Remarques patriotiques

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s. n. (p. Frontispice-48).

LOUIS XVI A SON PEUPLE
Desrais inv.Frussotte Sculp
Vous la voyez cette Couronne fille de l’ambition
je ne veux la Conserver que pour vous deffendre
Et vous rendre heureux

REMARQUES
PATRIOTIQUES,

Par la Citoyenne, Auteur de
la Lettre au Peuple.


Ma lettre au Peuple, ou le projet d’une Caisse patriotique, a ému les belles ames. Elle a excité la critique des mauvais Citoyens. Ils osent même dire que le caractère français est éteint, & que l’égoïsme est actuellement l’esprit dominant de la Nation. Ah ! s’il n’a pas brûlé jusqu’à présent pour la Patrie, il peut renaître de sa cendre. La France a peut-être été trop florissante jusqu’à ce siècle ; elle a excité l’envie de toutes les nations, & pour un choc violent qu’elle éprouve, faut-il qu’elle se perde elle-même ? O France, France ! relève ton front altier, & n’inspire point à tes voisins le sentiment de la pitié. Que le Peuple, les Parlemens & le Roi ne forment qu’une même famille, & la Nation reprendra bientôt sa première splendeur. Et vous, ennemis de vos frères, de votre Roi & du repos public ; étouffez cet esprit de révolte & de discorde, qui n’entraîneroit que votre perte, & la chûte de l’Etat. La misère n’a déjà que trop assiégé votre Pays ; craignez d’allumer les flambeaux de la guerre, & de périr les premiers dans une infâme boucherie. Mes avis ne sont point bizarres ; c’est en employant les matériaux de la vérité, que je prétends démontrer le danger, le bon, & l’utile. C’est une femme, qui ose se montrer si forte, & si courageuse pour son Roi, & pour sa Patrie.

La France est plongée dans la douleur ; le Peuple souffre, & le Monarque gémit. Le Parlement demande les Etats-Généraux, & la Nation ne s’entend pas. Ils sont indécis sur la manière de s’assembler. Toutes ces altercations sont des entraves au salut que l’Etat attend de leurs lumières. Le Tiers-Etat avec raison prétend avoir autant de voix que le Clergé & la Noblesse ; mais la dignité de ces derniers ne veut point entendre que les organes du Peuple sont des voix aussi salutaires à l’administration des Finances, & aux prompts remèdes qu’on doit porter à un mal qui s’empire tous les jours. Il me semble voir un malade dans son lit, à qui il faut une prompte opération. Un habile Médecin l’ordonne sur le champ ; mais les parens qui ont souvent des vues contraires à celles du sage Médecin, demandent une consultation de ce qu’il y a de mieux dans la Faculté, sur la manière de faire l’opération. L’auguste Assemblée d’Esculape ne s’entend pas. On disserte long-temps ; le mal devient désespéré, ou le malade périt ; & le bon Médecin est le Tiers-Etat. Messieurs les Nobles sont l’auguste Assemblée des Médecins, à qui je représente, avec les droits que mon sexe me donne, de laisser de côté le rang, les titres, & ce vain préjugé de ses dignités idéales, & voler en foule faire l’opération du Royaume, chasser le mal, & introduire le bien.

Voilà sur quelles conséquences il faut discuter. La supériorité doit se taire, & faire place à la raison ; & dans une semblable calamité, Barons, Marquis, Comtes, Ducs, Princes, Evêques, Archevêques, Eminences, tout doit être citoyen ; tous doivent donner l’exemple de cet amour patriotique au reste de la Nation, pour concourir ensemble au bonheur de l’Etat, & à la gloire de son Pays.

Le bien est-il donc si difficile à faire ? Oui, sans doute, les Parlemens & le Souverain en font la triste expérience ; mais je l’ai déjà dit, que le Roi & les Parlemens ne forment qu’un même cœur, & l’ame de la Patrie se signalera. Et pour mieux vous toucher de cette vérité, Puissances supérieures aux peuples, considérez le tableau effrayant que je vais retracer à vos yeux du plus grand nombre des citoyens. Le commerce est écrasé, une quantité innombrable d’ouvriers sont sans état & sans pain, que deviennent-ils ? Pourriez-vous en rendre compte sans frémir ? Tout est arrêté, le riche impitoyable cache son argent ; vil instrument de sa cupidité, peut-il prolonger ses jours, peut-il les rendre plus heureux ? Ces trésors dans l’inaction, quel bien peuvent-ils faire à personne ? C’est à l’Etat qu’il faut les offrir, & les offrir sans aucun intérêt, tel qu’ils les placent dans leur coffre-fort ; mais dans la caisse de la nation, ils vous rapporteront un prix au-dessus de leur valeur, vos collatéraux, après vous, s’applaudiront de trouver dans votre fortune de tels recouvremens, vous leur laisserez la gloire & l’honneur qui éterniseront votre mémoire. Si une si belle victoire n’émeut point vos ames abjectes, craignez le désespoir des malheureux & des révoltés. Vous ne sauriez vous le dissimuler, c’est toujours sur les riches qu’ils portent leurs mains hardies & meurtrières, & souvent dans leurs fureurs ils ne distinguent pas les bons d’avec les méchans. Dans un Etat de Monarchie, tel que la France, le peuple ne peut être heureux qu’autant que l’Etat n’est point obéré ; sa vraie constitution est fondée sur l’amour de son pays & de son Roi : voilà les Francs, voilà leurs véritables vertus. Si elles n’existent plus dans la nation, la nation est perdue, elle sera livrée au pillage des brigands, & peut-être soumise aux Puissances ennemies.

C’est donc à vous, grands, sages, bons citoyens à détourner les maux, que je redoute pour ma Patrie. Il se peut que mon cœur pénétré se soit trop allarmé de ses craintes, & que cette crainte m’ait fait voir un danger évident. Ah, combien de fois les Etats se sont perdus, faute de prévoir les grands événemens ! Ce sont de ces causes célèbres où chacun est intéressé, & le parti le plus puissant doit entendre & recevoir avec plaisir les avis du parti le plus foible. C’est sur les intérêts du public & de l’Etat qu’il faut prononcer : mais en prononçant, il faut les unir & les accorder, & si vous les divisez, vous les perdez tous deux. Je sais que dans un temps heureux les maximes de l’Etat sont différentes de celles du public, & que la politique du Gouvernement ne permettroit point aucune observation relativement à ses administrations ; mais devenu plus humain que politique, plus sage que vain, il écoute & reçoit avec plaisir les avis de chacun, quand ils ne tendent qu’au salut général. Le premier instant des têtes citoyennes produit quelquefois les plus grands revers ; mais leur retour sage & salutaire répare bientôt un instant de fermentation. Tel qu’on voit actuellement les Arrêtés du Parlement. Le mal s’est empiré par trop de zèle, mais ce mal peut se réparer par ce même zèle. Unissez-vous donc, Messieurs, & ne perdez point de vue l’impôt volontaire, & quel foible que soit l’Auteur dans ses rayons de lumières, ils n’en sont pas moins utiles pour le bien de la France. Souvent les moyens les plus simples ont produit de grands effets ; craindroit-on de les employer, parce qu’ils sont faciles ? Craindroit-on de les mettre à exécution, parce que c’est une femme qui les propose ? Craindroit-on d’obscurcir l’éclat de la Couronne, en offrant à son Roi un don pur & volontaire, quand il peut, à son gré, créer des impôts ? Y a-t-il plus à rougir de recevoir de la part de ses sujets un service, que de les forcer la bayonnette au bout du fusil de vous l’accorder ? Il me semble que les impôts sont ainsi exécutés, ou je ne me connois point en matière politique. Il me semble aussi que dans les temps de guerre, différentes villes maritimes ont offert au Roi des vaisseaux qu’il a acceptés sans rougir, & je ne vois pas de différence dans le projet de la caisse patriotique pour la dette nationale, ou je n’ai point l’ombre du sens commun. Craindroit-on que cet impôt n’eût point l’effet que j’en promets ? Et quand cela seroit, par ce moyen on s’instruiroit du véritable caractère François. Cette expérience seroit peut-être très-utile à l’Etat & à la Nation, & ce moyen facile, sans effet, donneroit sans doute des points de vues pour ceux qui conviennent actuellement.

Un Ecrivain fameux pourroit mettre plus de chaleur, plus d’énergie dans ses apperçus ; mais il n’y sauroit mettre plus de conséquence, plus de zèle, & plus d’amour que moi. Tout bon Citoyen a droit de donner ses idées dans le moment où son pays est dans la consternation la plus profonde. On ne doit rien cacher, & les Ecrivains les plus intègres doivent dire ce qu’ils voyent, ce qu’ils entendent & ce qu’ils sentent. Je ne suis d’aucun parti ; j’ignore s’il en existe quelqu’un véritablement ; malheur à ceux qui en suscitent d’aussi nuisibles qu’extravagans ; le bien seul, de mon pays, excite ma verve & enflamme mes esprits. Et vous, malheureux Citoyens, Peuple infortuné, voyez avec quel courage je m’expose, pour mettre sous les yeux du Monarque les tableaux effrayans de vos tristes situations ; oui, j’ose espérer qu’il en sera touché, & que les maux où vous a réduit sa Religion trompée, l’éclaireront pour l’avenir sur votre sort. L’homme ne s’instruit que par l’expérience : & vous, grand Roi, souffrez que je vous expose ce que vous sentez si bien ; que les vertus d’un véritable homme font toujours un bon Roi ; que vous êtes né avec ses vertus, mais que vous fûtes trompé comme tous vos prédécesseurs. Je suis loin d’accuser vos ministres disgraciés ; ils ont été peut-être de même que vous trompés, ou se sont trompés eux-mêmes ; mais combien leur malheur doit éclairer ceux d’aujourd’hui ; mieux disposés, sans doute, le mauvais exemple n’influera pas sur leur noble procédé ; la voix publique poursuit actuellement les Ministres jusques dans leurs retraites ; quelle satisfaction pour l’honnête homme, de quitter le ministère avec l’estime du Monarque, & l’amour du Public ! Il faut aussi convenir qu’un honnête Ministre aura souvent mérité l’un & l’autre, & qu’un sort contraire lui ravit cet avantage. On ne réussit pas toujours à faire le bien ; faites un mécontent, vous vous attirez cent ennemis. Il est impossible à un Ministre de faire des heureux sans déplaire à personne ; souvent le crédit & la protection placent & déplacent à leur gré, ou involontairement leurs protégés : les Princes & les Seigneurs assiègent sans cesse les Ministres de leurs recommandations. On veut se tenir en place, les graces sont dans leur porte-feuille ; attrappe qui peut ; & ce ne sont pas toujours les plus sages & les plus honnêtes gens qui réussissent. Le crédit des Grands influe, pour beaucoup, sur l’intégrité des Ministres. La Cour ne devroit jamais rien demander aux hommes en place, puisqu’elle n’a pas des Commis, des Inspecteurs pour s’informer sur le compte de ses protégés. J’aurois désiré qu’il me fût permis de citer, à cet égard, un fait mémorable de la part de la Reine, & qui caractérise la bonté & l’esprit de cette Princesse.

Assise sur le Trône, adorée du plus vertueux des hommes & du meilleur des Rois ; son humanité bienfaisante la fera venir au secours des malheureux ; privés de force, d’asyle, & du nécessaire, elle sera sans cesse l’appui des vieillards, la consolation des veuves & des orphelins.

O Reine toute puissante ! & vous Roi des François, on vous a fait un faible récit des maux de vos Peuples ; on vous peint leurs peines, leurs misères, leurs chagrins, avec des couleurs favorables ; on évite l’occasion de vous affliger, &, pour soulager vos sujets, il faut vous affliger de leurs maux. La détresse de vos Finances vous fait éprouver quelques contrariétés ; vous souffrez, parce que vous êtes instruits que votre Peuple n’est point heureux. Point heureux ! Ah, Sire ! entre le bonheur & le malheur il y a une situation soutenable, & c’est celle où vous croyez votre Peuple ; mais celle qui existe & que je ne puis vous exprimer sans frémir, est l’état déplorable d’un tiers du Peuple, & du tiers le plus recommandable ; les mâçons, les hommes qui travaillent à la terre, qui n’ont pour toute fortune que les travaux de leurs bras pour nourrir leurs femmes & leurs enfans. Depuis un mois que l’entrée de l’hiver s’est manifestée avec la plus grande rigueur, les travaux sont arrêtés ; les malheureux ouvriers manquent d’ouvrage & de pain pour leurs enfans ; la plupart n’ayant pour asyle que d’affreux greniers ; sans feu, sans secours de personne ; que deviennent-ils ? Des scélérats involontaires, & que la nature & la misère ont forcés au crime : ce triste spectacle se représente à chaque instant du jour. Il est un autre genre de malheureux ; ce sont les vieillards. Ah ! combien leur fort m’intéresse. Dans la belle saison ils s’occupent encore de quelques travaux qui les aident à traîner le reste d’une misérable vie ; mais dans l’hiver, dans les gelées, les glaçons de l’âge n’ont déjà que trop refroidi leur vigueur épuisée ; & n’ayant pas la force d’aller mendier leur pain, ils manquent des besoins les plus urgens de la vie. Ils s’enveloppent dans des haillons, sur leurs grabats, & on les trouve morts de faim, & gelés de froidure.

Un de ces infortunés vieillards avoit senti arriver son dernier moment, un reste de courage le force à quitter une espèce de taudis qu’on ne lui louoit pas moins un écu par mois. Comme il n’avoit pas de quoi le payer, depuis quelques tems, l’affreux guichetier de ce cabinet, cent fois plus féroce que ceux des cachots, choisit le moment où ce vieillard malheureux étoit sorti pour aller se procurer un peu de nourriture ; il monte, il a la cruauté de lui crocheter sa porte, & il eut la barbarie de lui dire, à son retour, « qu’il ne coucheroit pas dans sa maison qu’il ne l’eût payé ». Le malheureux vieillard n’avoit trouvé aucun secours, & il étoit dix heures du soir. En vain, il sollicitoit son hôte de lui donner l’hospitalité pour la nuit ; ce tigre eut l’affreux courage de lui refuser. Ce pauvre vieillard monta à la dérobée vers son cabinet ; &, s’assit, sur le pas de la porte de son misérable taudis, où l’attendoit sa fin cruelle. Minuit n’étoit pas sonné, qu’il n’étoit plus de ce monde. On ne voit que semblable événement dans Paris ; le pain est cher, les travaux ne vont plus, & les malheureux manquent de tout. Il y a cependant de belles ames qui font de bonnes actions en faveur de l’indigence ; mais c’est dans des mains étrangeres qu’ils font passer leurs bienfaits. Leurs dons sont toujours mal distribués, & ce n’est presque jamais les vrais infortunés qui sont véritablement secourus dans Paris. Ah ! que ne peut-on fonder des maisons qui ne seroient ouvertes que dans l’hiver pour les ouvriers sans travail, les vieillards sans forces, les enfans sans appui.

O Reine ! ô juste Monarque ! veuille l’humanité souffrante que mon récit vous touche en faveur des infortunés dont je viens de vous tracer le déplorable sort ! La dette nationale éteinte, vous appuirez par votre bienveillance cette belle institution ; toutes les ames pures & généreuses enverront, à cette administration, des hommes immenses. On déchargera MM. les Curés du pénible travail de soulager les malheureux, ils auront plus de temps pour se livrer au culte de la religion qui s’affoiblit tous les jours [1]. Les malheureux qu’ils visiteroient iroient avec un billet de leur part se rendre dans ces maisons qui seroient tenues sainement & proprement, elles ne sauroient obérer l’Etat, elles en feroient au contraire la richesse, puisqu’elles seroient consacrées à conserver les citoyens. On devroit même donner dans ces établissemens de quoi entretenir l’émulation, on y occuperoit les ouvriers dans les saisons les plus rigoureuses, & ces maisons pourroient se ger de beaucoup d’entreprises. Les veuves des ouvriers qui perdent leurs maris subitement, trouveroient dans ces asyles un prompt secours pour elles & leurs enfans. Combien de fois n’a-t-on pas vu de ces infortunées qui perdent leurs soutiens dans un bâtiment, dans une carrière ou dans une fosse ; elles restent avec plusieurs enfans sans secours, & souvent elles sont enceintes, quand on leur apporte leur maris morts sur un brancard. Ce spectacle émeut quelques âmes le premier jour ; mais comme tout est l’affaire du moment à Paris, les infortunées veuves restent quelques temps après, sans secours, sans pain, quand leurs enfans en leur tendant les bras leur en demandent à grands cris. Et dans les fortes gelées, ces enfans meurent en proie à des tourmens affreux, qui ajoutent encore à ceux de leurs mères.

O Sire ! vous qui connoissez quelle est la tâche d’un bon Roi, donnez, par votre bienfaisance, l’exemple à tous les Potentats de la terre, de secourir leurs Peuples dans les momens de calamité ! Apprenez-leur encore à corriger les abus, & sur-tout à recouvrer l’amour de leurs Sujets, quand ils l’ont perdu injustement, à régler leurs dépenses sur leurs revenus, à mettre quelques millions de côté, pour secourir les infortunés, dans les temps de crises funestes à la Patrie, comme maladie épidémique, grêle, gelée, inondation, famine, pour parer les fléaux, dont la foible humanité n’est que trop souvent accablée, & à faire des exemples effrayans de ces Agioteurs infâmes qui, sans l’ordre du Gouvernement, & à son insu, dévastent le Royaume des bleds, & des farines, souvent en faveur des ennemis de l’Etat.

Six mois dans un Château fort, où l’on met ordinairement ces ennemis du genre humain, peuvent-ils les corriger ?

C’est à la Reine, à qui je soumets mes réflexions patriotiques, & à qui je les dédie ; sous sa protection elles auront l’effet que je dois en attendre. C’est en vain qu’on voudroit m’effrayer qu’elle n’en recevra point l’hommage. Elles peuvent peut-être blesser sa dignité, mais non pas ses vertus. Simple particulière, & n’ayant aucune voie, qui puisse m’approcher de sa Majesté ; ah sans doute, le motif louable de cet écrit arrivera jusqu’à elle, & je ne désespère point de le voir imprimer avec son nom à la tête, qui prouvera combien elle aime les François, & combien elle encourage ceux qui s’occupent du bien général.

Et vous, Sire, vous ne sauriez condamner les moyens utiles que cet écrit vous offre, & qui vous dira, jusqu’à la fin, ce que vous pensez vous-même pour le bien de votre peuple ; vous aimez l’ordre & la sobriété ; c’est donc à votre sagesse à se faire rendre compte tous les ans, par vos Ministres, de vos dépenses & de vos revenus, &, sous quelque prétexte que ce soit, ne pas permettre que les dépenses excèdent les revenus ; c’est avec cette conduite, cette sévérité, que vous maintiendrez la gloire de votre trône inébranlable, que les ronces & les épines n’ont que trop entouré ; mais bientôt, Sire, vos vertus les fouleront à vos pieds, & vous verrez naître à la place les lys & les roses. Il n’y a plus de barrières effroyables pour arriver jusqu’à vous ; les Citoyens ne sont plus gênés, plus observés, plus enfermés pour dire la vérité ; & lorsque cette vérité est le fruit du bien, vous jettez un œil de bienveillance sur l’Ecrivain estimable, & les intègres Ministres, qui fécondent vos desseins, n’emploient plus leur crédit pour nuire à personne.

Les calamités de la France ont affecté mon ame, l’ont pénétrée du noble projet de présenter des lumières qui ne sauroient nuire, & qui peuvent produire le bien de l’Etat. Elles peuvent faire reconnoître d’où part le mal, les inconvéniens qui ont arrêté trop long-tems la France à se tirer du mauvais pas où elle est ; j’ose insister sur le premier moyen que j’ai donné de la Caisse patriotique, conforme aux vœux de l’Auteur de l’Etat libéré avec qui je me suis rencontrée sur cet objet, & dont je m’applaudis, puisque cette rencontre prouve que les véritables François pensent tous de même ; j’ose assurer que ce moyen est le seul bon, le seul praticable & le seul qui ne déplaira à personne ; j’ose attester que l’esprit François renaîtra à l’ouverture de cette Caisse. Le Roi, l’Etat, les Parlemens & le Peuple, doivent, dans cette circonstance, se réunir ensemble pour soutenir la gloire & son nom. Ah ! quel moyen est plus propre pour former cette union que cet impôt volontaire que je propose encore ! Voyez ce que vient de faire Quimper ; cette petite Ville s’est immortalisée. Mais il faut convenir que les habitans en sont grands, généreux, enfin véritables François. Ils offrent à leur Prince une somme que les grands, les riches & les pauvres, ont formée ensemble au profit de la dette nationale ; cette offre est faite comme de respectueux enfans qui viennent au secours de leur père, dont la fortune est obérée ; c’est précisément mon projet, ou celui de l’État libéré. Ah ! sans doute, toute la France imitera Quimper ; il n’y aura pas jusqu’aux hameaux qui n’apportent à cette Caisse.

Les têtes mal-organisées prétendent que l’égoïsme règne seul en France ; mais si cet égoïsme empêchoit la perte du royaume, je dirois que cet esprit pourroit encore régner long-tems ; cependant comme chacun est intéressé à cette perte, cet esprit disparoîtra à l’ouverture de la Caisse patriotique. Elle exterminera cet affreux égoïsme, qui tient le François dans l’inaction & dans un abandon d’idée épouvantable ; on verra aussi-tôt l’amour des François & la gloire de son pays se ranimer pour sa patrie. La richesse de l’Etat est la pierre fondamentale du bonheur du peuple. Le peuple me dira-t-on, est écrasé, comment donc pourra-t-il relever l’Etat ? Aussi n’est-ce point l’intention du Monarque d’achever de l’accabler ; il n’assemble ses Etats-Généraux que pour le soulager. Mon impôt volontaire ne tend qu’à fléchir les riches ; ces souverains de la fortune à qui je représente les dangers de la nation, leurs dangers particuliers : si le peuple désespéré se livroit au dernier excès, que deviendroient-ils eux-mêmes ? Ne feroit-il pas plus beau & plus salutaire d’offrir à l’Etat des réserves immenses que les favoris de la fortune cachent dans le fond d’un coffre-fort ? Ajoutez à cet impôt ceux que le Roi a droit d’imposer sur toutes les entreprises & graces accordées par Sa Majesté ; tout ce qui est graces, entreprises, privilèges, appartient au Roi, & sans obérer son peuple, il peut faire les rétributions à son gré sur ces objets. Par exemple, sur l’article des Spectacles, où je vais me permettre des réflexions utiles & profondes.

Après avoir porté mes yeux sur les établissemens utiles des hommes dans mes rêveries patriotiques, je n’en dois pas moins blâmer l’excès, dans cet ouvrage : on a trop multiplié les Spectacles.

Il ne devroit y avoir à Paris que quatre Spectacles, savoir : deux François, l’Opéra, les Italiens, & un Tréteau seulement pour le peuple. J’observerai cependant que dans cette circonstance il faut les laisser exister tous, &, s’il étoit possible, les augmenter encore. On pourroit faire de leurs excès un profit, pour contribuer à libérer la dette nationale. Jamais le Spectacle n’a été plus couru qu’actuellement : on se prive des besoins nécessaires, pour se procurer ce plaisir ; l’Etat est obéré, le peuple est écrasé : excepté les Comédiens François & Italiens & les Directeurs des petits Spectacles, tout est plongé dans la détresse.

Une actrice doit-elle avoir un état de maison & des voitures comme une Princesse du sang ? Un Comédien une Seigneurie & un équipage de chasse ainsi qu’un Prince ? Ah ! sans doute Molière se seroit bien gardé de se donner ce ridicule. Quoique je critique ceux de nos jours, je les crois trop sages & trop raisonnables, pour ne pas goûter la justice de mes observations.

Il y a des Comédiens dont la conduite régulière édifie les personnes les plus respectables. Alors le préjugé ne tombe nullement sur eux, & j’ose croire que quand on s’empareroit de la moitié de leurs profits tous les ans, jusqu’à la liquidation de la dette nationale, ils n’en murmureroient pas.

Les privilèges des Comédiens ne sont-ils pas des bienfaits du Roi ? S’il est le maître de réduire les pensions, n’est-il pas le maître de prendre les spectacles au profit de l’Etat ? Tous les Corps feront des offres au Gouvernement, excepté ceux des Comédiens : il faut donc leur indiquer de rendre à César ce qui appartient à César. En mettant les Comédiens François & Italiens au taux des acteurs de l’Opéra, seroient-ils bien à plaindre ? Quand les Directeurs des petits spectacles n’auront qu’une pension de six à sept mille francs, les voilà bien malades ? Quand le Monarque réduit sa dépense, des Comédiens pourront-ils craindre de l’abaisser ?

Les Etats-Généraux assemblés, jetteront leurs vastes lumières, sur tout ce qui pourra contribuer à acquitter les dettes de l’Etat. Pourront-ils s’empêcher de jetter les yeux sur les spectacles & sur les profits immenses des Comédiens, sur l’utilité de la contribution qu’on a droit de leur imposer ? Le Public ne se plaindra point de cet impôt, & il y applaudira, au contraire, de grand cœur. On ira encore avec plus de plaisir au spectacle.

Je voudrois que les spectacles de province fussent imposés à cette même contribution, ainsi que ceux de la capitale. On a mis en régie les postes, les messageries, les diligences, les cuirs, l’amidon, & on laisse jouir les Comédiens d’une fortune immense, tandis que le génie des Auteurs appartient essentiellement à la Nation, & peut contribuer à réparer ses pertes, car le produit des théâtres est immense, & le profit qu’on pourroit en prélever, sans faire tort aux acteurs, iroient à plus de quatre millions par an, & je présume que ce profit iroit aussi haut que celui des loteries.

Je suis loin cependant de prétendre de mériter seule l’attention du Gouvernement & de mes compatriotes, dans ces remarques patriotiques. Des hommes bien plus instruits que moi sur la politique des Gouvernemens peuvent en faire de plus utiles, mais j’en reviens à mes remarques. Dans mes rêveries patriotiques, j’ai rencontré tant d’hommes oisifs dans les grandes villes qui ne font qu’entretenir la mollesse & les vices. Pourquoi ne point occuper cette quantité d’hommes aux terres incultes, puisqu’ils sont inutiles dans les capitales. Que le Gouvernement donne toutes les terres en friche du Royaume à des sociétés, ou à chaque particulier la portion qu’il pourra cultiver ? C’est le meilleur moyen de sauver un tiers du peuple d’une foule de précipice qui se trouve sans cesse sous ses pas, & de débarrasser la société d’une quantité d’hommes inutiles dont la mollesse & la misère font des scélérats. La plupart de ces terres seroient consacrées à élever des bestiaux qui manquent depuis quelques années en France, & qui privent le malheureux d’un bouillon quand il en a besoin, tant la viande est devenue exorbitamment chère.

Mais le Roi bienfaisant, aidé de ses Etats-Généraux, réparera bientôt les maux qui ont assiégé son Royaume. Oui, Peuple infortuné, les vertus de votre Monarque font inépuisables, & les effets vous feront recouvrer votre joie naturelle, ce qui rendra son nom toujours cher à la France. A la tête de la Nation il nous promet « qu’il concertera les dispositions propres à consolider pour toujours l’ordre public & la prospérité de l’Etat ».



PROJET D’IMPOT,


Etranger au Peuple, & propre à détruire l’excès du luxe & augmenter les finances du trésor, réservé à acquitter la dette nationale.


Le luxe : c’est un genre de mal qui ne se doit guérir que de lui-même, par exemple, les goûts exquis qui s’en vont écrasant, renversant tout ce qu’ils rencontrent sous leur passage : un bon impôt sur ce luxe effréné : ah, combien l’humanité applaudiroit celui-ci ! qu’importe au petit-maître de payer vingt-cinq louis par an le plaisir de se casser le cou ou de se briser quelques membres ? Cet impôt n’arrêteroit pas les goûts exquis, & si cela étoit, combien les pauvres piétons béniroient cette révolution humaine ; les cabriolets plus modestes, mais qui n’en sont pas moins pernicieux, ne payeroient que la moitié de ce droit. Pour les voitures des petites-maîtresses, encore un impôt ne leur feroit point de mal, elles n’en seront pas moins triomphantes. Je voudrois que l’on mît, par exemple, un impôt utile sur les bijoux comme sur les modes qui se multiplient du matin au soir, & du soir au matin.

Un impôt encore aussi sage qu’utile, seroit celui qu’on pourroit créer sur la servitude ; plus un maître auroit de valets, plus son impôt seroit fort.

On devroit créer encore un impôt sur le nombre des chevaux, des voitures, des chiffres & armoiries ; la voiture simple caractériseroit l’homme qui ne pourroit s’en dispenser ; le chiffre, le luxe, & les armoiries, l’orgueil ; ce qui doit payer davantage que le modeste & l’indispensable.

Un impôt qui est très-visible & qu’on n’a pas encore apperçu, c’est celui qu’on pourroit mettre sur tous les jeux de Paris, comme Académies, Maisons particulières, Palais des Princes & Seigneurs.

Si on vouloit encore asseoir un impôt sur la peinture & sculpture, il ne seroit pas si déplacé.

Le peuple ne se fait ni peindre, ni sculpter, ni décorer ses appartemens. Un tel impôt ne peut nullement lui nuire, ainsi que tous ceux que je mets sous les yeux du Roi & de la Nation, & qui peuvent ensemble rapporter gros à l’Etat. Sans notions de Géométrie & de Finances, j’ose garantir, par mon plan, la dette nationale acquittée avant cinq ans révolus, & l’effet fera reconnoître ce que j’avance ici. Peut-être serai-je assez heureuse pour voir l’accomplissement de mes souhaits ; tous mes impôts sont d’une nature à ne révolter personne, excepté les petites-maîtresses & les petits-maîtres ; mais leur fiel n’est pas meurtrier, & le public applaudira à mes projets.

Que l’impôt volontaire soit à la tête de ceux que j’indique, & je devance mon époque au moins de quatre années. Nous chanterons ensuite en chorus : Vive la France, vive son Roi, & vive la Patrie.

Il est reconnu que le luxe, chez tous les Peuples & dans tous les tems, a entraîné la décadence des Etats, la force & le courage des hommes. La France nous offre aujourd’hui ce terrible exemple ; quel moyen le Gouvernement pourra-t-il trouver pour arrêter ce luxe effréné ? Est-ce un Arrêt, est-ce un Edit ? Sont-ce les défenses du Parlement qui pourront produire cette sage révolution ? Non, ces moyens sont impraticables ; mais que le Gouvernement, d’accord avec les Parlemens, fassent sortir des impôts qui corrigent l’excès du luxe. Si ces impôts m’acquittent pas la dette nationale, le public deviendra plus modéré dans ses caprices déréglés, & les grands Seigneurs donneront sans doute les premiers cet exemple ; les suites prouveront combien ces impôts deviendroient salutaires. Les besoins de la France se sont multipliés depuis Henri IV ; le luxe en a créé une immensité d’inutiles ; les fortunes & les revenus se sont-ils augmentés ? Et les terres cultivées ont-elles rapporté au taux de toutes les dépenses ? C’est ce qu’il faut réduire ; & ce n’est point à moi & à mon ignorance à montrer le tableau de cette comparaison. Je ne donne ici qu’une ébauche de mes idées ; c’est à la Nation assemblée de savoir si elles méritent d’être approfondies, & si l’on peut faire de cette esquisse un portrait frapant du bien qui peut en résulter. J’ai fait un songe, & à quelques expressions près, je vais le raconter à la Nation. Ce songe, tel bisarre qu’il soit, va lui montrer un cœur véritablement citoyen, & un esprit toujours occupé du bien général. Mon imagination pleine de tous ces projets en faveur de la France, m’a poursuivie jusque dans mon sommeil. Que les François ne me jugent point sur un songe ; qu’ils ne pensent pas que je veuille les endormir par ce genre de composition ; mais les fictions que j’ai eues sont tellement frappantes & patriotiques, que je ne peux me dispenser de les rapporter à la fin de ces remarques.


SONGE DE L’AUTEUR.


C’est dans les bras de Morphée que j’ai cru me promener aux Tuilleries ; il me sembloit entendre une musique martiale ; tout le monde couroit, & tout-à-coup je me suis vu seule au milieu de ce vaste jardin. Le soleil terminoit son cours, & la nuit commençoit à étendre ses voiles. Craintive de mon naturel, dans un lieu isolé, je me suis senti douée à l’instant d’un courage intrépide. Je me suis assise au pied d’un arbre, & il m’a paru que je m’endormois une seconde fois. Tout-à-coup je me suis réveillée par un spectacle ravissant ; les Tuilleries étoient tout-éclairées ; les objets qui se sont présentés à ma vue étoient des hommes d’une taille extraordinaire ; ils étoient vêtus uniformément, & ce costume, quoique simple, me paroissoit noble comme celui du tems d’Henri IV : ils n’avoient point de chapeaux, mais des espèces de bonnets rouges carrés, d’où il sortoit une quantité de lumières : ils tenoient à une main un flambeau formidable, sur lequel ils s’appuyoient, l’autre main étoit libre ; &, malgré que leur marche fût imposante & grave, ils recevoient, avec plaisir, de cette main, tous les Mémoires & Manuscrits qu’on leur remettoit. Ce genre de géant portoit une figure affable & prévenante en leur faveur. Je me levai, & je suivis la foule ; j’admirois ce spectacle ; mais comme les femmes ne se contentent pas d’admirer, & que la curiosité démasque toujours leur sexe, je ne pûs m’empêcher de demander qui étoient ces géans ? les foux me rioient au nez, les sots me faisoient des questions assommantes. Enfin, ces graves personnages entrèrent dans le Palais des Tuilleries, & les grilles le fermèrent. Quoi, m’écriai-je, ne puis-je savoir quelle est cette auguste assemblée ? Comment, me répondit un sage, pouvez-vous méconnaître les Etats-Généraux ? Eh, Monsieur, lui dis-je, que signifient tous ces Manuscrits qu’on leur a présentés, & qu’ils ont reçus avec tant de grace. Ce sont, me répondit-il, les idées de tout le monde, & ils n’ont garde de refuser celles de personne ; ils goûteront les bonnes, & rejetteront ce qui est inutile. Hélas ! m’écriai-je, pour la seconde ou la troisième fois, & ma lettre au Peuple, & mes Remarques patriotiques ! que deviendront-elles ? A ces mots, tout le Peuple m’entoura, & me témoigna, par des expressions naturelles & non choisies le regret qu’il avoit, ainsi que moi, de n’avoir présenté ces deux Ecrits, où il est mention de leur misère & de leurs maux. Seuls Ecrits, malgré la quantité de productions, dans lesquels on s’occupe véritablement du Peuple. Mes regrets étoient inexprimables ; je m’en retournois triste & rêveuse ; lorsque le canon frappa tout-à-coup mon oreille. Une nouvelle cérémonie s’offre à mes yeux ; c’est le Régiment des Gardes-Françoises & Suisses, des Gardes-du-Corps & Gendarmes, tous montés sur de superbes coursiers ; mais sans armes, & n’ayant pour toute défense qu’une branche d’olivier. Au milieu de cette escorte j’apperçus un arbre touffu ; j’étois curieuse d’approcher de cet arbre, qui paroissoit chargé immensément de fruits superbes. Un grouppe de Peuple m’enveloppe & m’entraîne au pied du char qui portoit cet arbre. O surprise admirable ! je vois mon Roi Louis XVI, en personne, qui me tend la main, & me prend gracieusement ma Lettre au Peuple. Je découvre, à ses côtés, une femme voilée qui arrache son voile, & qui me tend de même la main. Cette nouvelle surprise répand dans mon ame une satisfaction pure & enchanteresse, en reconnoissant que c’étoit la Reine. Cette aimable candeur qui se répand sur son front auguste, son air affable & compatissant me déterminèrent à lui présenter mes Remarques patriotiques. A peine a-t-elle jetté les yeux sur cet écrit, que je vois couler ses larmes. Elle se lève, elle secoue elle-même l’arbre, & tous les fruits tombent aussi-tôt dans les mains du peuple. Les fruits qui couvroient cet arbre, cachoient la couronne du Roi qui étoit attachée au sommet & qui resta seule à découvert. Le peuple, dans une joie inexprimable des bienfaits & de la générosité de la Reine, se met à ses genoux. Le Roi prend la parole, & dit au peuple en regardant sa couronne. « Vous la voyez cette couronne, fille de l’ambition ; cet instrument du malheur des meilleurs Rois. Henri IV, mon ayeul, qu’on reconnut trop tard, & qu’on regretta si long-temps, lui doit son trépas ; mais en marchant sur ses nobles traces, je ne veux la conserver que pour vous défendre & pour vous rendre heureux. » Aussi-tôt j’entendis mille cris d’allégresse. Ce spectacle disparut devant mes yeux, & je me retrouvai au pied de mon arbre, où il me sembla retrouver le sommeil ; il me parut même que je dormois depuis quelques jours. Enfin je me réveillai encore toute endormie, & je cherchai à reprendre mon chemin ; je gagnai le Pont-Royal ; je vis tout le monde vêtu différemment. Les vêtemens étoient devenus presqu’uniformes ; les jeunes gens n’étouffoient plus dans leurs gilets rétrécis, & dans leur espèce de caleçons ridicules, qui les rendoient droits comme une toise, & plaisans comme des pantins. Tous ceux que je rencontrai avoient l’air aisé & honnête, sur-tout ils me paroissoient être très-polis ; car ils ôtoient leurs chapeaux à toutes les femmes qu’ils rencontroient. Je prends la rue du Bacq ; mais quelle est ma surprise & mon étonnement ; cette rue, quoique dans l’hiver & qu’il eût plu, étoit propre comme une cour bien entretenue ; j’avois tant de plaisir à la parcourir, que je fus jusqu’au bout, & par-tout la police étoit bien observée ; mais ce qui me surprit davantage, ce fut de ne plus rencontrer ni wisky, ni cabriolet, ni voiture, ni charrette à pierre, ni tombereau à boue ; cependant j’apperçus quelques voitures simples & modestes qui alloient d’un pas lent, & je remarquai aussi que ceux qui étoient dedans étoient vieux ou infirmes. Je repris la rue de Sève, & je m’acheminai jusqu’à la Croix-Rouge, où je ne vis ni fiacre ni brouette. J’arrive devant un hôtel que l’on bâtissoit ; mais ce genre de bâtisse me paroissoit d’une solidité qui égaloit sa beauté. Je m’arrête un instant devant cet hôtel, & je vois un homme d’un âge raisonnable qui corrigeoit un petit jeune homme. Plusieurs maçons prirent sa défense, & le maître maçon à la fin le laissa fléchir. Quoi, ce disoit-il, ce bourreau, sans cesse me fera des siennes ; voilà trois fois qu’il me fait mettre à l’amende, & le gain de cette bâtisse ne suffiroit point à payer ses sottises ; il sait qu’il est défendu par ordre du Roi & de sa Cour de Parlement, de faire marcher les charrettes à pierres & moellons dans l’été, passé cinq heures du matin, & sept heures dans l’hiver : nous sommes dans les jours longs, & le petit mauvais sujet s’obstine à faire charger les charretiers à sept heures sonnées. Eh bien ! cette loi, répond le petit garçon, n’a pas de bon sens, on ne peut pas toujours être à l’heure juste. Comment, petit effronté, reprit le maître maçon en colère, tu voudrois changer les loix du Royaume, qui sont aujourd’hui si traitables & si humaines ; ne te souviens-t-il plus d’avoir eu les jambes cassées par un maudit wisky ; ne te souviens-t-il plus que ton père a été écrasé par un tombereau de pierre ; ne te souviens-t-il plus de ces bagarres en plein midi de fiacres, de charrettes, de tombereaux, de voitures bourgeoises, de wisky & de cabriolets, & jusqu’aux brouettes qui se faisoient fracasser dans ces bagarres ; ne te souviens-t-il donc pas que les rues restoient quelquefois quatre heures d’horloge à se déboucher, & que tout dépérissoit dans ces entraves effroyables, que les gens de pied étoient à chaque instant estropiés ou tués… Actuellement depuis l’heureuse Assemblée de la Nation, on ne voit plus de ces funestes tumultes ; depuis deux heures du matin jusqu’à cinq en été, & jusqu’à sept en hiver, les boueurs ont ordre de nettoyer Paris, les charrettes de pierres & de moellons, d’approvisionner la capitale aux mêmes heures. Toutes charrettes lourdes & pernicieuses sont proscrites, passées ces heures-là. Les charrettes des blanchisseurs seulement ont le droit d’aller & venir à toutes heures, parce que cela n’arrive que deux fois par semaine ; d’ailleurs ces charrettes sont légères & attelées modestement. Ne voudrois-tu pas, ajouta-t-il, interrompre cet ordre admirable ; car depuis que l’on approvisionne Paris la nuit, il y a bien moins de malfaiteurs. Cette prudence humaine garde Paris plus qu’on ne l’avoit prévu dans le plan de cet arrangement. On n’avoit fait que détruire les dangers du jour, & l’on a prévenu en même temps ceux de la nuit. D’ailleurs chaque voiture de charrois est éclairée & accompagnée de plusieurs soldats. À chaque barrière il y a des corps-de-gardes qui en fournissent tant qu’il en est besoin. Que veux-tu de plus admirable que ces loix sages & plus qu’humaines.

Je restai ébahie d’un semblable discours, & je reconnus tous les changemens qui s’étoient faits pendant mon sommeil ; j’arrive enfin dans la rue des Boucheries. Cette rue infecte me parut totalement avoir changé de forme ; ce n’étoit plus ce sang dégoûtant des animaux qui couloit dans les ruisseaux, cette odeur méphitique qui empoisonnoit les passans ; c’étoit une odeur suave & succulente. Tous les bouchers en étoient chassés, & c’étoit à la place de ces étaux qu’il se trouvoit de fameux rotisseurs & d’excellens traiteurs ; le sieur Pothiez, dont le goût est exquis dans l’art des restaurateurs, étoit toujours à leur tête. On voyoit à la place de ces mots, rue des Boucheries : rue des Friands. Je demande en bas de la rue de Condé à un apothicaire assez plaisant, d’où vient ce grand changement ; mais comme il parle toujours par monosyllabes, il ne me répondit pas aussi clairement que je l’aurois désiré. Je m’en allai en colère, en lui disant qu’il m’impatientoit à l’excès ; mais le mauvais plaisant me répliqua, s’il ne me falloit pas encore quelques gouttes d’opium pour me rendormir & faire de nouveaux songes. A ces mots je me réveille & je reste anéantie ; tout-à-coup j’entends un bruit épouvantable dans la rue. Je me lève & je vois le grand jour. Je cours vîte à ma croisée ; ô surprise moins flatteuse que celle de mes fictions ! c’est une bagarre effroyable dans ma rue, des tombereaux sont accrochés avec des fiacres, une bande de bœufs montant sur la roue des voitures, présentent leurs têtes énormes & meurtrières aux portières de ces tristes sapins, & font frémir ceux qui sont dedans. Des bandes de cochons & de moutons arrivent à grands pas ; & je reconnois que mon aimable songe n’est qu’une illusion trompeuse. Je l’ai sans doute étendu ; mais le fonds en est vrai : & comme il n’est pas plus défendu de faire de mauvais songes que de mauvais livres, j’ai cru que je pouvois écrire celui-ci. Et si mes Remarques, de même que mon Songe, n’ont pas tout le sel & toute la profondeur dont ils seroient susceptibles ; du moins j’ai montré tout ce que je sens, & tout ce que je desire pour le bien de ma Patrie. Ce seul but doit m’obtenir non-seulement l’indulgence des critiques sur une matière aussi épineuse que difficile à traiter, aussi abstraite que politique, aussi stérile qu’insipide pour ce siècle frivole ; mais encore l’estime des belles ames & de tous les bons Citoyens.


FIN.

  1. L’événement qui vient d’arriver récemment, prouve que le fond d’une bonne religion & non du fanatisme, rend les hommes vertueux & leur fait connaître de vrais remords.

    Personne n’ignore que M. le Comte de G. a été déshonoré par le Sieur de M., qu’il osat l’accuser de différens crimes, entr’autre de lui avoir escroqué une somme considérable. L’Accusateur eut la force & l’art terrible de mettre quelques vraisemblances dans ses accusations, & de convaincre les Juges de la malversation de M. de G. Celui-ci tomba sous le poids de la calomnie, les faux témoins ne prévalurent pas pour peu à le faire condamner à un opprobre éternel. Ses biens furent confisqués & son personnel dégradé d’honneur & de titre. Le malheureux M. de G. errant dans le monde, comme un second Œdipe, sans avoir commis de crime innocemment ni volontairement, traînoit une misérable vie. Un nom si fameux à la France, s’éteignoit dans l’opprobre & dans l’infamie, quand un Dieu juste & protecteur des victimes, se présenta tout vivant au pied du lit de mort de Mad. de M. Elle avoua à son Confesseur d’être la complice de tous les forfaits de son époux contre M. le Comte de G., & lui ajouta : « qu’elle ne mouroit point satisfaite, si elle n’avouoit publiquement son crime, pour rendre à M. de G. ce qui lui étoit dû. »

    Le Confesseur n’eut garde d’empêcher un si noble projet, qui donnoit un si grand exemple de la bonne religion ; elle fit appeler un Notaire & son époux, & lui dit en présence de l’homme de loi & de l’homme d’église. « Je vais, Monsieur, me séparer de vous & de la terre ; un génie malfaisant m’inspirat le désir coupable de vous seconder dans votre entreprise contre M. de G. Un Dieu vengeur m’inspire & m’ordonne aujourd’hui de dévoiler votre crime, & de rendre à l’innocent ce qui lui appartient ; j’ai fait appeller Monsieur, (en regardant le Notaire) pour déposer entre ses mains l’aveu que je fais : vous allez le signer ; donnez-moi cette preuve d’attachement, afin que ma conscience ne me poursuive pas au-delà du trépas, & que je puisse mourir en paix. » Quel est l’époux barbare qui résistera à rendre à la vertu, à la religion, dans un moment aussi touchant, tout ce qu’il leur doit. M. de M. n’eut pas le front de démentir son épouse, & pénétré sans doute de ce terrible spectacle, de voir que l’homme à son dernier moment se détachoit du préjugé de la vie, du faste qu’il met à cacher ses crimes & qui ne peut rougir de les avouer aux hommes, dont il se sépare pour aller éternellement habiter auprès d’un Juge, à qui nul mortel ne peut en imposer, M. de M. avoua tout, & signa le testament de son épouse, qui mourut quelques heures après. M. le Comte de G. a été réhabilité, & M. de M. a été renvoyé du Corps dans lequel il servoit depuis trente ans. Mais l’infortune de son adversaire justement attirée, & la réhabilitation de la justice lui rendra-t-il ses biens ? Pourront-ils effacer de son ame les maux qu’il a soufferts ?

     
     
    Ah ! sans doute, ce nom deviendra plus fameux par la catastrophe même qui l’avoit obscurci.

    Ce fait est remarquable, & je n’ai pas dû le négliger, pour prouver que la bonne religion ramène toujours les hommes à leurs devoirs. Il y en a qui n’en ont aucune que celle de la nature, & qui n’en sont pas moins de fort honnêtes gens. Dieu ne l’établit pas sans doute pour les hommes qui sont naturellement bons ; mais comme ils sont composés de méchans ! un dogme devint indispensable ; chaque nation s’est fait un culte différent, & comme je l’exprime dans mes Rêveries patriotiques ; qu’importe l’opinion des hommes, pourvu que leurs opinions différentes s’adressent toutes à la fois au même Dieu.

    C’est donc à tous les Ministres de la religion à maintenir le sacré caractère de la loi de Dieu, à donner de bons exemples, & à veiller sans cesse à la conservation de cette loi : toute autre administration leur doit être interdite.