René Leys/18

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G. Crès (p. 161-164).

28 août 1911. — Nouvelle aventure ! nouvelle histoire un peu vexante pour ma perspicacité. Comment ai-je pu comparer René Leys à Robert Hart et même à Marco Polo ? Comment ai-je accouplé cet admirable fils d’épicier belge à ce petit commis anglais et au neveu des marchands vénitiens ? Je n’aurais pas dû lui dire : vous êtes aussi fort que Robert Hart et Marco Millioni ! Je lui fais toutes mes excuses, il fallait dire : vous êtes allé plus loin, dans la pénétration de la Chine, que tous les Européens connus et à connaître… Vous avez atteint le cœur du milieu du Dedans — mieux que son cœur : Son lit.

Et voici que ce roman secret et policier, — si jamais il m’incombait l’indécente hypothèse de l’écrire, — voici que ce roman vient tout d’un coup d’avouer son héros, véritable, authentique, vivant : en la personne de l’oiseau le plus rare de tous les romans bleus et roses des deux mondes : le Phénix ! Ce héros est une héroïne. Ce Phénix est femelle. Déjà, j’en ai trop dit : tout lecteur chinois de ces notes a dû comprendre ; mais, ayant compris, je doute qu’il ait fait comme moi : qu’il ait cru. Il faut avoir la foi réceptrice d’un voyageur étranger épris de ce pays pour admettre sans scrupule ce qu’un lecteur indigène déclarerait sacrilège, immoral, scandaleux, incorrect, inhabituel… Et pourtant, combien tout ce qui suit devient logique et nécessaire ! inévitable !… Des paroles qui pouvaient tout d’abord sembler maladroites se précisent, — et je lui rends justice, pleine justice, à cet amoureux triomphant ! à ce vainqueur René Leys ! Quelle revanche de l’assaut des Légations en 1900 ! Il vient d’assiéger et de vaincre le cœur impérialement clos, la Personne triple et quadruplement enceinte ! l’inexpugnable ! la Mère de l’Empire, l’Aïeule des Dix Mille Âges !

C’est même ce dernier détail qui me fait croire à ce miracle d’amour : la différence de condition sociale ou de race subrogeant sur une simple différence d’âge, surtout à rebours. Si je compte « historiquement », Dame Long Yu possède à elle toute seule trente-huit à quarante ans. Lui, pas même dix-huit. Les probabilités chronologiques sont fortes !

Et d’ailleurs, je tiens le document. Il semble qu’à chacune de ses nouvelles aventures, de ses nouveaux avatars, René Leys ait soin de me fournir galamment les raisons de croire : voici trois jours, c’était le reçu en règle de cette « Première Nuit »… (Il faudra bien me décider à le lui retourner : il en aura sans doute besoin pour marchander la seconde.) Aujourd’hui c’est un poème en prose, une sorte d’épître lyrique. (Le papier en est d’ailleurs parfaitement ridicule : des fleurs simili-bleues sur un vert et rose sentimental. Une enveloppe moirée crème et beige alangui.) Cela commence par :

— « Mon cher Victor… (déjà ?) Je m’autorise de nos conversations antérieures pour te tutoyer, en prose à la chinoise, comme font, en vers, les bons amis. Je t’écris pour te dire que tu avais parlé juste : puisque tu m’avais questionné : est-ce qu’une Mandchoue peut aimer un Européen, et en être aimée ? Permets-moi de te dire que c’est possible et que je le ressens. Puisque tu t’intéresses à tout ce qui La touche, comme moi (« la » est précédé de la majuscule impériale), je m’empresse de te communiquer ce qui suit : Hier, trouvant qu’il faisait trop chaud, Elle eut l’idée de se promener ensemble (sic) sur la « Mer du Sud ». C’était le soir. Les derniers rayons du Soleil doraient le sommet de la Tour Blanche, et une légère brume couvrait le lac. Je me revois encore, habillé en mandarin de quatrième classe, assis près de sa chaise, derrière laquelle se tenaient deux eunuques et trois dames d’honneur, abandonné dans mes pensées au doux balancement du bateau impérial. Tout à coup, j’entendis derrière nous des coups de gongs et de tambours ; c’étaient des eunuques qui suivaient dans une autre barque, chantant des airs antiques, sans aucun rapport avec ceux que j’ai appris au théâtre de Ts’ien-men-waï, mais qui n’en charment pas moins…

« Quand nous descendîmes de bateau, et que nous nous retrouvâmes plus seuls dans la chambre orange, Elle me montra une poésie qu’elle avait composée en m’attendant, et qui disait :

« Pourquoi l’aimé ne peut-il pas rester éternellement auprès d’Elle ?

« Le poisson et sa femelle nagent bien ensemble dans le lac aux eaux colorées de cinq couleurs par les feuilles des dix mille arbres qui se mirent (sic) sur ses bords…

« Le paon et la paonne volent pourtant plume à plume dans les airs embaumés.

« Mais je crois l’apercevoir : une douleur bien connue fait tressaillir le sein du Phénix. »

(Le reste en prose, moins poétique, et, tel un commentaire) :

« Juge, mon cher ami, de la tristesse que j’éprouve à me retrouver le lendemain matin, faisant mon cours d’économie politique ! Ma classe est au premier étage du bâtiment de l’Ouest, et de mes fenêtres on aperçoit les toits jaunes des Palais Impériaux… Je ne puis m’empêcher de penser que c’est là qu’habite Celle avec qui je causais la veille…

« Qu’en dis-tu ? Ceci fait-il bonne figure dans les « documents » et souvenirs que tu cherches sur Lui ?

« P.-S. (j’allais lire « Police Secrète »… !)

« Post-Scriptum : N’oublie pas surtout de déchirer cette lettre ! »

… Voilà qui est fait.