite, qui eſt plus conforme à la pratique des Saints, & qui met à couvert la Religion. Nous vous la propoſons, perſuadés que les lumieres de vôtre pieté vous la feront approuver, & que vôtre prudence la trouvera plus convenable à la conjoncture du temps. A l’égard de celle que l’on voudroit éxiger de nous, nous vous prions de faire attention à toutes les raiſons que nous avons crû devoir vous expoſer, & d’avoir égard à la juſte peine que nous vous faiſons d’une proceſſion qui a un principe ſi ſuſpect, & qui peut avoir des ſuites ſi dangereuſes ſoit pour la Religion, ſoit pour le progrès du mal. Nous avons l’honneur d’être avec reſpect &c.

De S. Victor ce 27.
Septembre 1720.


A peine cette Lettre fut envoïée à Mr. le Commandant, que Mr. Eſtelle un des Echevins vint à ſaint Victor accompagné de Mr. le Chevalier Roſe, pour les prier de conſentir à cette Proceſſion. Mrs. de ſaint Victor luy opoſerent d’abord les mêmes raiſons qu’ils avoient expoſés dans leurs lettres à Mr. de Langeron. Mais comme le Conſul ne paroiſſoit pas s’y rendre, ils crurent devoir luy en opoſer de plus ſenſibles ; ils luy repreſenterent donc qu’il ſeroit difficile de regler l’ordre de la Proceſſion d’une maniere, qui ne bleſſa pas leurs droits & leurs privileges, que les frequentes conteſtations qu’ils avoient euës avec le Chapitre de la Major ne leur permettoit guere de ſe trouver enſemble dans les ceremonies publiques, qu’ils étoient en Proceſſion de marcher avec certaines marques de diſtinction, & d’independance ; que le Chapitre de la Major ne ſouffriroit qu’avec peine, & dont ils ne voudroient pas eux-mêmes ſe relâcher, & qu’enfin avant de conclure la choſe, il falloit convenir de l’ordre, ſelon lequel ſe fairoit la jonction des deux Egliſes, tant pour la conſervation de leurs droits, que pour éviter le ſcandale que cauſeroient de pareilles conteſtations. Ces nouvelles difficultés firent un peu plus d’impreſſion ſur Mr. Eſtelle, qui propoſa d’abord un expedient pour les faire ceſſer ; ce fut de réünir les deux Egliſes dans la place, qui eſt au-devant de l’Hôtel de Ville, où l’on dreſſeroit deux Autels, & ſur chacun deſquels chaque Egliſe expoſeroit ſes Reliques, & où les deux Prélats celebreroient la Meſſe en même temps ; après quoy les deux Egliſes ſe ſepareroient en portant chacune ſes Reliques. Cet expedient convint d’autant plus à Mrs. de ſaint Victor qu’il leur conſervoit leurs droits, & que cet ordre avoit été ſuivi en pluſieurs autres occaſions, il ne s’agiſſoit plus que de le faire agréer à Mr. de Marſeille ; Mr. Eſtelle ſe chargea d’avoir ſon agrément, & ſur la parole qu’il leur en donna, ces Meſſieurs luy promirent auſſi de s’y tenir.

Je ne ſçay néantmoins par quel évenement, la Lettre de Mrs. de S. Victor à Mr. de Langeron ne luy fut renduë que quelques jours après. Il entra pourtant dans leurs raiſons, & il les communiqua à Mrs. les Echevins, qui ne faiſant pas attention à la datte, regarderent cette Lettre de Mrs. de ſaint-Victor comme un manque de parole de leur part aux accords qu’ils avoient fait enſemble. Sur cela Mr. Eſtelle ſe porte une ſeconde fois à cet Abaïe pour ſe plaindre à ces Mrs., & leur marquer ſon reſſentiment de ce prétendu outrage. L’équivoque fut bien-tôt levé par l’inſpection de la datte de la Lettre anterieure à ſa premiere viſite & à l’engagement qu’ils avoient pris. Mrs. de ſaint-Victor s’étant juſtifiés auprés de Mr. Eſtelle luy renouvellerent leur promeſſe pour cette Ceremonie aux conditions convenuës : mais en même temps ils luy apprirent par une lettre que Mr. de Marſeille venoit d’écrire depuis deux jours à leur Abbé, que cet ordre pour la réunion des deux Egliſes ne luy convenoit point, qu’il ne devoit y avoir à l’Hôtel de Ville qu’un ſeul Autel, ſur lequel on repoſeroit les Reliques des deux Egliſes, & où il celebreroit luy ſeul la Meſſe, qu’on y prépareroit un prie Dieu & un fauteüil pour Mr. l’Abbé, & qu’il le ſalueroit à la fin de la Meſſe, avant que de bénir le Peuple. Ce nouvel ordre, ne convenoit ny à Mr. l’Abbé, ny à Mrs. de ſaint-Victor. Celuy-là comme Evêque & des plus anciens du Royaume prétendoit d’autres diſtinctions, & ſe croyoit en droit de partager les fonctions de cette ceremonie avec Mr. de Marſeille, & ceux-cy independans de Mr. l’Evêque ne crurent pas devoir ſe ſoûmettre à un acte de juriſdiction, qu’il avoit exercé ſur eux, & par lequel il auroit pû s’établir un droit pour l’avenir. Mr. Eſtelle avoüa qu’il ſeroit difficile de faire conſentir Mr. de Marſeille à ce partage, & preſſa ces Mrs. de ſe relacher de leurs prétentions par la vûë du ſalut public, & par la crainte de l’indignation du peuple, qu’un pareil refus pourroit leur attirer. Ces raiſons qui étoient communes aux deux parties, n’ébranlerent pas Mrs. de ſaint Victor, qui pour marquer de leur part un deſir ſincere de concourir au bien commun, ouvrirent de nouveaux moïens de faire cette réunion.

Ils propoſerent d’ériger un ſeul Autel dans la même place de l’Hôtel de Ville où un ſeul Prêtre étranger aux deux Egliſes diroit la Meſſe, & où chaque Egliſe fairoit ſa priere une après l’autre ; ou bien que ſi on en érigeoit deux, ce ſeroit également deux Prêtres étrangers qui y celebreroient. Ils prierent Mr. Eſtelle de propoſer ces expediens à Mr. de Marſeille, ce qu’il promit de faire, & d’apuïer leurs raiſons. Pour s’aſſurer de la juſtice de ces propoſitions, Mrs. de ſaint-Victor foüillerent dans leurs anciens Regiſtres, & ils trouverent que cela s’étoit pratiqué de même en d’autres occaſions, ils en prirent des extraits qu’ils envoïerent à Mr. l’Evêque & aux Echevins, les priant de vouloir bien s’y conformer ; la Reponſe des Echevins à ces Meſſieurs fut un peu vive, & ils continuent à les menacer de l’indignation du Public ſur ce refus. Mrs. de ſaint-Victor ſenſibles à un traitement qu’ils crurent n’avoir pas merité, & ſi contraire aux ſentimens de paix & d’union qu’ils venoient de marquer, firent une députation de trois de leur corps à Mr. le Commandant, pour luy repreſenter la triſte ſituation où ils ſe trouvoient, ou de ſacrifier leurs droits & leurs privileges, ou de s’attirer la haine du public, dont on les menaçoit. Le Commandant entra dans leurs raiſons, & leur promit de menager leurs interêts & leur honneur en cette affaire.

Les mêmes Deputez furent enſuite à l’Hôtel de Ville voir Mrs. les Echevins, & ſe plaindre à eux d’une lettre ſi peu meſurée. Ces Meſſieurs croïoient avec raiſon devoir être un peu plus menagés. Ils avoient déja donné des preuves bien réelles de leur ſenſibilité pour les malheurs Publics ; ils diſtribuoient depuis le commencement de la Contagion du pain, du boüillon, des remedes & des aumônes conſiderables aux Pauvres de leur Quartier ; ils avoient ménagés un Autel qui avoit vûë ſur une grande explanade, où ils celebroient tous les jours la Meſſe, & d’où le peuple de ce Quartier avoit la conſolation de l’entendre, pendant que tous les autres étoient privés de ce bonheur ; ils celebroient regulierement l’office divin, auquel ils ajoutoient des prieres extraordinaires pour ces temps de calamités, ils avoient donné retraite dans l’enclos de leur Abaïe à pluſieurs familles de la Ville, Enfin les Deputés après avoir témoigné aux Echevins le chagrin qu’ils avoient de ne pouvoir pas donner à la Ville un ſecours en argent, comme ils l’avoient fait dans les autres peſtes, leur offrirent l’argenterie de leur Egliſe pour les neceſſités publiques. Les Echevins répondirent de la maniere qu’ils le devoient à des offres ſi obligeantes, & s’étant quittés bons amis, il ne fut plus parlé ny de la ceremonie, ny de la revelation de la Devote.

Toute cette affaire ne pût être traittée ſi ſecrettement que le bruit ne s’en répandit dans la Ville. Le peuple privé dépuis long-temps de la conſolation d’aſſiſter à des exercices de Religion, & mettant toute ſa confiance en ces actes de pieté exterieurs, attendoit avec impatience le plaiſir de voir cette nouvelle ceremonie ; il ſe promettoit de voir la ceſſation de ſes malheurs par cette réünion des deux Egliſes, qu’il regardoit déja comme l’heureux préſage de celle que Dieu fairoit avec des pecheurs affligés. Nôtre Prélat qui ne cherchoit que les occaſions de ſatisfaire à ſa pieté & à celle des fidelles, ne les laiſſa pas languir long-temps dans cette attente. Il ſuplea à cette ceremonie par une action de pieté moins éclatante, mais plus propre à porter le peuple à une ſincere converſion. Le jour de la Touſſains il fit dreſſer un Autel au milieu du Cours, & le matin il ſortit de ſa maiſon pieds nuds, un flambeau à la main, precedé de ſon Clergé, & alla dans cette eſpece d’amende honorable juſques à l’endroit où étoit cet Autel. C’eſt dans cet état que voïant comme autrefois David, & que l’Ange du Seigneur[28] avoit toûjours ſa main étenduë ſur la Ville pour la ravager, & qu’il continuoit de fraper le peuple, il diſoit comme luy au Seigneur, c’eſt moy qui ay peché, c’eſt moy qui ſuis le coupable, qu’ont fait ceux-cy, qui ne ſont que des Brebis ; que vôtre main, je vous prie, ſe tourne contre moy. Arivé à l’Autel il ſe revetit de ſes ornemens, & celebra la Meſſe offrant des holocauſtes & des pacifiques ; le peuple qui avoit accouru en foule à ce ſpectacle fondit en larmes, & lui rendoit les benedictions qu’il en recevoit. Après la Meſſe l’Evêque fit un diſcours au peuple, joignant ainſi l’onction des paroles à la force de l’exemple, & le 15. Novembre il ſe rendit avec le reſte de ſon Clergé à la Paroiſſe des Accoules, & ayant pris le ſaint Sacrement, il monta juſques à la cime du Clocher de cette Egliſe, d’où il donna ſa bénédiction ſur toute la Ville au bruit des Cloches & du Canon que les Galeres tirerent pour avertir toute la Ville de ſe mettre en priere, pendant que ſon Evêque conjuroit le Seigneur d’apaiſer ſa colere par les mêmes prieres que le Pape faiſoit faire à Rome, pour nous obtenir la même grace.

Un autre évenement arrivé dans ce même temps eſt la deſtitution des Chanoines de ſaint Martin. La diſette des Confeſſeurs étoit plus ſenſible dans cette Parroiſſe, parce qu’elle eſt la plus vaſte de toutes. Les Vicaires & les Prêtres que le Chapitre y avoit laiſſé étant morts ou malades, les Parroiſſiens furent preſque ſans aucun ſecours ſpirituel ; ce qui obligea Mr. l’Evêque, & les Echevins, à proceder contre les Chanoines qui étoient abſens. Mais pour nous mettre mieux au fait de ces procedures, nous devons obſerver que cette Parroiſſe aïant été érigée en Collegiale par Paul III. en 1576. Le Chapitre fut compoſé d’un Prévôt, de ſix Chanoines, & de deux Vicaires, auxquels on joignit dans la ſuite deux Beneficiers pour les aider dans leurs fonctions. La bulle d’érection donne toute la ſuperiorité & la juriſdiction au Prévot, le ſoin des ames aux Vicaires, & dit que les Chanoines compoſeront le Chapitre. Elle affranchit le Prévôt de tout ſoin des ames, & le reſerve entierement aux Vicaires ; ajoûtant néantmoins que les Chanoines ſeront obligés en Carême, dans les temps de neceſſités preſſantes, & toutes les fois qu’ils en ſeront requis, d’entendre les Confeſſions, d’adminiſtrer les Sacrements, & de pourvoir en tout aux beſoins ſpirituels des Parroiſſiens tant dedans que dehors l’Egliſe ; ce ſont là les propres termes de la Bulle ſur leſquels on fonde l’obligation de ces Chanoines de deſſervir la Cure pendant la Contagion.

Quoyque l’article ſoit précis, ces Chanoines ne ſe crûrent pas obligés à reſider en temps de peſte, ſoit parce qu’ils n’en étoient pas requis, ſoit par ce qu’ils laiſſoient dans la Parroiſſe un nombre ſuffiſant de Prêtres pour la ſervir, & que leurs Predeceſſeurs l’avoient pratiqué de même dans les peſtes precedentes ; d’autant mieux qu’ils n’avoient pas été apellés à cette aſſemblée que Mr. l’Evêque convoqua dans le mois de Juillet de tous les Curés & Superieurs des Communautés Religieuſes de la Ville. Ils s’aſſemblerent donc le 18. Aouſt, & ils firent une deliberation par laquelle ils pourvûrent à l’entretien des Curés, des Beneficiers, des Prêtres qu’ils leur donnerent pour adjoints, d’un Diacre & de quelques Clercs, & leur confierent la regie de la Cure, après quoy ils crurent pouvoir ſe retirer en campagne.

Un des Curés cependant étant mort, & la pluſpart des Prêtres de cette Parroiſſe étant malades, Mr. l’Evêque rendit une Ordonnance le 30. Aouſt à la requiſition de ſon Promoteur du 30. par laquelle il eſt ordonné à ces Chanoines de ſe rendre en trois jours dans la Ville pour y ſervir leurs bénefices, autrement qu’ils ſeront declarés vacants. Enſuite la pluſpart des Confeſſeurs venant à manquer dans la Ville, ou par la mort ou par la maladie, il en rendit une generale pour obliger tous les Prêtres & Religieux retirés à la Campagne, de rentrer dans la Ville pour y exercer les fonctions de leur miniſtere. On prétend que ces deux Ordonnances tiennent lieu, de monitions canoniques contre ces Chanoines. Les Echevins croïant cette Parroiſſe abandonnée par leur abſence, préſenterent requête le 4. Septembre à Mr. l’Evêque pour demander qu’il leur fut enjoint de revenir inceſſamment ſervir la Cure, autrement que leurs benefices fuſſent déclarés vacants. Cette Requête communiquée au Promoteur & rechargée le 8. Septembre fut ſuivie d’une Ordonnance de l’Evêque portant injonction aux Chanoines de Saint Martin, de ſe rendre en 24. heures dans la Ville, autrement que leurs benefices feroient déclarés vacants. Enfin les Echevins preſenterent une ſeconde Requête le 27. Septembre tendante aux mêmes fins, ſur les concluſions du Promoteur, il y eut ſentence le 10. Octobre qui declare les benefices vacans, & tout de ſuite l’Evêque nomma le 12. à leurs benefices. Cette Sentence ne fut pourtant ſignifiée à ces Chanoines que le 18. du même mois.

Ils étoient cependant déja rentrés dans la Ville, & s’étant raſſemblés ils preſenterent le 15 du même mois un acte dit comparant à l’Evêque pour luy ſignifier leur retour, & aux Echevins, & par ce même acte ils demanderent à ces derniers une maiſon & leur entretien, attendu que leurs revenus ne conſiſtent que dans le Caſuel de l’Egliſe, que la contagion avoit fait entierement ceſſer. Sur cette ſignification il fut répondu par le premier qu’il avoit déja nommé aux bénefices vacans, & par les ſeconds qu’ils demandoient des choſes inutiles. Ce qui obligea les anciens Chanoines à declarer apel de cette ſentence. Les nouveaux nommés par Mr. l’Evêque avoient déjà pris poſſeſſion à la porte de l’Egliſe, mais ils ne pouvoient pas y faire aucune fonction, ils n’en avoient point les clefs, tout étoit entre les mains des anciens, & il n’y avoit pas aparence qu’ils vouluſſent les leur remettre de gré ; ce qui obligea les nouveaux à faire infraction aux portes de l’Egliſe, à celles de la Sacriſtie, & de la Sale capitulaire, & ils s’emparerent ainſi de l’Egliſe, des Ornemens, & des documens du Chapitre. Les anciens Chanoines irrités de cette entrepriſe, voulurent faire acceder un ancien Avocat en abſence du Lieutenant pour informer ſur cette infraction. Mais Mr. l’Evêque interpoſa ſon authorité pour faire arrêter toutes ces procedures. C’eſt ainſi que les anciens Chanoines furent expulſés de leurs benefices & de leur Egliſe, & que les Nouveaux demeurerent paiſibles poſſeſſeurs de l’un & de l’autre. Je ne ſçay s’ils le ſeront long-temps, l’évenement du procès nous l’apprendra.




CHAPITRE XX.


Continuation de la Maladie en Novembre. Chambre de Police. Le Peuple reprend ſes anciens deſordres, & les Medecins leurs premieres opinions.



LE calme qui avoit paru à la fin d’Octobre ne fut pas de durée. Tel eſt le genie de cette cruelle maladie, après qu’elle a pouſſé tout ſon feu, elle ſemble tout-à-coup s’amortir, mais elle ne finit pas de même. Trop heureux quand ce n’eſt pas pour recommencer avec plus de violence, ſes impreſſions ſont trop fortes pour qu’elles puiſſent s’effacer & ſe détruire ſur le champ. Ses progrets dans la declinaiſon ſont encore plus lents, que quand elle commença. En effet après la Touſſains on vit reparoître de nouveaux malades en differents Quartiers de la Ville, & ſur tout dans celuy de ſaint Ferreol, qui avoit été le dernier attaqué. Mais ſi les malades ſont nouveaux, la maladie eſt toûjours la même, même caractere, mêmes ſymptômes, même malignité, mais non pas ſi generale ; car dès le mois d’Octobre les éruptions étant un peu plus favorables, on voyoit guerir quelques malades ; dans tous les autres une prompte mort rendoit inutiles & les aſſiduités des Medecins auprès des malades, & les ſoins de ceux qui les ſervoient.

La diminution du mal devint pourtant ſenſible en ce temps-là, car il n’en tomboit pas plus de ſept ou huit par ſemaine, ſans y comprendre ceux que l’on portoit dans les Hôpitaux, qui dès lors furent réduits à deux ; celuy des convaleſcens dechargé par la mortalité de pluſieurs, & par la guériſon de quelques-uns fut vuide, & le reſte des malades tranſporté dans celuy du Mail. Dans l’Hôpital de la Charité, on avoit reçeu en Octobre 512. malades, & en Novembre on n’en reçû que 181. Dans le premier mois il en mourut 275., & dans le ſecond 172. Ce même mois on en ſortit 94. Convaleſcents. Il n’en ſortit aucun en Octobre, les malades de ce premier mois ne pouvant être guéris qu’en Novembre, attendu qu’il faut trente ou quarante jours de ſupuration aux plaïes, qui ſont la plus ſeure guériſon de la maladie. Dans l’Hôpital du jeu de Mail on reçeut en Octobre 350. malades de la Ville, & 7. de la Campagne, & en Novembre 225. & 49. du Terroir, en tout 274. Il y eut en Octobre 183. morts de la Ville, & 7. du Terroir, en tout 190, & en Novembre 86. de la Ville & 29. du Terroir, en tout 115. Les Convaleſcents paſſoient de l’Hôpital dans le Couvent des Auguſtins reformés. Ceux de l’Hôpital de la Charité devoient être logez dans la maiſon des Peres de l’Oratoire, qui s’offrirent eux mêmes avec leur maiſon, dès qu’ils apprirent qu’on en avoit formé le projet. Mr. Reboul negociant de cette Ville, qui pendant toute la Contagion a fait la fonction de Commiſſaire avec autant de zele que de courage, chargé de dreſſer ce nouvel Hôpital des Convaleſcents, s’y porta avec tant d’ardeur, que du jour au lendemain il y diſpoſa deux cents lits en état de recevoir les Malades, deſquels ces Peres en fournirent cinquante des leurs propres. On conſidera pourtant que cette Maiſon étoit trop engagée dans la Ville, on abandonna ce projet, & on mit les Convaleſcens dans le Couvent des Obſervantins, qui eſt plus prés de la charité. Les Forçats continuent d’enterrer les morts, de tranſporter les malades, de ſervir dans les Hôpitaux, & de nettoyer les Ruës ; on en reçût encore 142. en Octobre, leſquels joints à ceux qui étoient reſtés des premiers délivrez, continueront les mêmes exercices pendant tout le reſte du temps que durera la Contagion. Le nombre de ces Forçats delivrés pour le ſervice de la Ville dépuis le 20. Aouſt juſques au 3. Novembre va à 691. ; Elle doit à ces Malheureux une partie de ſa délivrance : quelques miſerables qu’ils ſoient, les ſervices qu’ils nous ont rendus n’en ſont pas moins importants, & nôtre reconnoiſſance n’en doit pas être moindre. Adorons icy la providence, qui a voulu nous faire trouver un nouveau ſujet d’humiliation dans la neceſſité, où nous avons été de nous ſervir ſi utilement de ce qu’il y a de plus vil & de plus mépriſable dans cette Ville, ou pour mieux dire, excitons nôtre reconnoiſſance envers le Prince, qui a eu la bonté de nous accorder un ſecours ſi neceſſaire, & envers ceux qui ont executé ſes ordres avec tant de ſageſſe & de zele.

Deux choſes augmenterent le nombre de ces nouveaux malades. Le mal étant alors dans ſa rigueur à la Campagne, pluſieurs de ceux qui avoient leurs Païſans malades, ou leur familles attaquées fuïoient de leurs baſtides & venoient ſe refugier dans la Ville, ou les impreſſions malignes qu’ils y apportoient ſe developant, leur faiſoient trouver dans le lieu même de leur azile le mal qu’ils vouloient éviter. Mr. le Commandant dont l’attention ne ſouffroit rien de tout ce qui pouvoit entretenir les malheurs publics donna d’abord de nouveaux ordres pour prévenir les ſurpriſes à la faveur de quoy ces gens là entroient dans la Ville ; l’entrée en fut interditte à toute ſorte de perſonne, & on ne l’accordoit qu’à ceux qui produiſent des certificats de ſanté de leur Commiſſaire, par leſquels il conſta que depuis quarante jours, ils n’avoient point eu de malades dans leurs Baſtides, & ceux qui venoient journellement dans la Ville, comme les Païſans, qui aportoient des denrées, étoient obligez de faire renouveller leur Certificats de huit en huit jours. De pareils ordres firent bientôt ceſſer cette fatale communication de la Ville avec la Campagne, & la maladie reprit le cours ordinaire de la declinaiſon.

L’avidité de recueillir un nouvel heritage fut encore à pluſieurs la funeſte cauſe de leur malheur. Après une ſi grande mortalité ils ſe trouvoient apellez à la ſucceſſion d’une famille entiere, à laquelle ils ne tenoient que par quelque degré de parenté fort éloigné. Impatiens de ſavoir en quoi conſiſtoient ces nouvelles richeſſes, qu’ils ne s’étoient pas promiſes, ils entroient dans ces maiſons infectées, ils foüilloient dans les hardes des morts, & ſouvent ils y trouvoient ce qu’ils ne cherchoient pas. Une impreſſion mortelle étoit quelque-fois le prix de leur avidité, & faiſoit paſſer ce nouvel heritage à d’autres Parents encore plus reculés, qui profitant de leur exemple & de leur malheur, ſavoient s’en garantir par de plus ſages précautions. Ce n’étoient pas toûjours les Heritiers legitimes, qui emportoient ces hardes infectées, c’étoient ſouvent des gens qui trouvoient dans ce qu’ils voloient, la juſte peine de leur crime. Envain dépuis les commencemens du mal Mr. le Gouverneur avoit deffendu ces tranſports de hardes & de meubles d’une maiſon à l’autre, une aveugle avarice faiſoit mépriſer ces ſages ordonnances, & les perils de la Contagion. Mr. le Commandant les renouvella dans la ſuite, & les fit executer en des temps plus tranquilles avec plus de ſeverité.

Un autre abus bien ſingulier contribua encore à groſſir le nombre de nos malades. Le croira-t’on ? Qu’à peine la Contagion ſe fut un peu adoucie, le Peuple impatient d’en réparer les déſordres, ne penſa plus qu’à répeupler la Ville par de nouveaux Mariages ; ſemblable à ceux qui arrivés au Port, oublient le danger de la Tempête dont ils viennent d’échaper, chacun cherche à s’étourdir & à noyer dans de nouveaux plaiſirs le ſouvenir de ſes malheurs paſſés. Nos Temples fermés dépuis ſi longtems ne furent ouverts alors que pour l’adminiſtration de ce Sacrement. Une nouvelle fureur ſaiſit les perſonnes de l’un & de l’autre ſexe, & les portoit à conclure dans 24. heures l’affaire du monde la plus importante, & à la conſommer preſque ſur le champ. On voïoit des Veufves encore trempées des larmes, que la Bienſeance venoit de leur arracher ſur la mort de leur Mari, s’en conſoler avec un Nouveau, qui leur étoit enlevé peu de jours après, & pour lequel elles n’avoient pas plus d’égard que pour le premier. Ces Mariages publiés à la porte de nos Egliſes, ſembloient inſpirer la même fureur à tous les autres. Cette paſſion ſe perpetua, & alla toûjours croiſſant dans les autres mois, enſorte que nous pouvons aſſurer que ſi le terme ordinaire des accouchemens avoit pû être abregé, nous aurions bientôt vû la Ville auſſi peuplée qu’auparavant. Laiſſons decider aux Medecins ſi cette folle paſſion eſt une ſuite de la maladie, tandis que nous chercherons des raiſons plus ſenſibles de ces nouveaux Mariages.

Un nombre infini d’Artiſans & de Gens de toute ſorte d’état étoient reſtés ſans Femme, ſans Famille, ſans Parens, ſans Voiſins. Ils ne ſavoient que devenir : occupez à leur travail ordinaire, ils n’ont pas le temps de ſe préparer les moïens de le ſoûtenir, & de ſe procurer leurs beſoins. Cette raiſon jointe à bien d’autres les met dans la neceſſité de ſe marier. Pluſieurs à qui la miſere & la pauvreté ne permettoient pas auparavant de ſonger au Mariage, devenus riches tout-à-coup ou par des gains immenſes qu’ils avoient faits en ſervant les malades, en portant les morts des maiſons à la Rûë, & dans les Places publiques, & ſouvent par des voïes plus courtes & plus aiſées, ou enfin par la mort d’une ou de pluſieurs familles, auxquelles ils ne tenoient que par quelque degré de parenté fort éloigné, ſe virent d’abord en état d’être recherchés. Quantité de filles de tout âge, autant embarraſſées de leur état que d’un bien conſiderable dont elles viennent d’hériter par la mort de tous leurs Parents, ne croïent pas avoir de meilleure reſſource que celle d’un Mari, qui les débaraſſe bien-tôt de l’un & de l’autre, & ſurtout celles que quelque difformité naturelle rendoit le rebut de leur famille, & qui avant leur mort ne devoient ſe promettre que le Couvent pour partage. Car c’étoit ſouvent ces ſortes de filles qui avoient ſurvêcû à toute la famille. Des jeunes Gens, que la crainte d’un Pere avoit empêché juſqu’alors de contracter un Mariage peu ſortable, affranchis de cette dependance, & devenus leurs maîtres, ſe hâtoient de ſatisfaire une aveugle paſſion qui les poſſedoit dépuis long-temps, & de diſſiper un bien, dont ils ne s’attendoient pas de joüir ſi-tôt. Tels furent les motifs de la pluſpart de ces mariages, qui firent bien-tôt diſparoître du milieu du peuple la triſteſſe & la conſternation, que la terreur du mal y avoit répanduës. C’eſt alors que toutes ces maiſons où peu de jours auparavant l’on n’entendoit que pleurs & que gemiſſemens, ne reſſentirent plus deſormais que des cris de joye, & que l’on y vît ſucceder à la plus triſte deſolation les jeux, les plaiſirs, les feſtins, le diray-je ? les Bals & les Danſes. Etrange aveuglement qui en nous rendant inſenſibles à tant de malheurs, peut nous en attirer encore de plus grands pour l’avenir !

Tous ces Mariages cependant conclus ſi à la hâte & conſommés de même firent de nouveaux malades. Car tantôt c’étoit un jeune-homme nouvellement débarqué, que des entremeteuſes charitables ſaiſiſſoient, pour ainſi-dire, au collet, & en arrachant le conſentement au contract. Celuy-là ſurpris autant par l’infection de l’air que par l’agitation de ce nouvel exercice, ne tardoit guere de contracter auſſi la maladie. Tantôt c’étoit une femme ou un homme qui ſe marioient avec des plaïes encore fumantes de peſte, qu’ils ne manquoient pas de ſe communiquer mutuellement. Enfin tantôt c’étoient des gens, dont le mal ne s’étoient purgé par aucune ſuppuration exterieure, en ceux-là, le venin peſtilentiel n’étant ny détruit ny évacué, mais ſeulement aſſoupi, reprenoit bien-tôt ſon action par celle du mariage. Pour prévenir tous ces abus qui ne pouvoient que perpetuer le mal ; il fut convenu entre Mr. l’Evêque & Mr. le Commandant qu’on ne donneroit des lettres de mariage qu’à ceux qui rapporteroient des certificats de ſanté des Medecins, que le calme de la maladie rendoit preſque tous oiſifs. En effet ils furent plus occupés deſormais de ces viſites deſagréables des perſonnes qui devoient ſe marier, que de celles des malades, leſquels reſtoient en fort petit nombre vers la fin de Novembre.

Si le peuple n’avoit paru oublier ſes malheurs que par la joye des nouveaux mariages, on ne devoit pas craindre qu’une ceremonie honorée par le premier miracle du Sauveur, authoriſée par les loix, neceſſaire à la ſocieté irritât de nouveau le Seigneur contre nous, pourveu que tout s’y paſsât ſelon les regles de la bienſeance chrêtienne : mais ce qui pouvoit nous attirer encore ſa colere, ce ſont les vols, les brigandages, & une infinité d’autres crimes, dont nous n’oſerions retracer icy les horreurs, & deſquels les mal-faiſeurs ſe promettoient l’impunité de la part des hommes par les troubles de la Contagion, & du côté du Ciel par la grace qu’il venoit de leur faire en les garantiſſant, ou en les ſauvant d’un mal, dont ils voyoient périr tant d’autres. Le bras du Seigneur étoit encore levé ſur nous, que l’on voyoit parmy le peuple un débordement general, une licence effrenée, une diſſolution affreuſe. Les uns s’emparent des maiſons deſertes par la mortalité, les autres forcent celles qui ſont fermées, ou qui ne ſont gardées que par des gens hors d’état de faire quelque réſiſtance. On entroit dans celles où il ne reſtoit que quelque malade languiſſant, on enfonçoit les Garderobes, & on enlevoit ce qu’il y avoit de plus précieux, ſouvent on pouſſoit la ſcelerateſſe juſques à ſe délivrer de la vûë d’un témoin importun, qui n’avoit plus que quelques momens de vie, & ces énormes crimes beaucoup plus fréquens dans le fort du mal, que dans les derniers périodes, étoient ſouvent commis par ceux qui ſervoient les malades, par les Corbeaux qui alloient enlever les morts, par ceux qui ſervoient dans les Hôpitaux, leſquels par les déclarations qu’ils arrachoient des malades, étoient informés de l’état de ces maiſons abandonnées, & dont les malades leur remettoient ſouvent les clefs. Nous en avons déja touché quelque choſe ailleurs : cette licence étoit encore plus grande à la Campagne où l’éloignement des Baſtides, & la liberté de vaguer dans la nuit favoriſoient ces criminelles expeditions. On doit penſer que dans la ſuite ces hardes volées dans des maiſons infectes dûrent nous donner de nouveaux malades, & pouvoient même entretenir le mal.

Des deſordres auſſi criants ne pouvoient pas durer ſous un Commandant, dont la droiture & la fermeté tenoit toute la Ville en haleine. Comme c’eſt à la faveur des ténebres que les ſcelerats s’enhardiſſent à commettre leurs crimes, il fit une Ordonnance qui défendoit aux gens inconnus d’aller par la Ville dès que la nuit commenceroit, & aux Perſonnes connuës après la retraite ſonnée à 9. heures, & juſques à cette heure de ne ſortir qu’à la lueur d’un flambeau. Il fit fermer les lieux publics, les Cabarets, & ces maiſons de débauche ſi pernicieuſes à l’innocence ; les Patroüilles & les Rondes ſe faiſoient regulierement, on fit des recherches exactes & ſeveres dans la Ville & à la Campagne. Les Priſons furent bien-tôt remplies de ces Malfaiteurs, on decouvrit bien-tôt toutes ces hardes volées & recelées tant à la Ville qu’à la Campagne, on denicha toutes ces femmes qui n’ont d’autre occupation que celle de corrompre la jeuneſſe, & on ſoûtient ce bon ordre par de fréquentes éxecutions qui reprimerent la licence, & firent bientôt ceſſer ces crimes publics ſi capables d’allumer toûjours davantage le courroux du Ciel.

Ces Criminels étoient jugez par la Chambre de Police. Ce Tribunal où préſidoit Mr. le Commandant devenu comme Souverain, & jugeant prévotablement & en dernier reſſort pendant la Contagion, étoit compoſé des quatres Echevins, de trois Procureurs & de quelques Praticiens, & Mr. Pichaty Avôcat de la Communauté y faiſoit la fonction de Procureur du Roy. Cette chambre fut établie ſur des Lettres patentes obtenuës par les Echevins dans les peſtes précedentes, de nos Roys Prédeceſſeurs, de celuy, qui eſt aujourd’huy le tendre objet de nos vœux & de nos plus douces eſperances. Il ne paroît pourtant pas qu’il ait eu la même intention, puiſque par ſa déclaration du 27. Octobre dernier concernant les procès criminels qu’il s’agira d’inſtruire dans les Villes & Lieux infectés du mal contagieux, il ordonne 1°. que dans les cas ordinaires, qui ſe jugent à la charge de l’apel, les procès criminels qu’il s’agira d’inſtruire dans les Villes & Lieux infectez du mal contagieux, ou qui en ſont ou ſeront ſuſpects ſeront inſtruits & jugés par les Juges ordinaires, s’il y en a de reſidents auxdits Lieux, ou en leur abſence par les Conſuls avec des Avocats ou gradués au nombre de trois au moins 2°. Les Sentences par eux renduës qui ne contiendront point de condamnation à des peines corporelles, ou infamantes, & qui n’impoſeront que des peines pecuniaires juſqu’à cent livres & au deſſous, ſeront executées par proviſion nonobſtant opoſitions, ou apellations quelconques & ſans y préjudicier. 3°. Et à l’égard des Sentences, qui porteront peines de mort. Torture, Galeres, ou autres peines corporelles ou infamantes, même des peines pecuniaires excedentes la Somme de cent livres, il ſera ſurcis à l’execution deſdites Sentences, juſqu’à ce qu’autrement en ait été ordonné par nôtredit Parlement de Provence, à l’effet de quoy les procès ſur leſquels leſdites Sentences auront été renduës ſeront emploïées au Greffe de nôtreditte Cour après avoir été trempés dans le vinaigre, &c. 4°. Leſdits procès ſeront diſtribués aux Conſeillers de nôtreditte Cour, pour en être par eux le raport fait dans les Chambres où leſdits procès devront être jugés, après lequel raport il ſera ordonné que leſdits Accuſés ſeront de nouveau oüis, & interrogés par-devant les Juges, dont eſt apel, ſur les faits reſultants du procès, dont l’extrait ſera joint à l’expedition de l’Arrêt, qui ordonnera ce dernier interrogatoire, & qui ſera envoïé auxdits Juges, ſur le veu duquel interrogatoire, il ſera procédé au jugement du procès, ainſi que nôtreditte Cour l’auroit pû faire, ſi l’accuſé avoit pû être entendu ſur la ſelette, ou derriere le Bureau ſuivant l’uſage ordinaire, &c.

Cette Déclaration enregiſtrée au Parlement le 18. Novembre fut envoïée par les gens du Roy dans tout le reſſort. Mr. Peliſſier Avocat du Roy en ce Siege l’ayant reçûë, la fit publier & afficher, il la fit ſignifier aux Echevins qui ne crûrent pas qu’elle regardât les Villes où il y avoit des Commandants comme à Marſeille, d’autant mieux que tous les Officiers de juſtice ſe trouvoient abſens, ſur cette ſignification. Mr. de Langeron aïant fait mettre un Corps de garde au Palais, la chambre de Police continua d’adminiſtrer la juſtice pendant la contagion, & de juger les Criminels ; elle fit diverſes condamnations à Mort, aux Galeres, & à d’autres peines, dont l’execution ne contribua pas peu à réprimer ce débordement general de toute ſorte de crimes, & à contenir les malfaiteurs. Toutes les affaires civiles furent auſſi portées à ce Tribunal, devant lequel on voïoit plaider de jeunes Etudiants en droit, qui par ces fruits précoces ont fait voir ce que l’on doit attendre de leur maturité. Cette Chambre ſe trouva d’abord accablée d’une infinité d’affaires que les malheurs du temps faiſoient naître, & ſurtout par ces bizarres ſucceſſions, à quoy tant de morts ab inteſtat, & celle de tant de familles entieres donnoient lieu. On établit auſſi un Commiſſaire pour les inventaires qui ne manquoit pas de beſogne dans ce triſte tems, & un Thréſorier pour recevoir les depôts, c’eſt-à-dire, l’argent que l’on trouvoit dans les maiſons abandonnées & dans celles où il ne ſe preſentoit point d’héritier certain ; car on en trouvoit beaucoup d’argent chès les petites gens ; ce qui nous fait voir qu’ils avoient au moins de quoy ſe garantir de cette extrême miſere, à laquelle on voudroit attribuer aujourd’huy la maladie preſente.

Si le Peuple oublia bien-tôt ſes malheurs paſſés, les Medecins de Montpellier perdirent auſſi bien tôt le ſouvenir du danger qu’ils avoient couru. Les premiers ſe replongerent dans leurs anciens deſordres, dès que la contagion calma, les ſeconds reprirent leur premiere erreur, dès que le danger parut diminué, ils étoient venus à Marſeille dans le mois d’Aouſt prévenus de cette opinion d’Ecole qu’il n’y a point de maladie contagieuſe, & que celle-cy n’étant qu’une fiévre maligne ordinaire n’avoit d’autre contagion, que celle de la terreur qu’elle inſpiroit. Fortifiez dans leur ſentiment par celuy d’un Savant Medecin, auquel ils ne tiennent pas moins par les ſentimens d’eſtime qui luy ſont dûs, que par les liaiſons du ſang & de l’amitié, ils furent pourtant ébranlés à la premiere vûë de nos malades. Ils commencerent à chanceler, & n’oſant pas déclarer dans leur raport à S. A. R. que c’étoit la peſte, ils attribuent pourtant la propagation du mal au peu de précaution (diſent-ils) qu’on a priſe juſqu’icy de ſeparer les infectez de ceux qui ne le ſont pas. Précaution inutile ſi la maladie n’étoit pas contagieuſe. Ils la croïoient donc alors cette contagion. Ce fut bien pis quand ils revinrent à Marſeille y traiter les malades, car dans ce premier voyage ils n’a voient fait que les viſiter ſans en traiter aucun ; frapés de l’état de tant de malades, des accidens de la maladie, de ſa reſiſtance à tous leurs remedes, du grand nombre de morts, de celle même de leurs domeſtiques, & des Chirurgiens ; qui étoient venus avec eux, ils avoüerent hautement la contagion, & firent même voir qu’ils la craignoient ; non qu’ils n’ayent toûjours bien païé de leurs perſonnes, car ils ont toûjours approché les malades avec beaucoup de fermeté & de courage, & nous leur devons la juſtice de le publier ; mais ils nous laiſſoient entrevoir qu’ils n’étoient pas tout-à-fait ſans crainte pour la contagion, tant par leurs diſcours que par certaines reſerves, & par des précautions qu’ils prenoient en particulier. Vers la fin du mois d’Octobre & en Novembre que le danger de la contagion fut preſque paſſé, ſe voïant heureuſement rechapés, ils commencerent à chanceler dans leurs ſentimens, & enhardis d’un jour à l’autre par la diminution du mal & par celle du péril, ils commencerent à nier hautement la contagion, & d’inſulter en quelque maniere à la timidité de ceux, qui la craignoient. Oubliant alors qu’ils avoient été eux-mêmes de ce nombre. On en verra bien-tôt les preuves quand nous raporterons les ouvrages qu’ils ont publié ſur la maladie.

Il n’en fut pas de même des Medecins de Marſeille, dont quelques-uns prévenus comme les autres de la même opinion contre les maladies contagieuſes, & également pleins d’eſtime pour ſon Autheur, s’étourdiſſoient ſur la vûë du péril à la faveur de ce préjugé, que la verité des faits contraires leur fit bien-tôt abandonner ; ceux qui étoient les plus affermis dans ce ſentiment furent les premiers frapés de mort, ou de maladie. Neantmoins en changeant d’opinion, ils ne changerent pas de conduite, & convaincus de la contagion, ils viſiterent les malades avec la même liberté & le même courage qu’ils avoient montré, avant qu’ils ſe fuſſent détrompés de leur erreur, qu’ils n’eurent pas honte d’avoüer, mais qu’ils ſe garderent bien de reprendre quand le danger fut paſſé : Rien ne leur paroiſſant plus injuſte & plus contraire au bien public que d’entretenir les peuples dans une fauſſe ſecurité contre une maladie, dont les ſuites ſont ſi funeſtes, ne pouſſons pas plus loin nos réflexions ſur une matiere qui va bien-tôt revenir.

Le Public attendoit cependant des uns & des autres qu’occupés d’une ſeule maladie, ils ſe réuniroient pour convenir entre eux de la maniere de la traiter. Qui le croira ? Que douze Medecins aïent été raſſemblés près de dix mois dans une Ville pour le traitement d’une ſeule maladie, ſans avoir jamais daigné ſe réünir & conferer enſemble pour trouver, ſi non la veritable cauſe du mal, au moins un remede efficace, ou pour fixer la veritable methode de le traiter. On les voïoit au contraire ſe partager en diverſes bandes & former pour ainſi-dire, differentes ſectes ; Le public fut d’autant plus ſcandaliſé de cette diviſion, qu’il avoit vû au commencement du mal les Medecins de la Ville s’aſſembler tous les ſoirs aux Capucins avec leurs Chirurgiens pour ſe communiquer leurs obſervations. Ils ont même tenté dans la ſuite de faire cette réunion avec les Etrangers, qui l’ont toûjours refuſée ; Ceux mêmes qui auroient dû la menager l’ont toûjours rejettée, gardant en cela une conduite bien contraire aux avis & aux ordres du celebre Medecin pour lequel ils ont marqué tant de deference, & qu’ils déclarent dans leur Livre avoit choiſi pour guide.




CHAPITRE XXI.


Quatriéme & dernier periode de la Peſte. Medecins envoïés dans le Terroir.



NOus voicy arrivés au dernier periode de la maladie, & à la fin de nos malheurs. La Ville a bien déja repris un aſpect plus agréable ; on commence à voir du monde dans les Ruës, les aproches de l’hyver en font revenir quelques-uns de la Campagne, la neceſſité des affaires rapelle les autres ; mais cependant la mortalité a laiſſé un vuide affreux dans la Ville ; ce n’eſt pas tant la crainte du mal qui empêche le monde de ſortir que la ſolitude de nos Ruës & des places publiques. Car dans ce dernier periode qui comprend le mois de Decembre & de Janvier de la nouvelle Année, à peine tomboit-il cinq ou ſix malades par Semaine. La conſternation cependant où nous ont laiſſé tant de calamités, eſt encore bien grande, & perſonne ne ſe réjoüit encore que ceux à qui une folle paſſion pour le mariage, a fait oublier les maux qu’ils viennent d’eſſuyer, & le danger dont ils ſont réchapés.

Les Hôpitaux commencent auſſi d’être un peu au large, & on commence même d’en diminuer le nombre. Dès la fin de Novembre on avoit détruit ceux des Convaleſcens & de Rive-neufve, & on avoit tranſporté le reſte des malades, qui s’y trouvoient dans celuy du Mail. Il n’a pas été poſſible d’avoir un état de cet Hôpital des Convaleſcens, nous avons déja dit qu’il a toûjours été dans une confuſion, qui n’a pas permis d’en ſavoir aucun détail : celuy de Rive-neufve n’étant que pour ce quartier, n’étoit pas d’une conſideration à meriter qu’on en donne l’état, n’y aïant gueres eu au delà de cent malades. Il ne reſta donc plus que deux Hôpitaux celuy du Mail, & la Charité. Dans celuy-cy on reçeut en Decembre 153. malades, on en perdit 85. & il en ſortit 86. Convaleſcens : enſorte qu’il n’y reſta plus que 225. malades. Dans celuy du Mail il entra ce même mois 40. malades de la Ville & 63. du Terroir en tout 103. & il en mourut 58. de la Ville, & 37. du Terroir en tout 95. par où l’on voit que la maladie avoit fort diminué dans la Ville, mais qu’elle continuoit dans le Terroir.

Le calme de la maladie excita encore plus l’ardeur du Peuple pour entendre la Meſſe. Le déreglement dont nous avons parlé, n’étoit pas ſi general qu’il n’y eut encore des ames fidelles, qui ne ſe laiſſoient point entrainer au Torrent de la corruption ; & qui touchés de leur malheur, & de celuy des autres, ne penſoient qu’à fléchir la colere du ciel par une ſincere converſion & par de ferventes prieres ; qui enfin perſuadées que la Meſſe eſt la plus efficace de toutes, marquoient un grand empreſſement d’aſſiſter à ce ſaint Sacrifice. Mr. l’Evêque ne crût pas devoir differer davantage de contenter la devotion des fidelles. Tout l’invitoit à s’y rendre, ſon zele pour la gloire de Dieu, & le ſalut des ames, les empreſſemens du Peuple, le calme de la maladie, la liberté & la ſureté de la communication, à laquelle les Habitans commençoient de s’accoûtumer. Preſſé par ces puiſſants motifs, il fit une Ordonnance le 6. Decembre par laquelle il regla que l’on dreſſeroit un Autel à la porte des Egliſes, où l’on diroit tous les jours une Méfié par tout à la même heure qu’il aſſigna ; afin que par-là, le Peuple étant plus diſperſé, la communication fut moins dangereuſe. On diſoit les autres Meſſes dans l’interieur des Egliſes portes fermées, & pour donner la conſolation de l’entendre à ceux, que la crainte du mal retenoit encore dans leurs maiſons : on avoit ſoin de les avertir par un ſignal de cloche, qui marquoit les differentes parties de la Meſſe. On ne ſauroit pouſſer plus loin l’attention pour contenter la pieté des fidelles. Une ſemblable Ordonnance fut renduë le 13. du même mois pour les Egliſes de la Campagne, où il y avoit encore bien du monde, & cet ordre a été continué tous les mois ſuivans.

Lorſque la Ville commençoit à être tranquille, la Campagne étoit encore dans le trouble ; les Medecins de Marſeille, qui ont toûjours eû fort à cœur le ſalut de leurs Compatriotes, ſe trouvant oiſifs comme tous les autres par le grand nombre de Medecins, & par le peu de malades qu’il y avoit dans la Ville, & voyant ceux de la Campagne denués de tout ſecours, préſenterent un Mémoire dans lequel ils propoſoient les moïens de les ſecourir, s’offrant eux-mêmes pour cela. Un projet ſi conforme aux intentions d’un Commandant, qui travailloit avec tant de ſuccès à prévenir tout ce qui pouvoit entretenir le mal, ne pouvoit pas manquer d’en être bien receu ; il en ordonna l’execution ; & pour cela on diviſa tout ce Terroir en quatre parties, à chacune deſquelles on deſtina un Medecin, un Chirurgien & un Garçon, & les Medecins de la Ville furent chargés de cet employ. Ils partoient tous les matins, & revenoient le ſoir coucher à la Ville ; ils portoient avec eux les remedes neceſſaires qu’ils diſtribuoient eux-mêmes aux malades ; comme le Terroir de Marſeille eſt vaſte, ils alloient à Cheval chacun dans ſon Département accompagné de ſon Chirurgien & du Garçon, qu’il envoïoit quelque-fois d’un côté d’autre, ſuivant les beſoins des malades. Ils commencerent ce pénible exercice vers la mi-Decembre, & le continuerent tous les mois ſuivans juſques à la fin du mal. Les Capitaines des quartiers du Terroir recevoient des Commiſſaires, les rôles des malades de leur Département, les remettoient tous les jours aux Medecins, qui ſur ces rôles alloient viſiter les malades dans les Baſtides & par-tout où ils étoient appellés ; car l’ordre n’étoit pas moins éxact à la Campagne que dans la Ville, & le Commandant y avoit ſi bien reglé toutes choſes, que ce Peuple diſperſé dans une vaſte Campagne gardoit la même police, que s’il avoit été raſſemblé dans une même enceinte.

Les Medecins trouverent dans ces Baſtides les mêmes déſolations qu’ils avoient déja vûës dans la Ville ; c’eſt là qu’ils virent : tout ce que la miſere, la frayeur, & l’abandonnement ont de plus triſte & de plus rebutant ; ils trouvoient la pluſpart de ces malades rélegués dans des Etables, dans les Greniers à foin, & dans les endroits les plus ſales ; Pluſieurs couchés ſur la dure, d’autres abandonnés dans des grottes & dans des lieux écartés hors de la portée de tout ſecours. Tantôt c’étoit toute une famille languiſſante du même mal ſans pouvoir ſe ſecourir l’un l’autre ; Tantôt c’étoit un Pere qui avoit ſecouru ſa femme & ſes enfans, & avoit rendu à tous le dernier devoir, & qui ſe voyoit luy-même privé de l’un & de l’autre, ou bien une Mere autant accablée de l’affliction de ſe voir ſeule, que de la violence de ſon mal ; Tantôt enfin c’étoit des petits enfans, reſtes infortunés d’une nombreuſe famille entierement éteinte, qui ne leur a laiſſé pour tout héritage que la cruelle maladie, qui l’a faite périr ; Mais ne réveillons plus ces triſtes idées, laiſſons les imaginer par tout ce que nous en avons dit cy-deſſus. Nous remarquerons ſeulement qu’il falloit que ces Medecins fuſſent animés d’un zele bien vif & bien charitable, pour courir ainſi la campagne dans la ſaiſon de l’année la plus rigoureuſe, expoſés à toutes les injures de l’air, à la vûë des plus affreuſes miſeres, aux travaux les plus rudes & les moins agréables. La Terreur étoit ſi grande dans ces Baſtides, qu’on ne leur donnoit aucune retraite, on n’oſoit pas ſeulement les approcher, ils étoient obligés de porter avec eux de l’avoine pour leur Chevaux, & de quoy faire leur halte, obligés de la faire en raſe campagne ; heureux quand on leur ouvroit une Ecurie pour retraître. Ce ſont pourtant là ces Medecins contre leſquels on a formé de ſi indignes ſoupçons, & qu’on a oſé accuſer d’inaction.

Comme on fait par tradition que dans le Levant la peſte finit ordinairement au ſolſtice d’Eté, c’eſt-à-dire, vers la ſaint Jean, on s’attendoit que celle-cy, qui avoit commencé en ce temps-là finiroit auſſi au ſolſtice d’hyver, c’eſt-à-diſe vers la Noël ; D’autant mieux que l’on voit ſouvent les conſtitutions des maladies épidemiques ou populaires ſuivre les revolutions des ſaiſons, qui vont ordinairement d’un équinoxe ou d’un ſolſtice à l’autre. La nôtre a ſuivi à peu près le même cours. Nous pouvons aſſurer qu’il n’a paru que très peu de malades dans le reſte de ce periode, qui a duré juſques à la fin de Janvier. Cependant on ne peut pas dire qu’il ait fini tout-à-fait au ſolſtice d’hyver, puiſqu’après ce temps-là il tomba encore quelques nouveaux malades, & qu’il y en avoit encore beaucoup à la campagne. On paſſa les fêtes de la Noël ſans pouvoir les ſolemniſer par les exercices de Religion ordinaires ; Il fallut ſe contenter d’entendre une Meſſe baffe, que l’on continuoit de dire à la porte des Egliſes. Mr. l’Evêque n’oublioit pas de réveiller de temps en temps la pieté des fidelles par tous les actes de Religion, que la conjoncture du temps luy permettoit. Le dernier jour de l’année il fit une proceſſion au tour des Ramparts portant le ſaint Sacrement, & precedé du reſte de ſon Clergé, que le mal avoit épargné ; Il donnoit la benediction aux portes de la Ville, & dans les endroits où étoient les foſſes pour attirer la miſericorde du Seigneur ſur nous, & ſur ces infortunés Defuncts, que cette calamité avoit privé de la ſepulture Eccleſiaſtique. Le Peuple édifié de la pieté de ſon Paſteur témoignoit beaucoup d’empreſſement à le ſuivre dans cette proceſſion, & ce ne fut qu’avec peine qu’on le retint par des Soldats, qui ſuivoient la proceſſion avec une modeſtie tout-à-fait édifiante.

Enfin la nouvelle année 1721[29]. commença ſans faire ceſſer la conſternation publique, on ne vit point les Amis & les Parents ſe renouveller par des viſites réciproques, les marques d’amitié & de trendreſſe, qu’ils avoient accoutumé de ſe donner le premier jour de l’an, & toute cette cérémonie d’amitié ſe reduiſit à le ſouhaiter en Ruë, à meſure que l’on ſe rencontroit, une année plus heureuſe que la précedente. Il ſembloit même que l’on pouvoit ſe le promettre ; Car il n’y avoit preſque plus de malades dans la Ville : ce qui paroitra encore mieux par l’état des Hôpitaux, qui diminuoit conſiderablement d’un mois à l’autre. En effet dans celuy de la charité on ne receut en tout Janvier que 113. malades, il en mourut 53. & il en ſortit 115. Convaleſcents. Dans l’Hôpital du Mail on receut en Janvier 41. malades de la Ville, & 165. du Terroir, en tout 206. Il en mourut en ce même mois des premiers 17. & des ſeconds 73. en tout 90. Car dès ce temps-là on commençoit à faire tranſporter dans l’Hôpital du Mail tous les malades de la campagne, où le mal faiſoit encore bien du ravage : ce qui n’étoit pas d’un petit embarras, & pour les Commiſſaires du Terroir, & pour ceux qui commandent dans la Ville, où le mal diminuoit à vûë d’œil. Car on ne voit plus tomber les malades que de loin en loin, encore ce ne ſont que de petites gens, que la pauvreté ou l’avarice porte à ſe ſervir des hardes infectées, ou qui par imprudence entrent dans des maiſons encore ſuſpectes.

On commençoit donc à ſe raſſurer, lorſqu’un nouveau malade qui tomba le 15. Janvier, & en qui on ne pouvoit ſoupçonner rien de ſemblable troubla toute la Ville ; Ce fut la femme d’un Medecin, qui étoit un des quatres deſtinés à viſiter les malades de la Campagne, & ce qui effraïa davantage ce fut la mort prompte de cette femme en 24. heures, & la chûte de ſon fils le même jour, qui étoit l’unique qui luy reſtoit. Tout le monde fut touché du malheur de ce Medecin, qui avoit déja eſſuyé luy-même diverſes atteintes du mal, & perdu le reſte de ſa famille dans le mois de Septembre. A tous ces chagrins, on ajoûta encore celuy de l’enfermer en Quarantaine dans ſa maiſon après la mort de ſa femme, & de l’y laiſſer pendant 40. jours en proye à ſa douleur, & à tous les objets qui la renouvelloient. On crût aparemment ſa communication plus dangereuſe quand il traittoit ſon fils malade chès luy, que quand il viſitoit 30. ou 40. malades par jour à la Ville ou à la Campagne ; Plus dangereuſe encore que celle des autres Medecins & Chirurgiens, de ceux-même des Hôpitaux, qui étoient libres dans la Ville : ou bien peut-être voulut-on qu’il donna luy-même l’exemple de cette ſevere police, qu’il avoit inſpiré aux Magiſtrats dès le commencement de la contagion, & qui avoit été ſi peu ſuivie juſqu’alors. Un homme cependant qui avoit ſi bien ſervi ſa Patrie, ſembloit meriter d’autres égards. Cette maladie n’eut pourtant d’autre ſuite, & on ne vît preſque plus de malades de conſideration dans la Ville. Ce dernier periode finit fort tranquillement. Le calme dont on avoit joüi pendant ces deux derniers mois, avoit donné le temps aux Medecins de faire imprimer leurs Ouvrages, & aux Magiſtrats de travailler à la deſinfection des maiſons & des Egliſes ; Nous allons rendre compte de l’un & de l’autre.




CHAPITRE XXII.


Divers Ouvrages imprimés ſur la peſte.



LA maladie diminuant tous les jours de plus en plus dans ce dernier periode, & les temps devenans toûjours plus ſereins & plus tranquilles, donnerent lieu à toute ſorte de perſonnes d’exercer leur talent d’écrire. Le champ étoit vaſte, & la matiere feconde. Les troubles & les déſordres de la contagion, des déſolations extrêmes, une mortalité génerale, des évenemens ſinguliers étoient un ſujet bien digne d’un Hiſtorien. Une maladie auſſi extraordinaire ne pouvoit qu’exciter la curioſité des Medecins : l’un & l’autre fourniſſoient aux Poëtes des grandes idées, & de quoy faire briller leur talent. On vit d’abord la Ville inondée de ces trois ſortes d’écrits, qui ne ſervirent pas moins à divertir le public qu’à l’amuſer. Nous avons crû devoir rendre compte de tous ces differents ouvrages ; & ce chapitre ſera pour ainſi-dire, l’hiſtoire litteraire de nôtre peſte, dans lequel nous nous contenterons de raporter en hiſtorien fidelle le jugement du Public ſur tous ces ouvrages, ſans y rien mettre du nôtre que quelques reflexions répanduës çà & là.

Ou vit d’abord paroître diverſes relations fort courtes & fort ſuccintes, qui n’étoient proprement que des lettres écrites à des amis, dans leſquelles on ſe contentoit de décrire le deſordre de nos Ruës & de nos places publiques, comme l’objet le plus touchant & le plus extraordinaire. A ces petites relations ſucceda un diſcours ſur ce qui s’eſt paſſé de plus conſiderable à Marſeille pendant la Contagion. Je ne ſçay ſi ce diſcours a été prononcé quelque part, mais je ſay bien qu’il meritoit de l’être. Les malheurs de la Contagion y ſont décrits d’une maniere bien touchante, & bien vive ; Les fréquents paſſages de l’Ecriture, & les ſentiments de pieté dont il eſt rempli, nous font croire que c’eſt quelque Eccleſiaſtique, qui en eſt l’Autheur. En quoy il eſt plus réprehenſible d’avoir réproché leur fuite à nos Curés, tandis qu’ils ont tous faits publiquement leurs fonctions, & que la pluſpart ſont morts dans le glorieux exercice de leur miniſtere. Ce ſont des faits qu’il n’eſt pas permis d’ignorer à ceux qui écrivent de ſemblables hiſtoires. La Relation la plus étenduë eſt celle de Mr. Pichaty Avocat de la communauté intitulé, Journal abrégé de ce qui s’eſt paſſé en la Ville de Marſeille pendant la Peſte tiré du Memorial de la Chambre du Conſeil de l’Hôtel de Ville. Une Relation fondée ſur une ſemblable piece ne peut être que très fidelle ; c’eſt peut-être pour l’être trop qu’elle fut ſuprimée, & les exemplaires enlevés dès qu’elle parut. Ce fruit de ſix mois de travail quoyque très legitime, puiſqu’il étoit né le 10. Decembre dans ſa maiſon paternelle[30] fut pourtant étouffé dans la naiſſance, ſans qu’on en ſache la raiſon. Ce que l’on en ſait de certain, c’eſt que ceux pour la gloire deſquels il avoit été fait, en furent les plus mécontens. On trouve mauvais que le Conſeil de la Communauté révele des choſes qu’on a intereſt de tenir ſecrettes. L’un ſe plaint qu’il paſſe legerement ſur ſes exploits ; L’autre n’aime pas à s’y voir de niveau avec ceux, à qui il ſe croié ſuperieur ; Celuy-cy trouve à dire qu’on releve en luy des petiteſſes, tandis qu’il peut fournir la matiere d’un éloge le plus magnifique ; & tous ſe recrient qu’il mette le gouvernail de la Ville en d’autres mains, que celles qui doivent naturellement le tenir. Enfin quoyque l’Autheur y répande par tout les loüanges à pleines mains, il a eu le malheur de ne contenter perſonne. Le Public de ſon côté auroit ſouhaité n’y pas voir certains faits deguiſés, d’autres alterés, & d’autres paſſés ſous ſilence. Cet Ouvrage eſt pourtant aſſes éxact, les traits y ſont vifs, les tours variés, nos malheurs y ſont décrits avec une éloquence faſtueuſe, & la maladie faiſant rafle de tout y eſt peinte au naturel[31]. Le malheureux ſuccès de cette relation coûta la vie à toutes les autres, & fut cauſe qu’elles ne virent pas le jour ; chacun craignit le même ſort pour la ſienne, & tous ces Autheurs aimoient mieux les ſuprimer, que de renoncer au droit de dire la verité.

Il n’en fût pas de même de nos Poëtes ; plus hardis que les Hiſtoriens, ils donnerent un libre eſſort à leur eſprit, & uſerent de toute la liberté de la Poëſie. On vit paroître diverſes odes ſur la Peſte : toutes marquent quelque talent dans leurs Autheurs, mais aucune ne remplit parfaitement un ſujet ſi vaſte, ſi intereſſant, & qui fournit de ſi belles idées, La ſincerité ſe fait diſtinguer dans les unes, la pieté dans les autres, & en toutes c’eſt toûjours le triſte ſpectacle des mourants & des morts. Quelques-unes étoient accompagnées d’une Paraphraſe ſur le miſerere, & d’autres prieres en vers ſi néceſſaires dans la conjoncture. Enfin les Provençaux aimant à rimer, chacun tachoit de charmer l’ennuy de ſa retraite par ces ſortes d’amuſemens. De jeunes gens que la ceſſation des divertiſſements publics mettoient dans la neceſſité de chercher des plaiſirs innocens, voulurent s’en procurer un par l’impreſſion d’une Epître en vers, qu’avoit fait un jeune Capucin pour faire épreuve de ſon talent. Le bon Religieux ne ſe méfiant pas du deſſein de cette Jeuneſſe badine, leur lacha ces vers qu’ils firent imprimer avec ce titre, qui marque aſſès le caractere de la piece, fruit precoce, ou operation admirable de l’eſprit original du ſeraphique Pere Frere Corneille qui n’a encore que vingt-deux ans. Cependant la qualité de l’Autheur, & le ſujet de ſon Epître ſembloient meriter un peu plus de ménagement. Le dernier Ouvrage de Poëſie, qui parut, fut une Epître à Damon qui contenoit le recit de nos malheurs precedée d’une Epître dedicatoire à Mr. de Marſeille, & ſuivie d’une Paraphraſe en vers ſur le Miſerere ; cette piece eſt pleine des ſentimens de cette pieté ſincere qui réluit en la perſonne de ſon Autheur : on voit qu’il a de l’eſprit, mais non pas du talent pour la Poëſie.

Les Medecins ſont ceux qui ont fait le plus gémir la preſſe & les Imprimeurs, car leurs Ouvrages ont eû le moins de débite. Un Medecin de cette Ville ayant envoïé un mémoire à un de ſes amis à Lion, qui luy avoit demandé quelques éclairciſſemens ſur la maladie, on crût qu’il pouvoit être de quelque utilité. Un fameux Medecin de Lion le fit imprimer tout informe, qu’il étoit avec un avertiſſement à la tête, qui ternit un peu le memoire du Medecin de Marſeille. Celuy-cy ſe reſſent de la negligence qui regne ordinairement dans les lettres particulieres ; celuy-là au contraire eſt un ouvrage travaillé & fort poly, dans lequel le ſiſtême des vers peſtilentiels eſt mit dans tout ſon jour, & ſoutenu dans toutes ſes parties d’une maniere capable de luy donner toute la vraye-ſemblance, que peut recevoir la plus ingenieuſe fiction. Le Medecin de Marſeille retoucha dans la ſuite ſes obſervations. Il ne les fit pas imprimer, mais il les fit paſſer entre les mains de Mrs. Chicoyneau & Verny pour leur inſpirer le deſſein de ſe réünir tous enſemble dans un pareil Ouvrage, en faveur des autres Villes de la Province qui commençoit d’être affligées du même malheur, ces Medecins bien loin d’entrer dans ſes vûës, crûrent qu’il vouloit faire imprimer ſes obſervations, & prendre avantage ſur eux ; à quoy certainement il ne penſoit pas. Pour le prévenir il ſe hâterent de compoſer leur ouvrage ſous le titre de Relation ſuccinte touchant les accidents de la Peſte de Marſeille, ſon prognoſtic & ſa curation. Il fut dabord ſuivi d’une Lettre latine en reponſe à Mr. de Fornés Medecin de Barcelonne envoïé par le Viceroy de Catalogne à Montpellier, pour s’informer de la maladie de Marſeille. Dans la ſuite ils firent réimprimer leur relation, & ils y joignirent des obſervations faites ſur les malades & ſur les ouvertures des cadavres, & des reflexions ſur les unes & les autres.

Cet ouvrage excita d’abord les plaintes & les murmures de tous les Médecins & Chirurgiens Etrangers, de ceux de la Ville & de tout le Public. Les Premiers furent indignés de voir Mrs. Chicoyneau & Verny ſe ſeparer d’eux, & ſe mettre à part avec Mr. Soulier Chirurgien, & ſurtout ceux à qui la qualité de Profeſſeur ſembloit donner plus de droit d’y être unis. Les Chirurgiens étrangers, qui avoient travaillé avec eux, & qui ſe croyoient dans le même rang que Mr. Soulier, ne virent cette diſtinction qu’avec peine, & ſurtout M. Nelatton, qui par ſa fermeté & ſon application ſuperieures à celle des autres, meritoit bien d’y avoir place. Les Medecins de la Ville furent moins ſurpris de cette reſerve, à laquelle ces Meſſieurs leur avoient donné lieu de s’attendre par leurs manieres ; mais ils ne pûrent voir de ſang froid qu’ils oſaſſent leur réprocher publiquement leur déſertion & leur inaction[32], tandis que dans leur premier voïage à Marſeille ils les ont trouvés tous en exercice, qu’ils les ont conduit eux mêmes chès les differents malades, & que dans le ſecond ils les ont trouvés la pluſpart morts ou malades. Eſt-ce par l’inaction que l’on gagne l’un ou l’autre ? D’ailleurs tous ceux qui en ont été garantis ont travaillé pendant toute la contagion dans la Ville, dans les Hôpitaux & à la Campagne. Enfin les uns les autres ne trouvent rien moins dans cet Ouvrage que cette ſincerité qu’on y fait ſonner ſi haut par tout. Pemierement[33] ils diſent que leurs obſervations ſont conformes à celles de leurs collegues, qui ont travaillé de concert avec eux ; tandis qu’il eſt de notoriété publique qu’ils ont toûjours reſtés unis tous trois ſans ſe communiquer ny conférer avec qui que ce ſoit des autres Medecins & Chirurgiens ; que bien loin que leurs obſervations aient été conformes à celles des autres, elles leur ſont tout-à-fait contraires ; puiſqu’aucun d’eux n’a approuvés les cinq claſſes des malades, & encore moins la troiſiéme compoſée de la premiere & de la ſeconde, qui à ce qu’on dit, n’a jamais exiſté que dans leur livre ; & qu’enfin de tous ceux qui ont traité les malades, aucun n’a éprouvé un ſuccès favorable des purgatifs donnés après l’émétique dans le cours de la maladie, & encore moins des ptiſanes laxatives avec le ſené. 2°[34]. Ils diſent encore qu’ils ſe ſont conformés aux intentions de l’Illuſtre Mr. Chirac premier Medecin de S. A. R. On ſait pourtant que par toutes ſes Lettres il leur recommandoit de s’unir, & de conferer avec les autres Médecins, & qu’ils n’ont jamais daigné le faire. 3°[35]. Ils avancent hardiment qu’ils ont cru devoir rejetter la methode d’extirper ces tumeurs (les Bubons) qui étoit en uſage avant qu’ils entraſſent dans cette Ville. Quoy que ce ſoit un fait public & conſtant, que cette méthode étoit inconnuë en cette Ville avant leur arrivée, & qu’ils ſont les ſeuls Medecins qui l’ont faite pratiquer ; parce qu’ils étoient ſeuls dans cette opinion que tout le venin ſe cantonnoit dans la glande, & qu’en l’extirpant on emportoit par là tout le venin. Enfin on a remarqué que les obſervations qu’ils donnent pour ſingulieres ne ſont rien moins que cela, & qu’elles roulent ſur des cas, qui ont été très communs & très familiers dans cette maladie. Nous paſſons tous les autres ſujets de plainte des Médecins contre ce Livre. Il ne nous convient point d’entrer dans leur querelle ; à eux le débat. Ne verrons-nous jamais les Médecins d’accord entre eux, & ſerons-nous toûjours obligés de confier nôtre vie à des gens, qui ne s’accordent le plus ſouvent que pour trouver les moïens de la détruire ?

Le Public ne fut pas plus ſatisfait de l’ouvrage de Mrs. Chicoyneau & Verny que les Medecins, Quoyqu’ils euſſent pris le ſoin de faire diſtribuer des exemplaires de leurs obſervations dans les meilleures maiſons de la Ville, elles ne firent que confirmer le jugement qu’on avoit formé ſur la premiere relation. Il attendoit d’eux un ouvrage qui répondit à leur reputation, & à l’idée qu’il en avoit conçûë. Il ſe promettoit de leur part des explications ſavantes & recherchées ſur la nature de la maladie & de ſa cauſe, des découvertes utiles ſur les moïens de la guérir. Il comptoit que de fameux Medecins, qui n’avoient jamais voulu ſe confondre avec les autres, ſe diſtingueroient d’eux par la beauté de leurs ouvrages, par leur érudition, par la nouveauté de leurs découvertes, par la ſûreté de leur prognoſtic & de leur pratique : que ceux qui avoient oſé reprocher aux uns leur inaction, aux autres des préventions indignes[36], agiroient, eux-même plus efficacement, & ne donneroient pas dans des préventions encore plus vaines : que ceux qui attribuoient la grande mortalité de cette Ville au préjugé, où l’on y étoit de l’incurabilité du mal, fairoient bien-tôt ceſſer ce faux prejugé par la guériſon de pluſieurs malades. Enfin il croïoit que des Medecins diſtingués par leur rang & par leur merite ſauroient ſe mettre au deſſus de cette indigne paſſion de déprimer les autres, ſi ordinaire au commun des Médecins ; au deſſus de ces vaines jactances qui vont à ſe tout attribuer & à vouloir inſinuer que les autres n’ont rien fait ; au deſſus de cette petite vanité, qui s’aplaudit des moindres choſes, & qui tire avantage de tout.

On doit juger qu’elle fut la ſurpriſe du Public, quand il ne trouva dans cette relation qu’une énumeration ſimple & décharnée des ſymptômes de la maladie, dont il avoit déjà fait une triſte expérience : quand au lieu d’une explication éxacte de la nature du mal & de ſa cauſe, il ne vit dans la Lettre latine[37] qu’un aveu ſincere de leur indigence ſur ce point, qui laiſſe même dans le déſeſpoir de pouvoir jamais y parvenir ; quand il ne trouva pour toute cauſe du mal que la terreur, qui mettoit en jeu les cauſes ordinaires des maladies ; quand il vit que dans le 3. Periode les malades traités par ces Medecins ſi actifs, & aſſiſtés de tous les ſecours ne laiſſoient pas de mourir comme auparavant : qu’ils n’avoient rapporté d’autre utilité des ouvertures des Cadavres que celle d’apuyer leur nouveau ſiſtême, & de donner pour cauſe du mal ce qui n’en eſt que l’effet : que leur pratique n’étoit ny plus ſure ny leur prognoſtic plus fidelle que ceux des autres : qu’ils y mettent la peſte de niveau avec les fiévres putrides & malignes, dont les plus groſſiers avoient ſi bien ſenti la difference : qu’ils ne propoſent d’autre remede, que ceux dont on avoit déja reconnu la foibleſſe & preſque l’inutilité : que bien loin de corriger le préjugé d’incurabilité du mal, ils n’avoient fait que le fortifier davantage par le petit nombre des malades, qu’ils avoient guéris : qu’enfin leurs ouvrages[38] étoient remplis de ces traits ſourds inutiles à toute autre vûë que celle de déprimer leurs collegues, & de jetter des injuſtes ſoupçons ſur leur conduite.

Tel eſt icy le jugement du public ſur les Ouvrages de Mrs. Chicoyneau, Verny, & Soulier ; dans lequel il ſemble qu’il y ait de l’ingratitude à juger ſi peu favorablement des perſonnes, qui ſont devoüées à ſon ſalut. Cependant il eſt en droit d’éxiger de ces mêmes perſonnes, qu’ils n’abuſent pas de ſa credulité, & qu’ils ne faſſent pas entrer dans les inſtructions qu’ils luy laiſſent, des vûës particulieres plus capables d’affoiblir ſa confiance que de la ranimer. Je ne ſay même ſi la pluſpart de ceux qui ont ainſi jugé des ouvrages des Médecins de Montpellier, ne s’authoriſent pas dans cette eſpece d’ingratitude par leur ſentiment touchant la Contagion. Quoyqu’il en ſoit il eſt conſtant qu’on ne ſauroit prendre le change, ny le donner ſur des faits publics, & qui ſe ſont paſſés à la vûë de toute une Ville.

Après cela oſerions-nous hazarder icy quelques reflexions. Que ceux qui ne voïent la Peſte que de loin, ne la regardent que comme l’effet d’une terreur publique, c’eſt une opinion qu’on peut leur paſſer ; s’ils la voïoient de plus près, ils ſont aſſès de bonne foy pour avoüer leur mépriſe, & aſſès jaloux de leur reputation pour ne pas s’entêter contre l’experience. Mais que des Médecins, qui ſont ſur les lieux, témoins de ſes ravages, de la rapidité de ſes progrès, de ſa reſiſtance à tous les remedes, de la violence & de la bizarrerie de ſes ſymptômes[39], s’opiniâtrent à ſoûtenir un paradoxe auſſi extraordinaire, c’eſt vouloir dementir l’experience, c’eſt compromettre ſon honneur & celuy de ſa profeſſion, c’eſt impoſer à la credulité publique. Quand on toit ces Médecins ramener tout au principe de la peur, la donner pour unique cauſe du mal, de ſa communicabilité, de la mort des malades, & d’un nombre infini de malades, raporter la guériſon de tous les autres à un caractere d’eſprit, ferme dans les perſonnes même les plus timides & les plus foibles par leur âge & par leur ſexe, & faire entrer dans les cauſes de ces guériſons la fermeté de ceux, qui les traittoient. Quand on les voit, dis-je, faire revenir à toutes les pages d’un Livre ces mêmes idées, & les mêmes manieres de les exprimer. Peut-on ſe refuſer au legitime ſoupçon que ces Médecins ne s’abandonnent à leurs préventions ; ne pouſſons pas plus loin cette reflexion, & contentons nous de les renvoïer là-deſſus aux agréables Lettres à la Ducheſſe.

Je paſſe ce qu’ils diſent des mauvais alimens, & des autres ſources du mal ; je veux bien leur rendre la juſtice de croire qu’ils ne les regardent que comme des cauſes occaſionnelles à l’égard de quelques malades. Car aprés tout, ces cauſes particulieres peuvent-elles faire commencer la maladie, & luy donner naiſſance, ſont-elles capables de la perpetuer ? Et peuvent-elles convenir à tous ceux, qui en ont été attaqués ? Ils reconnoiſſent, il eſt vray, une premiere cauſe, un levain peſtilentiel ; ils le font ſortir dans leur Lettre latine de ces caiſſes fatales aportées du Levant, ils relevent la fatalité, de ces caiſſes par la célebre comparaiſon de la boëte de Pandore ; mais la peur & les autres cauſes reviennent plus ſouvent ſur la ſcene que le levain peſtilentiel ; elles y joüent par tout le premier rôle, & le levain ſemble n’y être amené que par bien-ſeance. Que peut-on penſer encore de leur ſentiment ſur la Contagion ? d’un jour à l’autre ils ſe ſont enhardis à la nier. Nous les avons vû varier là-deſſus ; mais n’entamons pas cette matiere. Si la mort de 40. mille ames n’a pas pû les en convaincre, tous les raiſonnemens du monde ne ſauroient le faire.

Il ſemble pourtant qu’il eſt neceſſaire de détruire les préventions du peuple ſur la terreur du mal, qui l’empêche de ſe ſécourir les uns les autres, auſſi bien que celles, qui regardent la Contagion, & qui cauſent un ſi grand dérangement dans les Provinces, dans les Royaumes, & ſi je l’oſe dire, dans toute l’Europe ; Cela eſt vray ; mais pour les détruire ces préventions, il ne faut pas donner dans l’extremité oppoſée, qui n’eſt pas moins contraire au bien public. Pouſſer la terreur du mal juſques à l’abandonnement des malades, c’eſt une barbare cruauté ; étendre la crainte de la Contagion au delà du temps, & des meſures ſuffiſantes pour en purger tout ſoupçon raiſonnable, c’eſt troubler la ſocieté, c’eſt y mettre un dérangement géneral. Mais auſſi regarder la peſte comme une maladie ordinaire, & perſuader aux gens de s’y livrer avec une entiere liberté, c’eſt les expoſer au danger de périr & de faire périr tous les autres. Nier abſolument la Contagion & inſpirer au peuple une téméraire confiance, c’eſt donner lieu à tous les deſordres & à tous les malheurs, dont nous gémiſſons encore, de ſe répandre dans toute une Province, & dans tout un Royaume. Il ne faut rien outrer dans une matiere de cette importance ; & pour ne pas donner dans aucune de ces facheuſes extremités, il n’y a pour la Contagion qu’à la réduire dans ſes juſtes bornes, & établir ſur des faits conſtants, & bien averés des regles ſures pour le commerce & pour la communication en temps de Peſte. C’eſt ce que les Médecins auroient pû faire dans cette occaſion, s’ils avoient été plus unis, & ſi dégagés chacun de ſes préventions & des vûës particulieres, ils avoient fait un traitté en commun, dans lequel ils auroient donné des regles ſûres & ſinceres pour tout ce qui regarde cette maladie. Ce travail auroit été plus glorieux pour eux, & plus utile pour le public, que tous ces mêmes ouvrages qui ne donnent que des idées fauſſes ou tout au moins imparfaites de la Peſte, & dans leſquels ils n’ont fait entrer que des vûës particulieres. Il eſt à ſouhaitter que quelqu’un de ceux, qui ont été emploïés pendant la Contagion, libre de tout engagement, réponde à l’attente du Public ſur un ſemblable ouvrage.

Pour ce qui eſt de la terreur du mal ce n’eſt pas dans une vaine Philoſophie qu’il faut chercher des motifs propres à porter les hommes à la ſurmonter. La Religion eſt une reſſource plus ſure & plus abondante, où l’on doit puiſer des motifs plus forts & plus puiſſants pour exciter la charité des fidelles, que tous ces ſpecieux raiſonnemens d’une fauſſe ſpeculation. Qu’on leur laiſſe prendre les meſures & les ſages précautions que la prudence humaine ſuggere, que la médecine enſeigne, que l’experience authoriſe, & que la Religion permet ; mais en même temps qu’on leur diſe avec ſaint Jean, qu’ils doivent[40] donner leur vie pour leurs freres, que perſonne ne peut avoir un plus grand amour que de donner ſa vie pour ſes amis. Qu’il y a une étroite obligation de le faire par charité, que c’eſt là un précepte formel, où il n’y a ny équivoque ny obſcurité, nous devons[41] dit ſaint Jean, qu’on leur repreſente comme autre-fois ſaint Cyprien aux Habitans de Carthage, que cette Contagion & cette Peſte, dont leur Ville eſt affligée, n’eſt qu’une épreuve génerale que Dieu a voulu faire de leur charité[42]. Qu’on leur apprene ce que les ſains doivent aux malades, ce que les enfans doivent à leurs Peres, ce que les Peres doivent à leurs enfans, ce que les maris & les femmes, les maîtres & les domeſtiques ſe doivent réciproquement : qu’on leur diſe qu’ils doivent s’expoſer les uns pour les autres, & ſacrifier leur propre vie pour ſe rendre les uns aux autres l’aſſiſtance neceſſaire. Qu’on leur propoſe l’exemple de J. C. ſur lequel ſaint Jean fonde cette obligation, celuy de tant de Saints, celuy même des infidelles du Levant : qu’on leur rapelle encore l’exemple des premiers Chrêtiens[43], & ſurtout de ceux d’alexandrie, qui au raport de ſaint Denis leur Evêque, ſans crainte du peril viſitoient les malades, les ſervoient aſſidüement, & leur donnoient des remedes, quoyqu’ils fuſſent aſſurés qu’en exerçant ces actes de charité, ils contractoient bien-tôt la même maladie ; ce que ſaint Denis exprime d’une maniere, qui fait comprendre qu’ils le faiſoient de gayeté de cœur, & avec une liberté entiere ; ils pouſſoient même leur charité plus loin, ils fermoient dit-il, les yeux & la bouche aux mourans, ils lavoient les morts, les habilloient, & les portoient en terre ſur leurs épaules, & ceux qui leur rendoient ce pieux devoir le recevoient bien-tôt des autres qui éprouvoient bien-tôt le même ſort ; les Gentils, continue-t’il, faiſoient tout le contraire, dès que quelqu’un tomboit malade, ils le mettoient dehors, ils fuyoient ceux qui leur étoient les plus chers, & s’ils venoient à mourir, ils les jettoient dans la ruë, où il les laiſſoient ſans Sépulture, fuyant leur aproche crainte de la mort qu’ils ne pouvoient pas éviter avec toutes leurs précautions.

Tels ſont les motifs par leſquels on doit raſſurer le Peuple, infiniment plus puiſſants & plus propres à l’enhardir à ſe ſecourir les uns les autres en temps de peſte, que tous ces vains ſyſtêmes d’une nouvelle médecine, qui ne peuvent tout au plus qu’étourdir l’eſprit, ou pour mieux-dire, l’imagination ſur la vûë du péril, mais qui ſont incapables d’inſpirer cette charité chrêtienne & héroïque, qui peut ſeule nous mettre audeſſus de la crainte des dangers, & nous raſſurer contre les fraïeurs de la mort, quand il faut nous y expoſer pour ſauver nos freres. Cette diſgreſſion nous a paru néceſſaire pour détruire une erreur d’autant plus dangereuſe, qu’elle eſt ſoutenuë par de celebres Médecins ; nous ne prétendons pas par là extenuer leur mérite, mais ſeulement rendre à la verité ce que nous luy devons. Revenons à préſent à nôtre hiſtoire litteraire.




CHAPITRE XXIII.


Suite des Ouvrages imprimés ſur la Peſte.
Nouvelles decouvertes
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POur appaiſer les murmures des Médecins & Chirurgiens étrangers, Mrs. Chycoineau & Verny leur propoſerent de réünir leurs obſervations pour en faire un corps d’ouvrage avec la relation ſuccinte. Ils firent diverſes conferences pour ce ſujet, dans leſquelles chacun raporta ſes obſervations, mais il leur fut impoſſible de convenir, ſoit par raport au rang où chacun devoit être placé dans cet ouvrage, ſoit parce que la pluſpart des obſervations des autres Médecins ſe trouvoient contraires aux cinq Claſſes, & à la methode propoſées dans la Relation ſuccinte, dont Mrs. Chicoyneau & Verny ne voulurent pas ſe départir.

Mr. Deidier avoit déjà donné au Public ſes obſervations, dont trois avoient été imprimées à Lyon, & quatre à Valence. Ces obſervations ſont faites avec beaucoup d’exactitude, l’inſpection des excremens marque une attention fort ſcrupuleuſe, & une grande tranquilité de la part de l’Obſervateur. Partout ce ſont les mauvais alimens, & la terreur du mal, qui ſont les cauſes de la maladie. La couleur verdatre des excremens ſoutient cette conjecture ; il n’a garde de reconnoître la Contagion, il ne donne pas dans une idée ſi commune, il la laiſſe au commun des Médecins, il aime mieux recourir aux cauſes ordinaires des maladies : il nous donna enſuite diverſes Lettres, qu’il avoit écrites à divers amis ſur le mal ; La premiere à Mr. Montreſſe Médecin de Valence avoit paru à la tête des Obſervations cy-deſſus. Autre Lettre à Mr. Fize Médecin & Profeſſeur de Mathematiques à Montpellier. Autre Lettre à Mr. Mangue Médecin de l’Hôpital Royal à Straſbourg. Ces deux dernieres ſont pourtant les mêmes à quelques mots près ; Réponſe de Mr. Maugue qui eſt très bien écrite, autre Lettre de Mr. Montreſſe à Mr. Deidier, & Réponſe de celuy-cy au même. Enfin autre Lettre de Mr. Fabre Médecin du Martigue à Mr. Deidier. Nous ne ſaurions entrer dans tous les raiſonemens de Médecine, qui ſont répandus dans toutes ces Lettres, ce ſont toûjours les mêmes idées des mauvais alimens, des indigeſtions, de la peur, qui reviennent dans les Lettres comme dans les obſervations, dans leſquelles on voit que l’un s’eſt gorgé de figues, l’autre a mangé du mauvais pain, celuy-cy a commencé d’avoir peur, aucun n’a pris ſon mal par la communication avec un autre malade. C’eſt toûjours le même entêtement contre la contagion, & ſur-tout contre celles des marchandiſes infectées ; Il explique bien la nature de la maladie par la coagulation du ſang, & celle-cy par les diſpoſitions, que luy donnent les cauſes ordinaires ; mais il garde un profond ſilence ſur la premiere cauſe, qui le coagule, & qui met en œuvre ces funeſtes diſpoſitions. Enfin toutes ces Lettres ne ſont qu’un commerce reciproque de loüanges, que ces Médecins ſe donnent, & auxquelles le Public ne prend aucune part.

On vit paroître en même temps une Lettre de Mr. Pons Médecin à Mr. Bon premier Préſident à la Cour des Comptes à Montpellier, qui la fit imprimer. Ce Médecin avoit eu moïen de bien examiner la maladie dans l’Hôpital du jeu de Mail, où il avoit été placé, & où il a travaillé avec autant d’aplication que de ſuccès. Il établit dans cette Lettre une analogie entre la petite verole & la peſte, & il admet dans l’air une ſemence de l’un & de l’autre : Ce parallelle eſt aſſes bien ſoutenu dans cette Lettre, & il n’y auroit qu’à le vérifier, & à le perfectionner pour rendre la méthode de traitter la peſte auſſi ſûre que celle de la petite verole. Quoyque ce Médecin, ſoit aſſes de bonne foy. Pour n’avoir pas donné cette analogie comme une penſée nouvelle, mais ſeulement comme une idée que tout Médecin pouvoit ſaiſir, & appliquer à ſa maniere, on n’a pas laiſſé, de luy en faire un crime, & de luy envier l’honneur, qui pouvoit luy en revenir. Gens accoûtumés à ſe tout attribuer, & à rabaiſſer le merite des autres ont revendiqué cette penſée comme un vol, qui leur avoit été fait[44] : nous verrons bien-tôt quelque procès intenté ſur ce vol, la choſe n’eſt pas ſans exemple.

Parurent enſuite les obſervations de Mr. Maille un des trois Médecins envoïés de Paris & Profeſſeur à Cahors ; elles ſont précedées d’une Lettre à Mr. Calvet ſon Collegue & ſon Doyen, auquel il envoit ſes obſervations. La Lettre nous montre d’abord la fin qu’il s’y propoſe ; Car elle debute par des loüanges, qu’il donne ſucceſſivement à tous ceux, qu’il veut ſe rendre favorables. Après ces éloges ſi bien amenés, ce Profeſſeur fait une legere deſcription de l’état de nôtre Ville, & il ne manque pas de s’arroger comme les autres, la gloire d’en avoit banni l’eſprit de crainte & de terreur, de nous avoir raſſuré par ſon exemple, & de nous avoir inſpiré de la confiance. A voir ce Médecin faire ainſi le brave, ne diroit-on pas qu’il a viſité tous les peſtiferés de Marſeille ? Peut-on voir ſans émotion un Médecin inſulter aux autres par une fauſſe bravoure : après une legere deſcription de la maladie, qu’il ne nomme pourtant jamais, il fait quelques raiſonnemens ſur ſa cauſe. Il ne veut point que ce ſoient des miaſmes contagieux aportés dans des marchandiſes du Levant, & cela pour deux raiſons, 1°. parce qu’on entre[45], dit-il ; dans les maiſons infectées, qu’on manie les hardes des morts, qu’on tranſporte & qu’on refait leur matelas ſans prendre le mal. Comment peut-on oſer avancer des faits auſſi contraires à la verité ? Ce n’étoit pas par un ſimple attouchement paſſager, mais par l’uſage des hardes infectées quels mal le communiquoit. 2°. parcequ’il ne connoit pas l’action de ces miaſmes comment ils peuvent agir puiſſamment ſur d’autres corps ſans ſe détruire, paſſer de l’un à l’autre & porter dans tous le deſordre & l’abattement. Il n’y a rien en tout cela qu’on ne puiſſe bien concevoir avec une attention médiocre, & quand on ne le pourroit pas, devons-nous meſurer les forces de la nature par celles de nôtre génie ? Je ne le conçois point, donc cela n’eſt pas ; un Profeſſeur peut-il trouver cette conſequence legitime ? Il aime mieux reconnoître pour cauſe du mal les mauvais alimens, le bled pourri dans le fond des Vaiſſeaux, les fruits, les féves, il pouvoit y mettre encore les pois. Que ce Médecin étoit peu inſtruit de l’état de nôtre Ville s’il avoit daigné s’en informer, on luy auroit dit qu’avant la peſte ny pendant ſa durée, il n’y a jamais eü diſette de bled, que ces bleds pourris dans le fond des vaiſſeaux ne ſont achetés que pour la Volaille & pour les Cochons, & qu’il n’y a en cette Ville que les Forçats, dont les féves ſoient la nourriture ordinaire, ils n’ont pourtant pas été les plus maltraités du mal ; Enfin partout c’eſt la digeſtion troublée par la fraïeur & par la crainte ; ſur ce pied la perſonne n’auroit échapé à la maladie, car il n’en eſt aucun qui ait été exempt de cette crainte, Eh ! comment s’en ſeroit-il garanti luy-même ? C’eſt pourtant à la faveur de cette crainte, que les plus prudens ſe ſont ſauvés du malheur commun.

Les obſervations ne contiennent rien d’extraordinoire que l’attention du Médecin à ſuivre les malades jour par jour, au reſte elles chantent comme la Lettre, ſi une mere meurt en 24. heures, c’eſt parcequ’elle eſt occupée du danger qui menaçoit ſon fils, & ſi le fils entre en phreneſie, c’eſt parcequ’il eſt effraïé de la mort de ſa mere. Voilà toûjours mes gens qui ramenent tout à la peur. C’eſt là leur grand reſſort qu’ils font mouvoir comme ils veulent. Ils n’oſent pas mordre à la pomme, & nous apprendre d’où eſt venuë cette peur dans le premier malade, & dans les enfans. Ce ſont toûjours les indigeſtions, qu’ils nous diſent donc par quelle fatalité les indigeſtions de 1720. ont produit la peſte, tandis qu’elles ne produiſent que des maladies ordinaires les autres années ? Comment eſt-ce qu’elles la produiſent dans des Villes ſeparées l’une de l’autre par une troiſiéme, qui reſte ſaine ? S’ils y joignent une cauſe generale, qui donne le ton, & le mouvement aux cauſes ordinaires, qu’ils la nomment donc cette cauſe generale, s’ils veulent nous perſuader qu’ils la reconnoiſſent. Enfin dans tout cet ouvrage le mot de Peſte & celuy de Contagion ne s’y trouvent pas une ſeule fois, l’Autheur a toûjours été ſur ſes gardes là-deſſus ; comme il envoïoit ſes obſervations dans ſon Païs, il a craint ſans doute que ces mots n’y portaſſent la terreur, & par conſequent la maladie.

Tous ces ouvrages des Medecins firent comprendre qu’ils avoient d’autres vûës que celle d’éclaircir la maladie, & qu’ils ne faiſoient que ſuivre le ton qu’on leur avoit donné ; & deſlors la peſte devint un païs de conquête, ou chacun crût avoir droit de faire des excurſions. Deux Marchands oiſifs par la ſuſpenſion de leur commerce, s’aviſerent de redreſſer les idées des Medecins par un petit ouvrage intitulé le ſyſtême populaire ſur la peſte. Il conſiſte en differentes lettres, que ces Negocians s’écrivent l’un à l’autre ; les premieres roulent ſur ces plaiſanteries ſi ſouvent rebatües, que l’on fait ſur les Medecins & ſur leur art, quand on n’a beſoin ni de l’un ni de l’autre. Ils y expoſent les variations des Medecins ſur la maladie preſente, & enfin dans la troiſiéme, ils expliquent ce ſyſtême populaire, qui conſiſte à croire que la peſte étant un fleau du Ciel, elle n’eſt pas moins au-deſſus de la connoiſſance des Medecins que de leurs remedes. Ils prouvent le premier article par l’Ecriture, & le ſecond par le propre aveu des Medecins, & par le petit nombre des guériſons qu’ils ont opérées ; ils leur reprochent même de n’avoir pû ſauver aucun de leurs Chirurgiens & Garçons dont il a péri un ſi grand nombre. Ils ſe retranchent pour tout remede à la ſimple tiſane & à quelque leger cordial, ſelon l’uſage du Levant, où la maladie eſt familiere. Ils apuyent leur pratique par cette réflexion, que la peſte attaquant plus les pauvres que les riches, elle ne demande que les alimens & les remedes les plus ſimples ; comme ſi Dieu eût voulu les proportionner à leur état, & nous marquer par-là qu’il s’en reſerve la guériſon, que nous ne devons attendre que de lui. Voilà quel eſt ce ſyſtême populaire, dont la contagion fait le principal fondement. Un ouvrage qui attaquoit de front la faculté, ne pouvoit pas le faire impunément : un Eccleſiaſtique de cette Ville prit ſa défenſe, & il y eût de part & d’autre une multitude de petits écrits, qui divertirent le Public pendant un fort long-tems.

Un adverſaire infiniment plus redoutable s’éleva contre ce ſyſtême populaire, c’eſt Mr. Boyer Medecin de la Marine à Toulon, qui dès le commencement de cette contagion nous avoit envoyé de cette Ville une diſſertation ſur la peſte de Marſeille, dans laquelle il attribuë cette maladie à des ſels vitrioliques, & dont nous ne rendrons aucun compte, parce qu’elle ne fût pas imprimée ici. Ce Médecin donc, ſoit qu’ayant lû le ſiſtême populaire, il ne pût ſouffrir que des prophanes euſſent la temerité de s’ingerer dans les miſteres de la Medecine, ſoit qu’il voulut combattre l’erreur de la contagion, qui commençoit à ſe répandre dans ſa Ville comme ici, ce Medecin, dis-je, nous envoya de Toulon ou il étoit enfermé dans l’Arſenal, un Ecrit intitulé, Refutation des anciennes opinions touchant la peſte. Il prétend par cet ouvrage détruire les préjugés[46] de l’enfance & de la credulité publique, & combattre les erreurs & les préventions populaires qu’il reduit à quatre. 1°. Que la peſte eſt un fleau du Ciel, qui ravage les peuples qui ont irrité ſa colere. 2°. Que c’eſt une maladie cruelle que l’on ne guérit pas. 3°. Qu’elle ſe communique. 4°. Que ſes vrais préſervatifs ſont la flamme & la ſuite, quatre chefs dont cet Auteur va nous montrer le faux, & étaler aux yeux de toute la Provence les abus funeſtes qui naiſſent de ſemblables préventions. Il attaque le premier chef par la difference des tems, nous ne ſommes plus ſous le regne de David, la peſte de ce tems-la ne dura que trois jours, & celle de Marſeille a duré près de dix mois ; de plus, les circonſtances du lieu lui ont donné l’être. Sur le ſecond, qui oſera, dit-il, nier que la peſte ſoit une maladie ordinaire ? Les Pays Orientaux n’en ſont-ils pas tous les ans infectés ? Le Nord en eſt-il exempt ? Il ſoûtient ces raiſons par la comparaiſon des péripneumonies, des fiévres malignes & pourpreuſes, de la petite verole, &c. ce ſont, dit-il, autant de peſtes[47] qui n’épouvantent point, parce qu’on eſt accoûtumé à leurs ravages, & après il s’écrie, quel aveuglement ! Il ceſſera cet aveuglement, quand on lui verra guérir la peſte auſſi facilement que toutes ces maladies. Il décrit enſuite les maux que cauſe la terreur de la peſte, c’eſt un cahos, dit-il, où chacun court au précipice[48] : il regarde la peſte comme un mal connu & qui n’eſt pas incurable, il ſe déchaîne contre tous ceux qui inſinuent le contraire, & cela en homme qui veut corriger les erreurs & les préventions populaires. Contre le troiſiéme chef, qui eſt celui de la contagion ou de la communicabilité de la peſte, & qu’il dit être le plus difficile à combatre[49] ; il opoſe les raiſons les plus victorieuſes. On en va juger ; 1 °. il opoſe la Lettre latine de Mrs. Chicoyneau & Verny, qui nient la Contagion. Mais n’eſt-ce point là ce qu’on appelle dans l’Ecole une petition de principe, 2°. Leur exemple en ce qu’aïant communiqué de près avec les malades, ils ſe ſont garantis du mal ; Pour deux hommes ſauvés malgré la communication, combien d’autres en a-t’elle fait perir ? 3°. en 1654. La Ville d’Arras a été deſolée par la peſte, & elle n’a nulle correſpondance dans le Levant, mais n’y a-t’il point d’autre peſte que celle qui vient par contagion ? L’Autheur reconnoit qu’il y en a, puiſqu’il cite une autre peſte de la même Ville en 1710. qu’il dit être venuë des Champignons. Nous paſſons les autres raiſonnemens de l’Autheur, ils ſont tous de la même force. Enfin après s’être bien eſcrimé contre la contagion, il ſe radoucit, & il en avoüe le danger, en reduiſant à certaines bornes la communication neceſſaire pour contracter le mal, il faut dit-il[50], habiter ſous le même Toict, boire, manger, & coucher enſemble ; C’eſt ainſi qu’on l’entend de la Contagion des perſonnes. De tous ces raiſonnemens il en tire cette maxime que la crainte d’une communication mal entenduë ne doit pas nous empêcher de faire nôtre devoir : cette propoſition, dit-il, n’eſt pas cenſurable ; cela eſt vrai, mais celle qui la ſuit merite une ſevere cenſure, les mauvais alimens ſeuls ſemblent déclarer les veritables fondemens de la peſte, & la terreur qui la ſuit, les ſources inévitables de la mortalité. C’eſt ici l’écho de Mrs. Chicoyneau & Verny ; il ne fait que répéter ce qu’ils ont dit : il pourſuit dans le même ſtile les inconveniens des préſervatifs de la fuite & du feu, qui ſont le quatriéme chef ; on lui paſſera celui-ci, pourveu qu’il nous accorde le premier. Ce Medecin a eu l’occaſion de faire valoir ſes maximes, mais les ravages que la peſte fait à Toulon nous les rendent toûjours plus ſuſpectes.

Le traité du Medecin de la Marine ne fût pas long-tems ſans réponſe. Mr. Peiſſonel jeune Medecin de cette Ville le refute, & le ſuit pied à pied dans un ouvrage qui a pour titre, Diſſertation ſur les opinions anciennes & nouvelles touchant la peſte ; il ne faut pourtant pas prendre ce titre à la rigueur, car l’Auteur n’entre pas fort avant dans la matiere : il ſe contente ſeulement de faire quelques raiſonnemens très-communs & très-ſenſibles ſur les quatre chefs ſoûtenus par Mr. Boyer. Il regarde ces chefs comme l’opinion de tous les Modernes, & il leur opoſe les ſentimens populaires qu’il prend pour celui des Anciens. Enfin il balance les inconveniens de part & d’autre, & il ſe déclare pour les derniers. Si on doit loüer l’émulation des jeunes gens, qui ſe hâtent de donner des preuves de leur aplication & de leur zele pour le Public, on doit auſſi les avertir que ces productions prématurées, qu’on ne ſe donne pas le tems de digerer, & qui ne rempliſſent pas tout ce qu’elles promettent par un titre magnifique, marquent toûjours un défaut de juſteſſe & d’exactitude ; cependant toute la Ville applaudit à cet ouvrage, qui favoriſe l’opinion commune. Il n’y a que le Medecin de Toulon, qui l’a regardé comme un effort inutile d’un Pygmée peu digne de ſa colere & de ſon reſſentiment : il n’en a pas agi de même avec Mr. Deidier, avec lequel ils ſe ſont batus rudement par des lettres très-aigres & très-vives, dont les copies ont couru dans le Public, & nous pouvons dire que cette ſcene n’a pas été des moins divertiſſantes de toutes celles que les Medecins ont donné dans cette Ville.

Il n’eſt pas juſqu’au Frere Victorin Quêteur des Auguſtins Reformés, qui ne ſe ſoit crû en droit d’écrire ſur la peſte par une lettre à un de ſes amis. Ce Frere avoit bien montré d’autres talens que celui de Quêteur, mais on ne lui ſçavoit pas encore celui d’être Phiſicien & Chimiſte : il ſe propoſe dans cette lettre d’expliquer la nature du mal, ſes remedes, & la maniere de s’en préſerver. Il reconnoit diverſes peſtes qui affligent les hommes, les animaux, & même les plantes ; il les attribuë aux exhalaiſons minerales, & celle de Marſeille à la contagion des marchandiſes infectées aportées du Levant. Il n’étoit pas poſſible qu’un Frere Laïc s’éleva au-deſſus de ces idées communes. Il explique la nature du mal & de ſa cauſe, par un ſel volatil acre, d’une nature vitriolique & arſenicale, qui coagule le ſang. Pour guérir cette maladie, il ne demande qu’un remede propre à détruire ce ſel veneneux, & il croit l’avoir trouvé dans le mercure, en le combinant avec les autres remedes, ſelon les indications que préſente l’état du malade, tels que ſont les ſudorifiques, les abſorbans, & les évacuants, ce qui lui donne lieu de parcourir les differentes préparations du mercure, parmi leſquelles il adopte l’athyops mineral, & le cinabre, qu’il préfere même au premier. On ne ſçait où eſt-ce que ce Frere a ſi bien apris à connoître le mercure ? Il continuë par la maniere de traitter les bubons & les charbons, & il apuye ſa methode par ſa propre expérience, & par celle de quelques malades qu’il dit avoir guéri, viennent enſuite les moyens préſervatifs qu’il met dans l’éloignement de tout commerce, dans l’uſage des bons alimens, des remedes propres à rendre le ſang fluide, & dans les parfums. Quoique cet ouvrage ne ſoit pas fort regulier, on peut dire pourtant que le nom de l’Auteur en rehauſſe le prix. Je ne ſçai même s’il ne pourroit pas entrer en parallele avec les autres, je ſçai bien au moins que le Public lui a donné la préference.

Enfin Mrs. Chicoyneau & Deidier voulurent nous faire leur adieu par un dernier ouvrage qu’ils nous laiſſerent chacun en partant. Le premier par une lettre de Mr. Lamoniere Medecin de Lyon, & ſa réponſe à ce Medecin ; il laiſſa l’une & l’autre en partant chez l’Imprimeur. Et le ſecond par une decouverte ſinguliere qu’il communiqua aux puiſſances de cette Ville, avant que de partir. Les lettres du premier ne roulent comme les autres que ſur des complimens reciproques, & la réponſe n’eſt qu’une confirmation des ſentimens avancés dans ſes autres ouvrages. La terreur & la crainte y ſont miſes dans tout leur jour, & la prétenduë contagion y eſt détruite de fond en comble : veritablement il y reconnoît une premiere cauſe qui met en branle toutes les autres, mais il garde toûjours un profond ſilence ſur la nature de cette premiere cauſe ; il dit ſeulement qu’elle eſt la même que celle des maladies épidemiques. Mais en voilà aſſez pour une matiere ſi ſouvent rebatuë. Mr. Deidier nous a laiſſé quelque choſe de plus curieux & de plus nouveau, non ſeulement il a travaillé pour l’avenir, mais il a encore pouſſé ſes recherches dans le paſſé. Mr. Pons l’avoit déja fait avant lui, il avoit découvert que la peſte étoit dans Marſeille, non ſeulement avant le mois de May de 1720. qui eſt le tems de l’arrivée de ce Vaiſſeau, que nous regardons comme la ſource de nos malheurs, mais même dès l’année précedente 1719. & pour cela il a fouillé dans nos Regiſtres mortuaires, & il a trouvé qu’en ce tems-là pluſieurs Perſonnes étoient mortes de la peſte. Il a cherché dans les familles, & il a reconnu des gens de tout âge & de tout ſexe, qui en cette même année de 1719. avoient eu des ſymptomes de cette maladie. Pour prouver le premier article, il nous cite des morts ſubites de quelques perſonnes connuës, arrivées cette même année, & il nous dit que ces morts ſubites étoient des avant-coureurs de la peſte. Si cela eſt cette peſte a été bien lente dans ſes progrès, & il faut avoüer qu’Horace[51] a bien raiſon de dire que la peine qui ſuit le coupable eſt d’autant plus terrible qu’elle eſt plus lente & plus long-tems ſuſpenduë. Pour le ſecond article, il a fait une exacte recherche de tous ceux qui avoient eu des boutons, des furoncles, des charbons, & autres tumeurs cette même année, il a gratté leurs cicatrices, & il y a aperçu d’anciens veſtiges de peſte. Malheureux aveugles que nous étions, Marſeille nourriſſoit la peſte dans ſon ſein ſans le ſçavoir.

Mr. Deidier s’y eſt pris d’une autre maniere, il a employé tour à tour les expériences & les raiſonnemens, pour prouver que la peſte, qui fût à peine reconnuë par ſes Collegues dans le mois d’Août, étoit pourtant dans Marſeille avant le mois de May, & dès l’année précedente. L’Apoticaire de l’Hôpital du Mail, qui eſt auſſi Medecin, fit quelques experiences ſur des chiens ; il injecta aux uns par diverſes veines de la bile des peſtiferés, il en mit à d’autres dans des playes faites exprès, & ces animaux parurent malades, & moururent dans quatre jours, avec des charbons & des bubons, à ce qu’il dit, cette bile mêlée avec de l’eſprit de vitriol devint verte d’un vert d’herbe, l’eſprit de nitre la rendit noire, & le ſel ou l’huile de tartre lui redonna ſa couleur jaune & naturelle. Il avoit aperçu qu’un chien qui rodoit depuis long-tems dans cet Hôpital, où il mangeoit les glandes arrachées des bubons, lêchoit le pus & le ſang des peſtiferés, n’avoit jamais paru malade, il injecta dans ce même chien de la bile peſtiferée, & auſſitôt ce chien fût réellement frapé de peſte. Ayant communiqué ſes expériences à Mr. Deidier, celui-ci les jugea propres pour ſervir à ſes deſſeins & à ſon ſiſtême, & crût devoir mettre à profit une ſi bonne trouvaille ; il bâtit là-deſſus une ſuite de douze obſervations dans leſquelles il prétend démontrer 1°. que la peſte reſide dans une bile verdâtre ; 2°. que les mauvais alimens, qui produiſent cette bile, ſont les ſeules cauſes de la peſte. De ces deux principes il en tire deux conſequences ; la premiere que l’air ni les marchandiſes infectées ne peuvent point avoir produit cette maladie ; & la ſeconde, que la peſte étoit à Marſeille avant le mois de May, & par conſequent avant l’arrivée du Vaiſſeau du Capitaine Châtaud. Suivons l’auteur dans tous ces raiſonnemens, pour être convaincus que ces principes ne ſont pas plus certains que les conſequences qu’il en tire.

Les raiſons qui prouvent le premier principe, ſont 1°. que la bile ſeule injectée dans un chien, ou verſée dans une playe qu’on lui a faite exprès, lui donne la peſte bien marquée par tous les ſymptomes. Quoi qu’il en ſoit de cette peſte communiquée au chien, & que l’on affecte dans ces obſervations de revêtir de tous les caracteres de la maladie, a-t’on injecté quelqu’une des autres humeurs d’un peſtiferé ? Cette épreuve étoit-elle plus difficile que l’autre, & devoit-elle échaper à un Medecin, qui veut établir un nouveau ſyſtême, qu’il ne ſçauroit trop bien fonder ? Nous dira-t’il que l’experience du chien de l’Hôpital qui ſe nourriſſoit des chairs, du ſang, & du pus des peſtiferés, tient lieu de toutes ces expériences ? Mais en voici une contraire. Dans l’Hôpital des peſtiferés des Galeres, il y avoit un chien qui y lêchoit de tems en tems les apareils que l’on ôtoit des playes : ce chien parut malade quelque tems après, & il lui ſurvint une tumeur à l’aîne ; alors on le tua d’un coup de fuſil ; s’il m’eſt permis de me ſervir de la fameuſe comparaiſon de la petite verole avec la peſte, dont tant de gens veulent ſe faire honneur, ne ſçait-on pas qu’on ente la petite verole, en verſant du pus d’un verolé dans une inciſion que l’on fait à un homme ſain, qui prend d’abord la même maladie. Sur cela que penſer du chien qui s’eſt nourri ſi long-tems de ces humeurs peſtiferées, ſans en avoir paru incommodé, & qui a pris la peſte, dès qu’on lui a injecté de la bile infectée, ſinon que s’étant accoûtumé peu à peu à ces alimens infectés, il n’en recevoit aucune impreſſion fâcheuſe, comme ceux qui ſe ſont accoûtumés peu à peu à l’opium & aux poiſons les plus actifs, & que la bile injectée immediatement dans ſon ſang, a dû y faire des impreſſions plus fortes que les alimens peſtiferés, qui ſouffrent des alterations dans l’eſtomach & dans les premieres voies. 2°. Qu’on a trouvé la veſicule du fiel pleine d’une bile verdâtre dans tous les chiens à qui on avoit communiqué la peſte par l’injection de cette liqueur ; ſi c’eſt la bile injectée qui a rendu les chiens malades, celle que l’on a trouvé dans leurs veſicules ne pouvoit donc pas être la cauſe du mal, elle n’en étoit donc que l’effet. Il en eſt de même de celle qui a été trouvée dans la veſicule des cadavres ouverts : pourquoi ne ſera-t’elle pas en ceux-ci une production de la maladie, comme dans les chiens ? Remarquons en paſſant qu’on ne manque pas d’avoir obſervé dans ces cadavres, dont il eſt parlé dans les obſervations, que le cœur & les autres viſceres étoient engorgés d’un ſang noir & épaiſſi par cette bile verdâtre, ſans faire attention que ces malades cités dans la ſeconde obſervation, étoient morts ſubitement, & peut-être de quelqu’autre maladie que la peſte ; car en ce tems-là elle ne donnoit plus de morts ſubites, ce n’a été qu’au commencement. Tel a été le Sr. Bourget, dont il eſt parlé, qui étoit un homme fort gros & fort replet, & qui après avoir bien ſoupé le ſoir, fût trouvé mort le lendemain matin dans ſon lit, ſans aucune marque de peſte ; or les Medecins nous diſent que l’on trouve toûjours de ces engorgemens de ſang dans les ſujets, qui ſont morts ſubitement, & dont la maladie a été très-courte. Toutes les autres circonſtances des découvertes faites par les ouvertures des cadavres peſtiferés, ſont très bien accommodées au ſyſtême, & donnent lieu de croire qu’elles ont été faites avec la même exactitude, que celles où il avoit découvert que le ſang des peſtiferés étoit toûjours coagulé, & dont Mr. Chicoyneau a voulu parler dans ſes Obſervations[52].

Si nous ſoumettons les experiences & les principes de l’Auteur au raiſonnement, nous les trouverons tout-à-fait contraires à l’œconomie, ſelon laquelle les differentes humeurs ſe produiſent, & ſe diſtribuent dans le corps humain : car ſi dans un malade peſtiferé il n’y a que la bile verdâtre, produite par les mauvais alimens, qui ſoit infectée, & que toutes les autres humeurs reſtent dans leur pureté naturelle, comment eſt-ce que ces mauvais alimens ont pû gâter la bile, ſans communiquer leurs mauvaiſes qualités au ſang dont elle ſe ſepare dans ſon couloir ordinaire ; & par quel canal toute l’infection du ſang paſſe-t’elle dans la bile & dans la veſicule du fiel, ſans ſe communiquer aux autres humeurs, qui ſe ſeparent du ſang, par la même mechanique à peu près que la bile ? Si le pus qui ſort des playes d’un peſtiferé eſt exempt d’infection, & ne peut point communiquer le mal, pourquoi eſt-ce que la ſupuration guérit la maladie, & que l’on en voit diminuer les ſymptomes à vûë d’œil, à meſure qu’elle s’avance ? Si le bubon eſt la criſe de la peſte, comme l’Auteur l’a dit dans les lettres imprimées, comment peut-il l’être, ſi l’humeur morbifique ne s’évacuë pas par la ſupuration du bubon ? & ſi elle s’évacuë, comment ſe peut-il qu’elle ne ſoit pas infectée & ne communique pas la maladie ? Enfin ſi la bile verdâtre eſt l’unique cauſe prochaine de la maladie, elle doit l’être auſſi des ſymptomes ; elle doit donc ſe mêler à cette limphe épaiſſie, qui produit ces ſortes de tumeurs ; mais peut-elle ſe mêler ſans lui communiquer ſon vice ? Un Auteur ſi fécond en nouvelles découvertes, & ſi ingenieux à en tirer des conſequences favorables, ne manquera pas ſans doute de concilier ces contrariétés, & de nous aplanir des difficultés, qui ſeroient embarraſſantes pour tout autre que lui.

Pour nous faire recevoir le ſecond principe, qui eſt que les mauvais alimens, qui ont produit cette bile verdâtre, ſont la ſeule cauſe de la peſte, l’Autheur devoit nous faire voir comment eſt-ce que les mauvais alimens de l’année précedente, ont pû gâter la bile à un tel point qu’elle nous ait donné la peſte. Car enfin nous avons bien paſſé des années de diſette, & de ſterilité ſans être affligés de ce fleau. En 1709. l’une & l’autre furent extrêmes, le froid de l’hyver fût exceſſif, le ſuc des plantes fût ſi épaiſſi qu’elles moururent preſque toutes ; cependant cette diſette extrême & ce deſordre géneral des Elemens & de toute la nature ne nous produiſirent que des fiévres malignes ordinaires, bien differentes de la maladie d’aujourd’huy, quoy qu’on en diſe, puiſque les mêmes remedes qui guériſſoient celles-là, ont été nuiſibles pour ne pas dire mortels dans celle-cy. Mais nous allons être ſatisfaits ; quand on ſçait accommoder les ouvertures des Cadavres à ſon ſiſtême, on n’eſt pas en peine d’arranger les revolutions des ſaiſons ſelon ſes idées. Voicy comme l’Autheur ſe tire d’affaire là-deſſus dans l’obſervation. 11. „ Il y eut en 1719. une diſette de bled occaſionnée par l’irrégularité des ſaiſons & pendant les quatre mois, qui précederent la peſte le peuple de Marſeille mangea du Bled du Levant mélangé d’un tiers d’Orge, d’avoine & de Seigle. L’Eté de 1719. Les chaleurs & la ſéchereſſe furent exceſſives dans la baſſe-Provence, il n’y eut preſque pas de recolte de Bled, peu de vin, & peu d’huile ; pendant ces chaleurs qui durerent tout le mois de Juin, Juillet & Aouſt, il ne fit preſque pas de vent, celuy d’Eſt fût le ſeul qui regna très petit & fort chaud ; le ſuc des plantes ne fût pas aſſès détrempé ; les pores de la peau des habitants de cette contrée furent ſi ouverts à la tranſpiration, que le ſang de l’homme, & le ſuc des plantes ſe trouverent dépourvûs de cette ſeroſité dont ils ont coutume de ſe charger pour conſerver leur liquidité naturelle. Aux mois de Septembre, Octobre & novembre de la même année il ſurvint dans ce Païs quantité de pluyes abondantes avec de furieux vents d’Oüeſt ſouvent redoublés ſurtout le 8. le 20. Septembre & le 19. Novembre, ces pluyes delaïerent un peu les liqueurs des hommes, & le ſuc des plantes, mais étant mêlées avec des vents très orageux, elles ne furent pas capables de ſurmonter l’épaiſſiſſement précedent, c’eſt à cette irrégularité des ſaiſons, qu’on doit attribuer la conſtitution d’un ſang épais qui s’eſt diſpoſé peu à peu à recevoir la peſte, tandis que le vice de la bile, qui l’a produite, s’eſt ſans doute formé par des indigeſtions réitérées que les paſſions de l’ame ſurtout la peur & la crainte ont occaſionnées. Il paroît que l’Autheur n’a travaillé que ſur de faux mémoires ou peut-être ſur l’Almanach de Marſeille de 1719. Il faut beaucoup compter ſur la credulité du public pour oſer débiter une fable ſi mal concertée ; car quel autre nom peut-on donner à ce bizarre arrangement, que l’Autheur fait de nos ſaiſons ſi peu conforme à la verité, & ſi peu capable de produire l’effet qu’il luy attribuë. Ces vaines ſuppoſitions ne meritent pas d’être refutées, le témoignage des perſonnes encore vivantes ſuffit pour les détruire. Nous allons ſeulement relever un raiſonnement qu’il y fait ; il dit que les pluïes de l’Autonne ne furent pas capables de ſurmonter l’épaiſſiſſement du ſuc des plantes, & des liqueurs des hommes cauſé par les chaleurs de l’Eté, parce qu’elles étoient mêlées avec des vents très orageux. Veut-il dire que les vents en diſperſant les pluïes les empêchent de tomber ſur la terre ? elles devroient au moins cauſer quelque changement dans nos corps par celuy qu’elles font dans l’air. Qu’il nous diſe encore comment eſt-ce que les alterations produites dans nos humeurs par les chaleurs de l’Eté de 1715). & par les mauvais alimens de cette même année, ne nous ont donné la peſte que dans le mois de Juillet de 1720. Si j’oſois le renvoïer à ſon Hypocrate, il y apprendroit que les dérangements, que les ſaiſons irregulieres font dans nos humeurs, ſe manifeſtent dans la ſaiſon, qui les ſuit immédiatement. Or nous n’avons eû aucune maladie épidemique dans l’Automne, & dans l’Hyver, qui ont ſuivi l’Eté de 1719. Ils ont été même plus ſains qu’en toute autre année. Ce n’eſt pas ſur la foy d’autruy, mais ſur nôtre propre experience que nous oſons l’aſſurer.

De ces principes & mal établis il n’en peut naître que des conſequences encore plus fauſſes ; la premiere que Mr. Deidier entre dans l’obſervation 8. eſt que l’air ny les marchandiſes infectées ne ſauroient donner la peſte, & voicy ſon raiſonnement ; De tous les animaux qui reſpirent le même air l’homme ſeul eſt attaqué de peſte, or par les expériences cy-deſſus tout chien eſt ſuſceptible de peſte & aucun chien n’en a été attaqué, donc la peſte ne vient point de l’air, mais de quelqu’autre cauſe, qui ne peut être que les mauvais alimens ſeuls capables d’attaquer la bile préferablement aux autres humeurs. Qu’il me ſoit permis de retorquer l’argument contre ce Profeſſeur. Les chiens uſent des mêmes alimens que l’homme, or tout chien eſt ſuſceptible de peſte, donc les alimens, qui ont donné la peſte à l’homme ont dû auſſi la donner aux chiens. Après cela faiſons-luy quartier pour le reſte, & laiſſons luy dire tant qu’il voudra que ces mauvais alimens attaquent la bile préferablement aux autres humeurs.

La ſeconde conſequence qu’il en tire, c’eſt que la peſte étoit à Marſeille avant le mois de May, & par conſequent avant l’arrivée du Vaiſſeau du Capitaine Chataud. La preuve en eſt déciſive ſelon luy, on en va juger. Il poſe pour principe dans la premiere obſervation que les Bubons, les Charbons, les Parotides &c. ſont les ſymptômes eſſentiels & diſtinctifs de la peſte de Marſeille, enſuite dans les obſervations 9. & 10. il prouve qu’il y a eû des perſonnes, qui dans les mois d’Avril, de May, de Juin, 1720. & même en 1719. avoient eû des Bubons, des Charbons & des Parotides, il nomme les malades, les ruës où ils demeurent, il fait l’hiſtoire de leur maladie avec la même confiance que s’il les avoient traités, De-là il conclut que ces perſonnes avoient la peſte, & par conſequent que la peſte étoit à Marſeille, avant l’arrivée du Vaiſſeau du Capitaine Chataud. Il pouvoit également conclure qu’elle étoit par tout le Royaume, car il eſt peu de Ville, où l’on ne voye toutes les années quelques malades atteints de ces ſortes de tumeurs ; mais comme nous avons à faire à un Profeſſeur, reduiſons ſon raiſonnement en forme pour pouvoir le convaincre qu’il n’eſt qu’un vray paralogiſme. Il ne trouvera pas mauvais que nous luy rapellions icy les regles de l’argumentation qu’il ne luy eſt pas permis d’ignorer. Voicy donc ſon argument. Les Bubons, Charbons, & Parotides &c. ſont les ſymptômes eſſentiels & diſtinctifs de la peſte de Marſeille. Or il y avoit à Marſeille avant le mois de May des perſonnes, qui avoient de ces ſortes de tumeurs, donc il y avoit à Marſeille des perſonnes qui avoient la peſte avant le mois de May. Sans entrer icy dans un jargon, qui ne ſeroit entendu que de peu de perſonnes, contentons-nous de renvoïer le Profeſſeur à l’art de penſer[53] où il apprendra que ſon argument n’eſt qu’un ſophiſme des plus groſſiers, dont le vice ſaute aux yeux de ceux, qui n’ont aucune idée de logique, car tout ce raiſonnement ne porte que ſur cette propoſition que les Bubons, les Charbons & les Parotides & c.[54] ſont les ſymptômes eſſentiels & diſtinctifs de la peſte de Marſeille. Il falloit y ajoûter encore le concours des ſymptômes internes, qui annoncent la maladie, & de ceux qui l’accompagnent, celuy de pluſieurs malades atteints du même mal ; de pluſieurs morts en même temps, ſa communication à ceux qui aſſiſtent les malades, en un mot la contagion ; le tout enſemble caracteriſe la maladie de Marſeille, cette idée de la maladie qui eſt certainement la veritable, une fois poſée, tout le reſte du raiſonnement tombe de luy-même ; car on voit d’abord que tous ces malades cités dans l’obſervation 11. n’ont eû que des tumeurs ſimples, qui n’étoient point revêtuës de ce terrible apareil de ſymptômes, qui conſtituë la maladie de Marſeille : pour en être convaincû, il n’y a qu’à conſtater les dates du commencement de leur maladie, de l’aparition des ſymptômes, & de leur mort. L’Autheur n’a point vû ces malades, il n’en parle que ſur le témoignage des autres, qui peut-être n’ont pas vû par eux-même. A ces témoins ſuſpects, j’oſe en opoſer un, dont la probité & l’experience ne ſauroient être revoquées en doute. C’eſt le Médecin qui deſſervoit l’Hôtel-Dieu dans les mois d’Avril, May, & Juin 1720. qui avoit encore un quartier de la miſericorde des plus étendus, & qui joignoit à cela beaucoup de pratiques en Ville, lequel aſſure n’avoir vû dans tous ces endroits aucun malade peſtiferé avant le mois de Juillet de la même année ; tous les autres Médecins de la Ville aſſurent la même choſe. Mais c’eſt trop s’arrêter à combattre des raiſonnemens, qui tombent d’eux-mêmes, & à détruire des faits, qui ſont publiquement démentis par le témoignage de toute une Ville.

Voilà donc tout le miſtere découvert, ce dernier ouvrage de Mr. Deidier vient de le déceler, & de trahir l’adreſſe des autres Médecins à le cacher ; tant de nouveaux ſyſtêmes inventés ſur la peſte, tant de fictions ingenieuſes ſur les cauſes, tant de découvertes ſur les cadavres accommodées à l’une & à l’autre, tant de Lettres imprimées, tant d’obſervations ſi artiſtement arrangées, tant d’experiences ſi bien concertées, tant de menus ouvrages donnés au Public, qui ne les demandoit pas, enfin tant de travaux & de peines que Mrs. les Médecins de Montpellier ſe ſont donnés, tout cela n’a été entrepris que pour nous perſuader que la peſte étoit à Marſeille avant le mois de May, & avant l’arrivée du Vaiſſeau du Capitaine Chataud, & qu’elle ne nous a pas été communiquée par l’infection des marchandiſes, ou des perſonnes venuës ſur ce Navire. Ils ne l’ont déclaré qu’en partant, & juſqu’alors nous ne ſavions que penſer, quand nous voyons de fameux Médecins, qui ne manquent ny de lumieres, ny d’experience, donner dans des opinions ſi extraordinaires, & affecter de faire revenir certaines idées dans tous leurs ouvrages ; tout cela nous confirmoit dans l’ancien préjugé, & nous faiſoit croire que la peſte étoit au deſſus de la connoiſſance des Médecins & de leurs remedes. Il n’en eſt pas de même aujourd’huy que leurs vûës nous ſont connuës, nôtre ſurpriſe ceſſe, nous voyons de quoy il s’agit, & nous laiſſons à chacun la liberté d’en juger,

Il faut pourtant, avoüer que nous avons de grandes obligations à ces Mrs. les Médecins de Montpellier ; Ils nous ont decillé les yeux, & nous ont appris à connoître la peſte. Nous n’avons plus rien à craindre du commerce du Levant, nos Infirmeries vont nous devenir inutiles, & déſormais nous n’aurons plus beſoin de prendre ces gênantes précautions contre les perſonnes & les marchandiſes infectées ; la peſte ne peut plus nous venir de ces contrées ſuſpectes ; elle ne peut nous reprendre, ſelon M. Pons, que quand le temps d’éclorre marqué par la providence à cette fatale ſemence de peſte, qui eſt répanduë dans l’air, ſera arrivé ; & ſelon Mr. Deidier, que quand les mauvais alimens & les révolutions des ſaiſons infecteront nôtre bile, & la rendront verdâtre ; c’eſt de quoy ils nous aſſurent ; & quand ce malheur nous arrivera, nous n’aurons qu’à tenir ferme, faire bonne contenance, en un mot n’avoir point de peur. Mrs. Chicoyneau & Verny, nous promettent que le courage & la fermeté nous garantiront du mal, ou du moins que nous en guérirons, nous ſommes d’un caractere d’eſprit ferme & conſtant. Que ſi nous ne pouvons pas maitriſer cette peur, & que malgré leurs aſſurances, elle s’empare de nous, nous prierons Mr. Maille de venir ranimer nôtre confiance, & nous raſſurer par ſon exemple. Si enfin nonobſtant ces ſecours nous ſommes ſaiſis du mal, nous aurons de quoy nous conſoler par la découverte de Mr. Deidier, qui nous a fait connoître cette maladie, & nous a fait voir qu’elle ne reſide que dans la bile ; ainſi nous n’aurons qu’à ne pas manger de mauvais alimens, à nous tenir ſur nos gardes pour ne pas exalter cette bile verdâtre, ou tout au moins pour la reprimer ; & ſi nous ne pouvons pas y réüſſir, nous aurons recours au ſel de tartre, qui la rendra jaune & naturelle. Nous voilà donc en ſûreté contre la peſte, qui va devenir la maladie la plus facile à guérir.

Voila donc tout ce que la peſte nous a produit d’ouvrages & de découvertes, malgré leſquels la maladie n’en eſt ny mieux connuë, ny plus aiſée à guérir. Elle n’en fait pas moins de ravages. On voit que tous ces Médecins ont tenu à peu près le même langage, & ont tous parlé ſur le même ton ; ils avoient aparemment les mêmes raiſons & les mêmes motifs, il n’y a parmi eux que Mrs. Bouthillier & Labadie qui aïent été dans des ſentimens contraires, auſſi n’ont-ils rien écrit : ils n’ont pourtant pas laiſſé que de travailler avec beaucoup d’aplication, de zele, & de ſuccès. Nous ne ſçaurions leur refuſer ce témoignage.




CHAPITRE XXIV.


Deſinfection generale.



PEndant que les Medecins & les autres gens de lettres s’amuſoient à écrire, Mr. le Commandant & les Magiſtrats étoient occupés d’affaires plus importantes & plus utiles pour le Public. Bien loin de donner dans les préventions des Medecins étrangers ſur la contagion, ils conſidererent que ce n’étoit pas aſſez de voir ceſſer le mal, ſi on ne prenoit des meſures pour empêcher qu’il ne ſe renouvella ; c’eſt en quoi nôtre Commandant a ſignalé ſa prudence. Comme rien n’étoit plus propre à faire reſſuſciter la peſte que les hardes & les maiſons infectées, il tourna toute ſon attention de ce côté-là, & il l’étendit même juſqu’aux Egliſes, dont on avoit été obligé de remplir les caveaux dans le fort de la mortalité. Il y avoit donc trois ſortes de deſinfection à faire, celle des hardes & meubles, celle des maiſons, & celle des Egliſes. L’entrepriſe étoit difficile : deſinfecter toute une grande Ville, où il étoit reſté fort peu de maiſons ſaines, tous les meubles de ces maiſons ſuſpectes, toutes les hardes qui avoient ſervi aux malades, le linge & les meubles de celles qui ſe trouvoient abandonnées par l’entiere extinction de toute la famille, par l’abſence de l’heritier legitime, ou par la difficulté qu’il y avoit à le démêler. Purger toutes les Egliſes & leurs caveaux de l’infection, que les cadavres peſtiferés y avoient laiſſée ; c’étoit un ouvrage auſſi difficile à ordonner que pénible à executer. Nous allons expoſer tout ce qu’on a fait pour ces deſinfections, & les meſures qu’on a priſes pour y parvenir.

On s’adreſſa d’abord à Mrs. Chicoyneau & Verny, pour ſçavoir de quelle maniere devoit ſe faire cette déſinfection ; ils étoient les ſeuls Medecins que l’on conſultoit ſur tout ce qu’il y avoit à faire. Ces Mrs. donnerent donc un mémoire fort étendu ſur la maniere de déſinfecter les perſonnes, les ruës, les maiſons, & generalement toute ſorte de meubles, hardes, linges, & uſtenſiles. Ce mémoire eſt fait d’après ceux de Mr. Ranchin, & j’oſe dire même qu’il rancherit par deſſus. On n’y reconnoît plus dans ce mémoire ces Medecins hardis, qui nient abſolument la contagion, qui diſent que la peſte ne ſe communique point, pas même en aprochant les malades, ni en les pratiquant de près ; au contraire ils y paroiſſent des Medecins timides juſqu’au ſcrupule, qui ſemblent craindre que quelque étincelle contagieuſe reſtée dans les hardes infectées ne rallument l’incendie, que quelque corpuſcule peſtilentiel répandu dans l’air, ou accroché aux murailles, aux planchers, aux meubles, ne renouvelle la maladie ; jamais plus de précaution pour les détruire, ils emploient les quatre élemens, l’air, l’eau, le feu, & la chaux, qui tient lieu de la terre ; ils ſe fervent des parfums doux & aromatiques, des acres & des forts, du vinaigre, & generalement de tout ce qui peut éteindre & conſumer ce que la peſte peut avoir laiſſé d’infection ; pour donner une preuve de l’attention ſcrupuleuſe de ces Medecins à la déſinfection, nous allons extraire un ſeul article de leur mémoire mot à mot, par lequel on pourra juger des autres. „ Quant aux Mulets, Chevaux, Aſnes, &c. on ſe contente de les laver ſouvent dans la riviere, les y faire nager, & puis les frotter : on peut même les parfumer dans l’écurie, prenant bien garde aux ſcelles & aux bats qu’il faudra battre & enſuite parfumer.

Le Medecin le plus credule à la communication contagieuſe, pourroit-il en dire davantage ? Après cela ces Medecins n’ont-ils pas bonne grace, de nous prêcher qu’il n’y a point de contagion. Avoüons, qu’ils ſe joüent de la Medecine & de la credulité du Public.

On reçût en même tems un mémoire de Mr. Chirac ſur les parfums. Ce ſçavant Medecin remarque fort à propos, qu’on ne doit point faire entrer dans les parfums des drogues dangereuſes, telles que ſont l’arſenic, le reagal, & d’autres de cette nature, “ qui ſont, dit-il, incorrigibles, par raport à l’uſage interne, & qui porteroient une infection particuliere, qui ſeroit tout auſſi à craindre pour les Habitans de Marſeille, que la contagion dont on veut purger les maiſons & les meubles. Il ſubſtitue à ces drogues pernicieuſes les plantes & arbuſtes aromatiques, qui croiſſent en abondance dans le Terroir de Marſeille. Sur cela on mit en deliberation ſi on ſe ſerviroit du parfum ordinaire de la Ville, qui y eſt en uſage depuis longtems pour les Infirmeries, & dans lequel entrent toutes ces drogues dangereuſes, ou bien ſimplement de la poudre à canon : ce dernier moyen avoit été ſuggeré par un Négociant de cette Ville, qui s’étoit autrefois mêlé de Pharmacie, & qui y avoit fait une eſpece de fortune en 1709. à la faveur d’une eſſence qu’il debita pour les fiévres malignes de cette année. Il oſa même préſenter un mémoire là-deſſus, dans lequel il prétendoit prouver que la poudre allumée dans une chambre en chaſſoit tout l’air infecté, qui faiſoit place à un air pur & nouveau ; on voit bien qu’il n’eſt guére verſé dans la Phyſique ; une pincée de poudre qu’on allume dans une chambre, ne peut qu’y raréfier l’air qu’elle contient, mais non pas le vuider entierement : de plus ſon effet eſt trop prompt, & ſe diſſipe trop vîte, pour pouvoir purger une maiſon de toute infection. Enfin un autre propoſa de laver les murailles & les planchers des maiſons avec du vinaigre, ſans conſiderer que la chaux eſt beaucoup plus propre à détruire les miaſmes contagieux ; elle eſt d’ailleurs un embeliſſement pour les maiſons, au lieu que le vinaigre n’y laiſſeroit qu’une ſaleté hideuſe, outre la difficulté qu’il y avoit d’en trouver une quantité ſuffiſante.

Pour parvenir à cette déſinfection génerale, on commença par marquer d’une croix rouge toutes les maiſons infectées. C’eſt alors que l’on vit bien à découvert les ravages que la peſte avoit faits dans la Ville. Pas une ſeule ruë qu’elle n’eût déſolé, & très-peu où il fût reſté quelque maiſon ſaine. Dans toutes les autres ruës elle avoit tout ravagé de ſuite, & toutes ces croix rouges nous retracerent d’abord toutes les horreurs du plus cruel maſſacre qu’on ait jamais vû. Sur les mémoires que nous venons de raporter, Mr. le Commandant rendit une Ordonnance pour la déſinfection le 30. Decembre 1720, qui regle la maniere dont cette déſinfection doit être faite. Ce ſont les Commiſſaires particuliers des Iſles des Parroiſſes qui en ſont chargés, & pour que la complaiſance ne fit pas laiſſer quelque maiſon ou quelques hardes ſans les purger ; on nomma par la même Ordonnance des Commiſſaires géneraux dans chaque Parroiſſe ; les uns & les autres ſe partageoient en quatre Brigades, & chaque Brigade avoit des hommes de travail, que l’on choiſit parmi ceux qui avoient eu le mal, & outre ce un homme de confiance qui entroit avec eux dans les maiſons, tant pour prendre garde à ce que la choſe ſe fît dans l’ordre qu’il faut, que pour empêcher qu’ils ne volaſſent rien de ce qui s’y trouvoit. Ces Brigades ainſi diviſées commencerent d’agir chacune dans ſon département dans le mois de Janvier ; & comme l’Ordonnance laiſſoit à chacun la liberté de déſinfecter ſa maiſon & ſes meubles, ils ſe contentoient pour lors de viſiter ces maiſons déſinfectées par les particuliers, & de leur faire réparer ce qui n’avoit pas été fait ſelon l’ordre preſcrit. Mais comme il y avoit beaucoup de gens aſſez pauvres ou aſſez négligens, pour ne pas ſe donner ce ſoin, alors ils le faiſoient faire eux-mêmes, & leurs peines ne furent pas mediocres.

Les gens de travail entroient dans la maiſon avec l’homme de confiance : ils jettoient par les fenêtres toutes les hardes qui devoient être lavées, le linge qui devoit être leſſivé, & tout ce qui n’étoit pas d’une valeur à meriter d’être conſervé, étoit brûlé dans la place la plus prochaine. Ils donnoient enſuite trois parfums dans chaque apartement de la maiſon, un avec des herbes aromatiques, l’autre avec la poudre à canon, & le dernier étoit le parfum fort de la Ville. Les meubles recevoient également tous ces parfums, après leſquels ils nettoyoient & baleyoient bien la maiſon d’un bout à l’autre, & enſuite on y paſſoit un ou deux blancs de chaux.

Les Commiſſaires particuliers avoient chacun dans leur Iſle un Magazin, dans lequel ils mettoient toutes ces hardes infectées, matelas, couvertures, linges & autres, chacun avec ſon billet, & dont ils tenoient un exact contrôle, & ſur tout celles des maiſons abandonnées. Ils firent enſuite porter par les Chariots toutes ces hardes dans un enclos déſigné hors la Ville, où elles croient lavées & expoſées à l’air, & le linge leſſivé par des perſonnes échapées du mal, que la Ville y avoit mis, avec des gens de confiance pour tenir contrôle de tout, & veiller à ce que chaque harde conſerva ſon étiquete ; cela fait, ces hardes étoient raportées dans un autre Magazin, pour être renduës à leurs proprietaires à la diligence des Commiſſaires particuliers, qui avoient auſſi beſoin d’en retirer les frais, dont la Ville avoit fait les avances. Ils retiroient auſſi les frais des parfums de ceux qui étoient en état de les payer, & on faiſoit grace aux pauvres.

On avoit permis aux particuliers de déſinfecter leurs maiſons, hardes, linges, & meubles, par une Ordonnance du 10. Janvier, qui leur donnoit juſques au 15. de ce mois pour le faire, autrement que tout ce qui ſeroit trouvé par les Commiſſaires n’être pas déſinfecté, ſeroit confiſqué au profit des Hôpitaux ; mais comme on conſidera que ce terme étoit trop court pour un ſi penible & ſi long travail : par autre Ordonnance du 6. Février, on le prorogea juſques à la fin de ce mois, auquel tems tout ce qui ſeroit trouvé, ſeroit confiſqué irremiſſiblement. Les ordres étoient trop précis, & chacun avoit trop d’intérêt à cette déſinfection, pour qu’elle ne ſe fit pas avec toute l’exactitude poſſible ; & alors ces maiſons bien déſinfectées, étoient marquées d’une croix blanche, qui ſembloit effacer toute l’horreur que donnoit la vûë de la premiere marque. Quand après la déſinfection, il tomboit quelque nouveau malade dans une maiſon, on étoit obligé de la déſinfecter de nouveau, tout comme la premiere fois. Mr. le Commandant fit encore une Ordonnance génerale pour la déſinfection des Baſtides dans le Terroir ; elle eſt du 6. Janvier 1721. Elle regle la déſinfection de ces Baſtides à peu près comme celle de la Ville, en l’accommodant à la ſituation des lieux. C’étoient les Commiſſaires particuliers de la campagne avec les Capitaines de chaque quartier qui en furent chargés. La déſinfection y fût faite avec la même exactitude que dans la Ville. Il y avoit encore des marchandiſes à déſinfecter. La plûpart de nos Négocians font magazin du veſtibule de leurs maiſons, & comme en fuyant ils y avoient laiſſé des Domeſtiques pour les garder, il étoit à préſumer que ces domeſtiques attaqués du mal avoient pu ſe coucher ſur ces balles : car cette maladie donne une inquiétude à ſe mettre par tout : en effet on avoit trouvé des morts le long des montées & dans tous les endroits des maiſons. Il y avoit encore dans le Port pluſieurs Bâtimens de mer, chargés de diverſes marchandiſes, que la contagion avoit ſurpris & empêché de partir. Les familles des gens de mer embarqués ſur ces Bâtimens, s’y étoient auſſi refugiés, où ayant été ſaiſis du mal, ils ne pouvoient pas éviter de ſe coucher ſur ces marchandiſes. Nôtre Commandant, qui portoit ſes vûës. & ſon attention auſſi loin que le mal pouvoit porter ſa fureur, ne crût pas devoir negliger la précaution de les déſinfecter. Il fit une Ordonnance le 16. Decembre, par laquelle, en conformité de la délibération priſe avec les Intendants de la ſanté, il regla que toutes ces marchandiſes ſujettes à purge ſeroient portées par Batteaux dans les Iſles voiſines de Marſeille, avec les emballages de celles qui n’y ſont pas ſujettes, & les voiles des Bâtimens, pour y être déſinfectés à la diligence des Intendans de la ſanté, & aux frais des proprietaires, dont la Ville fairoit les avances. Cette Ordonnance enjoignoit encore aux particuliers & aux patrons & gens de mer de venir déclarer ces marchandiſes ſuſpectes, ſous les peines convenables. Le tout fût executé avec exactitude ; & par ces ſages précautions on ne fût pas moins en ſûreté ſur mer contre le retour de la contagion que ſur terre.

Il falloit auſſi déſinfecter les Egliſes, tant celles dont on avoit rempli les caveaux des cadavres peſtiferés que les autres, car il n’y en avoit point ou l’on n’eût enterré quelques-uns de ces morts. Mr. l’Evêque qui n’avoit rien tant à cœur que de mettre les Egliſes en état d’être bientôt ouvertes, fit une Ordonnance le 25. Janvier, par laquelle il regle la maniere dont les Egliſes devoient être déſinfectées, par cette même Ordonnance il défendit d’ouvrir les caveaux infectés, interdit tous les Cimetieres, où l’on avoit auſſi enterré des peſtiferés, & il ordonne qu’il en ſera fait de nouveaux dans toutes les Parroiſſes. Les Echevins ſe perſuadant que la déſinfection des Egliſes leur apartenoit, voulurent auſſi l’ordonner eux-mêmes : ce qui forma quelques conteſtations, qui furent bientôt terminées entre des perſonnes qui avoient toutes la même vûë, qui étoit celle du bien public. On convint que cette déſinfection des Egliſes & Chapelles ſeroit faite par les Commiſſaires generaux, conjointement avec les Prêtres ou Religieux commis par Mr. l’Evêque, chacun dans leur département. La même choſe fût reglée pour les Egliſes & Chapelles du Terroir, où elle devoit être faite par les Capitaines, Commiſſaires, & Inſpecteurs, conjointement avec le Prêtre à ce commis, & cela par Ordonnance du 17. Fevrier 1721. Cette déſinfection des Egliſes n’a conſiſté qu’en differens parfums qu’on leur a donné, celle des Vaſes Sacrés & autres Ornemens reſervés fût faite par les Prêtres ſeuls, & d’une maniere convenable. On déſinfecta auſſi avec les mêmes précautions les Maiſons Religieuſes d’hommes & de filles où il y avoit eu des malades.

La déſinfection des caveaux étoit beaucoup plus embarraſſante ; on craignoit avec raiſon que l’ouverture de ces lieux infects ne répandit de nouveau la contagion : d’un autre côté les Echevins craignoient d’être tenus à des dommages & interêts envers les Prêtres & Religieux de ces Egliſes, & envers les Proprietaires de ces caveaux ; dans cet embarras on aſſembla des Medecins, des Chirurgiens, des Architectes, & des Maſſons, pour ſçavoir de quelle maniere il falloit proceder à l’ouverture & à la déſinfection de ces caveaux. Chacun y propoſa ſon avis ; ceux qui avoient déja avancé qu’il n’y a point de contagion, ſoûtenoient qu’on pouvoit ouvrir ces caveaux ſans danger, & y jetter de la chaux, pour conſumer ces cadavres ; mais on ne s’y fia pas, & cette opinion de la non contagion avoit eu ſi peu de crédit qu’on l’a toûjours regardée comme une vaine idée. Les autres propoſerent d’introduire dans ces caveaux, par un petit trou, les uns du vinaigre, les autres des liqueurs aromatiques, de la chaux détrempée, &c. Mais tous ces moyens paroiſſoient inſuffiſants à conſumer ces cadavres infectés. Quelques-uns vouloient qu’on fit la machine & le pavillon, qui eſt décrit dans le Capucin charitable, à la faveur duquel on y introduit un parfum très-fort, & extrêmement acre. Tout cela paroiſſoit auſſi embarraſſant que dangereux dans l’execution. Mr. l’Evêque toûjours ſoigneux de nôtre conſervation, agit en cette affaire avec ſa prudence ordinaire ; il raporta une conſultation de quelques Medecins de la Ville, dans laquelle ils faiſoient voir qu’outre le danger qu’il y avoit à ouvrir ces tombes, la chaux qu’on y jetteroit, ne pouvant toucher qu’aux premiers cadavres qui ſe préſenteroient à l’entrée, laiſſeroit les autres en entier ſans les conſumer, & que tous les autres moyens propoſés étant inſuffiſans, il étoit plus ſûr d’abandonner entierement ces caveaux pour un long-tems. Cette détermination fût ſuivie, mais il étoit à craindre que dans la ſuite ces caveaux ne fuſſent ouverts ou par oubli, ou même par avarice. Il falloit donc les fermer, en maniere qu’ils ne puſſent plus être ouverts, au moins ſi facilement. On propoſa pour cela divers expediens, entre autres celui de relever le fol des Egliſes avec de la terre qu’on y porteroit, & de les repaver par-deſſus. L’expedient qui fût trouvé le plus facile & le moins diſpendieux, fût celui de ſeller les ouvertures de ces tombes avec de crampons de fer, & d’en boucher exactement les fentes avec du ciment, ce qui fût executé dans toutes les Egliſes.

Il étoit pourtant difficile que dans une Ville auſſi grande & auſſi peuplée que l’étoit Marſeille, quelque maiſon ou quelque apartement n’échapa à cette déſinfection génerale : d’ailleurs le faux bruit, qui s’étoit d’abord répandu que l’on devoit brûler toutes les hardes infectées, porta pluſieurs perſonnes à les cacher. Telle eſt l’avidité des hommes, un modique interêt leur fait ſouvent riſquer une vie qu’ils conſervent avec tant de ſoin. Pour prévenir cet abus preſque inévitable, il fût ordonné que les Commiſſaires generaux fairoient une ſeconde viſite des maiſons, chacun dans ſon département, dans laquelle viſite on fit des recherches encore plus exactes, & les parfums par tout où on les jugea neceſſaires : ce qui ne fût pas inutile, car on trouva dans des caves & autres lieux cachés des amas de hardes volées ou ramaſſées dans les ruës pendant le fort du mal. Enfin pour une plus grande ſûreté on fit une troiſiéme viſite, qui purgea entierement la Ville de tout ſoupçon d’infection. On ne ſçauroit aſſez loüer l’ardeur infatigable avec laquelle nos Commiſſaires ont travaillé à cette déſinfection. Animés par le zele & par la fermeté du Commandant, ils ont rempli dignement dans ce penible travail, & les devoirs de bons Citoyens, & ceux d’une charité bien chrêtienne. Nous pouvons dire que leurs ſoins ne contribuerent pas peu au calme & à la tranquilité dont on commença à joüir à la fin de ce quatriéme & dernier période de la peſte, qui finit avec le mois de Janvier 1721. Calme ſi parfait, que tous les Medecins & Chirurgiens étant vacans, on penſa d’en envoyer aux Villes voiſines qui en demandoient. La Ville d’Aix étoit alors fort preſſée du mal, & commençoit à manquer de ſecours de la Medecine. Sur le refus que firent quelques Medecins d’y aller, Mrs. Chicoyneau, Verny, & Soulier, s’offrirent génereuſement à Mr. le Commandant, à qui le bon état où ſe trouvoit Marſeille, permit de profiter d’une offre auſſi avantageuſe pour cette Capitale de la Province : ces Meſſieurs partirent donc ſur la fin de Janvier pour cette Ville, accompagnés de quelques Chirurgiens & de quelques Garçons. Cependant la nôtre reſta entierement libre, & ce qui eſt arrivé dans les mois ſuivans, doit être regardé plutôt comme les ſuites, que comme une continuation de la maladie, & ce ſont ces ſuites dont il nous reſte à parler.




CHAPITRE XXV.


Suites de la peſte.



LEs ſuites de la peſte comprennent tout ce qui eſt arrivé depuis le mois de Fevrier juſques à la fin de Juin, tems où nous mettons fin à cette Hiſtoire. Quoique nous regardions la peſte comme éteinte dans ce dernier periode, cependant le mal n’étoit pas encore fini ; il tomboit toûjours quelque malade de loin en loin, & de quinze en quinze jours. C’eſt ainſi que cette maladie ſe diſſipe petit à petit, car elle ne finit jamais bruſquement. En mettant ici la fin de la peſte, nous ſuivons l’uſage du Levant, où elle eſt familiere, & où on la regarde comme finie, quand on voit ceſſer la mortalité, & qu’il ne paroît plus que quelque malade en des tems fort éloignez l’un de l’autre, comme il eſt arrivé ici dans tous ces autres mois qui nous reſtent à décrire. La Ville étant bien déſinfectée & entierement purgée de toute infection, le bon ordre ne permettoit pas que l’on y ſouffrit aucun malade, non plus qu’à la campagne, auſſi les faiſoit-on enlever dès le mois de Janvier, pour les tranſporter dans les Hôpitaux : on fût encore plus exact dans les mois ſuivans. Mais de peur que la honte ou la peine que certains malades auroient pû ſe faire d’être tranſportés dans les Hôpitaux, ne les obligeât à ſe cacher, & n’expoſa ceux de la maiſon, & les autres parens & voiſins à s’infecter, Mr. le Commandant toûjours plus attentif à prévenir tous les abus, rendit diverſes Ordonnances, pour obliger toute ſorte de perſonnes qui tomberoient malades à la Ville ou à la Campagne, de ſe déclarer aux Commiſſaires, & ceux-ci à les faire viſiter par les Medecins, & ſur leur raport les faire tranſporter à l’Hôpital : ces abus devenant d’une plus grande conſequence, à meſure que la Ville devenoit plus ſaine ; il renouvella ces Ordonnances par celle du premier Mars, dans laquelle il ordonne la même choſe ſous peine de la vie irremiſſiblement. Et enjoint aux parens &, autres perſonnes de la maiſon & à toute autre, qui aura connoiſſance deſdits malades, de les déclarer aux Commiſſaires, ſous la même peine, & en outre la confiſcation de tous les meubles & effets de leurs maiſons & baſtides. Avec de pareils ordres, il étoit difficile qu’il reſta aucun malade dans la Ville. En effet on n’y en vit plus aucun : à peine en tomboit-il quelqu’un dans le mois, & c’étoit toûjours ſans aucune ſuite pour le reſte de la famille, qu’on ne laiſſoit pourtant pas de mettre en quarantaine dans un lieu deſtiné, & cela pour une plus grande ſûreté. Nous avons déja remarqué que ſur la fin la maladie étoit moins contagieuſe, & qu’il y avoit moins de riſque à aprocher les malades. Je ſçai bien que les Medecins me feront mon procès là-deſſus ; car enfin comment concevoir qu’une même maladie produite & entretenuë par la même cauſe, ſoit moins contagieuſe ſur la fin de la conſtitution épidemique, que dans les commencemens, & dans ſa vigueur ? C’eſt de quoi je m’embarraſſe fort peu ; c’eſt à eux à en trouver la raiſon, & en attendant qu’ils l’ayent trouvée, ils agréeront que je m’en tienne à l’experience, qui en matiere de peſte, prévaut à tous les raiſonnemens. L’état des Hôpitaux diminuoit à vûë d’œil, & il n’étoit groſſi que par les malades de la Campagne. Dans celui de la Charité, on reçût en Fevrier 54. malades, & il en ſortit 63. convaleſcens, au commencement de Mars, on trouva à propos de fermer cet Hôpital, & d’en tranſporter le reſte des malades, qui montoit à 110. dans celui du Mail. Pendant les cinq mois que cet Hôpital a ſubſiſté, c’eſt-à-dire depuis Octobre juſques en Fevrier incluſivement, on y a reçû en tout 1013. malades, deſquels il en eſt mort 545. Il eſt ſorti pendant ces cinq mois 468. convaleſcens, & ces deux nombres ſont celui de 1013. Voilà preſque la moitié des malades ſauvés, c’eſt l’effet des bons ſoins & de l’aplication de ceux qui dirigeoient cet Hôpital, & de ceux qui y traittoient les malades. La diminution du mal ne fût pas moins ſenſible dans l’Hôpital du Mail, car on n’y reçût en Fevrier que 33. malades de la Ville, & 91. du Terroir, en tout 124. Il en mourut de ceux-là 15. & de ceux-ci 53. en tout 68. par où l’on voit que l’on commençoit à joüir du calme que la diminution inſenſible de la maladie ſembloit nous promettre d’un mois à l’autre.

Cependant le ſecours du bled que le Souverain Pontife nous envoyoit, étant arrivé, Mr. l’Evêque ſe mit en état de le diſtribuer aux pauvres, & pour le leur rendre plus commode, il trouva à propos de le convertir moitié en pain & moitié en argent, faiſant diſtribuer l’un & l’autre dans les Parroiſſes de la Ville, & dans tous les quartiers de la campagne ; & pour nous donner lieu de marquer nôtre reconnoiſſance envers nôtre bienfacteur, par ſon Mandement du 15. Fevrier, il ordonna des prieres pour le Souverain Pontife, qui ont continués juſqu’à Pâques : il en ordonna encore après ſa mort, & de plus un ſervice ſolemnel dans toutes les Egliſes. Non content d’entretenir toûjours l’eſprit de pieté dans les fidéles, il voulut nous donner encore des preuves bien marquées de ſon zele pour la ſanté publique, conſiderant que dans un tems de maladie, le maigre & les mauvais alimens peuvent être à pluſieurs une occaſion de la contracter ; par ſon Ordonnance du 24. du même mois, il nous permit l’uſage de la viande quatre jours de la ſemaine, ſubſtituant à cette abſtinence l’obligation de faire certaines prieres particulieres, & cela après en avoir conféré, dit-il, avec des Caſuiſtes & des Medecins : en ſe relâchant ainſi de la ſeverité de l’abſtinence du Carême, il tâcha de fléchir la colere du Ciel par les exercices de pieté les plus propres à l’appaiſer, & à inſpirer aux fidéles des ſentimens de componction & de pénitence : le 4. Mars il commença une neuvaine à St. François-Xavier dans l’Egliſe des PP. Jeſuites de St. Jaume, pour obtenir par l’interceſſion de ce Saint la ceſſation de nos maux ; & le 21. du même mois il en commença une autre au Sacré Cœur de Jesus, dans l’Egliſe des PP. Capucins, pendant laquelle il fit une retraite de dix jours, portant tous les jours le St. Sacrement à l’Autel, qui étoit à la porte de cette Egliſe, d’où il faiſoit un diſcours au Peuple aſſemblé en foule dans la place qui eſt au-devant de l’Egliſe ; il diſoit la ſainte Meſſe, donnoit la Communion aux Fidéles, & enſuite la Bénédiction du St. Sacrement. Il fit enſuite une Miſſion aux Soldats, leur prêchant ſoir & matin. La vraie charité ne ceſſe jamais d’agir ; quand elle n’a plus de malades à ſecourir, elle ſçait ménager les moyens d’inſtruire les Fidèles & de les édifier.

Le calme de la maladie ne raſſûroit pas entierement le monde ; on le regardoit encore comme l’effet de la ſaiſon ; on croyoit que le froid avoit ſeulement amorti la peſte ſans la détruire, & on attendoit le mois de Mars pour voir ſi le renouvellement de la ſaiſon ne produiroit point celui de la maladie. Il arriva ce nouveau mois, & dans celui-ci ni dans ceux qui le ſuivirent, nous n’eumes point de nouveaux troubles. Un ſeul malade fit quelque bruit dans la Ville au commencement de Mars. C’eſt la femme d’un Capitaine de Vaiſſeau appellé Rouviere. Elle revenoit de la Campagne, où elle avoit fréquenté dans quelque Baſtide ſuſpecte : peu de jours après ſon entrée dans la Ville, la voilà priſe du mal, ſans que ſes parens s’en méfient. Ils appellent un Medecin de la Ville, qui le leur déclare ; le Commiſſaire du quartier lui envoit un des Medecins étrangers, qui avoit ſon département. Il ſoûtient que ce n’eſt pas la peſte, il la ſaigne largement, & la traitte comme une maladie ordinaire ; le bubon paroît, & la malade meurt, & l’un & l’autre juſtifient le jugement du premier Medecin. Elle avoit déja été tranſportée dans l’Hôpital du Mail, & les parens mis en quarantaine, d’où ils ſortirent ſains & ſaufs. Tout ce que fit la nouvelle ſaiſon, ce fût de nous donner des malades peſtiferés d’une eſpece nouvelle, je veux dire les rechutes ; on étoit déja revenu de cette prévention que le mal ne pouvoit ſe prendre qu’une ſeule fois ; car on avoit vû quelques rechutes dans le cours, dans le fort même de la maladie : quelques-unes étoient venuës, dès que le malade avoit été guéri du premier mal, & d’autres long-tems après, par des excès qu’il avoit fait ; mais les exemples en étoient ſi rares, qu’on les auroit aiſément comptés. Elles furent plus fréquentes dans la ſuite ces rechutes, & ſur tout dans le mois de Mars, que nous décrivons.

Il faut ſe rappeller ce que nous avons dit ci-deſſus que dans le fort du mal, mais ſur tout ſur la fin du ſecond periode, & pendant le troiſiéme, pluſieurs avoient eu le mal benin & des éruptions ſi favorables, qu’elles n’avoient donné aucune ſupuration, ce qui doit s’entendre principalement des bubons, qui diſparoiſſoient en peu de jours, & ſe terminoient par une heureuſe reſolution, ſans aucun ſymptome fâcheux pour le malade. Pluſieurs de ceux-là eſſuyerent dans le Printems une nouvelle atteinte du mal, ſoit par la revolution que la nouvelle ſaiſon faiſoit dans les humeurs, ſoit par d’autres raiſons que nous laiſſons aux Medecins à déduire : voici ce qui donna lieu de découvrir ces nouveaux malades. On tint dans l’Arſenal un conſeil pour examiner ſi l’on renvoyeroit les équipages des Galeres. Dans ce Conſeil, un des Chirurgiens de la Marine repreſenta que pluſieurs femmes des gens de ces équipages, n’ayant eu qu’un mal leger, pourroient facilement le reprendre & le communiquer à leur mari, & que l’on commençoit à voir en Ville quelques-uns de des malades par rechute. Mr. de Langeron, que les ſoins pour la Ville n’empêchoient pas de les donner encore au ſervice des Galeres, dit à ce Chirurgien de lui donner un memoire là-deſſus ; il le fit : ce memoire diſtinguoit trois ſortes de malades, dont il falloit craindre les rechutes. 1°. Ceux dont les bubons n’ayant été ouverts que par une ſimple ponction, ſans aucune ſupuration complette, étoient reſtés fiſtuleux. 2°. Ceux dont les bubons n’avoient donné qu’une legere ſupuration de quelques jours, dans leſquels la glande n’a été ni détruite, ni emportée, ni pourrie par la ſupuration. 3°. Ceux dont le bubon n’a du tout point ſupuré, dont la glande eſt encore tuméfiée, & dont la matiere n’a pas été divertie par aucune évacuation ſenſible, ni par les purgatifs ; & il fit voir que dans ces trois cas la maladie pouvoir reſſuſciter, & les malades tomber en rechûte. Ce memoire fût remis à Mr. Deidier, qui par l’abſence de Mrs. Chicoyneau & Verny, ſe trouvoit à la tête des Medecins : celui-ci ſe perſuadant que ce memoire avoit été donné par quelque Medecin de la Ville, crût que c’étoit ici une occaſion favorable, pour achever de les confondre, & pour confirmer les impreſſions que lui & ſes collegues avoient déja données contre eux par leur nouvelle doctrine ſur la maladie & ſur la contagion. Il convoqua dans la maiſon de Mr. le Commandant, & par ſon ordre une aſſemblée generale de tous les Medecins & Chirurgiens qui ſe trouvoient dans la Ville. On doit juger quelle fût la ſurpriſe des Medecins de Marſeille de s’y voir appellés, eux qu’on avoit toûjours negligé & éloigné de ces ſortes d’aſſemblées, quelque affaire qui s’y fût traittée. Prévenus du deſſein de ce Profeſſeur, ils ne laiſſerent pas de s’y trouver.

Dans cette aſſemblée, Mr. Deidier fit lire le memoire par un des plus jeunes Medecins étrangers, qui après cette lecture, ouvrit les opinions par un diſcours préparé & apris par cœur, dans lequel il s’efforça de prouver que l’Auteur du Memoire ne paroiſſoit pas initié dans les principes de la Medecine, & de la veritable Chymie, que les fermens ſe détruiſant par la fermentation, & les malades énoncés dans les trois cas du Memoire, ayant ſouffert une fermentation par la fiévre peſtilentielle, ce ferment étoit détruit en eux, & ne pouvoit plus reſſuſciter. Tout le reſte de ſon diſcours ne roula que ſur ce principe, & il fût debité avec un air de confiance, qui lui promettoit les ſuffrages de toute l’Aſſemblée. Après lui Mr. Deidier opina, en confirmant ce qu’avoit dit ce Medecin, & ſe contentant d’ajoûter à ces raiſons celle qu’il tira de l’honneur de la faculté, par laquelle il invita tous les autres à ſe réünir en un même ſentiment ; ce qu’ils firent tous, à la reſerve des Medecins de la Ville, qui crurent ne devoir opoſer à ces brillantes raiſons, que l’experience qui doit ſeule décider des cas de peſte.

Si quelque connoiſſance de Phyſique pouvoit nous donner droit d’entrer dans ces myſteres de Chymie, que l’Auteur du Memoire avoit paru ignorer, nous remarquerions volontiers qu’il n’eſt pas generalement vrai que les fermens ſe detruiſent par la fermentation, ils ne font quelquefois que s’engager dans des ſels contraires comme dans des gaines, avec leſquels ils compoſent un troiſiéme ſel, ou bien ils s’embarraſſent dans des matieres viſqueuſes ou ſulphureuſes, qui les lient comme des entraves, & dans ces deux cas ils peuvent ſe débarraſſer & reſſuſciter de nouveau, ou par leur propre mouvement, ou par l’action de quelqu’autre corps, ou par quelque mouvement étranger, qui ſurviendra à cette humeur. C’eſt ainſi que le ferment peſtilentiel renaît de ces bubons, dont il eſt parlé dans le Memoire ci-deſſus. En effet, on vit paroître dans ce mois de Mars quantité de ces rechûtes. Il eſt vrai qu’elles ne ſont guéres arrivées qu’à de petites gens, parce que ce ſont ceux-là qui s’étoient le plus négligés, tant dans le traittement de la maladie, que dans les précautions qu’il falloit prendre, pour en prévenir le retour. On en peut juger par l’état de l’Hôpital du Mail, où l’on reçut dans le mois de Mars 127. malades de la Ville, & 67. du Terroir, en tout 194. on eut en ce mois dans cet Hôpital 8. morts de la Ville, & 57. du Terroir, en tout 65. ce qui fait voir que la plûpart de ces malades de la Ville n’étoient que des rechûtes, qui étoient moins dangereuſes que le premier mal, & par conſequent moins contagieuſes : elles n’étoient pourtant pas tout-à-fait exemptes ni de danger, ni de contagion, car on en a vû mourir pluſieurs, & d’autres communiquer le mal, les femmes & les maris ſe les donner réciproquement.

Pour faire ceſſer ces rechûtes, qui étoient preſque les ſeuls malades, qui nous reſtoient ; on fit afficher un Avis, par lequel il invitoit tous ceux qui avoient des reſtes de la maladie, à ſe déclarer avec offre aux pauvres de les faire traitter aux dépens de la Ville, & avec permiſſion aux riches de ſe faire traitter dans leurs maiſons. On aſſigna aux premiers un endroit, où l’on mit des Chirurgiens pour les panſer & médicamenter, & par tous ces ordres ſi ſagement reglés, malgré l’avis des Medecins étrangers, on diſſipa ces reſtes de la maladie, qui ne finit pourtant pas ſi bien, que l’on ne vît encore quelque malade ; car au commencement d’Avril, un Marchand appellé Galien revenu de la Campagne avec toutes les précautions preſcrites par les Ordonnances du Commandant, eût quelques jours après ſa ſervante malade, & comme on ne la crût atteinte que d’une maladie ordinaire, il l’envoya à l’Hôtel-Dieu : où ſa maladie donna le change au Medecin de la Ville, qui en étoit chargé, & qui ne laiſſoit pas de s’en douter. Il eſt vrai que cette ſervante affectoit une contenance gaye, & qu’elle cachoit tous les ſymptomes, ſur leſquels on l’interrogeoit : mais quelques jours après la femme du Marchand étant tombée malade, on ne douta plus que la ſervante ne fût auſſi attaquée du mal, qui ne tarda pas à ſe manifeſter par un bubon, dès qu’elle fût à l’Hôpital du Mail, où elle fût portée, & où elle mourut peu de jours après. On y porta auſſi la maîtreſſe, qui fût plus heureuſe que la ſervante. Pour prévenir ces mépriſes, qui étoient preſque inévitables dans un tems, où le mal radouci ne ſe montroit pas d’abord dans ſa violence naturelle, on établit un Hôpital d’entrepôt dans le Couvent de l’Obſervance, où les malades ſuſpects étoient portés avant que d’aller à l’Hôtel-Dieu, & où on les laiſſoit quelques jours, pour donner au mal le tems de ſe mieux déclarer. Tant on étoit attentif à prévenir tout ce qui pouvoit favoriſer le retour de cette funeſte maladie.

On avoit lieu néanmoins de ſe raſſûrer dans le mois d’Avril, car les maladies ordinaires qui avoient ceſſé pendant la peſte, commencerent à reprendre le deſſus, & à reparoître ſelon le cours ordinaire ; il s’éleva même en ce tems-là une nouvelle maladie, qui fût comme épidemique, c’étoient des éreſipeles qui paroiſſoient être une ſuite de la peſte : car les Medecins diſent que la peſte finiſſant, dégenere toûjours en quelque maladie maligne, comme fiévre maligne, petite verole, &c. La nôtre parut donc avoir dégeneré en éreſipeles, rougeoles, & autres maladies, avec des éruptions cutanées : clics ne furent pourtant pas funeſtes, car preſque tous les malades guériſſoient : l’état de l’Hôpital des peſtiferés diminua conſiderablement ce mois ici, car il n’y entra que 19. malades de la Ville, & 65. du Terroir, en tout 84. dont il en mourut 13. de la Ville, & 57. du Terroir, en tout 70. La proportion qu’il y a toûjours eûë entre la Ville & le Terroir, par raport au tems que le mal y a commencé, nous fait voir que le nombre des malades de la Campagne ne fût groſſi ce mois ici que par les rechûtes ſemblables à celles qui avoient paru dans la Ville le mois précedent. Tout cela pourtant ranima la confiance du peuple, qui commença à ſe répandre & à ſe communiquer plus librement. Mais les Fêtes de Pâques aprochant, Mr. l’Evêque ne trouva pas à propos, de ſe trop confier à cette libre communication, & il differa le devoir de la Communion Paſchale juſques à la Fête de l’Aſcenſion. On commença pourtant dès la Semaine Sainte à celebrer l’Office Divin dans toutes les Egliſes portes fermées ; & le jour de Pâques, le peuple emporté par un zele de devotion, & par une pieuſe avidité d’entendre l’Office Divin, fit irruption en pluſieurs Egliſes, & ſur tout à la Cathedrale, & s’y aſſembla en foule, Mr. le Commandant craignant les ſuites de cette grande communication dans des lieux enfermés, fit mettre le lendemain des Gardes aux portes des Egliſes, pour empêcher le peuple d’y entrer, & Mr. l’Evêque, pour ſatisfaire en quelque maniere à ces pieux empreſſemens, dit la Meſſe ce jour-là à un Autel dreſſé au milieu du Cours, & continua de la dire les jours de Fête, & les Dimanches ſuivans, tantôt à l’une, tantôt à l’autre de nos Places publiques. Il voulut bien même ne pas interrompre l’ancienne coûtume qu’il a de porter le Viatique à tous les malades dans chaque Parroiſſe, pendant la quinzaine de Pâques.

Le mois de May fût encore plus tranquille, le monde ſe répand toûjours avec plus de liberté, les femmes ſortant de leurs retraites, commencent à orner nos ruës, & à faire ceſſer cette affreuſe ſolitude, qui les rendoit ſi triſtes ; elles frequentent les promenades, & rendent au Cours & au Port leurs embeliſſemens ordinaires. Les aſſemblées ſont ouvertes, les cotteries ſe réüniſſent, on renoüe les parties de plaiſirs ; en un mot, on commence à ſe rendre les devoirs d’amitié & d’honnêteté, que la contagion avoit entierement abolis. Nos Citoyens que la crainte du mal avoit diſperſé dans les Provinces voiſines, ſe rendent à leur famille & à leur Patrie, les uns pour y venir reprendre leurs affaires, les autres pour recueillir des ſucceſſions imprévûës : bientôt la Ville reprendroit ſon ancien luſtre, ſi la terreur du mal répanduë dans tout le Royaume, portée même chez les étrangers, ne tenoit encore ſon commerce ſuſpendu. Les Négocians impatiens de le renoüer, & de reparer leurs pertes, s’aſſemblent tous les jours auprès de la Loge, quoique fermée, & y traittent les affaires en pleine ruë. Ce ne ſont plus ces vaſtes projets, ni ces grandes entrepriſes, qui innondoient les pays lointains de nos marchandiſes. On n’y fait plus que de petites négociations capables d’entretenir, mais non pas d’avancer la fortune d’un Marchand. Ce commerce ainſi reſſerré fit comprendre de quelle importance il eſt de prévenir un malheur, qui après l’avoir tout-à-fait interrompu pendant ſa durée, le contraint & le borne encore pour pluſieurs années.

Il ne paroît point dans ce mois de malades de conſideration, quelques-uns de la Campagne, quelques rechûtes en Ville, & quelque nouveau de loin en loin. L’Hôpital des Peſtiferés ſe reſſent de cette diminution ; on n’y reçoit que 52. malades de la Ville ou de la Campagne, & on n’en perd que 39. La plûpart de ces malades & de ceux du mois ſuivant, ne ſont pas dans le cas de peſte ; car toutes les maladies venoient alors avec quelque éruption cutanée, qui dénuée des autres ſymptômes internes, ne pouvoit pas caractériſer une veritable peſte. On penſe déja à remercier les Medecins & Chirurgiens étrangers, qui depuis long-tems ne faiſoient que groſſir le nombre des gens oiſifs dans les promenades publiques, & ne s’occupoient qu’à recueillir les fruits de leurs travaux paſſés. On demande des Paſſeports pour eux à Mr. de Roquelaure Commandant en Languedoc, qui leur aſſigne un lieu de quarantaine dans cette Province. On rapelle d’Aix Mrs. Chicoyneau Verny, & Souliers, pour qu’ils puiſſent s’embarquer avec les autres ; & comme ils viennent d’une Ville moins ſaine que Marſeille, ils ne ſont reçûs que dans les Infirmeries. Ils partirent donc tous enſemble pour aller faire quarantaine dans un Port ſain de cette Province ; ce fût à la Ciotat, où ils commencerent à prêcher leur doctrine relâchée ſur la contagion, dont ils ne raporterent d’autre fruit, que le chagrin de ſe voir reſſerrés par une bonne barriere & ſequeſtrés de tout commerce avec les habitans de cette Ville, tant cette doctrine trouva de créance dans leurs eſprits.

Enfin dans le mois de Juin on fût preſque entierement raſſûré ſur la crainte du retour de la maladie, ſurtout quand on vit paſſer toutes les revolutions des ſaiſons, ſans qu’elle parut reſſuſciter. On vit paſſer le tems du ſolſtice, & la St. Jean, ſans aucun nouveau trouble, il n’y avoit plus dans l’Hôpital des peſtiferés que 43. malades, preſque tous convaleſcens on n’y en avoit reçû juſqu’alors que 26. ou de la Ville ou de la Campagne, parmi leſquels il y avoit pluſieurs rechûtes & quelques ſcorbutiques ; enſorte qu’il n’y avoit parmi eux que très-peu de nouveaux malades peſtiferés, & il n’y mourut en ce mois que 20. malades ; cependant cette ſecurité fût un peu altérée par huit nouveaux malades, qui tomberent du 25. au 29. Chacun crût voir la peſte ſe rallumer par les chaleurs de l’Eté dans tous les quartiers de la Ville ; on commence déja à faire de nouveaux préparatifs pour repartir & ſe retirer à la Campagne ; mais ils devinrent inutiles par les nouvelles attentions que l’on donna à tous ces malades, leſquelles firent reconnoître que la plûpart n’étoient pas de veritables cas de peſte, ce qui raſſura toute la Ville. Comme nous n’avons donné l’état de l’Hôpital du jeu de Mail que par mois, nous avons crû devoir les réunir ici. Depuis le 4. Octobre qu’il fût ouvert juſques au dernier Juin, qui eſt la fin de nôtre Hiſtoire, on reçût dans cet Hôpital des peſtiferés 1512. malades, dont il en eſt mort 820. Tout le reſte ayant heureuſement rechapé par les ſoins des Directeurs, & par l’aplication du Medecin & des Chirurgiens.

Il nous reſteroit à rendre un compte exact du nombre des perſonnes que la peſte a fait perir dans cette Ville. Nous nous flattions de pouvoir le donner ſur le dénombrement que les Commiſſaires en ont fait dans toutes les Parroiſſes ; mais la maniere dont on a procedé à ce dénombrement, ne nous permet pas de nous y tenir. Dans quelques Parroiſſes on n’a pris que le nom de ceux qui ſont morts dans les maiſons & dans la ruë, à la vûë des voiſins, & on n’a pas marqué ceux qui s’étant diſperſés, ſont morts en d’autres ruës, dans les Places publiques, à la Campagne, dans les Hôpitaux, & en d’autres maiſons où ils s’étoient retirés. Quelques Commiſſaires ayant voulu repaſſer leur département, ont trouvé des omiſſions conſiderables. Il étoit même difficile que dans ces maiſons où il y avoit pluſieurs familles très-nombreuſes, un ſeul qui eſt reſté pût ſe rapeler tous ceux qui les compoſoient. Combien de maiſons de ſuite entierement déſertes, où tout avoit péri ? Quelle aparence que les voiſins les plus éloignés puſſent ſçavoir le nombre de toutes ces familles éteintes ? Combien d’étrangers, de gens inconnus, d’autres qui n’avoient point de domicile fixe, ni de demeure certaine ? Combien de gens obſcurs, inconnus aux plus proches voiſins ? Combien d’enfans entre les mains des Nourrices diſperſées, & ignorés de tous les voiſins. Tous ces gens-là manquent dans ce dénombrement, qui a été fait dans toutes les Parroiſſes, & qui ſe monte à 30000. ames ; ainſi en y ajoûtant tout ce qu’on voit y manquer, nous pouvons, ſans rien exagerer, le faire monter à 40000. Celui du Terroir va tout au moins à 10000. ce qui feroit en tout 50000. ames. On trouve à peu près le même nombre, quand on fait ce dénombrement par un calcul proportionel ſur le nombre des morts, dont on avoit tenu un compte exact jour par jour juſques vers le 15. du mois d’Août, en ſuivant les proportions, ſelon leſquelles la mortalité eſt allée croiſſant juſques au 15. Septembre, & de là toûjours en diminuant juſques à la fin de la contagion.

Mais pour donner une idée encore plus juſte de cette mortalité génerale, il n’y a qu’à la regler à proportion ſur celle des differens Corps des Arts & Mêtiers. Nous allons en raporter quelques-uns, qui ſerviront d’exemple & de regle. De cent Maîtres Chapeliers fabricants, il en eſt mort cinquante trois. De trois cens Garçons, qu’on appelle communement Compagnons, qui étoient dans la Ville, les autres ayant fuï, il n’en eſt reſté que trente. Il eſt mort quatre vingt quatre Ménuiſiers, ſur cent trente-quatre qu’ils étoient. Les Tailleurs qui étoient au nombre de cent trente-huit, ont perdu ſoixante dix-huit Maîtres. Les Cordonniers qui étoient au nombre de deux cens, il en eſt mort cent dix, & les Savetiers ſont reduits à cinquante de quatre cens qu’ils étoient. De cinq cens & quelques Maſſons, il en a péri trois cens cinquante. Si nous deſcendons dans les états plus bas, comme les Crocheteurs, les Porteurs de Chaiſes, &c. nous trouverons qu’à peine il en eſt reſté de ſix parts une. C’eſt bien pis de leurs familles, car les femmes & les enfans étoient bien plus ſuſceptibles du mal que les hommes : on peut juger, par là quelle a été la mortalité génerale qu’on peut aſſûrer avoir enlevé la moitié de nos Habitans.

Enfin le jour de la Fête de Dieu, qui étoit le 11. Juin, on fit la Proceſſion génerale du St. Sacrement, à la maniere ordinaire, avec un grand concours de peuple, à qui on ne permit pourtant pas d’entrer dans l’Egliſe. Les Parroiſſes firent auſſi leurs Proceſſions particulieres dans le cours de l’Octave ; & le 20. du même mois, jour auquel Mr. l’Evêque avoit indiqué la Fête du Sacré Cœur de Jesus, qu’il avoit voüée ſolemnellement dans le mois d’Octobre, par ſon Mandement inſeré cy-deſſus ; ce jour-là, dis-je, il fit célébrer cette Fête avec toutes les ſolemnités que l’Egliſe pratique en ſemblables occaſions. Il fit encore une Proceſſion génerale, dans laquelle il porta le St. Sacrement, ſuivi d’une foule de peuple, dont la communication ne cauſa point de nouveaux déſordres. Ainſi ce calme, qui ſe ſoûtenoit depuis le mois d’Avril, malgré les communications les plus libres, malgré toutes les revolutions des ſaiſons, fit regarder la contagion comme finie depuis ce tems-là. En effet le retour des maladies ordinaires dès le mois d’Avril, l’aparition de quelques autres dans leſquelles la peſte a coutume de dégenerer en finiſſant, l’heureuſe liberté avec laquelle on aprochoit les malades, qui ne paroiſſoient que de loin en loin, nous confirmerent non ſeulement la ceſſation de la peſte, mais encore celle de toutes les ſuites. Cependant la peſte ſemble donner toûjours le ton à toutes les autres maladies, elles retiennent encore quelque caractére du mal dominant, ce qui donne quelquefois le change à ceux qui ſont commis à la viſite des malades, & leur fait prendre pour peſte ce qui n’en eſt qu’une ſuite très-éloignée, ſans conſiderer qu’un ſeul ſymptôme dénué de tous les autres, ne ſuffit pas pour caractériſer la maladie ; néanmoins ces ſortes de malades ſont ſequeſtrés, & leur enlevement excite de tems en tems quelque trouble dans la Ville, mais on ſe raſſûra dans la ſuite, & on diſtingua les malades peſtiferés de ceux qui n’étoient atteints que d’une maladie ordinaire, quoi qu’elle pouſſa en dehors quelque éruption cutanée, & qu’elle emprunta quelque ſymptôme de la maladie contagieuſe. Toutes ces raiſons ſemblent nous permettre de regarder la contagion comme finie au mois de Juin ; quelques malades qui pourroient encore ſurvenir du caractere de ceux, dont nous venons de parler, ne ſçauroient faire une continuation de la maladie. Puiſqu’on a vû des peſtes paſſées traîner après elles de longues ſuites, qui donnoient de tems en tems quelques allarmes, comme nous avons eu depuis quelque mois, mais qui n’ont jamais marqué un veritable retour de la maladie, ni une rechûte génerale. Nous eſperons que le Seigneur voudra nous en garantir, & que le bon ordre qui regne à preſent dans la Ville, nous mettra à couvert de ce nouveau malheur.

Ainſi finit cette peſte ſi rapide dans ſes progrès, ſi violente par ſes accidents, ſi terrible par ſes ravages, ſi ruineuſe par ſa durée, ſi funeſte à tant de familles ; cette peſte qui a enlevé la moitié de nos habitans, & a laiſſé le reſte dans le deüil & dans la déſolation, qui a fait en même tems un triſte déſert d’une Ville la plus peuplée, & a reduit dans la derniere miſere un peuple glorieux de ſon opulence & de ſes richeſſes. Il doit ſa délivrance, & la ceſſation de ce terrible fleau à la miſericorde du Seigneur, qui a bien voulu apaiſer ſa colere aux vœux de ſon Evêque, à la ſageſſe d’un Commandant, à la vigilance des Magiſtrats, au zele des Citoyens qui les ont aſſiſtés, aux prieres & aux aumônes des gens de bien, à celle du Souverain Pontife d’heureuſe mémoire, de pluſieurs Evêques du Royaume, aux ſoins d’un Intendant toûjours attentif à toutes ſes neceſſités, enfin aux liberalités de l’illuſtre Prince qui nous gouverne, & aux nouveaux ſecours qu’il vient de nous accorder. Heureux ſi le ſouvenir de nos malheurs paſſés peut nous ſervir de regle pour l’avenir, nous inſpirer de ſages précautions, & nous être un motif, pour ne plus irriter la colere du Seigneur.


FIN.


Relation historique de la peste de Marseille en 1720, 1721 - Bandeau 3
Relation historique de la peste de Marseille en 1720, 1721 - Bandeau 3

OBSERVATIONS


Sur la maladie contagieuſe de Marſeille.



ON ne ſe propoſe que de donner quelques Obſervations génerales, fondées ſur des faits & des experiences bien averées ; c’eſt pourquoi on n’entrera ici dans aucun examen ſur la nature du mal & ſur ſa cauſe, ni dans aucune explication des ſymptômes ; on ne rendra pas même raiſon des changemens frequens qui arrivent dans le cours de la maladie, ni des obſervations qu’on en a faites ; toutes ces choſes ſe préſenteront d’elles-mêmes à ceux qui ſont initiés dans nos miſteres : on ſe diſpenſera encore de marquer l’origine du mal, & d’en ſuivre les progrès, cela eſt tout-à-fait étranger & inutile au but qu’on ſe propoſe ; on va ſeulement en diſtinguer les periodes, & en marquer le tems, parce qu’ils influent dans la connoiſſance de la maladie.

Elle commença cette maladie au commencement de Juillet chez des pauvres gens, & dans une ruë qui n’eſt habitée que par de menu peuple. Le premier malade n’eût qu’un ſimple charbon ; quelques jours après d’autres dans la même ruë furent attaqués de fiévres, qu’on crût ſimplement malignes avec des puſtules gangreneuſes, & moururent,

Inſenſiblement le mal pullula dans cette ruë, les ſymptômes de malignité, & les marques exterieures de contagion ſe multiplierent avec les malades, juſques à ce que la choſe éclatat par une plus grande mortalité en un même jour, ce qui fût environ le 20. de ce même mois.

En peu de jours le mal ſe communiqua dans les ruës voiſines ; & à l’entrée du mois d’Août il fût répandu dans tous les quartiers, avant le 10. du mois preſque dans toutes les ruës, & enfin au milieu du mois preſque dans toutes les maiſons de la Ville ; tout le reſte de ce mois, & pendant tout Septembre, la maladie a été d’une violence extraordinaire, & a fait un affreux carnage,

Dans le mois d’Octobre le mal s’eſt adouci, il a été moins mortel, & le nombre des malades moins grand, ce qui alla toûjours en diminuant les mois ſuivants. On peut donc fixer le premier periode du mal, ou ſes commencemens, au mois de Juillet ; le ſecond ou ſa vigueur, à ceux d’Août & de Septembre ; le troiſiéme, à celui d’Octobre & de Novembre ; & le quatriéme, à ceux de Decembre & Janvier : ce qui a paru les mois ſuivants, a plûtôt été les ſuites qu’une continuation du mal.

Tout ce que nous avons à dire ſur la nature de la maladie, c’eſt qu’il n’y en eut jamais de plus maligne, de plus contagieuſe, ni de plus funeſte ; & on oſe aſſurer, que de toutes celles que les Hiſtoriens raportent, que les Auteurs de Medecine décrivent, & que nos Négociants & nos gens de mer ont vû dans les differentes Contrées du Levant ; aucune n’a été ſi rapide dans ſes progrès, ni ſi violente dans ſes effets que celle-ci.

Il eſt évident que la cauſe de ce mal n’eſt autre qu’un venin qui ſe communique par contagion, Nous laiſſons dire à ceux qui ne voient la maladie que de loin, que c’eſt une fiévre maligne ordinaire cauſée par les mauvais alimens, & par la miſere, comme étoient celles qui ravagerent certaines Villes du Royaume il y a quelques années ; ce n’eſt plus le bas peuple qui a ſouffert par la diſette, que l’on voit attaqué de ce mal, c’eſt toute une Ville, & ceux qu’un état aiſé avoit garanti des incommodités de la diſette, n’ont pû ſe ſauver de l’incendie génerale. Toutes ces grandes idées des ſiſtêmes modernes s’évanoüiſſent à la vûë de nos malades, & la theorie la plus rafinée ſe trouve déconcertée, quand il faut mettre la main à l’œuvre.

Il ſeroit difficile de déterminer la nature de ce venin à la maniere dont il agit dans le ſang : accoûtumés à tout raporter à nos idées, & ne connoiſſant que deux manieres dont le ſang peut être altéré & ſe corrompre, on demandera d’abord ſi ce venin diſſout le ſang, ou bien s’il le fige & le coagule. La bizarrerie des ſymptômes a fait qu’on n’a pû s’aſſûrer préciſément ni de l’un ni de l’autre, & que même on a crû voir ces deux états du ſang ſe ſucceder ſouvent dans le même malade ; on n’a pas pû fonder aucun jugement ſolide ſur la vûë du ſang dans la palete, ayant paru dans les uns d’une conſiſtance naturelle, dans les autres peu lié & plus liquide, & dans d’autres tout-à-fait coüeneux & inflammatoire, dans les uns tout-à-fait figé, en ſorte qu’il n’en ſortoit pas une goute par l’ouverture de la veine, dans les autres entierement diſſous & fondu. Mais comme on ne doit pas croire que le ſang ne ſoit ſuſceptible que de ces deux ſortes d’alterations que nous connoiſſons, & qu’il peut y en avoir une infinité d’autres que nous n’avons pas encore découvertes, il eſt probable que ce venin altere le ſang & le corrompt d’une de ces manieres qui nous ſont inconnuës, nous laiſſons à des Phyſiciens plus curieux & plus habiles à la deviner.

Il n’eſt pas moins difficile de déterminer la nature de ce venin, la même varieté des ſymptômes rend incertains tous les raiſonnemens que l’on pourroit faire là-deſſus ; cependant comme ſes effets les plus ordinaires ſont les irritations, les chaleurs, les agitations violentes, on peut croire qu’il tient de la nature de l’acre. Nous paſſons legerement ſur des choſes qui ſont hors des bornes que nous nous ſommes preſcrites.

L’ouverture des cadavres n’a rien découvert de particulier ſur la nature du mal, ni ſur ſa cauſe : dans les uns tout a paru dans un état naturel, & dans les autres on n’a trouvé que quelques legeres inflammations dans le bas ventre, qui étoient certainement les dernieres productions de la maladie.

Elle eſt ſouvent précedée cette maladie de dégoût, de nauſées, & de vertiges, de douleurs dans les jambes ; quelquefois elle ſaiſit bruſquement ſans aucune incommodité précedente ; elle ſe déclare preſque toûjours par un petit friſſon, par des maux de cœur, des nauſées, des vomiſſemens, & le mal de tête, ou des vertiges & des étourdiſſemens : à ce friſſon ſuccede une fiévre des plus vives & des plus fortes, avec une chaleur acre & brûlante. La violence du mal répond toûjours à celle des ſymptômes qui l’annoncent, en ſorte que ſi le froid eſt long, le mal de tête & le vomiſſement violens, on doit s’attendre à une grande maladie : quelquefois ce mal a commencé ſans aucun ſymptôme par une petite fiévre, qui veritablement augmentoit bientôt ; & ces heureux commencemens étoient preſque toûjours d’un bon augure pour le malade.

On voit par-là que nous n’avons eu que deux ſortes de malades, ſans entrer dans des diſtinctions ſcrupuleuſes, qui en multipliant les eſpeces du mal, ne ſervent qu’à en donner des idées plus confuſes, bien loin de l’éclaircir. Les uns avoient le mal benin & leger, les autres l’avoient violent, les uns & les autres avec ou ſans éruptions exterieures. Nous n’avons rien à dire des premiers, ils guériſſoient d’eux-mêmes, & preſque ſans aucun ſecours de l’art ; car ceux qui ne pouſſoient rien au-dehors ; voyoient terminer leur fiévre en quatre ou cinq jours par un doux purgatif, ou par une ſueur qui ſuccedoit à l’operation d’un leger émetique, quand il avoit été indiqué. Ceux en qui la nature faiſoit un généreux effort pour ſecoüer le joug du venin, avoient le plaiſir de voir leurs bubons venir d’eux-mêmes à une heureuſe ſupuration, ou preſque ſur le champ, ou bien long-tems après dans 20. 30. jours, ſans que pendant tout ce tems-là ils reſſentiſſent aucune incommodité : d’autres encore plus heureux les voyoient diſparoître & ſe reſoudre inſenſiblement, ſans uſer d’aucun remede ni d’aucun purgatif, & cela ſans aucune incommodité, & avec une parfaite integrité de toutes leurs fonctions, mais ceux-là faiſoient le plus petit nombre, quoi qu’on en diſe : car ſi on conſidere qu’il n’a pas échapé la moitié des malades, & que parmi ceux qui ont été ſauvés, pluſieurs ont eu le mal violent, on reconnoîtra aiſément que cette premiere ſorte de malades ne peut pas avoir été ſi nombreuſe.

La ſeconde eſpece de malades a éprouvé toute la rigueur du mal, les uns par des morts ſubites, ſans aucune maladie précedente ; les autres par des morts promptes, en ſix ou huit heures de maladie, d’autres en 24. heures, & le plus grand nombre en deux ou trois jours, & c’étoient ceux qui ne pouſſoient rien en dehors ou qui ne pouſſoient que des éruptions foibles & incapables de les dégager, & cela dans le premier & ſecond periode du mal, quand la maladie alloit au-delà de trois jours, elle donnoit un peu plus d’eſperance, ſur tout quand c’étoit à la faveur des éruptions exterieures ; ce qui eſt devenu plus frequent dans le troiſiéme periode, & ceux-ci alloient un peu plus loin juſqu’au quatriéme, au cinquiéme, ou au ſixiéme jour, & alors ſi les éruptions ſe ſoûtenoient, ils ſe tiroient d’affaire ; mais ſi au contraire elles s’affaiſſoient, ou qu’elles diſparuſſent, ces malades mouroient auſſi cruellement que les autres.

Quelques-uns mouroient ſans aucun ſymptôme ſenſible, & avec un pouls preſque naturel, & ne ſe plaignant que de foibleſſe & d’abattement ; ils avoient pourtant des yeux étincelans & le regard égaré, auſſi ſe méfioit-on toûjours de cette fauſſe tranquilité du malade : d’autres après une entiere ceſſation des ſymptômes les plus violens, & ſe ſentant tout-à-fait bien, mouroient dans la nuit ou le lendemain, ſans qu’on pût reconnoître aucune cauſe manifeſte d’une mort ſi imprévûë.

Quand la maladie ſe terminoit heureuſement, c’étoit ordinairement au huitiéme jour, ou tout au plus tard au dix, que la fiévre ceſſoit ; & ſi elle alloit au-dela, c’étoit par la réſiſtance de quelque ſymptôme, qui demandoit une curation particuliere.

La vigueur de l’âge & du temperamment ne ſervoient qu’à rendre le mal plus violent & plus mortel, comme la foibleſſe de l’âge, du ſexe, & du temperamment, rendoit plus ſuſceptible de cette maladie ; auſſi avons-nous vû les enfans & les femmes pris les premiers dans toutes les familles, & ſur-tout les femmes enceintes, qu’on a eu le chagrin de voir périr preſque toutes. Ce mal n’a épargné aucun âge, il a attaqué toute ſorte de perſonnes depuis les enfans de lait juſques aux vieillards, il a pourtant reſpecté, pour ainſi dire, ceux qui étoient dans un âge décrepit.

Ou n’a vû la langue noire qu’à fort peu de malades, mais tous l’avoient blanche & chargée, l’alteration étoit extraordinaire, même avec la fiévre la plus legere, ſans pourtant que les malades ſe plaignirent de cette ſoif, ni qu’ils ſentiſſent quelquefois cette alteration ; les plus malades ont les yeux vifs & étincelans, même dans les plus grandes foibleſſes, & le regard affreux à peu près comme les hydrophobiques, & ces yeux étincelans étoient toûjours d’un mauvais augure. C’eſt ſans doute par-là que quelques Chirurgiens qui ont hanté le Levant, ſe vantent de connoître de trente pas loin, ſi un homme eſt attaqué de peſte.

Les excremens de nos malades n’avoient rien de particulier, l’infection n’en étoit pas même trop grande, elle l’eſt beaucoup plus dans les fiévres malignes ordinaires : les urines étoient preſque toûjours naturelles, elles avoient ſouvent une pellicule huileuſe au-deſſus, comme celle des phtyſiques : quelquefois elles ſont un peu rouges & altérées le premier jour de la maladie, quand la fiévre eſt violente, on en a vû pourtant quelquefois d’extrêmement rouges, & preſque de la couleur du ſang.

On aura de la peine à croire que ces malades n’exhalent point de mauvaiſes odeurs, & n’ont rien de rebutant, veritablement après quelques jours de maladie, on ſent une odeur douceâtre, ſur tout quand le malade ſuë, qui eſt déſagreable ſans être trop forte ni infecte ; & cette odeur douceâtre ſe communique à tout ce qui a ſervi à l’uſage des malades, aux meubles & aux chambres même, & ne ſe perd qu’après que ces choſes ont palle par l’eau boüillante, & ont été expoſées long-tems à l’air.

Les ſymptômes qui accompagnent la maladie ſont les mêmes que ceux des fiévres malignes, avec cette difference qu’ils ſont ici plus violens, & qu’ils s’élevent dès la premiere attaque du mal, & d’abord après le premier friſſon. Tels ſont l’abbattement, inquiétudes, nauſées, vomiſſemens, maux de cœur défaillance, opreſſion diarrhée, hémorragies, affection ſoporeuſe, délire, phréneſie, & ces derniers étoient les plus fréquens & les plus ordinaires, & ne finiſſoient guére que par la mort du malade. Rarement on a vû des convulſions & des mouvemens convulſifs, & ces ſymptômes paroiſſoient ſur tout dans ceux qui n’avoient aucune éruption, ou qui les avoient foibles & languiſſantes.

Quelquefois le mal prenoit en guiſe de fiévre intermittente par un petit friſſon aux extrêmités qui duroit quatre à cinq heures, & revenoit tous les jours à la même heure, ſuivi d’une chaleur forte avec les ſymptômes les plus fâcheux ; auſſi le ſecond ou le troiſiéme accès emportoit toûjours le malade.

Dans le premier periode du mal, & au commencement du ſecond, les malades rejettoient quantité de vers par le haut & par le bas, ſur tout les enfans & les femmes, ce qui joint à la cherté des denrées, & à l’abondance des fruits qu’il y avoit eu cette année, confirmoit nos Magiſtrats & nos Citoyens dans la fauſſe créance que cette maladie n’étoit qu’une ſimple fiévre maligne, cauſée par les mauvais alimens & par la miſere.

On a vû très-peu de malades en qui la nature n’ait fait quelque effort. Pour ſe dégager de ce venin & le pouſſer déhors par des dépôts ou éruptions exterieures, comme bubons, charbons, puſtules, &c. ceux en qui elle ne pouſſoit rien au-dehors, éprouvoient toute la rigueur du mal, comme nous l’avons déja obſervé, & ils mouroient ordinairement en 24. heures ou en deux jours, quelques remedes qu’on leur fit : ils étoient ordinairement couverts d’exanthémes, qui étoient l’éruption la plus infructueuſe, & ne ſervoit qu’à fonder un prognoſtic fâcheux : quand elles devenoient noires, elles annonçoient toûjours une mort prochaine.

Les bubons ſortoient aux aînes, & ſouvent au-deſſous, & à ces glandes qui occupent la partie ſuperieure de la cuiſſe & ſous les aiſſelles ; il ſurvenoit des tumeurs au col, & des parotides : ils paroiſſoient dès que le mal ſe déclaroit., ou bien le ſecond ou le troiſiéme jour, & rarement après la fiévre finie. Les premiers n’étoient ſouvent d’aucune utilité, & n’empêchoient pas les progrès de la maladie, les ſeconds étoient plus favorables, & quelquefois veritablement critiques, je veux dire avec diminution des ſymptômes, & de la fiévre, qui finit au terme que nous avons marqué, calmant inſenſiblement à meſure que le bubon s’éleve. Les tumeurs du col, & les parotides ont preſque toûjours été mortelles, ſur tout quand elles étoient doubles, & ces malades périſſoient par la ſuffocation, quelque évacuation que l’on eût pû faire pour la prévenir ; dans le premier & ſecond période du mal, on ne pouvoit amener preſque aucun bubon à ſupuration ; dans la ſuite, & ſur la fin de ce même periode, le mal commençant à s’adoucir, on a vû preſque tous les bubons ſupurer, quoi qu’on n’eût pas changé de remedes, ni de methode. Quelques-uns après leurs bubons rentrés ont rendu du pus par les urines pendant pluſieurs jours.

Les charbons & les puſtules ont été dans tous les périodes du mal une éruption aſſez favorable & aſſez ſûre, ſur tout quand il y en avoit plus que d’un : les charbons paroiſſoient comme les anthrax & les charbons ordinaires, & ſortoient dans toutes les parties du corps, quelquefois au commencement, quelquefois dans la ſuite de la maladie, ſouvent au-deſſous du bubon, & preſque toûjours avec ſoulagement pour le malade ; on a pourtant remarqué que ceux qui venoient au col, étoient preſque toûjours funeſtes.

Les puſtules s’élevent comme de petits furoncles ou bubons, en forme de pain de ſucre avec une rougeur à la baze & un point blanc à la cime : dans quelques heures ce point blanc ſe deſſeche & devient noir, la tumeur s’étend, la rougeur diminuë, & il ſe forme une dureté tout au tour de la tumeur. Ces puſtules ſont fort douloureuſes, & font un eſcarre comme les charbons ; elles paroiſſoient ou au commencement ou dans la ſuite du mal ; & dans le troiſiéme & dernier période, elles ſortoient avant que la fiévre ſe déclara, & que le malade ſentit aucun mal : on en a vû quelquefois ſortir ſur les bubons & ſur les parotides, mais celles-là n’ont jamais été d’un bon augure.

On fondoit ordinairement le prognoſtic de la maladie ſur les ſymptômes qui l’accompagnoient, ſur l’état du poulx, & ſur les éruptions ; il étoit rare de voir échaper des malades avec des ſymptômes violens, & ſans aucune éruption critique. De même le bon ou le mauvais état du poulx décidoit auſſi du ſort du malade ; car ceux qui avoient le poulx bon, ouvert, fort & égal, pouvoient eſperer de ſe tirer d’affaire avec le ſecours des remedes, quelques violens que fuſſent les ſymptômes ; au lieu que ceux qui avoient le poulx petit, foible, inégal, frequent & obſcur, avoient tout à craindre, quelque leger que le mal parut, & quoi qu’il ne fût ſuivi d’aucun ſymptôme fâcheux, & ſouvent même avec les éruptions les plus heureuſes. Elles influent encore ces éruptions dans le pronoſtic de la maladie : celles qui paroiſſent dès la premiere attaque du mal, ſont les moins favorables ; mais celles qui ne ſe montrent que le troiſiéme ou le quatriéme jour, donnent plus d’eſperance, ſur tout quand elles ſont vives & animées.

Par la ſeule deſcription du mal, on voit d’abord que ce n’eſt point une maladie d’un ſeul remede, elle varie autant & même plus que toutes les autres eſpeces de fiévre, cette varieté jointe à la bizarrerie des ſymptômes, ne permettent même pas d’établir une methode de la traitter fixe & conſtante.

L’état du poulx, les éruptions & les ſymptômes déterminent ſeuls la neceſſité de la ſaignée & de la purgation ; en géneral celle-là ne doit être ni copieuſe, ni frequente, & celle-ci doit être toûjours bénigne & legere, & l’une & l’autre ne conviennent point quand les éruptions ſont vigoureuſes & avancées, le tems où elles conviennent le mieux, c’eſt le premier jour de la maladie.

Quand le poulx étoit plein & élevé, & le mal de tête violent, on commençoit la curation par une ſaignée de ſix onces, ſuivant la force du poulx, l’âge & le temperamment du malade ; rarement on a eu des indications de la réitérer ; mais après la premiere ſaignée, ſi le malade avoit des maux de cœur, ou des nauſées, on lui a donné un émetique, le tartre émétique, ſi c’étoit un corps plein & robuſte, l’ipecacuanha, ſi c’étoit une perſonne délicate, l’un & l’autre en une doſe très-petite & très-moderée.

Si l’émetique ne faiſoit qu’exciter le vomiſſement, ſans faire aller du ventre, d’abord après ſon operation finie, on donnoit ſur le champ un leger purgatif, ou tout au moins un lavement.

Quand le poulx n’étoit ni plein ni élevé, on ſe paſſoit de ſaignée, & on commençoit par donner l’émetique toûjours en petite doſe, pour peu qu’il fût indiqué, autrement ſi c’étoit un corps plein, & que l’on reconnut qu’il y eût beaucoup de corruption dans les premieres voies, on ne donnoit qu’un purgatif ſimple, on n’en a jamais donné que des benins & legers, & encore en petite doſe ; parce qu’on avoit reconnu que les purgatifs violens & les grandes évacuations ne diminuoient ni la fiévre, ni les ſymptômes, & ne faiſoient que hâter la mort du malade : les legers purgatifs, comme la rhubarbe, les tamarins, la caſſe, la manne, & le ſyrop roſat, faiſant toûjours une évacuation ſuffiſante & ſalutaire ; le ſené même n’a jamais été employé avec ſuccès, & encore moins quand il a été donné en pluſieurs doſes de tiſane laxative. Rarement on a eu occaſion de purger dans le cours de la maladie, à moins qu’elle n’aye traîné en longueur, ou que les frequens maux de cœur ayent continué après l’émetique ; encore alors faut-il donner la potion purgative à petites repriſes, pour être en état de la ſuſpendre, dès que l’évacuation aura été ſuffiſante, c’eſt-à-dire, de deux à trois ſelles : ſi après cette premiere évacuation, le malade eſt abatu, & le poulx déprimé, on le ranime avec un leger ſudorifique & alexitere, auquel on mêle toûjours un peu de diaſcordium pour charmer l’effet du purgatif.

Il eſt arrivé quelquefois qu’après l’operation de l’émetique ou du purgatif, la fiévre s’eſt ranimée, & que le poulx eſt devenu plus plein & plus élevé. En ce cas on a fait une ſeconde ſaignée, quand il y a eu délire ou aſſoupiſſement, ou que le mal de tête a augmenté, & on l’a faite au pied, temperant le malade par des doſes d’émulſions ſimples ou par une eau de poulet, priſes pourtant avec moderation, de peur de trop relâcher ; car il faut dans cette maladie être toûjours en garde contre la diarrhée.

Après l’émetique ou le purgatif donnés, ou même dès le premier jour, ſi ni l’un ni l’autre n’a pas été indiqué, on doit être attentif à obſerver le mouvement de la nature par celui du poulx & de la fiévre. S’il paroit trop vif & trop animé pour laiſſer ſeparer le venin, & tout ce qu’il a converti en ſa nature, on peut l’adoucir & le temperer par des doux délayans, par des tiſanes propres, ou par les eſprits acides mêlés à l’eau panée, qui eſt la boiſſon la plus ordinaire de ces malades, & celle qu’ils ont le mieux ſuportée : ſi au contraire ce mouvement paroit lent & foible, on le ranime & on le ſoûtient par les doux alexiteres, & cela juſques à ce que les éruptions paroiſſent, & on continuë cette attention juſques à ce qu’il en paroiſſe quelqu’une, & que l’on en obtienne une loüable ſupuration.

Les forts narcotiques n’avoient pas un ſuccès plus heureux que les violens purgatifs, ils jettoient toûjours les malades dans des foibleſſes, dont ils ne pouvoient pas revenir, ou dans quelque aſſoupiſſement mortel, ſurtout quand on les donnoit au commencement du mal ; ils ſuſpendoient ſouvent les éruptions prochaines, & rapelloient les ſymptômes mortels ; on n’en a jamais employé que de legers & en petite doſe, & ſeulement dans le cas du délire & de la phreneſie, ou d’une agitation violente ; dans les diarrhées on donnoit avec ſuccès le diaſcordium mêlé avec les abſorbans : on n’a jamais pû ſe ſervir des narcotiques dans les vomiſſemens, à cauſe de l’abattement & de la foibleſſe qui les ſuivoient, on employoit plus utilement en ce cas là les délayans, ou bien le ſuc de citron, avec quelques grains de ſel d’abſynthe ; les cardiaques même ne faiſoient qu’augmenter l’irritation de ce ſymptôme & le rendre plus violent ; on ne doit pourtant pas ſe preſſer de l’arrêter ; car ſouvent le vomiſſement arrête, il ſurvenoit des tranchées & des ardeurs d’entrailles, qui tourmentoient le malade juſques à ſon dernier moment, on voit aſſez la raiſon de ce changement.

De toutes les évacuations naturelles, la diarrhée a toûjours été la plus funeſte, à moins qu’elle n’ait été moderée, & qu’elle ſoit venuë naturellement, ſans être excitée par les purgatifs ; on en a vû quelques-uns guérir ainſi, allant ſeulement deux ou trois fois du ventre par jour, les hémorragies ont été également funeſtes, quelques-unes pourtant ont été ſalutaires.

L’évacuation la plus utile a été celle des ſueurs, & ſur tout de ces ſueurs qui venoient les premiers jours de la maladie, ou après un leger émetique par la quiétude du malade, & qui ne ſont excitées que par la chaleur de ſon propre ſouffle ; car celles qu’exitoient les remedes, étoient ſouvent infidéles, & n’avoient quelquefois d’autre ſuccès que l’irritation de la fiévre ; les premieres arrêtoient les progrès du mal, & ſouvent l’emportoient tout-à-fait, en faiſant diſparoître les éruptions ; les dernieres épuiſoient le malade, & précipitoient ſa mort.

Il ſuit de là que les ſudorifiques les plus benins étoient les plus convenables, on ne pouvoit pas aller au-delà de l’eau de chardon-benit, de la poudre de vipere, & du lilium dans les grandes foibleſſes, tout autre ſudorifique, comme les volatils, les forts cardiaques & alexiteres n’ont jamais fait un bon effet, à moins que le malade ne fût dans un abattement extraordinaire. Voilà d’abord un nombre infini de remedes alexiteres & ſpecifiques, raportés par les Auteurs, ou propoſés par les Medecins actuellement en vie, & envoyés ici de differents endroits devenus inutiles, ce qui fait croire ou que ces Medecins n’ont jamais traitté de peſte, ou que s’ils en ont vû, ils ſe ſont prévenus ſur des obſervations fauſſes ou incertaines.

Les opreſſions qui accompagnoient cette maladie ne venoient pas toûjours d’un engagement dans la poitrine ; c’étoit ſouvent par la ſueur arrêtée, par le froid que le malade prenoit en ſe découvrant, ou par quelque éruption exterieure rentrée : dans le premier cas, qui eſt celui d’un engagement de poitrine, de petites ſaignées convenoient, quand le poulx & les forces du malade le permettoient ; mais dans les autres cas, il ne falloit que rapeller les ſueurs ou les éruptions par quelque leger ſudorifique.

Il paroît par-là que rien n’eſt plus ſalutaire à ces malades que de les bien couvrir ſuivant la ſaiſon, & qu’ils n’ont rien de plus contraire que le froid ; auſſi tous ceux qui ont eu une douce tranſpiration pendant la maladie, & qui ont eu ſoin de l’entretenir, ſe ſont preſque tous tirés d’affaire ; il ſeroit inutile d’entrer dans aucun détail ſur le régime de vie qui convient à nos malades : on a tout dit quand on a fait voir que la maladie dl des plus aiguës.

Le traittement exterieur ne doit pas être moins ſimple & moins benin que celui du dedans : tous ces remedes ſi recherchés & ſi ſinguliers ne ſont ici d’aucun uſage, & tout ce grand étalage de remedes externes, dont les Auteurs groſſiſſent leurs livres, ne ſert qu’à montrer leur ignorance dans ce mal ou leur mauvaiſe foi s’ils l’ont connu.

Aux bubons qui étoient avec inflammation on apliquoit des cataplâmes de micapanis avec le lait, ou bien celui d’herbes émollientes, aux autres une ſimple emplâtre de diachylum, ou quelque autre ſemblable, ou à leur défaut avec le pain & l’huile ; on ouvroit ceux-là avec la lancete, quand ils étoient en voie de ſupuration, on apliquoit le cauſtic à ceux-ci, aux uns & aux autres, on n’attendoit jamais la maturité ni la ſupuration, & encore moins à ceux qui étoient durs & ſans rougeur, auſquels on apliquoit le cauſtic, dès qu’ils lui donnoient priſe, après l’ouverture de la tumeur, ou l’aplication du cauſtic, on tâchoit d’attirer une prompte ſupuration par les remedes pourriſſans & emplaſtiques, le digeſtif ſimple, l’onguent baſilic, celui d’althea, le beaume d’arceus, & autres de cette eſpece étoient les plus ordinaires & les plus efficaces avec l’emplâtre de diapalme, & ces remedes ſuffiſoient juſques à ce que la playe fût cicatriſée. La cruelle methode d’arracher les glandes inconnuë dans cette Ville, n’y a été introduite & pratiquée que par les étrangers, & ceux qui l’avoient authoriſée par leur préſence, & qui en avoient vû ſouvent de mauvais effets, ont crû devoir la rejetter dans la ſuite. La ſupuration bien ménagée ne manque jamais d’amener la glande, ou tout au moins de la mettre en état d’être ſeparée ſans violence.

Dès que les charbons paroiſſoient, pour prévenir l’enfleure & l’inflammation de la partie qu’ils ne manquent jamais d’attirer, on y apliquoit le cataplâme anodin de micapanis avec le lait, & on ſe hâtoit de les découper les uns par une ſimple inciſion en croix, les autres en les cernant tout au tour, & les autres en déchiquetant tout le tour de l’eſcarre, & cette maniere eſt plus douce & moins douloureuſe ; l’eſcarre découpé, on y apliquoit les mêmes pourriſſans que cy-deſſus, à moins que l’ulcere ne ménaça de gangrene, alors on rapelle la methode ordinaire en pareil cas, & on anime les pourriſſans.

On traittoit à peu près de la même maniere les puſtules charbonneuſes, quand elles n’étoient pas conſiderables y les onguents cy-deſſus ſuffiſoient pour détacher l’eſcarre, & attirer la ſupuration juſques à l’entiere guériſon mais quand l’aſſiete de la puſtule étoit large & dure, & l’eſcarre grand, on y faiſoit une inciſion en croix, & à celles dont la dureté étoit extraordinaire, on apliquoit un petit cauſtic au milieu de l’inciſion, & puis on la traittoit à l’ordinaire.

On a remarqué que tous ces ulceres ne ſouffrent pas volontiers d’être lavés, les liqueurs ſpiritueuſes les irritent, les décoctions lénientes les relâchent, & font croître des chairs baveuſes : les vulnéraires & balſamiques produiſent quelquefois l’un l’autre de ces deux effets, à moins que les ulceres ne dégenerent ; mais alors ils rentrent dans la methode ordinaire ; le vin même deſſeche la playe & en ſuprime la ſupuration qu’on doit entretenir auſſi long-tems que l’on peut, & tout au moins trente quarante jours, ſi on veut éviter les fuites fâcheuſes : c’eſt auſſi pour favoriſer cette longue ſupuration, que l’on doit faire de grandes ouvertures, ſoit qu’on ſe ſerve de la lancette ou du cauſtic.

S’il ſurvenoit quelque accident à ces playes, comme ſinus, dépôts, inflammations, gangrenes, chairs baveuſes, &c. On traitte cela à la maniere ordinaire, & par les remedes les plus ſimples, ſans qu’il ſoit beſoin d’en avoir de particulier qui ne fervent le plus ſouvent qu’à enrichir ceux qui les diſtribuent, & à répandre un air de miſtere ſur les choſes les plus ſimples & les plus communes.

C’eſt une opinion aſſez commune parmi le peuple, qu’on ne peut pas prendre deux fois de ſuite cette maladie : c’eſt dans cette confiance que ceux qui en ont été guéris ſe livrent plus facilement au ſervice des autres malades, & par-là cette fauſſe créance a ſon utilité : cependant cette opinion eſt fauſſe, & on a vû le contraire dans cette conjoncture, j’en ai fait moi-même une triſte expérience.

Rien ne nous a tant ſurpris dans cette maladie que la violence & la rapidité de ſa contagion, ſoit pour le bien commun, ſoit pour nôtre interêt particulier, nous avons redoublé nôtre attention ſur cet article. Prévenus dès l’Ecole, par de celebres Profeſſeurs, que les maladies ne ſont point contagieuſes par elles-mêmes, nous avons crû que c’étoit ici l’occaſion de verifier un point auſſi important pour le bien public, nous n’avons pas été long-tems à nous détromper de nôtre erreur ; & les preuves que nous avons de la contagion ſont ſi évidentes, & portent ſur des faits ſi conſtants, qu’elles ne laiſſent aucun doute là-deſſus.

Pour ce qui eſt du tems qu’il faut à ce venin pour ſe déveloper, quand il a une fois pénetré dans le corps : il n’y a rien de reglé, aux uns plutôt, aux autres plus tard, ſuivant les differentes diſpoſitions du ſang, & ſelon le concours des cauſes externes, qui le mettent en jeu & en action ; dans les uns preſque ſur le champ, au moins du jour au lendemain, ç’a été le plutôt : dans les autres deux, trois, quatre, cinq, ſix jours, &c, juſques au trente-cinquiéme jour, qui eſt le terme le plus éloigné qu’on ait pû obſerver.

Voilà tout ce que la violence de la maladie & le trouble de cette Ville nous ont permis d’obſerver. Uniquement occupés à faire des obſervations juſtes & fidéles, nous n’avons pas eu la même attention à leur donner l’ordre & l’étenduë convenables, encore moins à y répandre l’érudition dont elles étoient ſuſceptibles. Il paroit pourtant par ces obſervations, que cette maladie ſi extraordinaire ne demande que peu de remedes très-ſimples & très-communs, un grand ordre dans la police, beaucoup de ſoins des malades, & ſur tout des Medecins & des Chirurgiens prudens & attentifs ; auſſi avons-nous vû échoüer tous les prétendus ſpecifiques ; car le bruit de cette maladie nous a attiré ici tous les empiriques & gens à ſecret, nous avons reçû des remedes & des recettes de toutes les contrées de l’Europe, la Cour même nous en a envoyé pluſieurs avec ordre de les compoſer, & de les mettre en uſage, rien de tout cela n’a réüſſi. Les grandes idées des ſyſtêmes modernes ne ſont ici d’aucun uſage. Quoique le mal ſoit vif & prompt, il ne veut point être bruſqué, & on ne peut point par les grandes évacuations prévenir la lenteur des criſes naturelles, ni en divertir la matiere. Il faut ici neceſſairement faire revivre le langage & les maximes des anciens, dont toute l’aplication étoit d’obſerver & de ſuivre les mouvemens de la nature : telle doit être nôtre attention dans une maladie qui n’eſt, à proprement parler, qu’un effort de la nature, ou pour mieux dire, un mouvement du ſang, Pour chaſſer un ennemi étranger.


FIN.

  1. Adeo ut genus hoc mortis ob pietatem fideique conſtantiam, ne quaquam inferius martyrio cenſeatur. Act. martyr. Ruynart. edit. Amſtelodam. f. 185.
  2. Levit. 26. v. 25.
  3. Nomb. 14. v. 12.
  4. Ceſar de bell. civit.
  5. Aymonius de geſt. Francor. lib. 3. cap. 86.
  6. Greg. Turen. lib. 9. cap. 21. & 22.
  7. Greg. Turen.
  8. L. 10. cap. 23.
  9. Piſſon p. 176.
  10. Petrarq. l, 8.
  11. Ruffi hist. de Marſ.
  12. Gaſſend. in vita Peireſ. l. 9
  13. Lib. 13. E. 12. & lib. 14. E. 116.
  14. Ville de Syrie.
  15. Les Ecrivains des Navires s’enferment avec les marchandiſes dans les Infirmeries.
  16. Petits paquets de marchandiſes que les gens de mer aportent pour leur compte.
  17. Petits Baſtimens de mer, très leger, & qui vont avec tout vent.
  18. C’eſt l’endroit où s’aſſemblent les Negotians.
  19. Horac. lib, 3. od. 1.
  20. Jeremie.
  21. Iſaïe.
  22. Numer. cap. 16. v. 48.
  23. Jerem. c. 47. v. 6.
  24. Mr. Coſte.
  25. Mr. de Matignon ancien Evêque de Condon.
  26. Iſaïe.
  27. Petrone Satyric. c. 102.
  28. 2. Reg. 24.
  29. 1721.
  30. l’Hôtel de Ville.
  31. pag. 16.
  32. Pag. 14. de la Relat.
  33. Pag. 11. de la Relat.
  34. Pag. 4. & 134. des Obſerv.
  35. Pag. 24. de la Relat.
  36. Pag. 11. de la Relat.
  37. Pag. 4.
  38. Pag. 11. de la Relat. Pag. 33. 74. 149. des Obſerv.
  39. Page. 85.
  40. 1. Joan. c. 3. v. 11.
  41. Joan. c. 15. v. 13.
  42. Quale Elua eſt delectiſſimi quod piſtis illa graſſatur ? Explorat juſtitiam ſingulorum.
  43. Actu martirum Ruinard. Edition amſtelodam fol. 185.
  44. Page. 7. obſerv.
  45. Page. 9.
  46. Pag. 5. 6.
  47. Page. 7.
  48. Page. 9.
  49. Page. 11. 12.
  50. Pag. 17.
  51. Ode 2. lib. 3.
  52. pag. 149.
  53. part. 3. chap. 11. 2. exemple.
  54. 1. obſ.