René Leys/14

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G. Crès (p. 136-141).

3 août 1911. — Cette fois, c’est à mon tour de lui raconter « mes histoires »… j’allais dire « mon roman », si le mot n’était décidément périmé par trente années d’abus et les viols répétés de l’école naturaliste. Enfin… mon entrevue, ma causerie muette, et, à défaut de souvenirs, mes « espoirs », le tout ayant pour objet la jeune dame Wang.

C’est donc chez elle, reçu par elle, malgré les coutumes et les Rites, que je passai la dernière soirée. Certes, nous n’étions point seuls. Il y avait des fils, des filles et des gendres, des enfants de divers lits, mais — fort heureusement pour sa jeunesse — ne sortant pas du sien ! Ils se sont retirés d’assez bonne heure, bien avant le repas qu’il eût été inconvenant d’absorber en famille, femmes et mâles mélangés.

C’est donc à moi, l’étranger, qu’ils ont pieusement laissé le soin de commettre l’inconvenance.

Certes, j’espère bien, en son temps, ne pas y manquer. Restent donc, en présence, sur trois côtés de la table parfaitement carrée et laquée, — elle, moi, le mari. Je mets celui-ci le dernier. Non point, certes, par une ironie facile et usagée (on n’est jamais certain de ne jamais devenir mari, à son heure…). Simplement, le brave homme tient, de lui-même, à occuper cette place. Il va et vient discrètement, parlant bas, très honoré de me voir ainsi à sa table, et franchement flatté… (ou bien, c’est à s’y tromper), de voir le soin que je prends au convoisinage de dame Wang, et les attentions progressives de madame Wang pour moi.

Cela se borne, tout d’abord, à des échanges de bouchées, de menus morceaux de viande qui vont et viennent au bout des bâtonnets, d’une assiette à l’autre…

Chercheur « d’impressions », ou rédacteur en quête de copie, je ne manquerais point de noter les noms bizarres épinglant des saveurs et des sauces d’un fumet classique, très étudié, très commenté, très évolué… J’ai mieux à faire : la jeune maîtresse de maison, moins officiellement peinturlurée, plus intimement parée, se présente sous des aspects féminins enfin discernables.

D’abord, sa toilette de saison, — qui est l’été, — n’est composée que de lignes minces ; verticales mais souples : droites mais ondulées au moindre geste, presque au moindre souffle… Une étoffe à peine opaque où l’air filtre et rafraîchit la peau : un tissu de crins légers, posés sur de la batiste. Une blouse à col échancré, tout rond, d’où part un cou sans anatomie visible, sans muscles et sans maigreur : une mouvante et vivante colonne ronde : tout à fait le « cou du ver blanc ». Sous la blouse, des seins discrets, précis dans leur angle. Enfin des jambes indiscutablement longues. Je m’attarde, afin de mieux mesurer…

Après le repas, la nuit commence. La nuit, faite dans la meilleure société de promesses, d’aventures, d’essais, et de refus… Certes, grâce au mari-professeur, mon entretien se prolonge. Madame Wang a compris déjà que rien de sa personne ne me déplaît, et mieux que des mots bégayés et sans doute ridicules, — l’attention, la politesse exagérée, même européenne, que je lui prête, lui traduisent mes plus momentanés sentiments. Même, — le vin de roses ou de maïs aidant aux illusions brèves, — j’en arrive à me demander si la… suite serait possible… (la nuit et le mari aidant) si, entre l’étranger, accueilli ou toléré que j’ai conscience d’être, et cette jeune femme mandchoue, si… quelque chose ne pourrait exister, au prix de gestes ou de mots, ou d’argent, — autre chose que ce qui se passe et va passer : un obscur état de désir ou d’ironie.

Je la regarde : elle rit à un geste que je fais. Je l’amuse. Je la distrais. Mais il m’amuse à mon tour de savoir si elle considère l’amour physique et tout ce qui s’ensuit comme un jeu d’enfant aussi (et c’est une hypothèse), ou bien comme une honte, une nécessité, un service, une fonction, une aventure, une mode, un moment, une habitude, une manière bien apprise, une cérémonie, un sacrifice, un rite enfin, réglementé par des pages précises de la Bible physiologique inculquée dès le sein maternel à toutes les femelles fécondables sur la terre et dans les enfers !

Ah ! si j’étais romancier, que la chose serait vite réglée ! Vite ! un 3,50 en 300 pages !

Même soir. — Mais je tiens à résoudre, même provisoirement, ce problème : — un Européen, et, précisons, un Français, nubile et normal, peut-il prétendre à la pleine possession d’une jeune Mandchoue, nubile également, puisque mariée officiellement, et décorer cette possession du nom d’ « amour » (sans préjuger des mauvais emplois supposables du mot).

— René, mon ami René, qu’est-ce que vous en pensez ? Un Européen nubile et normal peut-il aimer une Chinoise ? Exactement, une Mandchoue. Et surtout, peut-il en être « aimé » ?

J’interpelle ainsi, familièrement, le confident muet de toute cette histoire. Ce confident semble n’avoir rien compris. Il s’étire, il bâille, il bâille à la fois de la bouche et des yeux, puis les contracte, les ferme, se réveille enfin comme s’il sortait d’un autre rêve que du mien, et répond avec une négligence ennuyée :

— Je n’en sais rien.

Puis, sa voix change tout d’un coup. Il s’étire, se redresse, me regarde, avec un certain regard que j’ai appris à connaître. Et, lentement, profondément :

— Je vous remercie, mon ami, de m’avoir appelé votre « ami ».

C’est vrai. C’était à moi de décider. C’est fait. Ceci vaut bien une autre confidence ! Comme épanché tout d’un coup, il continue et se déverse :

— Savez-vous ce que le Régent m’a offert le lendemain du « coup de poignard » ?

— Dites.

— Une concubine.

— Bien choisie ?

— Je ne l’ai pas vue. Je ne l’ai pas acceptée. J’ai dit au Régent que je ne pouvais la recevoir chez moi… parce que… ça n’était pas dans les coutumes Européennes…

Il rougit. J’insiste.

— C’est tout à fait dans les coutumes Européennes !

— Je lui ai dit aussi que mon père s’en trouverait choqué. Et puis que les appointements dont je disposais ne me permettaient pas de la tenir sur un pied convenable.

Vraiment, René Leys est très embarrassé de cette « faveur ». Cependant, le Régent me semble avoir tout arrangé d’avance : la Concubine offerte habitera, pour quelque temps encore, dans le Palais du Régent, où elle aura sa cour intérieure, réservée, et tiendra sa cour.

En qualité d’ « ami », je crois le moment venu d’offrir mes services. Pécuniaires, strictement.

— Dites-moi, si vous avez besoin de quelque avance… ?

— Merci, répond assez froidement mon ami. Le même soir, on m’informait que mon traitement venait d’être doublé.

— Vos honoraires de professeur ? Deux et deux, quatre. Quatre cents dollars par mois. Au taux actuel, un billet de mille. Ça va bien. Mes compliments.

René Leys me toise d’un seul chiffre :

— Deux mille taëls. Je veux parler de mes appointements comme chef de la Police Secrète.

— Ah ! mes meilleurs compliments !

Ceci porte en effet au sextuple mes très humbles évaluations.

Mais ceci ne résout pas mon problème : une Mandchoue peut-elle, ou non, être aimée d’un Européen, qui est moi ? Peut-elle à son tour entourer cet Européen des gestes habituels qu’on étiquette traditionnellement « amour » par simple pauvreté de notre langue, réputée riche ?

Décidément, je n’en saurai rien. Car René Leys changeant de ton et de mesure, s’empresse de me parler de son père, des projets de son père… et… (horreur !) des amours, si cette dernière prostitution est possible… des amours déplacés de son père !

Il ne me reste qu’une défense : m’endormir ! ou feindre de dormir, sciemment.