René Leys/02

La bibliothèque libre.
G. Crès (p. 16-18).

30 mars 1911. — C’en est fait. Je n’ai plus un professeur de Pékinois, mais deux. C’est arrivé malgré tout, et je pense devoir m’en réjouir. Ce brave homme m’a fait une imposante impression. Je me reprends à espérer. Si je trouvais par lui mon vrai chemin vers le « Dedans » ! — Oh ! c’est par la plus petite porte, et de service, et qui touche presque aux cuisines… Elle m’est ouverte moyennant (car tout se paie ici) la modeste somme de dix taels d’argent par mois, et le temps, perdu ou gagné, d’une heure et demie quotidienne.

Ce vrai « lettré » s’est offert sous les espèces d’un petit homme sans âge, aux jambes courtes, — et la figure pleine de politesse penchée vers la terre. J’ai remarqué son étonnant parapluie, sans âge aussi, et sans bout. Il m’a présenté, — tout comme un marchand de pierres authentiques de lune et de topazes fausses à Colombo, — un lot de cartes de visite françaises, et défraîchies. Des compatriotes à moi avaient expérimenté son savoir et le déclaraient étendu ; sa méthode claire ; sa patience longue… enfin, un fidèle attachement pour les Français, depuis l’époque de sa vie où, compromis dans les affaires des Boxers, et entraîné soudain vers le catholicisme, il avait, pour cette raison même, trouvé asile auprès de nous.

Viendrait-il de nouveau me demander asile ? Tout est si calme dans ce Pei-king d’à présent !

Il ignore tout de ma langue. J’émets sans pudeur les quelques mots retenus de la sienne ; et je crois bien avoir compris, grâce un peu à l’intervention de mon boy, qu’il a longtemps professé le Mandarin du Nord, le « Kouan-houa », dans une école de policiers au service du Palais ; — qu’il devait cette charge à des parents de sa femme qui est Mandchoue et « suivante du Huitième rang » de la septième Concubine durant la période Hien-Fong… (Second Empire ! voilà qui ne rajeunit pas !) Quant à lui, c’est un « Chinois des Bannières », le descendant de ces vaillants fils de Han, ralliés précocement aux Mandchous, et qui trouvèrent opportun de servir, avant tout autre, les Conquérants. — Des confidences encore, que je ne puis garantir exactement traduites… Mais je suis certain de ceci, qu’il enseigna dans la Police intérieure du Palais… Il a même ajouté quelque chose comme « secret ».

C’est vraiment pénétrer par la plus basse porte ! Je tiens à entrer. Je fais donc bien en le priant, sur l’heure, de m’accorder ses conseils. Afin de ménager une susceptibilité que je lui attribue comme à tous ses compatriotes, sur la foi des miens, je décide d’éviter qu’il rencontre chez moi mon premier professeur, le petit Belge. J’ai lu tant de choses sur l’exquise défiance de ce peuple… chinois !

Un pas de plus, et je congédierais le petit Belge ?

Non. Il suffit qu’avec mensonge et politesse, j’explique la présence de ce dernier chez moi. Il remplira une fonction anodine,… il sera mon secrétaire… ou, plus commodément, mon ami. C’est fort bien. J’ignore en chinois comment s’énonce « secrétaire », et j’use depuis longtemps, à tort et à travers, de l’épithète avantageuse d’ « ami ».

Mais, plutôt, j’éviterai qu’ils se rencontrent. D’abord ils se parleraient entre eux à mon nez, avec une facilité que j’envie, des tournures qui ne sont point d’un commençant, une véritable sténographie verbale qui m’irrite. Et puis, mon Belge pourrait bien poser des questions à mon Chinois des Bannières sur ses fonctions, — ses fonctions professorales dans une école du Palais, — une école de Police… Oui, maintenant, je suis bien sûr d’avoir compris : « Police secrète ». Et la discrétion s’impose ici, évidemment.

Évidemment, ils ne doivent pas se rencontrer chez moi.