René Leys/04

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G. Crès (p. 35-41).

10 mai 1911. — Ce grand jour, qui s’opalise avec douceur à travers le papier translucide de ma maison sans fenêtres et si doucement lumineuse, me dépouille et me lave de mes rêveries d’hier. Ce grand jour est plus distant d’hier et de cette nuit qu’un lendemain n’est obligé de l’être. Et voici, comme une potion sans amertume, le débit et la faconde empressée de Maître Wang qui m’apparaît dans ce grand jour, — juste à l’heure de tous les autres. Il n’y a donc rien de changé.

Au travail… et le temps perdu à rejoindre. Cette fois, je n’en laisse plus rien échapper :

— Maître Wang, je désirerais apprendre aujourd’hui quels sont les titres et les charges de ceux qui habitent le « Dedans ».

Contre tout usage, je suis allé droit où l’on sait qu’il faut ménager tant de détours.

Maître Wang n’en prend aucun. Sur le ton même dont il énumère les « Dix-huit provinces de l’Empire », les « Cinq Relations », ou les « Trente-six vertus obligatoires », il récite :

— Dans le Dedans, habite l’Empereur, dont le nom de respect est « Fils du Ciel », et le nom pour obtenir une grâce, « Maître des Dix mille Âges ».

Bien. C’est noté. Caractères, romanisation et traduction. Et puis ?

— Ensuite, il y a l’Impératrice, dont la désignation littéraire est « Palais du Milieu ». Quand il existe à la fois deux impératrices de rang égal, l’une s’appelle « Palais de l’Est », et l’autre « Palais de l’Ouest ». Le titre de respect, dans les deux cas, est « Mère de l’Empire ».

— Bien. Au-dessous de l’Impératrice ou des Impératrices ?

— Il y a les Concubines Impériales, — de premier rang ; — au-dessous, de deuxième rang ; — au — dessous…

— De troisième rang. Bien.

Ce protocole arithmétique est assez peu mystérieux. Et nous descendrons jusqu’au numéro… ?

Maître Wang ne veut rien omettre, repart du quatre, et s’arrête au cinq.

— Et au-dessous ?

Il y a les Dames d’honneur de l’Empereur. Elles peuvent être élevées au rang de Concubines du cinquième rang, qui peuvent atteindre le quatrième, qui…

— Bien, bien.

Toutes ces réponses sont immédiates, claires… un peu trop claires : il ne se dérobe pas. Il ne semble rien me cacher. Il parle comme un fonctionnaire, récite le nom de ses collègues, — des sous-chefs dont il vise l’emploi, — des « directeurs » qui le « proposeront »…

C’est ainsi que j’apprends, en bon ordre et de la même voix méthodique, la classification des Princesses Impériales ; des Époux des dites Princesses ; puis les couleurs, — champs et bords, — des « Huit Bannières », toute l’héraldique des Conquérants Mandchous ; et ce beau titre « Prince au chapeau de fer » !

Maître Wang cite enfin une curieuse caste dont je comprends peu l’origine et l’emploi. Ce sont les « Pao-Yi », les « Esclaves »… et malgré la servilité du nom, je les vois figurer parmi les Conquérants. Ils sont du sang des « Huit Bannières ». Celui qui les mène, choisi parmi eux, est un Prince, esclave aussi.

Maître Wang daigne expliquer : ces gens-là, serfs Coréens ou Mongols des Mandchous d’autrefois, ont été entraînés avec leurs maîtres à la conquête de la « Fleur du Milieu ». Ils l’ont conquise. Ils sont maîtres maintenant, à leur tour, et anoblis.

Quelle noblesse, en effet, et quelle fière allure ! Les Mandchous ont fait maîtres sur leurs nouveaux esclaves chinois, ceux qui les avaient bien servis, dans les temps difficiles… Du moins, je crois avoir compris. Je note avec soin :

— Pao-yi, — esclaves… Pao-yi ts’an-ling, — Chef des Pao-yi… Pao-yi tso-ling. — …

— Entrez !

Presque en même temps que le boy, débouche René Leys. C’en est fait ! mes deux professeurs sont en présence. À l’arrivée de l’hôte inattendu, le vieux Wang, levé soudain, a fléchi les jambes, touché la terre du poing droit, dans un salut mandchou, — non chinois, — parfait d’aisance et de souplesse. L’autre, avant même d’accepter la main que je lui tends, a répondu, comme d’instinct, par le même geste, et avec la même aisance, la même souplesse polie. Puis, tout d’un coup, il s’excuse… il paraît bouleversé… il en a des larmes aux yeux… Et il reste là sans rien dire…

Je veux aussi m’excuser : ce brave homme de Chinois n’est pas un professeur en titre. Un ami… indigène… et qui m’était recommandé… chaudement. Je termine :

— D’ailleurs, je vais le congédier.

— Inutile, reprend René Leys. Il n’entend pas un mot de Français.

C’est vrai. Le brave homme s’est de lui-même retiré discrètement derrière des feuillets de livre.

— Ah bien ! dit la voix réellement émue de René Leys, il m’arrive des choses ennuyeuses…

— …

— Mon père veut quitter Pei-king.

Je m’attendais à bien pis, — ou à bien mieux.

— Il prétend avoir des affaires qui l’appellent en France. Et il va y rester quatre ou cinq mois.

— Alors ?

— Je ne peux pas l’accompagner.

Pourquoi ? Évidemment, il a sa chaire à l’École des Nobles, sa « situâtion » ! Ce bon élève de seconde moderne tient ici la place de quelques agrégés.

Il devine :

— Non ! ce n’est pas mon poste de Professeur. Mais c’est mon père, qui ne veut pas que je l’accompagne.

Il me semble avoir raison, ce père-là ! Mais la figure du fils a l’air de lui reprocher tout autre chose. À travers beaucoup de réticences (timidité peut-être… ? — oui, car il s’exprime ensuite plus à son aise) j’apprends des dessous de boutique auxquels j’étais loin de m’attendre : le père épicier fait argent de tout ; veut céder local, meubles et immeuble, et le reste ; et enverra bel et bien son fils coucher où il voudra. Ce père ingrat, ce marchand « économe » aurait même ajouté : « Ton chinois va te servir à quelque chose ! Tu vas pouvoir louer un ya-men dans la ville tartare, et y recevoir tes amis ! »

— Vous avez donc des « amis » chinois ?

René Leys, rougissant à l’improviste, avoue :

— Ce n’est pas ça qui m’ennuie ! Mais, que voulez-vous, je n’ai jamais habité seul.

Je le regarde. C’est vrai : il a dix-sept ou dix-huit ans d’âge réel. Une figure et des yeux plus… anciens… indéfinissables.

— Ah ! vous n’avez jamais habité seul ?

— Surtout je n’ai jamais couché ailleurs que chez mes parents.

Il hésite :

— Je n’aime pas : je ne parviens pas à m’endormir.

Moi, je n’y peux rien ; pas plus qu’à ce départ d’un père. René Leys me regarde à peine :

— J’ai peur qu’il ne m’arrive encore ce qui m’est arrivé quand j’étais jeune…

— Quoi ?

— D’être mordu. Mon père se moque toujours de moi quand je lui… Je ne lui en parle plus. J’ai été mordu au doigt, une nuit, à ce doigt-ci…

— Par qui ?

— Par qui ? Oui, par qui ?…

Il change de voix, et, plus bas…

— Par qui ? C’est vrai. Je ne me l’étais jamais demandé. Enfin, j’ai été mordu. J’ai sauté de mon lit. J’ai entendu sonner à la porte. J’étais seul. J’ai cru que mes parents revenaient de voyage. Ma mère n’était pas morte à ce moment… Je suis allé ouvrir… J’ai vu une grande flamme…

— C’est la flamme qui avait sonné, dis-je en riant avec sarcasme.

Je n’aime pas ces histoires de revenants. La péripétie est courue et connue d’avance. On a vingt explications, toutes fausses, à la clef…

Mais René Leys ouvre des yeux voilés, embus d’une peur véritable. Évidemment, ce garçon a vu dans son enfance d’assez troublantes apparitions… vraies ou fausses… Il ne regarde point du même côté que moi dans ce monde : car maintenant, par-dessus mon épaule, il donne toute son attention à ce qui se passe derrière moi, et… je voudrais bien me retourner.

Enfin, j’accepte, — sans l’approuver, sans le féliciter, — qu’il redoute la solitude. Et soudain je m’explique ses changements d’allure et de voix quand la nuit se fait… À coup sûr, ce Professeur est peu banal. Une idée me vient, pleine de curiosité pratique : ma maison chinoise est vaste ; ses bâtiments disséminés dans leurs séries de cours carrées… On lui fera mettre un lit de voyage dans les pavillons de l’ouest. Il aura son couvert à ma table, et j’aurai à mon service, ou presque, un excellent professeur. Assez occupé au dehors, il ne m’encombrera guère.

Sympathique, ce garçon-là, très sympathique tout d’un coup, malgré ses gaucheries, ses enfantillages, ses épiceries, ses épouvantes… Je lui offre donc à coucher et à manger chez moi. Et cela est proposé, accepté, conclu, ordonné, en moins de mots qu’on ne peut dire. En vérité, tout cela semblait préparé d’avance.

En me quittant, il n’a rien dit de plus que tous les jours. Il sait donc être réservé. Ceci, encore, est très bien.