Remercîment présenté au Roi en l’année 1663

La bibliothèque libre.
Remercîment présenté au Roi en l’année 1663
Poésies diverses, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome X (p. 175-181).

LVX

Remercîment présenté au Roi
en l’année 1663.

Louis XIV créa des pensions pour soixante-deux savants de l’Europe à partir du 1er  janvier 1663. Deux listes avaient été dressées pour préparer ce travail. Dans l’une, qui est de Chapelain, Corneille est ainsi désigné : « Corneille (Pierre). Est un prodige d’esprit et l’ornement du théâtre françois. Il a de la doctrine et du sens, lequel paroît néanmoins plus dans tout le détail de ses pièces que dans le gros, où très-souvent le dessein est faux, à les faire tomber parmi les plus communes, si ce défaut d’art général n’étoit récompensé amplement par l’excellence du particulier, qui ne sauroit être plus exquis dans l’exécution des parties. Hors du théâtre, on ne sait s’il réussiroit en prose et en vers, agissant de son chef ; car il a peu d’expérience du monde, et ne voit guère rien hors de son métier. Les paraphrases sur l’Imitation de Jésus-Christ sont très-belles, mais c’est plus traduction qu’invention. » (Continuation des Mémoires de littérature… de M. de Salengre, Paris, 1726, tome II, p. 48 et 49.) L’autre liste, qui est de Costar, renferme ce jugement beaucoup plus concis : « Corneille. Le premier poëte du monde pour le théâtre. » (Ibidem, p. 320.) Il est confirmé par celui de la liste définitive qui porte : « Au sieur Pierre Corneille, premier poëte dramatique du monde, deux mille livres. » (Pièces intéressantes et peu connues pour servir à l’histoire [par de la Place], 1781, tome I, p. 198.) Il est probable que Corneille ne tarda guère à adresser au Roi le Remercîment qu’on va lire : nous le trouvons aux pages 276-279 des Délices de la poésie galante des plus célèbres Autheurs du Temps, dont l’Achevé d’imprimer est du 25 septembre 1663[1] ; mais le P. Tournemine nous apprend, dans sa Défense du grand Corneille[2], qu’il « laissa passer un an sans demander le brevet (de sa pension), et sans remercier (le ministre). Je le sais, dit-il, de l’abbé Gallois, à qui le ministre en avoit fait des reproches, et qui conduisit Corneille à l’hôtel Colbert. » Ces vers furent d’abord imprimés à part (Paris, M.DC.LXIII, sans nom de libraire ni d’imprimeur, 7 pages in-4o) ; nous devons à l’obligeance de M. le comte de Lurde la communication de cette édition originale. Ils furent ensuite réimprimés en 1667 et en 1669, à la suite du Poëme sur les Victoires du Roi. Dans l’impression de 1663 et dans les Délices de la poésie galante, ils sont intitulés : Remercîment au Roy ; dans celle de 1667, que nous suivons, ils ont le titre que nous avons adopté ; nous n’avons pu voir la réimpression de 1669. Nous donnons en note les variantes de l’édition in-4o et des Délices. — On peut comparer à cette pièce de Corneille celle que Molière composa à la même occasion, et qui parut également à Paris en 1663, 7 pages in-4o (chez Guillaume de Luyne et Gabriel Quinet).


Ainsi du Dieu vivant la bonté surprenante
Verse, quand il lui plaît, sa grâce prévenante ;
Ainsi du haut des cieux il aime à départir
Des biens dont notre espoir n’osoit nous avertir.
Comme ses[3] moindres dons excèdent le mérite, 5
Cette même bonté seule l’en sollicite ;
Il ne consulte qu’elle, et maître qu’il en est,
Sans devoir à personne, il donne à qui lui plaît.
Telles sont les faveurs que ta main nous partage,
Grand Roi, du Roi des rois la plus parfaite image : 10
Tel est l’épanchement de tes nouveaux bienfaits ;
Il prévient l’espérance[4], il surprend les souhaits,
Il passe le mérite, et ta bonté suprême

Pour faire des heureux les choisit d’elle-même.
Elle m’a mis du[5] nombre, et me force à rougir 15
De ne me voir qu’un zèle incapable d’agir.
Son excès dans mon cœur fait des troubles étranges.
Je sais que je te dois des vœux et des louanges,
Que ne t’en pas offrir c’est te les dérober[6] ;
Mais si j’y fais effort, je cherche à succomber, 20
Et le plus beau succès que ma muse en obtienne
Profanera ta gloire et détruira la mienne.
Je veux bien l’immoler toute entière à mon roi ;
Mais si je n’en ai plus, je ne puis rien pour toi[7] ;
Et j’en dois prendre soin, pour éviter le crime 25
D’employer à te peindre un pinceau sans estime.
Il n’est dans tous les arts secret plus excellent
Que d’y voir sa portée et choisir son talent[8] :
Pour moi qui de louer n’eus jamais la méthode,
J’ignore encor le tour du sonnet et de l’ode. 30
Mon génie au théâtre a voulu m’attacher ;
Il en a fait mon fort, il sait m’y retrancher[9] ;
Partout ailleurs je rampe, et ne suis plus moi-même :
Mais là j’ai quelque nom, là quelquefois on m’aime[10] ;
Là ce même génie ose de temps en temps 35

Tracer de ton portrait quelques traits éclatants.
Par eux de l’Andromède il sut ouvrir la scène[11] ;
On y vit le Soleil instruire Melpomène[12],
Et lui dire qu’un jour Alexandre et César
Sembleroient des vaincus attachés à ton char[13] : 40
Ton front le promettoit, et tes premiers miracles
Ont rempli hautement la foi de mes oracles.
À peine tu parois les armes à la main,
Que tu ternis les noms du Grec et du Romain[14].
Tout tremble, tout fléchit sous tes jeunes années ; 45
Tu portes en toi seul toutes les destinées ;
Rien n’est en sûreté s’il ne vit sous ta loi :
On t’offre, ou pour mieux dire, on prend la paix de toi ;
Et ceux qui se font craindre aux deux bouts de la terre,
Pour ne te craindre plus renoncent à la guerre. 50
Ton hymen est le sceau de cette illustre paix[15].
Sur ces grands coups d’État[16] tout parle, et je me tais ;
Et sans me hasarder à ces nobles amorces,
J’attends l’occasion qui s’arrête à mes forces.
Je la trouve, et j’en prends le glorieux emploi, 55
Afin d’ouvrir ma scène encore un coup pour toi :

J’y mets la Toison d’or ; mais avant qu’on la voie,
La Paix vient elle-même y préparer la joie ;
L’Hymen l’y fait descendre ; et de Mars en courroux
Par ta digne moitié j’y romps les derniers coups[17]. 60
On te voyoit dès lors à toi seul comparable
Faire éclater partout ta conduite adorable,
Remplir les bons d’amour, et les méchants d’effroi[18].
Jusque-là toutefois tout n’étoit pas à toi ;
Et quelques doux effets qu’eût produits ta victoire[19], 65
Les conseils du grand Jule[20] avoient part à ta gloire.
Maintenant qu’on te voit en[21] digne potentat
Réunir en ta main les rênes de l’État,
Que tu gouvernes seul, et que par ta prudence
Tu rappelles des rois l’auguste indépendance, 70
Il est temps que d’un air encor plus élevé
Je peigne en ta personne un monarque achevé ;
Que j’en laisse un modèle aux rois qu’on verra naître,
Et qu’en toi pour régner je leur présente un maître.
C’est là que je saurai fortement exprimer 75
L’art de te faire craindre et de te faire aimer ;
Cet accès libre à tous, cet accueil favorable,
Qu’ainsi qu’au[22] plus heureux tu fais au misérable.

Je te peindrai vaillant, juste, bon, libéral,
Invincible en la guerre, en la paix sans égal[23] : 80
Je peindrai cette ardeur constante et magnanime
De retrancher le luxe et d’extirper le crime[24] ;
Ce soin toujours actif pour les nobles projets,
Toujours infatigable au bien de tes sujets ;
Ce choix de serviteurs fidèles, intrépides, 85
Qui soulagent tes soins, mais sur qui tu présides,
Et dont tout le pouvoir, qui fait tant de jaloux,
N’est qu’un écoulement de tes ordres sur nous.
Je rendrai de ton nom l’univers idolâtre :
Mais pour ce grand chef-d’œuvre, il faut un grand théâtre. 90
Ouvre-moi donc, grand Roi, ce prodige des arts
Que n’égala jamais la pompe des Césars,
Ce merveilleux salon[25] où ta magnificence
Fait briller un rayon de sa toute-puissance ;
Et peut-être, animé par tes[26] yeux de plus près, 95
J’y ferai plus encor que je ne te promets.
Parle, et je reprendrai ma vigueur épuisée,

Jusques à démentir les ans qui l’ont usée.
Vois comme elle renaît dès que je pense à toi,
Comme elle s’applaudit d’espérer en mon roi[27] ; 100
Le plus pénible effort n’a rien qui la rebute :
Commande, et j’entreprends ; ordonne, et j’exécute.


  1. On lit aussi cette pièce aux pages 36 et suivantes de la première partie de l’édition des Délices de 1666. Cette édition de 1666 nous a paru en tout conforme à celle de 1663.
  2. Page xxxiii de l’édition de Granet, qui a placé cette Défense en tête des Œuvres diverses.
  3. On a imprimé à tort ces dans les Délices.
  4. Corneille a déjà dit précédemment dans son Remercîment à Mazarin, p. 95, vers 14 :
    Tes dons ont devancé même mon espérance.
  5. On lit au, pour du, dans les Délices.
  6. Var. Que ne t’en pas donner c’est te les dérober. (Délices.)
  7. Dans les Délices :
    Mais si je n’en ai plus, je n’ai plus rien pour toi,
    leçon très-probablement fautive ; et au vers suivant : Et je dois, variante tout à fait inadmissible.
  8. Granet donne ainsi ce vers, peut-être d’après l’édition de 1669 :
    Que de savoir connoître et choisir son talent.
  9. Granet et tous les éditeurs qui l’ont suivi ont imprimé : mon sort, qui est une faute évidente, et je dois m’y retrancher, qui se trouve peut-être dans l’édition de 1669.
  10. Voyez ci-dessus, pièce XX, p. 65-72 passim.
  11. Var. Par ceux de l’Andromède il sut ouvrir la scène. (Délices.)
  12. Var. On y vit* le Soleil prédire à Melpomène
    Que nous verrions un jour Alexandre et César
    Ainsi que des vaincus attachés à ton char.
    (Édition de 1663 et Délices.)

     * Granet dit par erreur que l’édition in-4o porte : « On y voit. » Cette leçon ou plutôt cette faute ne s’y trouve pas, mais elle est dans les deux éditions des Délices.

  13. Voyez tome V, p. 317, note 4.
  14. D’Alexandre et de César, qui viennent d’être nommés au vers 39.
  15. Voyez tome VI, p. 254, note 1.
  16. Ainsi dans l’édition in-4o, dans les Délices et dans l’édition de 1667. On lit incidents, au lieu de coups d’État, dans les Œuvres diverses et dans toutes les éditions suivantes. Granet est sans doute l’auteur de ce changement.
  17. Voyez le Prologue de la Toison d’or, tome VI, p. 253 et suivantes.
  18. Ce vers se trouve dans le Cid, acte I, scène iii, vers 176. Voyez au tome III, p. 114.
  19. Il y a produit, sans accord, dans les anciennes éditions, y compris celle de Granet, où on lit quelque, sans s : « quelque doux effets » : voyez tome I, p. 205, note 3, et le Lexique. — Les Délices donnent : « la victoire, » pour « ta victoire. »
  20. Jules, cardinal de Mazarin, mort le 9 mars 1661.
  21. On lit ici, dans les deux éditions des Délices : un, au lieu de en, et au vers suivant : « la rêne, » pour « les rênes, » mais ce sont des fautes évidentes.
  22. Aux, dans les deux éditions des Délices.
  23. On lit dans les Œuvres diverses publiées par Granet et dans toutes les éditions suivantes :
    Invincible à la guerre, à la paix sans égal.
  24. Var. De retrancher le luxe et de punir le crime. (Délices.)
    — Corneille fait ici allusion d’une part, à l’ordonnance de juin 1663, contre le luxe des habits, carrosses et ornements, qui renouvelait les déclarations de novembre 1656 et de novembre 1660 ; et d’autre part, à l’édit de mars 1667, portant création d’un lieutenant de police de Paris : le premier lieutenant nommé fut la Reynie.
  25. Il s’agit ici du « grand et superbe salon que le Roi conçut et fit faire fixe et permanent pour les divers spectacles, » salon dont nous avons donné la description, par l’abbé de Pure, tome VII, p. 280 et suivantes, dans la Notice de Psyché.
  26. On lit ici à tort, dans les Délices : « les », pour « tes », et au vers suivant : « je ferai », pour « j’y ferai », leçon un peu moins mauvaise, mais cependant peu probable.
  27. Var. Comme elle s’applaudit d’espérer en son roi. (Délices.)