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Renan, Taine, Michelet/II. L’homme et l’œuvre

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 226-269).


II


L’HOMME ET L’ŒUVRE


Il suffisait de voir Michelet pour reconnaître que le système nerveux et le développement cérébral l’avaient entièrement emporté chez lui sur le reste du développement physique. On oubliait qu’il eût un corps, tant il était maigre et chétif, et l’on ne voyait que sa belle tête, trop grande, il est vrai, pour sa petite taille, et qu’on eût dit sculptée par son esprit, car elle en était la vivante image. Le haut du visage était admirable de noblesse et de majesté. Son vaste front, encadré de longs cheveux blancs, ses yeux pleins de flamme en même temps que de bonté disaient sa poésie, son enthousiasme, son grand cœur. Les narines minces et dilatées exprimaient une intensité de vie extraordinaire. Sa bouche un peu grande, mais à lèvres fines, dessinée d’un trait accentué et ferme, était tour à tour éloquente et spirituelle et donnait à sa parole un son net et vibrant qui faisait porter chaque mot. Enfin, le bas du visage, le menton carré et un peu lourd, révélaient la forte origine plébéienne ; peut-être même un côté de nature moins idéal, plus matériel, qui ne se trahissait jamais dans la vie, mais qui parfois a percé dans ses derniers livres. Quand il parlait, quand la pensée animait ses yeux, on ne voyait plus que son regard, ce regard qui fut jusqu’au bout limpide et brillant comme chez tous ceux dont le cœur reste jeune. Et qui, plus que lui, eut le don d’éternelle jeunesse ? Devenu blanc à vingt-cinq ans, il ne changea plus ; il ne vieillit pas. Jeune homme, il était d’une maturité précoce ; vieillard, il ne perdit rien de sa sève et de son ardeur.

La source de cette immuable jeunesse c’était son cœur. Il a dit lui-même en quoi il fut supérieur aux autres historiens contemporains : « J’ai aimé davantage. » Toutes ses grandes qualités morales et intellectuelles pourraient se ramener à une seule, principe de toutes les autres : la puissance extraordinaire d’amour et de sympathie qui était en lui. Il a été le vivant commentaire de la maxime de Vauvenargues : les grandes pensées viennent du cœur.--Il n’est pas un de ses livres, pas une de ses doctrines qui n’aient eu pour inspiration un sentiment, quelque grand amour.

S’il a montré dans le Peuple, dans l’Amour, dans la Femme, dans Nos Fils, que l’amour conjugal, le respect du foyer, les liens tendres et forts de la famille sont le point de départ nécessaire de tout progrès social, comme de toute éducation, c’est qu’il devait à ces sentiments le meilleur de lui-même. Il ne nous appartient pas de parler de l’unique et profond amour qui a fait l’harmonie et le bonheur des vingt-cinq dernières années de sa vie ; mais sans parler de cette inspiration, la plus puissante de toutes, combien vivants étaient demeurés en lui les souvenirs de son enfance, les liens qui l’unissaient à ses parents ! Il a conservé dans la préface du Peuple la mémoire des sacrifices accomplis par le frère et les sœurs de son père en faveur de leur frère, ceux que sa mère malade s’imposa pour lui-même. Il nous a laissé dans la préface de l'Histoire de la Révolution le témoignage du culte qu’il portait à son père et de la douleur que lui causa sa mort. Jamais il ne permit que l’oubli effaçât en lui l’image de ceux qu’il avait aimés ; et depuis la mort de sa fille en 1858 il garda au cœur une blessure qui dix ans après lui arrachait des plaintes d’une douloureuse éloquence[1]. Le culte des morts était pour lui une religion. Il appelait le cimetière « le vestibule du temple[2] ».

La famille était à ses yeux la base de la cité ; l’amour de la famille était lié en lui à l’amour de la patrie et celui-ci à l’amour de l’humanité. Ces deux derniers sentiments ont été la principale inspiration de ses livres d’histoire. Il n’avait point la passion désintéressée de la science ni la curiosité de l’érudit. Tout ce qui n’était pas action et vie le touchait peu. De même qu’en éducation, instruire lui paraissait un point secondaire, et que l’important à ses yeux était d’émouvoir le cœur et de former le caractère, l’étude et l’enseignement de l’histoire étaient pour lui un moyen de perpétuer, de renouveler, de rendre plus intense la vie nationale et d’agir sur l’avenir par le passé. Michelet aima passionnément la France ; il a tracé d’elle au second volume de son Histoire un portrait ému, enthousiaste, comme on ferait d’une personne adorée. Il vivait de sa vie dans le passé, et il est mort des coups qui l’ont frappée. Elle était pour lui une religion : « La patrie, ma patrie peut seule, disait-il, sauver le monde. » Son histoire lui semblait le plus beau, le plus utile des enseignements. Il rêvait « une école vraiment commune où les enfants de toute classe, de toute condition, viendraient un an, deux ans, s’asseoir ensemble, et où l’on n’apprendrait rien d’autre que la France[3]. » C’est cet amour pour la France qui lui a dicté son chef-d’œuvre, ces pages qu’on ne peut relire sans des larmes, la Vie de Jeanne d’Arc, l’héroïne, le messie de la patrie.

Mais le patriotisme de Michelet n’avait rien de commun avec le chauvinisme étroit de ceux qui ne savent aimer leur pays qu’en haïssant l’étranger. Bien loin d’y trouver des motifs d’égoïsme et de haine, il y trouvait la source d’un amour plus large encore. La patrie était pour lui « l’initiation nécessaire à l’universelle patrie ». « Plus l’homme, disait-il, entre dans le génie de sa patrie, mieux il concourt à l’harmonie du globe ; il apprend à connaître cette patrie, et dans sa valeur propre, et dans sa valeur relative, comme une note du grand concert ; il s’y associe par elle ; en elle, il aime le monde. » Si, de toutes les nations, la France lui paraissait la plus digne d’amour, c’est qu’elle est « le représentant des libertés du monde et le pays sympathique entre tous, l’apôtre de la fraternité » ; c’est qu’elle a eu plus qu’aucun autre le « génie du sacrifice ». La plus haute manifestation du génie de la France est à ses yeux la Révolution, qui restera dans l’avenir son « nom inexpiable, son nom éternel », et la Révolution symbolise pour lui les idées de justice et de concorde universelle. Il eût dit avec le poète :

Je tiens de ma patrie un cœur qui le déborde,
Et plus je suis Français, plus je me sens humain[4].

Bien que les souvenirs de son enfance lui aient inspiré plus d’une fois des paroles dures pour l’Angleterre et qu’il n’ait jamais compris la grandeur sévère du génie anglo-saxon, il aimait les peuples étrangers ; il a été un des plus ardents apôtres de la paix, un défenseur de toutes les nationalités souffrantes et opprimées. En 1868, dans une préface nouvelle à son Histoire de la Révolution, il déclarait les guerres internationales désormais impossibles et saluait du cœur l’unité de l’Italie, l’unité de l’Allemagne[5]. La guerre de 1870 lui apparut comme un crime, et quand, au plus fort de nos revers, il en appelait au jugement de l’Europe des humiliations infligées à la France, il ne parlait pas de vengeance, mais de la mission de paix et de civilisation que sa patrie régénérée devait continuer à accomplir.

Son amour ne s’adressait pas seulement à cet être collectif qu’on appelle la nation ou à cette abstraction qu’on appelle l’humanité. Il aimait vraiment les hommes comme des frères, d’un amour évangélique, quels qu’ils fussent, quelles que fussent leur langue, leur race et leurs convictions. Cet amour des hommes était toute sa politique ; il était républicain, non en vertu d’une théorie rationnelle et abstraite, mais parce que l’aristocratie était à ses yeux un principe d’exclusion, d’orgueil et de dureté, la monarchie un principe d’arbitraire[6], tandis que la démocratie seule lui paraissait pouvoir donner la liberté sans laquelle l’individu et ses forces intellectuelles ne peuvent se développer, et pouvoir seule pratiquer la fraternité qui, d’un même cœur, embrasse tous les hommes et les fait entrer dans la « cité du droit ». Ceux qu’il aimait surtout, c’étaient les plus malheureux, les plus simples, les plus déshérités. Et ce n’était pas en paroles seulement qu’il les aimait. Ce qu’il prêchait dans ses livres, il le mettait en pratique dans sa vie. De même que ses admirations littéraires s’adressaient, non aux écrivains les plus brillants, mais aux natures les plus aimantes, à Ballanche ou à madame Desbordes-Valmore[7], son amitié tenait moins de compte des dons de l’esprit que de ceux du cœur. Le génie à ses yeux était peu de chose, ou pour mieux dire, n’existait pas sans la bonté, et la bonté à elle seule tenait lieu de tout. Lui-même était d’une exquise bonté. Dans une âme passionnée comme la sienne, sa constante bienveillance, son inaltérable douceur était une haute vertu. Je ne l’ai jamais entendu parler de personne avec amertume, et je ne crois pas qu’il ait jamais volontairement fait de la peine à quelqu’un. Ce qu’il fut pour les pauvres, pour les souffrants, nul ne le saura jamais. Je l’ai vu dépenser son temps en démarches, en correspondances, en efforts de tout genre, pour un pauvre gardien de phare injustement destitué, qu’il avait rencontré par hasard dans un voyage, et cela avec une simplicité extrême, sans aucune attitude de protection ; on eût dit un ami prêtant secours à un ami. La dignité et la bonté s’unissaient en lui dans un si parfait accord, qu’il savait autoriser la familiarité tout en imposant le respect.

Mais l’humanité ne suffisait pas à l’insatiable besoin d’aimer qui remplissait son cœur. La cité de Dieu lui paraissait trop étroite s’il se contentait d’y faire entrer tous les hommes : il voulait y admettre tous les êtres vivants. « Pourquoi les frères supérieurs repousseraient-ils hors des lois ceux que le Père universel harmonise dans la loi du monde ? » De ce tendre amour pour la nature sont nés l’Oiseau, l’Insecte, la Mer, la Montagne. Déjà, dans ses Origines du Droit, il reprochait aux hommes de manquer de reconnaissance envers les plantes et les animaux, « nos premiers précepteurs », « ces irréprochables enfants de Dieu » qui ont fait l’éducation de l’humanité. Dans le Peuple, il avait élevé une réclamation touchante en faveur des animaux, « ces enfants » dont l’âme est dédaignée, « dont une fée mauvaise empêcha le développement, qui n’ont pu débrouiller le premier songe du berceau, peut-être des âmes punies, humiliées, sur qui pèse une fatalité passagère[8] ». Il avait béni la science qui fait chaque jour découvrir une parenté plus étroite entre les animaux et l’homme. Plus tard, quand la nature le consola des tristesses que lui causaient les hommes, son amour pour elle devint plus intense ; il l’étudia dans sa vie intime, dans les habitudes et les mœurs des êtres innombrables qui l’habitent. Comme une mère suit le moindre mouvement de son enfant et voit dans ses gestes, ses sourires et ses cris tout un monde de sentiments et de pensées, toute la vie d’une âme, cachée aux yeux indifférents, mais sensible déjà au cœur maternel ; Michelet sut à force d’amour comprendre et interpréter ce monde de rêves et de douleurs muettes que nous appelons de ce grand nom mystérieux : la Nature. De quel cœur il suit au bord du toit de l’église le petit oiseau à qui sa mère enseigne à essayer ses ailes, à croire en elle, qui lui dit d’oser ! C’est un spectacle plus touchant, plus émouvant à ses yeux que celui d’une mère surveillant le premier pas de son enfant. Quelle douleur éveillait en lui la vue des oiseaux prisonniers qui paraissent s’adresser à vous, vouloir arrêter le passant, ne demander qu’un bon maître[9] ! Avec quelle tendre sollicitude il épie les lents et minutieux travaux de l’insecte ! On a parfois trouvé risible la sympathie avec laquelle il suit les animaux et les plantes, jusqu’au fond des mers, jusqu’au sommet des montagnes, dans leurs luttes, leurs souffrances, leurs amours, faisant des vœux pour leur bonheur et célébrant leurs triomphes par des effusions de joie et de reconnaissance. Cette émotion serait peut-être risible, si elle n’était profondément sincère. Mais en présence d’un si sérieux, d’un si puissant amour, on retient même le sourire et l’on se reproche les réserves et les objections mesquines qu’élèvent en nous le bon sens vulgaire et la froide raison.

Ce qui donnait à son amour pour la nature le caractère d’un culte enthousiaste et passionné, c’est qu’il voyait et aimait en elle plus qu’elle-même. Elle était pour lui la manifestation sensible et multiple d’une réalité invisible, d’une unité suprême que nous ne pouvons percevoir directement ; en un mot, son amour pour la nature n’est qu’une forme de l’adoration de Dieu. Il dit lui-même du livre de l’Oiseau : « Par-dessus la mort et son faux divorce, à travers la vie et ses masques qui déguisent l’unité, il vole, il aime à tire-d’aile du nid au nid, de l’œuf à l’œuf, de l’amour à l’amour de Dieu[10]. » La nature toute seule ne pouvait satisfaire son cœur. Il avait en lui une vie trop intense pour accepter la mort comme une sentence définitive ; il avait un trop grand besoin d’amour et d’harmonie pour voir autre chose que de passagères apparences dans les désordres, le mal, la souffrance qui accompagnent la vie terrestre, et pour ne pas croire à l’existence d’un amour infini et d’une harmonie parfaite. C’était son cœur qui lui dictait sa religion, comme il lui avait dicté sa politique. Il ne construisait point de théories philosophiques, il ne s’amusait point à la métaphysique. Dieu ne fut jamais pour lui un principe intellectuel, une cause abstraite, mais « la source de la vie », « l’amour éternel, l’âme universelle des mondes, l’impartial et immuable amour[11] ». S’il croit à l’immortalité, ce n’est pas en vertu d’une déduction logique, d’un raisonnement d’école, c’est par un sentiment ; par une violente aspiration de l’âme ; ce n’est point parce que l’homme est un être intelligent, un esprit qui se croit immortel, mais parce qu’il est un être aimant. « Je ne sens pas pour mon esprit, me disait-il un jour, le besoin d’une vie éternelle ; je sens que mes forces intellectuelles ont donné tout ce qu’elles pouvaient produire. Mais je ne puis admettre que la puissance d’aimer qui est en moi soit anéantie. » Il trouvait encore une autre preuve de l’immortalité dans la nécessité d’une autre vie où seront réparées les injustices de la vie terrestre[12]. Il a exprimé dans une page admirable de l’Oiseau cet invincible élan de son cœur vers l’immortalité.

« Le plus joyeux des êtres, c’est l’oiseau, parce qu’il se sent fort au delà de son action ; parce que, bercé, soulevé de l’haleine du ciel, il nage, il monte sans effort, comme en rêve. La force illimitée, la faculté sublime, obscure chez les êtres inférieurs, chez l’oiseau claire et vive, de prendre à volonté sa force au foyer maternel, d’aspirer la vie à torrent, c’est un enivrement divin.

» La tendance toute naturelle, non orgueilleuse, non impie, de chaque être, est de vouloir ressembler à la grande Mère, de se faire à son image, de participer aux ailes infatigables dont l’Amour éternel couve le monde.

« La tradition humaine est fixée là-dessus. L’homme ne veut pas être homme, mais ange, un Dieu ailé. Les génies ailés de la Perse sont les chérubins de la Judée. La Grèce donne des ailes à sa Psyché, à l’âme, et elle trouve le vrai nom de l’âme, l’aspiration ([Grec : asthma]). L’âme a gardé ses ailes ; elle passe à tire-d’aile dans le ténébreux moyen âge, et va croissant d’aspiration. Plus net et plus ardent se formule ce vœu, échappé du plus profond de sa nature et de ses ardeurs prophétiques :

» — Oh ! si j’étais oiseau ! » dit l’homme. La femme n’a nul doute que l’enfant ne devienne un ange.

» Elle l’a vu ainsi dans ses songes.

» Songes ou réalités ?… Rêves ailés, ravissements des nuits, que nous pleurons tant au matin, si vous étiez pourtant ! Si vraiment vous viviez ! Si nous n’avions rien perdu de ce qui fait notre deuil ! Si d’étoiles en étoiles, réunis, élancés dans un vol éternel, nous suivions tous ensemble un doux pèlerinage à travers la bonté immense !…

» On le croit par moments. Quelque chose nous dit que ces rêves ne sont pas des rêves, mais des échappées du vrai monde, des lumières entrevues derrière le brouillard d’ici-bas, des promesses certaines, et que le prétendu réel serait plutôt le mauvais songe. »

La religion de Michelet, on le voit, est toute de sentiment et s’adresse plus au cœur qu’à la raison. Comment s’expliquer alors ses jugements si sévères sur le christianisme dans ses derniers ouvrages, l’espèce d’aversion qu’il finit par manifester contre la religion qui enseigne que « Dieu est amour », et contre celui « qui a tant aimé les hommes qu’il est mort pour eux ? » Dans ses premiers livres pourtant il avait parlé du christianisme avec une sympathie émue et respectueuse, presque avec le regret de ne pas croire. Ici, comme toujours, c’est à son cœur qu’il faut demander l’explication des fluctuations de son esprit. Tout d’abord, il faut se rendre compte du point de vue spécial auquel il a considéré le christianisme. Élevé dans le catholicisme, vivant en pays catholique, Michelet n’a songé au christianisme que sous la forme du catholicisme. Il voyait toujours l’Évangile à travers l’Imitation de Jésus-Christ et quand il a écrit dans la Bible de l’Humanité des pages sur le Christ où il rapetisse si visiblement son caractère et son œuvre, ce n’est pas le Christ de l’Évangile qu’il a devant les yeux, mais je ne sais quel Christ monastique, entrevu dans une miniature de missel ou sur un vitrail d’église. Quand il commença son Histoire de France, les tendances cléricales de la Restauration semblaient à jamais vaincues et inoffensives ; on ne pensait pas que l’admiration pour le moyen âge pût servir de prétexte à un retour vers les institutions ou les idées du passé. Michelet, sans partager les croyances catholiques[13], admira le rôle bienfaisant de l’Église, la grandeur de son développement historique pendant les premiers siècles du moyen âge, et se laissa aller sans arrière-pensée à la juste sympathie que lui inspirait « cette mère du monde moderne ». La vie de l’Église se confondait pour lui avec la vie même de la patrie, et la renier c’eût été en quelque sorte renier la France. Non seulement il écrivait sur l’architecture gothique, sur la sainteté du célibat ecclésiastique, sur la piété du roi Robert et de saint Louis, des pages d’une beauté incomparable, mais il éprouvait pour l’Église des sentiments d’une affection toute filiale : il n’osait toucher « aux plaies d’une Église où il était né et qui lui était encore chère… Toucher au christianisme ! ceux-là seuls n’hésiteraient point qui ne le connaissent pas. Pour moi, je me rappelle les nuits où je veillais une mère malade ; elle souffrait d’être immobile, elle demandait qu’on l’aidât à changer de place et voulait se retourner. Les mains filiales hésitaient ; comment remuer ses membres endoloris[14] ? » Il se laissait même aller en contemplant les grandeurs du passé à de poétiques regrets. Après avoir cité les paroles de saint Louis à son fils, il ajoute : « Cette pureté, cette douceur d’âme, cette élévation merveilleuse où le moyen âge porta ses héros, qui nous la rendra ? » Mais à mesure qu’il avançait dans l’histoire, il voyait l’Église se dégrader, se corrompre, et, après avoir été la gardienne et l’apôtre de la civilisation, se faire l’ennemie de tout progrès et de toute liberté. Son cœur embrassa la cause des persécutés, des victimes de l’Église, avec la même sympathie qu’il avait embrassé la cause de l’Église elle-même. En même temps l’esprit clérical renaissant s’efforçait de ramener la société, moderne non plus seulement à l’admiration, mais à l’imitation du moyen âge. Michelet dut prendre parti dans la lutte, et, pour la défense des idées modernes, rompre avec ses habitudes de respect envers l’Église, quelque profondément enracinées qu’elles fussent dans son cœur. « Le moyen âge, dit-il dans le Peuple, où j’ai passé ma vie, dont j’ai reproduit dans mes histoires la touchante, l’impuissante aspiration, j’ai dû lui dire : Arrière ! aujourd’hui que des mains impures l’arrachent de sa tombe et mettent cette pierre devant nous pour nous faire choir dans la voie de l’avenir[15]. »

Jusqu’alors il s’était interdit, par piété filiale, de juger l’Église ; à mesure qu’il étudia le catholicisme dans son action, dans ses doctrines, son cœur s’en éloigna de plus en plus. Il ne l’attaqua pas au nom de la raison comme illogique, il le réprouva au nom du sentiment comme injuste. La doctrine chrétienne se résuma à ses yeux dans l’opposition de la justice et de la grâce[16], opposition que son cœur ne pouvait admettre ; car la justice sans amour n’est plus qu’une légalité sauvage et impitoyable, et l’amour sans justice un caprice immoral. Il s’émut, s’indigna en voyant la dureté de l’Église pour la femme qu’elle regarde comme un être impur, cause de tentation et de chute ; sa dureté pour l’enfant, qu’elle damne, s’il meurt sans baptême ; sa dureté pour l’animal à qui elle refuse une âme et en qui elle incarne les démons ; sa dureté pour la nature entière, qui représente le mal et le péché. Il regarde le célibat des prêtres comme un attentat contre la vie, la doctrine du péché originel comme un blasphème contre l’enfance, la distinction des élus et des damnés, du ciel et de l’enfer, comme une injure à la bonté de Dieu. L’amour divin enseigné par l’Évangile ne lui apparaissait que défiguré par les mièvreries de la dévotion et par l’orgueil de la théocratie ; il ne le trouvait ni assez large ni assez ardent pour satisfaire son cœur. Comment la Bible juive et chrétienne, issue d’un seul peuple, pourrait-elle répondre aux besoins de l’humanité ? Il lui fallait une Bible plus vaste, où toutes les nations auraient mis le meilleur de leur âme et de leur histoire. C’est de cette Bible de l’humanité que Michelet ébaucha le plan grandiose.


« Jérusalem ne peut rester, comme aux anciennes cartes, juste au point du milieu, immense entre l’Europe imperceptible et la petite Asie, effaçant tout le genre humain… Revenant des ombrages immenses de l’Inde et du Râmayana, revenant de l’Arbre de vie, où l’Avesta, le Shah Nameh, me donnaient quatre fleuves, les eaux du paradis, — ici j’avoue, j’ai soif. J’apprécie le désert, j’apprécie Nazareth, les petits lacs de Galilée. Mais franchement, j’ai soif… Je les boirais d’un seul coup. — Laissez plutôt, laissez que l’humanité libre aille partout ! Qu’elle boive où burent ses premiers pères ! Avec ses énormes travaux, sa tâche étendue en tous sens, ses besoins de Titan, il lui faut beaucoup d’air, beaucoup d’eau et beaucoup de ciel, — non, le ciel tout entier, — l’espace et la lumière, l’infini d’horizon, — la terre pour terre promise, et le monde pour Jérusalem[17]. »


Si l’on demandait maintenant qu’elle a été la qualité dominante, la faculté maîtresse de Michelet, je dirais donc que c’était la puissance et le besoin d’aimer. Si sa pensée a quelque chose de saccadé, de fiévreux, c’est qu’on y sent les battements d’un cœur toujours ému. Son imagination même est gouvernée par son cœur et n’est qu’une des formes de sa puissance de sympathie. S’il anime toute la nature, s’il ressuscite les personnages qui ne sont plus, c’est que son cœur ne reste jamais étranger à ce qui occupe son esprit. Il prend parti dans les luttes des éléments comme dans celle des hommes ; il aime ou il hait ; il raconte les événements passés depuis des siècles comme le ferait un contemporain passionné, et il décrit l’existence des animaux ou des plantes comme s’il avait vécu de leur vie, joui de leur bien-être et souffert de leurs souffrances. Il s’adresse à la sensibilité plus qu’aux sens ; son style est encore plus ému qu’il n’est imagé. Il ne frappe pas notre esprit, comme d’autres grands poètes, comme Victor Hugo par exemple, par des couleurs et par des sons, mais par le mouvement, les sentiments et la vie dont il anime tout ce dont il parle. La forme n’est pour lui que l’expression de l’âme. L’imagination de Victor Hugo s’éprend des apparences extérieures des choses et trouve pour les peindre des ressources infinies de mots et d’images ; elle est pittoresque, coloriste, matérialiste pour ainsi dire. L’imagination de Michelet cherche l’essence intime des choses, leur sens caché : elle est mystique et presque métaphysique parfois. Hugo matérialise l’âme, Michelet spiritualise la matière. On pourrait tirer de leurs œuvres des séries parallèles de comparaisons, où Michelet prête des sentiments et des pensées aux objets matériels, auxquels Victor Hugo compare des choses toutes spirituelles. Tout le monde connaît les beaux vers où Victor Hugo compare son âme à une cloche que des mains profanes ont marquée en tous sens d’inscriptions banales ou grossières, mais sur laquelle le nom de Dieu demeure ineffaçable. Voyez au contraire dans Michelet la page sur la cloche de l’église, mêlée à tous les événements domestiques, y prenant part, émue, vibrant de joie, de deuil. « Elle est de la famille[18]. » On pourrait citer un grand nombre d’exemples semblables. Pour Hugo, les sentiments ont des formes, des sons, des couleurs ; il parle de l’âme comme si l’on pouvait la toucher et la voir. Pour Michelet, la forme, les couleurs, les sons ne sont que les expressions de certains sentiments, de certaines pensées, les manifestations d’une âme cachée. Il voit les objets inanimés, il en parle comme s’ils étaient des êtres vivants. S’il raconte un naufrage, il nous montre le navire « assommé, éreinté », gisant sur la grève « comme un corps mort ». Le flux et le reflux de la marée, c’est « le pouls de l’Océan », dont les eaux répandent la vie sur le globe comme le sang dans le corps humain. Les phares sont des gardiens dévoués, des veilleurs infatigables, des portiers des mers ; parfois des martyrs, quand, battus de la tempête, ils souffrent de ses coups redoublés. Les lents soulèvements des montagnes sont l’aspiration de la terre vers le soleil, « cet amant adoré » ; mais les montagnes aujourd’hui se dégradent lentement, par le déboisement des forêts : « Les arbres souffrent de cette dégradation. Le pied dans les tourbières, le tronc surchargé de mousse, les bras drapés tristement de lichens qui les dominent et les étouffent, ils n’expriment que trop bien l’idée qui me suivait depuis ma lecture de Candolle : « La vulgarité prévaudra[19]. » Partout, en effet, la plaine gagne sur la montagne, elle lui fait la guerre, « et elle marche vers elle pour la raser[20]. »

On a souvent parlé, à propos de Michelet, de caprices, de fantaisie, d’imagination désordonnée errant à l’aventure à travers la nature et l’histoire, saisissant vivement telle ou telle chose au passage et comme par hasard, sans se faire de règle, ni se proposer de but. Rien n’est plus inexact. Jamais homme n’a mieux su le but où il tendait, ni dépensé à ses œuvres une plus grande intensité d’application, un plus grand effort de volonté. Une vague sensibilité errant au hasard dans l’espace n’aurait jamais eu cette puissance créatrice. Chaque chose, chaque être que l’imagination de Michelet vivifie ou ressuscite a été pour lui l’objet d’une contemplation passionnée et exclusive ; il a mis à cette contemplation toute l’énergie de désir et de sympathie qui était en lui ; si bien qu’il arrive à s’identifier, à se confondre avec l’objet qu’il contemple, par une de ces illusions, par un de ces miracles que l’amour seul peut produire. Comme chez la religieuse extatique qui à force de penser au Christ finit par le voir et l’entendre, la pensée en lui se changeait en vision. On peut l’appeler un halluciné, mais non un rêveur ; il apportait au travail une force de volonté, une énergie extraordinaires. Rien ne pouvait le distraire de l’objet de son étude. Jamais il ne lisait un livre, ne se préoccupait d’une chose, étrangers à son travail du moment. Il s’absorbait dans son sujet, il ne voyait que lui. Il acquérait ainsi une intensité prodigieuse de pensée et comme un don de seconde vue. À l’époque de la maturité de son talent, entre 1830 et 1840, il ne vivait que dans ses ouvrages, il leur donnait tout ce que son esprit et son cœur avaient de chaleur et d’énergie, à ce point qu’il semblait indifférent au monde, aux hommes, aux personnes même qui lui tenaient de plus près, et qu’il pouvait passer dans la vie ordinaire pour froid et insensible. Les douleurs, les humiliations de son enfance l’avaient tout refoulé en lui-même ; ce n’est que plus tard, après ses cours du Collège de France et surtout à l’époque de l’Oiseau, que son cœur révéla tout ce qu’il contenait de bonté.

La vie qu’il avait menée dans son enfance, l’éducation qu’il avait reçue, avaient favorisé ce développement excessif de l’imagination. On dit parfois que pour développer l’imagination il faut la nourrir, l’enrichir ; c’est le contraire qui est vrai, il faut l’appauvrir et l’affamer. Elle est le résultat d’une exaltation de l’esprit à qui la simple réalité des choses ne suffit pas, et qui supplée à son indigence en la revêtant de couleurs ou de formes créées par lui-même, en en exagérant les proportions, en réunissant selon sa fantaisie en combinaisons nouvelles ce que la nature a séparé ; en un mot, en créant ce qu’il désire à force de passion et de volonté. Ce désir intense ne peut naître que dans les esprits mal satisfaits des aliments qui leur sont donnés. Si l’instruction et la vie ne fournissent pas au cerveau d’un enfant bien doué une occupation suffisante pour dépenser ses forces, il les dépensera par l’imagination. S’il ne voit pas le monde extérieur, s’il ne reçoit pas par l’instruction la nourriture intellectuelle dont il a besoin, il créera pour lui-même un monde. L’imagination la plus puissante que la littérature nous fasse connaître est peut-être celle de Bunyan, qui a su, dans son Voyage du pèlerin, donner à des allégories et à des symboles plus de réalité que n’en a aucun personnage de roman ou d’histoire. C’était un homme sans instruction, un chaudronnier qui n’avait jamais lu que la Bible et qui était enfermé en prison. Michelet a passé son enfance dans une espèce de prison, dans la salle basse et sombre où il faisait son travail de compositeur d’imprimerie. Il n’avait pu nourrir son esprit que de deux ou trois livres, une mythologie, Virgile, l'Imitation de Jésus-Christ. Son imagination prit des ailes : il créa. Une phrase, un mot, prirent pour lui une valeur extraordinaire ; il y trouva des richesses infinies, des sens profonds, des beautés inconnues. C’était l’intensité de son désir qui créait ces beautés, par une illusion semblable à celle de l’amour : l’homme affamé trouve savoureux tous les aliments, même les plus insipides.

Michelet garda toute sa vie les habitudes d’esprit contractées dans son enfance. Il ne put jamais regarder qu’un petit nombre de points, d’objets à la fois ; mais son imagination s’en emparait avec une force inouïe et finissait par y voir un monde. « Il me suffit d’un seul texte, disait-il, là où il en faudrait vingt à d’autres. » Loin de chercher à surexciter son imagination par la vue des objets extérieurs, par une vie agitée, c’est par le recueillement, le silence, l’isolement, la concentration sur lui-même qu’il lui conserva toute sa puissance.

Jamais vie ne fut mieux réglée que la sienne. Il était au travail dès six heures du matin et il restait enfermé jusqu’à midi ou une heure, sans permettre qu’on vînt le déranger ou le distraire. Même pendant ses voyages, pendant ses séjours au bord de la mer ou en Suisse, il ne souffrait pas que rien fût retranché à ses heures de travail. L’après-midi était consacrée à la promenade et à l’amitié. Tous les jours on pouvait venir le voir de quatre à six heures. Il ne travaillait jamais la nuit, et sauf en quelques rares occasions, se retirait pour dormir vers dix heures ou dix heures et demie du soir. D’une extrême sobriété, ne prenant d’autre excitant que le café, qu’il aimait avec passion, ayant le tabac en horreur, il n’acceptait ni dîners ni soirées hors de chez lui. Ces distractions eussent dérangé l’unité de sa vie et de ses pensées. Pour que son esprit eût toute sa liberté, il fallait que rien ne changeât dans les objets qui l’entouraient. Ils étaient pour lui comme une partie de lui-même. Jamais il ne souffrit que le drap qui recouvrait sa table à écrire fût changé, ni que les vieux cartons sales et déchirés où il renfermait ses papiers fussent renouvelés. Son caractère était aussi calme et paisible que sa vie était régulière. Son abord était simple et affable ; sa conversation, mélange exquis d’esprit et de poésie, ne dégénérait jamais en monologue, et, sans avoir rien de guindé ni de solennel, maintenait sans effort l’esprit des interlocuteurs dans des régions élevées. Ses manières avaient gardé les traditions de politesse de l’ancienne France ; sans y mettre de recherche, il montrait les mêmes égards à tous ceux qui l’approchaient, quel que fût leur rang ou leur âge ; cette politesse n’avait rien de banal, car on y sentait une réelle bienveillance. Sa mise était toujours irréprochable. Je le vois encore assis dans son fauteuil, à sa réception du soir, la taille serrée dans une redingote sur laquelle on n’aurait pu trouver une tache ni un grain de poussière ; ses pantalons à sous-pieds bien tirés sur ses souliers vernis, tenant un mouchoir blanc dans la main, qu’il avait délicate, nerveuse et soignée comme celle d’une femme, et la tête encadrée dans ses cheveux blancs, longs, légers et soyeux. Les heures s’écoulaient vite à l’entendre ! Il y avait dans ses paroles tant de profondeur et tant de fantaisie, tant de joyeuse sérénité et tant de sympathique bonté, de l’esprit sans malice et de la poésie sans déclamation ! Sa conversation était ailée ; les idées jaillissaient comme des flèches vives, dardées d’un trait ; ou bien il les laissait s’envoler une à une, d’un vol inégal et capricieux, comme des oiseaux, mais sans les suivre ni les rappeler. Il n’insistait jamais, ne développait pas. Il était un causeur incomparable, et l’on sentait en lui, sans qu’il cherchât à le faire sentir, ce je ne sais quoi de divin qui fait l’homme de génie.

Ce qui donnait à ce génie la grâce, c’est qu’il y joignait la modestie. Il savait écouter, il se laissait contredire, il demandait avis. Même devant des hommes plus jeunes que lui et dont le talent n’était pas égal au sien, il émettait souvent ses idées avec réserve, les questionnant, s’informant de leur opinion. Ce n’est pas qu’il feignît d’ignorer ce qu’il valait. Il a dit de son histoire « mon monument » ; et quand il attaquait l’usage du tabac, en montrant que tous les esprits créateurs du siècle, Hugo, Lamartine, Guizot, n’ont jamais fumé, il y ajoutait son propre exemple. Mais il n’exagérait point son mérite, n’occupait pas le public de sa personne, et surtout avait la sagesse de ne pas se croire appelé à jouer tous les rôles et à déployer tous les talents. On eut beau le supplier d’entrer dans la vie politique, il repoussa toutes les avances qui lui furent faites. Après le 2 Décembre, il perdit ses places et fut presque réduit à la pauvreté parce qu’il refusa le serment ; mais il ne fit pas tapage de son désintéressement et ne chercha point à se faire un piédestal des malheurs publics. Passionnément épris pour ses œuvres tout le temps qu’il les composait, il les abandonnait presque et devenait indifférent à leur sort quand elles étaient terminées. Non seulement il méprisait la réclame, mais il était presque insouciant de l’éloge ou du blâme. Il ne sollicitait pas d’articles, et les critiques les plus vives n’excitaient chez lui que le sourire, pourvu qu’elles fussent tournées avec esprit.

Cette sérénité de caractère, cette vie de cénobite, discrète et régulière, bien loin d’éteindre les ardeurs et l’énergie de son âme, les conservaient et les entretenaient au contraire. Rien n’en était dépensé au dehors, et c’est ainsi qu’il a pu produire cinquante volumes sans rien perdre de la chaleur de son cœur ni de l’éclat de son imagination.

Ce n’était pas seulement pour pouvoir composer, créer, qu’il avait besoin de silence et de solitude, c’était aussi, c’était surtout pour pouvoir écrire. Michelet est sans contredit un des trois ou quatre plus grands écrivains du siècle. Son style est peut-être le côté le plus original de son génie. Il serait difficile de dire à quels modèles, à quels antécédents il rattache ; il y a en lui du Rousseau, du Diderot et du Chateaubriand ; mais on ne pourrait trouver entre eux que de lointaines analogies. Dès son Histoire romaine, il ne ressemble à personne. Si j’avais à définir quel est le caractère propre de Michelet comme écrivain, je dirais qu’il est un grand musicien. Il n’est pas à proprement parler un coloriste, il ne cherche pas à peindre par le choix curieux et l’association frappante des mots ; il n’est pas un logicien, apportant la conviction dans l’esprit par la justesse des termes et la forte liaison des idées ; il n’est pas un orateur, entraînant son public par l’ampleur et la gradation savamment ménagée des périodes. Il est un musicien qui cherche à exprimer les sentiments et même à décrire les objets par le son et par le rythme. Tous les grands écrivains sont plus ou moins musiciens, les poètes surtout. Mais la plupart adoptent une certaine allure constante, une certaine mélodie de phrase qui charme doucement l’oreille et fait dire de leur style : « C’est une musique. » Il en est ainsi de Lamartine. La phrase de George Sand, celle de Cousin, font aussi une impression musicale ; mais chez Lamartine la mélodie toujours également ample, sonore, engendre la monotonie ; chez George Sand ou Cousin, l’harmonie musicale de la phrase est subordonnée aux autres qualités du style. Cette harmonie est, au contraire, la première préoccupation de Michelet ; chez lui les mots sont toujours disposés, combinés, de façon à produire un rythme, une harmonie parfaitement d’accord avec le caractère de la pensée et aussi variés que la pensée elle-même. Son style est comme la notation musicale de sa pensée ; il en suit tous les mouvements, les allées et les retours, les secousses, les saillies ; de là cette variété infinie de rythme ; ces phrases tantôt amples et cadencées, tantôt brèves et saccadées, où les mots agissent à la fois sur l’oreille et sur l’esprit par leur son et par leur sens. Michelet avait besoin de calme et de tranquillité pour noter ainsi ses pensées. Les bruits du dehors l’empêchaient d’entendre le rythme intérieur. Quand, en octobre 1859, au milieu d’une tempête, il cherchait à écrire ses impressions, il vint un moment où il dut s’arrêter ; la violence du vent et de la mer, la fatigue et le manque de sommeil avaient blessé en lui une puissance, « la plus délicate de l’écrivain, le rythme. Ma phrase devenait inharmonique. Cette corde, dans mon instrument, la première se trouva cassée ». Ces expressions nous montrent que Michelet sentait qu’il écrivait comme un musicien compose. Dans ce même récit de la tempête, au chapitre VIIe de la Mer, se trouvent de nombreux exemples de la puissance d’expression qu’il trouve dans la variété du rythme de ses phrases. Au début, il peint le charme de la plage de Royan.

« Les deux plages semi-circulaires de Royan et de Saint-Georges, sur leur sable fin, donnent aux pieds les plus délicats les plus douces promenades, qu’on prolonge sans se lasser dans la senteur des pins qui égayent la dune de leur jeune verdure. »

Quelle douceur, quelle lenteur dans cette longue phrase qui continue tout en paraissant prête à s’arrêter à chaque pas ! Un peu plus loin la tempête éclate :

« Le grand hurlement n’avait de variante que les voix bizarres, fantasques, du vent acharné sur nous. Cette maison lui faisait obstacle ; elle était pour lui un but qu’il assaillait de cent manières. C’était parfois le coup brusque d’un maître qui frappe à la porte, des secousses comme d’une main forte pour arracher le volet ; c’étaient des plaintes aiguës par la cheminée ; des désolations de ne pas entrer, des menaces si l’on n’ouvrait pas, enfin, des emportements, d’effrayantes tentatives d’enlever le toit. Tous ces bruits étaient couverts pourtant par le grand heu ! heu ! tant celui-ci était immense, puissant, épouvantable. »

C’est dans l’Oiseau que Michelet est arrivé à la pleine maturité de son talent d’écrivain, c’est là qu’il a pu le mieux exercer les qualités musicales et rythmiques de son style. Je n’en citerai que deux exemples. L’un sur l’alouette :

« Bien autrement puissante de voix et de respiration, la petite alouette monte en filant son chant, et on l’entend encore quand on ne la voit plus. »

La phrase commence par des mots longs et pesants, continue plus légère par des dissyllabes, puis, toujours plus grêle, ainsi que le chant de l’alouette, elle finit en monosyllabes, les plus brefs, les plus nets, les plus clairs. Chantez la phrase, vous verrez que les derniers sons an, on, e, a, oi, u, font une gamme chromatique ascendante. L’autre phrase est une invocation à la frégate, le plus puissant par ses ailes, le plus infatigable des oiseaux.

« Que ne me prends-tu sur ton aile, roi de l’air, sans peur, sans fatigue, maître de l’espace, dont le vol si rapide supprime le temps ! »

N’y a-t-il pas là trois coups d’aile, courts, vigoureux : « roi de l’air, --sans peur, --sans fatigue », --un quatrième plus large et plus fort, « maître de l’espace », et l’oiseau file en planant, les ailes immobiles et étendues, -- « dont le vol si rapide supprime le temps. » Changez un seul mot à ces phrases, même le plus inutile au sens, et vous en détruirez la valeur aussi bien qu’en ôtant une note à une phrase musicale. Mais aussi, en quelques mots, peut-être insignifiants en eux-mêmes, Michelet fait-il pénétrer dans l’esprit, d’une manière ineffaçable, son idée et son sentiment. Déjà dans ses premiers livres cette conception musicale du style se fait sentir, quoique avec moins de force. Nous en trouvons de nombreux exemples dans le Peuple. Quatre lignes font un tableau complet de la grandeur déserte et désolée de l’empire romain en décadence : « Des voies magnifiques attendaient toujours le voyageur qui ne passait plus, de somptueux aqueducs continuaient de porter des fleuves aux cités silencieuses et n’y trouvaient plus personne à désaltérer. »

Dans les dernières années de sa vie, Michelet, entraîné inconsciemment par ses tendances au rythme, a fini par retomber fréquemment dans les mêmes cadences. Son esprit s’accoutuma involontairement à la mesure des vers de six, huit et douze syllabes, et l’on trouve dans la Montagne, dans Nos Fils, et déjà même dans la Sorcière, des pages entières en vers blancs. Quelquefois ce rythme un peu monotone produit encore de très beaux effets ; par exemple, dans cette page de la Sorcière :

« C’est aussi véritablement une cruelle invention d’avoir tiré la fête des Morts du printemps où l’antiquité la plaçait, pour la mettre en novembre. En mai, où elle fut d’abord, on les enterrait dans les fleurs. En mars, où on la mit ensuite, — elle était avec le labour — l’éveil de l’alouette ; — la mort et le grain, dans la terre, — entraient ensemble avec le même espoir. — Mais, hélas ! en novembre, — quand tous les travaux sont finis, — la saison close et sombre pour longtemps, — quand on revient à la maison, — quand l’homme se rasseoit au foyer — et voit en face la place à jamais vide, — oh ! quel accroissement de deuil ! — Évidemment, en prenant ce moment, déjà funèbre en lui, des obsèques de la nature, on craignait qu’en lui-même l’homme n’eût pas assez de douleur[21]. »

Mais ailleurs le style devient d’une monotonie fatigante ; la Montagne offre des séries d’alexandrins :

« Et le temps est venu — où la mort me plaît moins, — où je lui dis : Attends. — Parlé-je ainsi pour moi ? — Oui, pour moi, j’aime encore. — Pourtant j’ai fait beaucoup. — Comme œuvres et labeurs, — j’ai dépassé trois vies. — J’accepterais le sort, — si parmi ces pensées — une autre ne venait — une autre inquiétude — au point si vulnérable — où bat, vibre mon cœur[22]. »

Évidemment l’instrument avait perdu de sa vigueur et de sa délicatesse. Au lieu de la riche variété des harmonies d’autrefois, nous voyons revenir constamment le même rythme, la même ritournelle. C’était un premier signe où l’on reconnaissait que son talent se ressentait des atteintes de l’âge.

Et pourtant on hésite à prononcer les mots d’âge, de vieillesse, à propos de Michelet, tant il resta toujours jeune de cœur, d’esprit et d’imagination, en dépit des années, en dépit des hommes. Lorsqu’on embrasse dans son ensemble cette vie si simple et si pure, cette série d’œuvres si variées, si originales, si poétiques, on se demande quel a été le trait de son caractère et de son génie qui le distingue nettement de tous les autres écrivains français ; comment il se fait qu’il soit pour ainsi dire unique en son genre, qu’il n’ait pas eu d’ancêtres et qu’il n’ait pas de postérité littéraire. Il faut attribuer, je crois, cette originalité si marquée à ce qu’il a conservé à travers l’âge mûr et jusqu’à la vieillesse quelque chose de l’enfant ; ce mot implique dans mon esprit un éloge et non un blâme. Les Français, d’ordinaire, n’ont rien de l’enfant ; d’autres peuples au contraire, les races germaniques par exemple, en conservent toujours quelque chose ; aussi gardent-ils bien plus la fraîcheur des sentiments, la jeunesse du cœur et l’intelligence des choses simples qui sont si souvent en même temps les choses profondes. Michelet avait en lui ce trait germanique qui, mêlé à une nature d’ailleurs toute française, fit sa grande originalité. Comme l’enfant, il n’était blasé sur rien ; il admirait, s’étonnait, trouvait à chaque chose une beauté ou un intérêt toujours nouveaux ; il se livrait tout entier à l’émotion, à l’affection du moment, et pouvait transporter sans cesse sa sympathie d’un objet à un autre sans qu’elle perdît rien de sa vivacité et de sa fraîcheur. Comme l’enfant, il était toujours sincère, et c’était de l’abondance de son cœur que parlait sa bouche ; comme l’enfant, il prenait toutes choses au sérieux, et n’avait pas ce qu’on appelle le sentiment du ridicule, qui n’est le plus souvent qu’une frivolité inintelligente ou une moquerie irrespectueuse ; comme l’enfant, il était souvent gai et jamais railleur, parfois triste et jamais découragé ; comme l’enfant enfin, il comprenait les choses par intuition plus que par analyse, et d’un simple regard pénétrait souvent plus profondément dans la réalité que ne l’aurait fait le critique la plus subtil. Ce qu’il a écrit dans le Peuple sur l’homme de génie peut s’appliquer à lui-même :

« Si vous étudiez sérieusement dans sa vie et dans ses œuvres ce mystère de la nature qu’on appelle l’homme de génie, vous trouverez généralement que c’est celui qui, tout en acquérant les dons du critique, a gardé les dons du simple… La simplicité, la bonté sont le fonds du génie, sa raison première ; c’est par elles qu’il participe à la fécondité de Dieu… Le génie a le don d’enfance, comme ne l’a jamais l’enfant. Ce don, c’est l’instinct vague, immense, que la réflexion précise et retient bientôt, de sorte que l’enfant est de bonne heure questionneur, épilogueur et tout plein d’objections. Le génie garde l’instinct natif dans sa forte impulsion, avec une grâce de Dieu que malheureusement l’enfant perd, la jeune et vivace espérance. »


Michelet l’eut toujours dans le cœur, la jeune et vivace espérance. C’est ce qui rend la lecture de ses livres si bienfaisante. On oublie les défauts de l’enfant ; sa vue seule fait aimer la nature et bénir la vie. Comment n’oublierions-nous pas les défauts de Michelet, quand nous apprenons de lui à aimer, à agir, à espérer ?

  1. La Sorcière, chap. VII, au sujet du jour des morts.
  2. Nos Fils, page 422. Ce culte pour les morts se montrait chez lui par des traits touchants. Il souffrait à la vue d’une tombe mal soignée, et quand il allait visiter les siens au Père-Lachaise, il lui arrivait souvent de faire orner de fleurs les tombes voisines de celles de ses proches. Il fit même une fois refaire la grille brisée du tombeau d’une personne qui lui était entièrement inconnue. Grâce à la libéralité de la Ville de Paris et à une souscription à laquelle la France entière a contribué, un admirable monument, dû au ciseau du sculpteur Mercié, honore la mémoire de Michelet, dans ce cimetière du Père-Lachaise, qui était une de ses promenades favorites.
  3. Le Peuple, page 352.
  4. Sully Prudhomme
  5. Histoire de la Révolution, 2e édition, page 4.
  6. On a dit que Michelet avait commencé, comme Victor Hugo, par être royaliste fervent. Cela est inexact. On en trouvera la preuve dans notre premier appendice sur le Journal intime de Michelet. Il appartenait à l’école libérale de la Restauration, tout en se défiant plus qu’elle du bonapartisme. Il admirait l’empereur, mais se souvenait qu’il avait ruiné son père et la France. Il évita longtemps de rien écrire sur Napoléon, se sentant trop partial contre lui. Quand, à la fin de sa vie, il entreprit l’histoire de Bonaparte, on a vu la force de ses ressentiments. Ce qui a fait croire au royalisme de Michelet, c’est qu’il donna des leçons à la fille du duc de Berry, plus tard duchesse de Parme, alors âgée de huit ans, et ressentit pour elle une tendresse dont il aima toujours à se souvenir. « Elle a ému mes entrailles de père », disait-il. — Il avait d’ailleurs un sens historique trop profond pour s’associer aux étroitesses intellectuelles des hommes de parti. Les dernières paroles qu’il a prononcées avant de mourir en sont un curieux témoignage. Sortant d’une demi-torpeur, il dit tout à coup : « On eût dû faire manger à Henri V des cœurs de lion. — Pourquoi ? lui demanda-t-on. — Parce qu’il aurait eu le tempérament plus militaire. » Sans vouloir attacher un sens trop précis à ces paroles, ne semble-t-il pas que Michelet ait eu à ce moment le sentiment que la faiblesse de la France contemporaine vient de la rupture de toutes ses traditions historiques ? N’a-t-il pas éprouvé un vague regret, regret d’historien et d’ami de la vieille France, en pensant qu’Henri V eût pu peut-être renouer ces traditions, s’il avait été capable de comprendre les aspirations légitimes et les besoins du monde moderne ?
  7. Sa plus vive admiration était Virgile. « Je suis né, disait-il, de Virgile et de Vico. » Il méditait un commentaire sur Virgile. Il fit en 1841 un voyage en Lombardie pour voir les lieux où Virgile a vécu et qu’il a chantés. Nous trouvons dans le Peuple un témoignage éloquent de cette prédilection pour Virgile, prédilection du cœur plus encore que de l’esprit : « Tendre et profond Virgile ! moi qui ai été nourri par lui et comme sur ses genoux, je suis heureux que cette gloire unique lui revienne, la gloire de la pitié et de l’excellence du cœur… (Michelet vient de parler des beaux vers de Virgile sur le bœuf de labour, et des vers à Gallus : nec te pœniteat pecoris). Ce paysan de Mantoue, avec sa timidité de vierge et ses longs cheveux rustiques, c’est pourtant, sans qu’il l’ait su, le vrai pontife et l’augure, entre deux mondes, entre deux âges, à moitié chemin de l’histoire. Indien par sa tendresse pour la nature, chrétien par son amour de l’homme, il reconstitue, cet homme simple, dans son cœur immense, la belle cité universelle dont rien n’est exclu qui ait vie, tandis que chacun n’y veut faire entrer que les siens ». P. 232. Voyez aussi dans le Banquet, l’admirable chapitre sur Virgile.
  8. Le Peuple, page 228.
  9. Il fut ce bon maître pour plus d’un. Il avait toujours avec lui des oiseaux, il les emmenait en voyage. Il y avait un pinson surtout à qui toute la maison obéissait.
  10. L’Oiseau, page 57.
  11. Bible de l’humanité, page 486.
  12. « L’empereur Nicolas, disait-il, suffirait pour me faire croire à la vie future. »
  13. Il eut pourtant vers dix-huit ans une période de mysticisme et de foi ; n’ayant pas reçu le baptême dans son enfance, il se fit volontairement baptiser en 1816. Mais, dans ses premiers écrits, on voit que, s’il conserve du respect pour l’Église, il n’a plus la foi. Sa foi même n’a jamais été précise. Elle était plus mystique et sentimentale que dogmatique. Les dogmes n’ont jamais été pour lui que des symboles. (Voyez l’appendice).
  14. Mémoires de Luther, préface.
  15. Page 361.
  16. Chose curieuse ; à l’École normale, en 1830, il montrait dans l’avènement du christianisme le premier triomphe d’une religion de liberté sur les religions fatalistes de l’Orient. La Grâce représentait à ses yeux le libre arbitre en opposition à la loi qui était la fatalité. Combien les généralisations de ce genre, faites d’imagination et de passion, sont arbitraires et superficielles.
  17. Bible de l’humanité, préface.
  18. Nos Fils, page 35.
  19. La Montagne, p. 344.
  20. Ibid.
  21. La Sorcière, page 99.
  22. La Montagne, page 202.