René Leys/24

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G. Crès (p. 185-190).

3 octobre 1911. — Ce matin, de grand matin, il fait encore presque nuit, car octobre commence, et, les moissons rentrées, le calendrier chinois annonce un retard étonnant dans les coutumes et la lumière, René Leys est déjà là, sur son cheval peureux, toujours le même… Au moment de sauter en selle, le valet d’écurie, d’une main, me sert l’étrier, et de l’autre me tend pieusement un chiffon couvert d’écriture européenne qu’il vient de tirer du crottin.

Inconsciemment, je le déplie. Inconsciemment, je rougis, et, comme pour m’excuser devant Leys, je mets précieusement le chiffon dans ma poche…

— C’est étonnant, mon cher, comme ces arrière-petits-fils de lettrés chinois, même domestiques, ont le respect de tout ce qui est écrit ! Savez-vous ce que ce brave « mafou » vient de me remettre ? Une vieille note de linge sale… Il a raison. Elle n’est pas encore payée. Elle le sera.

Il a passé devant, sur son extraordinaire cheval agressif… Il s’enfonce dans l’aube grise. Manifestement, le ciel hésite entre le grand hiver que je ne connais pas encore et le plein été qui se clôt. Il prépare doucement cet automne prolongé, légendaire, seule raison bien assise entre les trois autres éclatant comme des cataclysmes, en explosions de vent, de chaleur ou de froid, ou procédant par grands assauts de poussière, de caléfaction, ou de glace…

Pour la première fois, je constate que René Leys est doucement ému par la pénétration de l’heure et des choses alentour… Il respire longuement. Un poète dirait aussitôt « qu’il soupire ». Il regarde en haut, le « ciel », puis devant lui, tout l’ « horizon »…, se retourne vers moi et me sourit. Vraiment je ne l’ai jamais vu sourire ainsi : il semble chercher quelque chose de très difficile à exprimer… Il dit enfin, pleurant presque de ses yeux sombres devenus plus jeunes tout d’un coup :

— Ah ! il fait bien beau, ce matin !

J’ai compris : ce garçon est décidément amoureux.

Il se confie :

— Je n’ai pas suivi votre conseil. Vous m’aviez dit de refuser ?

— Refuser quoi ? La veste jaune ? Pas du tout !

— Non : la petite concubine offerte par le Régent.

— Encore moins ! Mais vous y pensez encore ? C’est très grave : vous allez vous attirer une bonne scène de jalousie ; vous ne pourrez pas vous cacher. Que va-t-Elle bien penser de vous, l’Autre ?

Et, de mes deux mains levées, je fais le geste qui désigne Celle ou Celui que le Trône assoit.

Il me répond avec simplicité :

— Je n’essaierai pas de me cacher… Elle a une « contre-police-secrète… » payée par Elle et qui ne me lâche pas. Mais c’est Elle qui m’a obligé d’accepter…

— Alors, qu’est-ce que vous faites ici, à cheval, à courir les chemins et à parler « sans agir » ?

— C’est déjà fait.

— Enfin !

— Oui ; avant-hier, quand je vous ai quitté, ce n’est pas « Elle » que je m’en allais rejoindre.

Et son air est ravi à ce point que je ne dois dès lors plus rien ignorer. D’ailleurs, il m’explique :

— Elle aussi voulait m’offrir une concubine !

— Hein ! Elle aussi ?

— Mais oui. Ça n’est pas convenable qu’un homme un peu bien placé n’ait pas de concubine. Il y a des jours du mois où la concubine est nécessaire.

— Oui.

— Elle m’a présenté une suivante… Elle a compris que je ne la trouvais pas… acceptable, puisque le Régent m’en avait déjà réservé une autre.

— Alors ?

— Elle m’a permis de la recevoir. Je suis donc retourné au Palais du Régent et j’ai offert à ma concubine une voiture européenne…

— C’est tout ?

— Cette fois, elle n’a pas eu peur de moi. Je crois aussi que le Régent lui avait fait des recommandations.

J’admire beaucoup la poésie de cette défloration politique. Je ne puis m’aventurer à reconstituer au hasard les impressions de la jeune acceptée, — par ordre, — mais je dois dire que celles de l’acceptant lui ont donné ce je ne sais quoi de victorieux et de sûr qui s’attache aux fermes conquêtes…

Et, longtemps, la promenade se prolonge, mielleuse comme un voyage de noces, alanguie comme un retour de confidences…

… Bon ! encore un méfait de son cheval ! Cette bête endiablée a peur de tous les trous. J’avoue que l’écart est admissible, ici : à travers la campagne où nous trottons, elle a failli mettre le pied dans un puits ! Toute la terre du Nord est ainsi : elle donne l’eau et suce les vivants par des bouches sans lèvres, sans margelles… À ma surprise, il n’a point cravaché son cheval. Il dit, comme un enfant qui s’accuse :

— Pardonnez-moi : c’est moi qui ai fait l’écart. J’ai eu peur… Que voulez-vous ! Je songe que douze de mes meilleurs policiers sont déjà tombés là-dedans !…

Alors, son visage change. L’heureuse expression de ses yeux fiers devient tragique. Il me surprend, et, à brûle-pourpoint :

— Voulez-vous me promettre d’exécuter mon testament ? Je vous confie ce que je voudrais qu’on fasse, si je meurs. Vous prendrez dans ma maison les deux grandes vasques de porcelaine qu’il m’a données. Ensuite, vous direz que je suis tombé dans le canal, — ou que j’ai pris le Transsibérien… Ensuite, vous irez à la Banque Chinoise, dont j’ai l’adresse dans la poche droite de mon veston, et vous…

Oh ! Je l’interromps à temps : à quoi tout ceci a-t-il rapport ?

— C’est une dernière affaire que je veux tenter. Je vous l’ai dit : ce sont maintenant les sociétés secrètes qui deviennent redoutables… J’ai essayé de les faire surprendre, elles ont tué mes douze meilleurs agents. Alors je vais assister moi-même à l’une de leurs réunions qui se tiennent toujours à Ts’ien-men-waï…

Il hésite…

— Si vous ne me revoyez pas, vous me chercherez… dans un puits.

Non. Je préfère ne pas le perdre. Ts’ien-men-waï me connaît assez bien, désormais. Et je propose :

— Dites-moi : la partie que vous jouez est un peu lourde ! Si je puis vous être utile ?

Il réfléchit, se penche, me regarde en plein visage, et soudain sa décision me paraît être celle d’un homme :

— Je ne veux pas vous compromettre avec moi…

Bien. Mais si je tiens à être « compromis » ? Je laisse passer un long moment de promenade. Nous voici revenus sous les remparts. Nous rentrons, de nous-mêmes, très sagement au pas.

Alors, brusquement, spontanément, je change d’allure et de ton :

— Tu veux risquer le tout pour le tout ? Tu m’as tutoyé en poésie chinoise ; laisse-moi te le rendre aujourd’hui. — Écoute : n’oublie jamais, en Chine, que tu es Européen.

Il se redresse :

— Je sais bien ! ma mère était Française. Il faut que je me déguise en Chinois !

— Déguise-toi en Peau-Rouge ou en Lapon, si cela peut te servir… mais n’oublie pas qu’au moment juste où tu sentiras que « ça va mal », tu te réserves la transformation à vue : tu cries à ces gens : je suis « Étranger » !

Il sourit avec mélancolie :

— Ils auront peur, un peu, deux minutes… et ils m’étrangleront après…

— Oui. C’est plus grave. Où se passera l’incident ?

Il me confie, rapprochant la bouche de son cheval des oreilles du mien :

— Dans la ruelle des « Os de Mouton ». Il n’y a aucune issue. C’est tout près du théâtre…

— Bien. Je sais. Tu me feras le plaisir de tenir bon au moins deux minutes. Mais d’abord, tu lanceras un coup de sifflet. Je ne serai pas loin de toi, aux aguets, dans le Restaurant d’en face. Je te jure qu’avant la deuxième minute je serai avec toi, en complet veston et chapeau européen… Tes étrangleurs auront un second moment de surprise…

Il écoute. Il réfléchit. Il me tend la main droite :

— Entendu.

Nous rentrons, au pas, sans presser l’allure.