Rencontres et entretiens/Texte entier
Aux lecteurs
Un soir, en entrant chez moi, je surpris mon ami R… commodément installé dans un fauteuil près de ma table de travail, et fouillant sans scrupule dans un amas de paperasses que, avant ma sortie j’avais oublié de mettre en lieu sûr.
Ces écrits contenaient une foule de notes prises au hasard sur les faits et gestes des premiers Canadiens établis dans les États de la Nouvelle-Angleterre. « Je vois, me dit l’ami R…, sans se déranger, que tu sais employer ton temps avec profit, si j’en juge par ces nombreux écrits, tu nous ménages sans doute une agréable surprise ; nous aurons bientôt le plaisir de savourer quelques élucubrations de ton esprit observateur.
Voilà précisément ce en quoi tu te trompes, lui répliquai-je, car j’aurai grand soin de laisser ce souci à des plumes plus habiles que la mienne, et capables de faire quelque chose, si toutefois on découvre quelque valeur aux notes que j’ai jetées sur ces feuilles.
Tu auras grandement tort, reprit mon ami. Il y a certainement du mérite dans tout cela et je t’engage fortement à le publier, pour la plus grande satisfaction des Franco-Américains des États-Unis, qui, sois en bien convaincu, seront très heureux et très fiers de lire les écrits d’un compatriote qui a grandi et vécu en ce pays.
— Tu as d’autant plus de mérite que tu n’as fréquenté que nos écoles franco-américaines. »
L’évocation de nos écoles franco-américaines me fit sourire de joie, et ma pensée se transporta en 1873, époque où, pour la première fois je me rendis à l’école de monsieur Daragon, à Woonsocket, R. I., la première école canadienne de l’endroit et peut-être aussi de toute la Nouvelle-Angleterre. Plus tard, je fréquentai l’école canadienne de la paroisse Notre-Dame de Lourdes de Fall River ; entre temps, à Albion, R. I., je dus aller six mois à l’école publique.
Longtemps je réfléchis aux paroles de mon ami R…
C’est avec plaisir que je publie ces pages, dans l’espérance de convaincre quelques compatriotes de la nécessité, de l’obligation même, d’envoyer leurs enfants aux écoles franco-américaines qui aujourd’hui sont de beaucoup supérieures aux écoles publiques, tant sous le rapport de la morale, de la religion, que sous le rapport de l’étude des langues française et anglaise qui, dans les écoles franco-américaines, sont enseignées sur un pied d’égalité.
À cette considération, ami lecteur, j’ajouterai ceci : dans ce petit volume, je ne viens pas vous offrir des pages remplies de sensation d’un romancier expert, ce sont tout simplement des notes recueillies ici et là sur les Canadiens émigrés aux États-Unis, notes que j’ai cherché à rendre aussi intéressantes que possible.
Souvenir d’enfance
Mon premier ami
C’était au commencement de l’année 1899.
Un jour, je reçus une lettre de ma mère, qui était retournée demeurer au Canada depuis plusieurs années. La lettre entre autres choses intéressantes, m’apprenait la nouvelle suivante : « Je suis de retour de la paroisse St-G… pour visiter des parents, et pendant mon séjour en ce dernier endroit, j’ai pu assister aux funérailles du père Bernier. « Te rappelles-tu le vieux père Bernier ? »
Je me rappelais le père Bernier, sans doute ; et avec ce nom une foule de souvenirs se présentèrent à mon esprit. J’avais connu le père Bernier en 1874… c’était à Albion, R. I.
Un jour une famille nouvelle nous arrivait du Canada et venait renforcer la petite colonie de Canadiens peu nombreux alors dans ce dernier village. Cette famille s’installait dans un logis porte à porte avec le nôtre, et coïncidence assez curieuse, nos deux familles se trouvaient également composées du père et de la mère, de trois grands garçons, de sept grandes filles ; tous avaient égalité d’âge, et de caractère, car durant les trois années que nous vécûmes ensemble, jamais le plus petit nuage de discorde ne vînt troubler la tranquillité qui régnait entre nos deux familles. Néanmoins, il y avait un couple différent des autres : c’était le vieux grand’père Bernier, et moi-même le treizième de notre famille. Le grand’père Bernier avait bien quatre-vingts ans, moi je n’en avais que sept. J’étais à l’âge de l’insouciance et de l’enfantillage, lui était entré dans les sombres calculs du lendemain et de l’éternité. Mais malgré cette différence d’âge, nous étions la meilleure paire d’amis que l’on pût rencontrer. Ce fut véritablement parlant mon premier ami. Ce qui explique le grand intérêt que je portais à tous les vieux Canadiens que j’ai rencontrés sur ma route par la suite. Que d’heures, que de jours passés en tête à tête, lui, à me citer les contes du petit Poucet, de l’oiseau bleu, du petit cheval vert et d’autres encore, moi, à l’écouter ; mais ce que j’aime à me rappeler aujourd’hui ce sont les originalités peu banales du père Bernier. Pour n’en mentionner qu’une, laissez-moi vous dire qu’il était un vieux joueur de dames. Souvent je faisais la partie avec lui, mais je n’étais pas fort, vu mon jeune âge, c’est pourquoi souvent il jouait la partie seul, il jouait pour lui-même et aussi pour un adversaire imaginaire. Très honnête au jeu, il se faisait scrupule de jouer franc, et pour lui-même et pour son adversaire. Maintes fois je le vis jouer une partie très intéressante, même quelquefois le père Bernier perdait la partie. Alors, vexé d’avoir perdu, il se punissait en passant le reste de la journée à ne dire mot à personne. En le voyant triste et silencieux, on savait alors à quoi s’en tenir ; grand’père avait perdu la partie de dames car par nature il était gai et expansif. Avouons qu’il avait raison d’être vexé ; car l’adversaire imaginaire aurait dû faire preuve de plus de jugement et de délicatesse à son égard, il aurait dû se contenter tout simplement de faire partie nulle. C’est encore mon avis…
Avant de venir aux États-Unis grand’père s’était abonné à un journal qu’il avait reçu pendant un an. Ce journal bien conservé lui servait chaque année. Le jeudi c’était son jour de lecture, il s’enfermait dans sa chambre et repassait le numéro du journal qui correspondait à date dans la semaine de l’année parue. J’ai dit plus haut que le père Bernier me citait des contes, il possédait aussi tout un répertoire de devinettes, anciennes et nouvelles et prenait un innocent plaisir à m’en poser et à jouir de mon embarras. Un jour que nous marchions dans la rue tous deux, nous vînmes à passer devant la grande manufacture du village, dont toutes les machineries en mouvement nous renvoyaient au dehors leur bruit infernal et assourdissant. « Petit, es-tu capable de me dire qu’est-ce qu’il y a dans le moulin qui n’est d’aucune utilité, qui ne sert de rien, quelque chose sans quoi le moulin marcherait quand même ? » Je passai quelque temps à me creuser la tête pour trouver une solution à cette devinette impromptu.
Rendu à la maison, je voulus trouver quelqu’un afin de m’instruire à ce sujet. Mais tous étaient de complot avec grand’père et se riaient de mon embarras. Ce n’est que le lendemain que je sus, que seul le bruit n’était d’aucune utilité dans le travail de la manufacture.
Cela m’était indifférent du moment que la devinette était trouvée.
Grand’père avait connu les jours sombres des colons sur les terres nouvelles, jours remplis de durs labeurs et de privations, il était resté quelque chose de cela en lui, dans le temps je pensais qu’il était rongé par l’avarice, et j’avais une raison de le juger de la sorte comme vous allez voir : Grand’père était en possession d’un succulent pain de sucre d’érable du pays ; dans les grandes occasions, quand je lui faisais plaisir, j’étais gratifié d’une petite croquette, ah ! mais pas grosse du tout, car après trois ans, on se sépara, et, le pain de sucre n’était pas encore tout consommé. Ah ! le satané pain de sucre ; que de péchés de convoitise il m’a occasionnés ! Mais le père Bernier était un peu sorcier je crois, il connaissait ça des petits garçons gourmands, il devinait mes desseins, car à chaque fois que je croyais le moment propice de tendre, d’allonger le bras pour me saisir du pain de sucre, celui-ci changeait de place, il disparaissait comme par enchantement.
Petits souvenirs d’enfance que j’aime à vous évoquer maintenant, pour faire trêve à cette vie agitée, qui par moment m’accable ; aussi pourquoi ne pas me reposer quelquefois en songeant aux joies de l’âge enfantin ?… J’avais connu le père Bernier en 1874, il avait quatre-vingts ans, il est mort en 1899 à cent cinq ans. Combien d’entre nous atteindront cet âge avancé ? Pas un sans doute ? Si grand’père, a vécu tant d’années, j’y vois plusieurs raisons. En premier lieu, il ne s’échauffait jamais dans des discussions inutiles, il était seul ; s’il perdait quelquefois une partie de dames avec un adversaire imaginaire, pas de gros mots ; il conservait la maîtrise de lui-même et savait se taire à l’occasion. Grand’père ne s’est jamais surmené à lire les romans à dix sous et les grands journaux à sensations qui paraissent tous les jours. La seule cause qui aurait pu raccourcir son existence serait d’avoir beaucoup fumé, mais je n’entrerai pas avant dans ce sujet, car la prétentieuse science hygiénique des antitabaconistes pourrait venir avec preuves en main, essayer de me convaincre, que si le père n’avait pas fumé, il aurait certainement vécu quinze à vingt ans de plus Je n’en crois rien…
Bon vieux grand’père, mon premier ami ici-bas, reposez donc en paix, dans les douces joies des élus, jouissez des éternelles félicités que vous avez si bien méritées. C’est le vœu le plus ardent de celui qui fut votre petit ami autrefois, et qui maintenant quoiqu’avancé en âge, aime à se remémorer ces heureux moments du temps passé.
Les « Chêneurs »
C’était à l’automne. Depuis quelque temps pour me rendre à mon travail journalier, j’avais pris l’habitude de descendre le long de la rue Union.
En passant devant une maison de modeste apparence, j’avais remarqué, tous les jours, dans l’encadrement de la porte, quelqu’un d’assis ayant l’air d’un homme très avancé en âge, quoique, comme je l’appris plus tard de lui-même, il ne fut pas encore dans la soixantaine.
Un jour, m’en revenant de mon ouvrage, j’arrivai près de la maison où toujours j’avais remarqué le vieillard, au moment où un orage de pluie et de grêle éclata subitement. Je m’empressai de chercher un abri pour laisser passer la bourrasque. Le vieillard était encore assis à la même place ; j’enfilai la porte, sans plus de cérémonie, ce qui me donna l’occasion de faire connaissance avec ce compatriote et de converser pour la première fois avec lui. Les jours suivants je continuai à parler avec cet homme, qui m’intéressait à un haut degré. Sa figure respirait la mélancolie ; ses yeux fixés dans le vide semblaient vouloir scruter quelque chose d’un passé lointain, insaisissable. Sa voix brève et même rude, quelquefois, me le représentait comme ayant été mêlé à beaucoup de tracas dans les années de sa jeunesse.
Après ces courts entretiens au seuil de la porte, j’en vins à faire au vieillard des visites qu’il semblait apprécier beaucoup, car, de plus en plus, il devenait expansif, prenant plaisir à me confier les traits saillants de sa jeunesse troublée.
Neuf mois après que j’eus fais connaissance avec ce nouvel ami, un dimanche, m’étant rendu chez lui, je le trouvai triste et silencieux. En me voyant, toutefois, il fit un effort sur lui-même pour cacher l’idée qui l’obsédait. Cela ne dura pas longtemps, bientôt il me confia l’effroyable histoire qui suit :
« — Mon ami, dit-il, ne soyez pas surpris si, avant peu, vous entendez parler d’un malheur qui viendrait s’abattre sur quelqu’un de ma famille, car depuis cette nuit je ressens une douleur étrange dans le côté droit. »
À mes regards étonnés, à mon air surpris, il ajouta : « — C’est une lamentable histoire que je vais vous raconter. Vous avez dû entendre parler souvent des premiers temps de l’établissement de By-Town, aujourd’hui Ottawa, des misères des premiers bûcherons canadiens-français qui allèrent se fixer dans ces endroits et de leurs démêlés avec les « Chêneurs ». Les Canadiens français étaient l’objet de leur part de haines farouches et d’attentats sans nombre et des plus meurtriers. Le nombre de Canadiens français tués et jetés dans la rivière Chaudière est incalculable ; vous dire combien de ces bûcherons furent tués pendant la nuit par les « Chêneurs », qui tenaient bien plus de la bête que de l’homme, c’est presque impossible. On parlera longtemps des sanglantes batailles que nos pères ont dû livrer dans ces endroits à jamais mémorables par leurs tristes souvenirs. Souvent même, poussés à bout de patience, les Canadiens usaient de représailles sanglantes qui n’avaient aucun rapport avec le grand principe du pardon des injures.
Mais à la guerre comme à la guerre ; les Canadiens français, pourchassés comme des bêtes fauves, se défendaient. Un jour, mon grand-père s’était laissé surprendre seul en chemin par une bande de « Chêneurs ». Comme il était d’une force herculéenne, il batailla pendant quelque temps avec succès, mais bientôt il dut succomber sous le nombre, et fut assommé à coups de bâton. Étendu sans mouvement sur la route, on le crut mort, lorsqu’un des « Chêneurs », plus enragé que les autres, prit un de ces crochets dont on se sert pour rouler les billots, et le lui enfonçant dans le côté droit, d’un mouvement brusque, fit rouler grand-père, à côté du chemin, où il l’abandonna à son malheureux sort. Deux heures après, un ami de la famille, passant par le même chemin, aperçut le corps sans vie, et comprit de suite ce qui était arrivé : Il le plaça sur sa voiture et le conduisit à la maison. Dire la surprise et la colère de mes parents en voyant arriver grand-père dans cet état affreux, ne peut se décrire. La blessure du côté faite par le crochet était effrayante. Deux jours plus tard, grand-père rendait le dernier soupir, sans avoir repris connaissance.
Ceci se passait vers la fin du printemps. Je vins au monde dans le courant de l’hiver suivant. L’on s’aperçut à ma naissance que j’avais une marque au côté droit ; elle ne devait jamais disparaître. On m’a assuré que chaque fois que quelqu’un de la famille était mêlé dans une échauffourée avec les « Chêneurs », tout bébé que j’étais, je passais la journée précédente à crier, que, souvent même, je portais ma main à mon côté. Chose certaine, c’est que depuis que j’ai l’âge de raison, j’ai eu souvent l’occasion d’éprouver cette douleur dont je vous ai parlé tout à l’heure. Voici un fait, écoutez : J’avais huit ans ; c’était à l’approche de l’hiver, on manquait du nécessaire à la maison, car depuis neuf mois mon père atteint de rhumatismes, souffrait les supplices les plus atroces. Un de mes oncles, qui était venu à la maison, témoin de ce spectacle avait engagé fortement mon père et ma mère à se rendre chez lui pour y passer l’hiver. Après avoir réfléchi au dénuement où l’on était, mon père accepta l’invitation, et ma mère rangea tout en ordre dans la maison en vue d’une longue absence. La veille de notre départ, je ressentis cette douleur dans mon côté droit. J’en fis part à mes parents, qui s’entre-regardèrent avec des airs inquiets en montrant des signes d’un grand embarras. J’entendis ma mère proposer un délai, suggérer de différer notre départ, mais mon père d’un ton ferme lui répondit, montrant plus de confiance qu’il n’en avait : « Puisque la douleur a lieu, c’est que cela doit arriver ; il n’y a qu’à se soumettre ici ou en route, c’est bien égal ; nous sommes prêts à partir, partons. » Le lendemain, après mille difficultés, mon père, aidé par ma mère, put se hisser dans la voiture, où, après l’avoir enveloppé dans des couvertures, ma mère s’installa pour conduire le cheval, et nous voilà partis. Tout alla bien jusqu’à un endroit appelé les Carrières, situé à environ un mille de la maison. Tout à coup, j’entendis un murmure de mon père ; en même temps je vis s’avancer cinq hommes dont la mine n’offrait rien de rassurant pour nous. En effet, les cinq hommes, après s’être approchés, reconnurent mon père et la persécution commença. Ma mère, qui pouvait prononcer quelques mots d’anglais, leur dit d’une voix tremblante : « Mon mari est bien malade, veuillez donc nous laisser passer en paix. » Sa demande, sa prière, fut accueillie par des éclats de rire et des mots brutaux. Cependant, les « Chêneurs » se contentèrent de prendre le cheval par la bride et de le faire tourner dans le chemin, en chantant et en proférant des paroles révoltantes, et cela pendant une bonne demi-heure. Les misérables jouissaient de notre frayeur : ils avaient l’humeur gaie ce jour-là. Pour nous, le temps était bien long. La farce n’était pas du goût de mon père. Malgré ses douleurs, tout blême, incapable de bouger, je l’entendis murmurer tout bas : « Mes canailles de brigands, si jamais je viens à vous rencontrer en bonne santé, je vous reconnaîtrai. » Après avoir jugé que le supplice avait duré assez longtemps les cinq « Chêneurs » se contentèrent de souffleter mon père et ma mère, à tour de rôle, en leur souhaitant bon voyage, et chacun d’eux, prenant un bâton, ils en donnèrent sur le dos du cheval, qui partit comme une flèche. Les malotrus espéraient sans doute que le cheval viendrait à nous verser sur le sol, où nous nous serions assommés. Mais la divine Providence veillait sur nous, car nous arrivâmes chez mon oncle sans autre accident. La famille de mon oncle, voyant notre état de surexcitation, s’empressa de nous donner les soins nécessaires. Néanmoins, ma mère dut prendre le lit, et pendant un long mois elle souffrit des effets de cette rencontre fâcheuse. « À mesure que l’hiver avançait, mon père prenait du mieux : sa robuste constitution reprit bientôt le dessus, et vers le temps des semences, il était complètement rétabli. Un jour, il annonça le retour à notre maison, disant qu’il pouvait sans danger se mettre au travail. La veille du départ, je ressentis encore cette douleur dans le côté droit ; de plus, ma mère, en me changeant d’habit, s’aperçut que de mon côté sortait une eau roussâtre. À cette vue, elle supplia, mais en vain, mon père de remettre notre voyage, mais il refusa. « Non, répondit-il avec des éclairs dans les yeux, je suis décidé de partir, et malheur à ceux qui se trouveront sur mon chemin. » Larmes et prières, rien n’y fit. C’était par une belle journée de juin, il faisait une chaleur plus qu’ordinaire pour ce temps de l’année. Nous arrivâmes aux carrières tant redoutées, vers la demi-heure du midi. Nous vîmes à une faible distance du chemin quatre hommes couchés à l’ombre d’une touffe de petits sapins.
Mon père arrêta le cheval et, remettant les rênes à ma mère, il lui dit : « S’il m’arrive malheur, vous vous sauverez. » Ma mère, connaissant les mauvaises colères de mon père, le supplia avec des yeux pleins de larmes de continuer notre chemin. D’un brusque mouvement, mon père lui fit lâcher prise et dit : « Voilà assez longtemps que l’on nous traite comme des chiens ! voici un groupe auquel j’ai promis quelque chose ; aujourd’hui je vais régler mon compte avec eux. » Et s’emparant d’un énorme gourdin noueux dont il s’était muni avant le départ, il entre hardiment dans la carrière, où semblaient dormir les quatre « Chêneurs », qu’il avait reconnus.
Nous fûmes alors témoins d’une scène horrible.
— En disant cela, le vieillard ferma les yeux, comme pour chasser loin de lui une vision épouvantable. — Arrivé près des « Chêneurs » endormis, mon père, tout en gardant son gourdin, saisit une énorme pierre dont il écrase la tête d’un des « Chêneurs ». Puis, prompt comme l’éclair, il saisit une deuxième pierre avec laquelle il broie la tête d’un deuxième « Chêneur ». Les deux autres veulent se lever, ils n’en ont pas le temps. D’un coup de gourdin mon père assomme le troisième tandis que l’autre prend la fuite. Mon père jugea inutile de le poursuivre. Revenant à la voiture, je l’entendis murmurer : « En voilà toujours bien trois de ces canailles qui ne tueront plus personne de ma famille ni aucun Canadien. Quant au quatrième et à d’autres, que je pourrai bien rencontrer plus tard, je leur ferai leur affaire une autre fois. »
Rendu à ce point du récit, le vieillard fit une pause, mais il reprit bientôt : « Mon père ne devait jamais mettre ses projets de vengeance à exécution. Les premiers jours après notre arrivée à la maison, furent employés à mettre tout en ordre. Un jour que mon père dut s’absenter encore, cette fois, il fut cerné par un parti de « Chêneurs » et criblé de coups. La veille j’avais éprouvé cette douleur dans mon côté droit, et de plus, avait eu lieu ce suintement d’eau roussâtre, qui était un signe certain de la mort de quelqu’un. Privé de notre seul soutien, nous étions condamnés à vivre dans la plus sombre misère. Un ami se chargea de venir nous mener jusqu’à Montréal. Mais bientôt nous prîmes le chemin de l’exil : ma mère m’emmena avec elle dans le nord de l’État du Vermont, où elle avait trouvé un emploi chez un riche américain, qui nous occupa tous deux jusqu’au jour ou l’impitoyable faucheuse vint me ravir celle qui m’avait donné le jour.
Je m’étais marié quelques années auparavant j’étais père de deux enfants, un garçon et une fille. Trois ans avant la mort de ma mère, j’avais eu la douleur de perdre ma femme. Je décidai de quitter cet endroit qui ne pouvait me rappeler que de tristes souvenirs. C’est depuis ce temps que je suis venu demeurer à M…
Quand le vieillard eut fini de parler, je restai encore quelque temps avec lui cherchant à chasser de son esprit les noirs pressentiments qui l’obsédaient. Ce soir-là, quand je le quittai, j’étais triste et ne savais que penser. Le lendemain en revenant de mon travail, comme je passais devant la porte, je fus saisi d’une pénible émotion. Le vieillard n’était pas assis à sa place habituelle, mais à la porte pendait un crêpe. J’entrai dans la maison pour m’enquérir de ce qui pouvait être arrivé à la famille. Voici ce qu’on m’apprit : Quelques instants après que j’eus quitté le vieillard, dans la rue en face une rencontre avait eu lieu entre un groupe de Canadiens-français et d’Irlandais. Des mots on en était venu aux coups. Dans la mêlée, au plus fort de la bataille, une pierre écartée, lancée avec force par un des combattants, était venue frapper le vieillard à la tête. On l’avait rentré privé de connaissance. Il était resté dans cet état jusqu’à sa mort, qui arriva vers les sept heures du matin.
La triste histoire racontée par le vieillard était bien vraie.
un village américain
Une fête Saint-Jean-Baptiste dans un village américain
Dans les premiers jours de juin de l’année 1892, mon ami Charles Rabouin me fit part d’une idée magnifique ; le père Matte, un ami de sa famille, qui demeurait à « Central Village », petite localité assez éloignée, avait été délégué par les Canadiens de l’endroit, pour venir à Manchester recruter un certain nombre de chantres de bonne volonté, qui consentiraient à aller chanter une messe solennelle de « plain-chant » et des cantiques en français dans cette localité à l’occasion de la Fête Nationale du 24 juin la Saint-Jean-Baptiste.
Le curé irlandais de la paroisse avait daigné promettre que la grand’messe, ce jour-là, serait spécialement chantée pour les Canadiens ; de plus, il devait s’efforcer de faire le sermon en français, douceur à laquelle les Canadiens de l’endroit n’avaient guère été habitués, mon ami me demanda si je serais du chœur ; avec enthousiasme, j’approuvai l’idée. Charles et moi nous eûmes bientôt fait de trouver six autres compagnons au gosier éprouvé, et sans plus tarder, nous nous mîmes à l’œuvre.
Le jour venu, nous étions prêts à affronter la critique de toutes les langues de « Central Village ».
La journée s’annonçait bien belle. Le soleil levé depuis longtemps s’était faufilé partout, faisant danser ses rayons sur les maisons et les arbres qu’il semblait vouloir rajeunir.
La brise du matin se réchauffait peu à peu et promettait de nous continuer ses caresses réconfortantes.
Le plus joyeusement du monde, nous nous mîmes en route et nous arrivâmes à « Capital Village » quelques minutes seulement avant la messe, juste assez tôt pour nous mettre en rapport avec l’organiste de circonstance, un vieux garçon qui d’ailleurs, s’acquitta de sa tâche à la perfection.
Le plain-chant fut réellement enlevé ; les quelques mots de français plus ou moins écorchés, prononcés par le curé irlandais, firent sensation ; les cantiques furent chantés également en français. Tout cela avait eu le don d’émouvoir les cœurs des braves Canadiens de l’endroit qui se répétaient les uns aux autres, la messe finie : « C’était comme au Canada ».
Une douce émotion avait fait battre tous les cœurs, et plus d’un Canadien, durant l’office avait furtivement essuyé une larme d’attendrissement.
Après la messe nous fûmes entourés, par une foule de gens qui s’empressaient de venir nous serrer la main et de nous adresser, force félicitations. La joie, le contentement se lisaient sur toutes les figures.
Durant la messe, j’avais remarqué un petit vieillard maigre, sec, alerte et vigoureux qui maintes et maintes fois avait tourné sa tête blanche vers le chœur de l’orgue, et m’avait semblé beaucoup plus intéressé par le chant qu’attentif au saint sacrifice de la messe.
À la sortie, le vieillard fut un des premiers à nous remercier. Je demandai au père Matte qui il était. « Celui-là, me dit-il, en désignant le petit vieillard, entraîné à cet instant par deux jeunes fillettes qui le tenaient par la main, celui-là c’est le père Millette, le plus vieux Canadien du village. Il est frais et vigoureux encore, malgré ses quatre-vingts ans sonnés. Il doit venir à la maison cet après-midi, et vous aurez l’occasion de faire ample connaissance avec lui et de l’entendre causer. Il vous intéressera, car c’est un causeur sans pareil.
Nous nous rendîmes à la résidence du père Matte, où un savoureux dîner nous attendait.
Au moment où nous nous préparions à nous lever de table, le père Millette fit son entrée et vint nous donner à chacun une affectueuse poignée de main. On passait alors une excellente liqueur douce, fabriquée par la maîtresse de la maison. Une franche gaîté régnait parmi l’assistance.
Eh ! s’écria tout-à-coup Robert Paul, un de nos compagnons de chant, en posant un verre vide sur la table, monsieur Matte, j’ai sur la conscience un secret que je ne puis garder plus longtemps sans danger d’être étouffé.
Ce matin, dans les chars, monsieur Charles Rabouin, qui nous a dit vous connaître, m’a assuré que nous serions bien reçus par vous et votre famille, que votre hospitalité serait toute canadienne, et le festin vraiment royal. Cependant, d’un air qui en disait long, il nous mettait en garde contre la boisson offerte qui serait sûrement douteuse et laisserait beaucoup à désirer, que nous serions sages de n’en point prendre, et patati, patata. Or j’ai guetté du coin de l’œil ce farceur de Rabouin ; j’ai constaté qu’il a vidé son verre avec la plus évidente satisfaction et jusqu’à la dernière goutte. J’en ai conclu que monsieur Rabouin en méprisant votre délicieuse liqueur, a voulu exploiter notre crédulité, nous sevrer d’un nectar sans pareil, pendant que lui-même viderait consciencieusement son verre et jouirait de notre privation. »
« Monsieur Matte, rétorqua Charles Rabouin, en rougissant un peu, monsieur Matte, n’en croyez rien. Mon ami Robert est un excellent garçon en apparence, mais il est prudent de s’en méfier, car à l’heure qu’on s’y attend le moins il est capable de vous faire pendre. »
À cette réplique l’hilarité devint générale. On riait, comme savent rire de bons Canadiens, de tout cœur.
M’étant levé de table un des premiers, j’étais allé m’asseoir un peu à l’écart.
Le père Millette debout avec les autres convives essayait en vain de placer son mot.
En désespoir de cause, voyant une chaise inoccupée près de moi, il vint y prendre place et, sans plus de cérémonie, engagea l’entretien.
Il y a parler et parler, et le père Millette en avait long à dire. À l’entendre, on aurait juré que sa langue avait fait carême durant des années. Vrai moulin à paroles, il passait d’un sujet à un autre avec une facilité étonnante ; et vous dire tout ce qui sortit de ses lèvres est chose impossible. Pour moi, ma tâche était des plus faciles. Me gardant bien d’interrompre l’intarissable vieillard, je me contentais d’approuver de la tête ; puisque cela lui faisait plaisir, j’étais satisfait de l’écouter.
Du verbiage ininterrompu du père Millette, j’ai conservé dans ma mémoire quelques bribes sur les gens de son village au Canada : des fainéants, des paresseux, trop lâches pour travailler et gagner honnêtement leur vie ; des mal appris qui vivaient en empruntant ici et là, chez les habitants.
Sacréyer ! était l’expression favorite du vieillard, elle lui servait à rattacher un sujet à un autre, mais je laisse le père Millette poursuivre.
« Sacreyer ! oui, monsieur, j’avais la plus belle terre de la paroisse, sur laquelle poussaient le blé et l’avoine, à pleine clôture. Malheureusement elle était trop près du village. Aussi, les gens venaient-ils presqu’à la queue-leu-leu à la maison pour emprunter, qui une bêche, qui un râteau, qui une fourche, la voiture, le cheval et même jusqu’à ma femme Mérance, qu’ils venaient chercher à tout bout de champ pour soigner leurs bobos. Comme si les femmes d’habitants n’ont pas assez de leur besogne, de leur famille à élever sans aller soigner les malades du village.
« Les Gourmont surtout, ah ! les saprés Gourmont ! en ont-ils fait faire des voyages à Mérance pour des riens ! Ça ne pouvait pas s’écraser un orteil ou se brûler le bout du petit doigt, sans se bander la tête.
« C’est mon oncle Jean Gourmont qui ne les aime pas tout de suite les gens du village. Il en a été bien puni, le pauvre oncle, puisque ses quatre garçons ont épousé des filles de quêteux ou de village ce qui revient à la même chose, ça voyez-vous, la seule différence, c’est que les quêteux gardent ce qu’on leur donne tandis que les gens du village ne remettent jamais ce qu’on leur prête.
« Les deux plus vieux garçons de mon oncle Jean convolèrent avec les deux filles de Magloire Sansouci, un quêteux qui fit semblant de vouloir vivre sur une terre à ferme, d’où il fut chassé peu de temps après, parce qu’il ne pouvait en payer la rente.
« Les deux plus jeunes se marièrent à deux filles du village, qui avaient passé leur temps à se bercer sur les galeries ou à tricoter de la dentelle.
« Aussi quand mon oncle Jean a vu que ses garçons ne prenaient pas pour femmes des filles d’habitants il les a tous mis à la porte. C’est son gendre qui est resté avec lui à la vieille maison.
« Sacréyer ! Mérance, te souviens-tu quand ma tante Marianne Gourmont fut administrée ? » À cette demande le père Millette promène ses regards autour de la salle pour rencontrer ceux de Mérance, mais Mérance, son épouse, n’était pas là, pour la bonne raison qu’il ne s’était pas fait accompagner par elle. Néanmoins le père Millette n’était pas homme à se troubler pour si peu, et il continua comme si Mérance eût répondu à sa question.
« Sacréyer ! moi, je m’en souviens comme si c’était hier.
« Toute la journée dans l’élargissement de la coulée, dans la direction du sud-est, le vent avait hurlé son hou-hou plaintif dans le trou à Marreau, ce qui annonçait le mauvais temps.
« Le soir on vint nous dire de nous rendre chez mon oncle Jean Gourmont, que ma tante Marianne se mourait, que l’aîné des garçons était allé chercher le curé pour lui administrer les derniers sacrements. Sacréyer ! dans ce temps-là, il fallait aller quérir le curé à deux lieues et demie. Or, c’était le printemps, les chemins étaient défoncés. Par surcroît de malheur, le mauvais temps annoncé dans le cours de la journée venait d’éclater.
« Le garçon arrive au presbytère et frappe à la porte. La servante vient ouvrir et lui demande ce qui peut bien l’amener de si loin par ce temps affreux.
« Vite ! répond le garçon, je viens chercher monsieur le curé pour ma mère qui se meurt. Vite ! vite ! c’est très pressé. »
Le curé était malade lui-même ; cependant il se lève, s’avance vers le garçon et lui demande quelle sorte de véhicule il a par un temps pareil.
— Monsieur le curé, j’ai seulement notre charrette à barreaux ; nous n’avons pas d’autre voiture que celle-là.
— Impossible, mon garçon, de me mettre en chemin par ce temps de chien, dans une semblable carriole. Je suis trop malade pour cela. Va me chercher une voiture convenable et je me rendrai aussitôt chez vous. »
Trempé jusqu’aux os, le garçon arrive seul à la maison et raconte à son père ce qui s’est passé.
Mon oncle blêmit tout en se gardant bien de montrer autrement sa mauvaise humeur. Il envoie immédiatement un autre de ses fils emprunter la calèche de Germain Sylvère, et fouette, la petite jument noire !
« Ça pressait, car ma tante Marianne faiblissait de plus en plus, même qu’on se demandait anxieusement si le garçon aurait le temps de faire ce deuxième voyage.
« Au dehors, la tempête faisait rage. Tout de même ce ne fut pas long.
« La petite jument arrive toute blanche d’écume, s’arrête à la porte où elle piaffe que c’en était beau à voir.
« Monsieur le curé entre et se dirige silencieusement vers la chambre de la malade dans laquelle il voit tout le monde à genoux, adressant au ciel de ferventes prières pour ma tante apparemment à l’agonie.
« Le ministre de Dieu administre les derniers sacrements à la moribonde, au milieu du recueillement général.
« La cérémonie terminée, mon oncle un peu pâle, s’avance vers le curé, et d’une voix que la colère faisait trembler, lui reproche amèrement d’avoir fait faire deux voyages pour l’aller chercher.
« Monsieur le curé, dit-il, je ne regarde pas aux pas de ma petite jument qui est capable de faire encore dix voyages comme ceux-là ; mes gas sont forts et courageux ; mais pensez donc, s’il eut fallu que Marianne fut morte dans l’intervalle de ce temps perdu, quelle responsabilité sur vos épaules, monsieur le curé !
« À ces mots, le prêtre regardant fixement mon oncle Jean Gourmont, lui dit sans s’émouvoir : « Jean Gourmont, j’étais trop malade moi-même pour faire ce voyage en charrette. Pour ce qui est de ta femme Marianne, je savais qu’elle ne mourrait pas. Je t’assure qu’elle ne mourra pas aujourd’hui ni demain, car ta femme en a encore pour longtemps à vivre ; sois donc sans inquiétude et que Dieu te bénisse. »
« Et le curé passe la porte, monte en calèche où l’attendait déjà le garçon de mon oncle qui s’en fut le ramener au presbytère.
« Sacréyer ! c’est pourtant vrai ce qu’avait dit monsieur le curé, car ma tante Marianne reprit du mieux. Peu de temps après elle était complètement rétablie. Plusieurs années s’écoulèrent ; le curé mourut et le lendemain ma tante Marianne partait, elle aussi, pour l’autre monde, d’où elle n’est jamais revenue. Pas vrai : Mérance ? »
Et de nouveau le père Millette fit du regard le tour de la salle pour avoir une réponse d’approbation de Mérance ; mais pas plus que la première fois, Mérance son épouse, n’était là pour l’approuver.
« Sacréyer ! tout de même ça prouve que tout le temps que monsieur le curé a vécu, sa parole s’est accomplie, et ma défunte tante Marianne n’est pas morte. »
L’heure de prendre le train pour retourner en ville approchait. Mes compagnons de voyage s’étaient levés, prêts à partir.
Je quittai à regret ce bon vieux Canadien, car ses récits m’intéressaient vivement. Or, si mon rôle d’auditeur avait été facile à remplir, j’étais satisfait, en ce jour de la Saint Jean-Baptiste d’avoir procuré un grand plaisir au père Millette, en me prêtant de bonne grâce à son entretien. Nous nous séparâmes enchantés, nous promettant bien de venir fêter encore la Saint Jean-Baptiste à Central Village, au milieu de tous ces braves gens, qui vinrent en grand nombre nous reconduire à la gare.
Seulement l’on se disait : L’an prochain, nous ferons mieux encore, car nous aurons un petit Saint Jean avec son agneau.
Surnoms donnés aux enfants
Comme nous nous apprêtions à reprendre notre travail interrompu par l’heure du dîner, l’on vint nous annoncer qu’un accident arrivé quelques minutes auparavant à la bouilloire de la manufacture, devait nécessairement nous forcer à chômer pour un temps indéterminé.
Prenant nos menus effets sous le bras, mon compagnon de travail Jean Étienne Simoneau et moi, nous nous en retournions à nos maisons respectives, tout en devisant sur ce malheureux contretemps et la durée plus moins longue de chômage qui nous était imposé.
Tout-à-coup mon compagnon m’arrête, pour me suggérer l’idée d’aller voir notre ami Jules Blanchard qui était depuis plusieurs jours retenu à la maison par une attaque de rhumatisme inflammatoire, ce qui le faisait beaucoup souffrir. Nous nous disposions à frapper à la porte lorsque nous fûmes arrêtés par le bruit d’une chaude discussion qui paraissait engagée à l’intérieur. En effet, après avoir reçu l’invitation d’entrer nous comprîmes de suite la cause du débat et pourquoi l’ami Jules s’efforçait de calmer l’humeur outrée de son épouse. Elle arrivait de l’hôtel-de-ville en fort mauvaise humeur, maugréant contre tous les employés du bureau des écoles, et des démarches infructueuses qu’ils lui avaient occasionnées.
Depuis quinze jours en effet, elle cherchait vainement à obtenir pour l’un de ses garçons le certificat de travail exigé par la loi. À chaque visite faite au bureau des commissaires, surgissaient de nouvelles difficultés.
La femme de Jules était cependant la douceur et la bonté même. Mais ce jour-là n’écoutant nullement les paroles de conciliation que lui exprimait son époux, elle se tourna vers nous et nous débita sans perdre haleine le discours suivant : « Vous me trouvez dans un moment de mauvaise humeur, je l’avoue, mais n’y a-t-il pas de quoi impatienter tous les saints du paradis : Voilà quatre voyages que je fais au « City Hall » (Hôtel-de-Ville), pour procurer la carte d’école au plus vieux de nos garçons gros et grand comme vous savez » (en effet les garçons de l’ami Jules étaient des Hercules en herbe. Quoique âgés respectivement de quatorze et quinze ans, ils dépassaient de beaucoup la taille ordinaire des enfants de leur âge.)
« Leur père étant malade, ils pourraient travailler pour subvenir aux dépenses de la maison, ils ne veulent plus aller à l’école, ils ne veulent rien apprendre. Ils sont en un mot dégoûtés de l’étude. Les autres enfants de leur classe sont sans cesse à les taquiner, les nôtres sont donc en quelque sorte obligés d’endurer toutes ces contrariétés, vu qu’ils ne veulent se venger sur aucun enfant plus faible. »
Puis s’adoucissant un peu elle continue :
« Comme je vous le disais, voilà quatre voyages que je fais à l’Hôtel-de-ville, au bureau des commissaires d’école. Ces gens-là sont sans pitié et abusent de notre bonne volonté. Et savez-vous la raison de tous ces dérangements qu’ils nous font subir ? une simple erreur de nom, voilà tout ! Vous savez que dans la plupart de nos familles Canadiennes on a l’habitude de donner des « petits noms » aux enfants. Le plus vieux de nos garçons reçut au baptême le nom d’Adélard ; tout petit on l’appelait, Tilar ; et le nom de Tilar lui est resté. En arrivant ici il dut aller à l’école américaine comme vous savez. La maîtresse, une Irlandaise ne pouvant ou ne voulant pas écrire ces noms de Tilar ou Adélard, l’enregistra dans ses cahiers sous le nom de Lawrence. La première fois que j’allai à l’Hôtel-de-ville demander un permis de travail pour mon garçon, je le fis connaître sous le nom de Tilar. Puis il fallut une recommandation de la maîtresse qui le connaissait sous le nom de Lawrence.
« L’employé au bureau, à la vue de ces deux noms manifesta sa surprise, alors il fallut faire venir le baptistère de l’enfant. La troisième visite fut un voyage blanc, le bureau des écoles étant fermé. Aujourd’hui pour la quatrième fois j’arrive à l’Hôtel-de-ville, au bureau des commissaires d’école avec le baptistère qui contient cette fois le vrai nom du garçon, Adélard. Adélard ! Tilar ! Lawrence ! les commissaires sont plus que jamais interloqués devant tous ces noms, et ne veulent rien entendre. Il me faudra encore retrouver d’autres preuves de l’identité de mon garçon avant d’obtenir le permis en question. Ces gens-là ne sont pas raisonnables, et devraient comprendre mieux les choses. »
Tout en discourant, le calme était venu remplacer la mauvaise humeur de l’épouse, puis après une pause elle continua : « Ce n’est pas tout, il y a aussi l’autre garçon qui me cause quelques appréhensions pour des raisons semblables.
« Tout jeune encore, à l’âge de deux ans et demi, il avait eu le malheur de tomber dans le puits. Son père accouru pour le sauver du danger de se noyer, le rapporta tout transis à la maison et me le donna en disant : Tiens ! ton matelot a failli se noyer : prends-en soin ! Matelot ! ce nom lui est resté et personne ne suppose qu’il eut jamais un autre nom. Lorsqu’il fut en âge d’aller à l’école, la même maîtresse refusa de l’inscrire sous le nom de Matelot, et l’enregistra sous le nom de Mike. Matelot ! Mike ! ne se ressemblent pas beaucoup, et j’aurai certainement des difficultés analogues au premier, car son nom véritable est Alfred. »
Quand nous quittâmes notre ami Jules, son épouse était tout-à-fait revenue de son emportement, et tout en retournant chez nous, nous devisions encore, mais cette fois sur l’inconvénient qu’il peut y avoir de donner des surnoms aux enfants, et surtout sur la malheureuse manie qu’ont un grand nombre de nos compatriotes de changer ou de laisser changer leurs noms.
Un parrain de malheur
C’était dans les grandes chaleurs de l’été. J’avais justement deux semaines de congé devant moi, et je résolus d’en profiter pour aller passer quelques jours à Manchester, auprès d’un ancien ami d’enfance que je n’avais pas revu depuis bien des années. Ce fut une joie bien douce pour nous deux, de nous retrouver ensemble après une longue séparation.
Mon ami était heureux de me faire connaître sa femme, ses enfants, qu’il me nomma les uns après les autres avec une orgueilleuse satisfaction.
En revoyant cet ami, toutefois, je ne fus pas longtemps sans remarquer un grand changement qui s’était opéré en sa personne. Lui, que j’avais connu si gai, qui aimait tant à rire, était tout autre à présent. J’attribuai cela à ses nombreuses occupations, aux soucis de pourvoir aux soins de sa famille, car comme je l’ai dit, il était père de plusieurs enfants, tous encore trop jeunes pour pouvoir lui venir en aide.
Il avait bien, par-ci, par-là, quelques exclamations joyeuses et des velléités de rire, mais c’était pour retomber l’instant d’après dans un mutisme déconcertant.
À la fin, je crus pouvoir en badinant, lui faire une petite remarque, et lui dire qu’il avait beaucoup perdu de sa gaieté d’autrefois. Je croyais que notre longue amitié, de vieille date, m’autorisait jusqu’à un certain point à lui demander avec beaucoup d’égards les raisons qui avaient pu amener ce changement.
Je n’aurais pas aimé voir mon vieil ami dans le malheur.
— Je n’ai rien, commença-t-il par me dire, si ce n’est que le travail journalier et assidu me rend las et fatigué. Le milieu où je travaille, aussi, a une certaine influence sur moi. Et, ajouta-t-il, le souci de l’avenir de mes enfants doit y être pour beaucoup, car je pense toujours revoir, un jour ou l’autre, la terre du Canada.
Et à propos de soucis de famille, reprit-il, après une pause que je ne voulais pas interrompre, j’ai à te conter une petite histoire qui pourra peut-être t’intéresser.
Mon ami commença alors le récit suivant, dont je puis vous garantir l’authenticité, puisqu’il me fut donné de vérifier par moi-même les faits en dernier lieu. Mais laissons parler mon ami.
Depuis que j’ai quitté le Canada, dit-il, pour venir aux États-Unis, je suis toujours demeuré à Manchester. À l’époque du fait dont je veux t’entretenir, j’avais pour voisin de porte un Acadien, père de famille, qui avait nom Jean C. Dans les environs on l’appelait tout simplement le père Jean.
C’était un homme qui dépassait la soixantaine ; Bon vieux, grand et robuste pour son âge. Presque chaque soir, nous faisions la veillée ensemble, le père Jean était d’une jovialité remarquable ; d’ordinaire, il aimait à rire. Souvent cependant j’avais remarqué sur sa figure une nuance de tristesse, un malaise passager, et cela surtout lorsqu’on venait à parler des petits enfants.
Les beaux jours du printemps étaient revenus remplacer les jours sombres et froids de l’hiver.
Les rivières et les lacs étaient de nouveau débarrassés de leurs épaisses couches de glace. Les bourgeons partout verdissaient aux arbres. Dans ma maison aussi, on goûtait la joie du renouveau. Quoique déjà le père de six enfants, un septième n’était pas de trop. C’était un garçon.
Le soir de cet heureux jour arrivé je n’eus rien de plus pressé que d’aller demander au père Jean de bien vouloir servir de parrain à l’enfant. Quoique parmi nous ce soit un honneur d’être demandé pour être parrain, le père Jean refusa, à ma grande surprise.
J’insistai tellement, toutefois, qu’à la fin, il ne put refuser plus longtemps, mais il me dit :
« J’accepte… mais ton enfant ne vivra pas au-delà de deux ans… car je suis un parrain de malheur. Tous mes filleuls sont morts. Je t’avertis donc ; pas de reproches de toi, plus tard. »
Tu sais, ajouta mon ami, que je suis incrédule à l’extrême sur cette question que l’on nomme superstition de nos vieux. Ce n’est pas cela qui me préoccupe le plus. Pourtant c’est singulier tout de même, je ne puis croire qu’il n’y ait quelque chose de mystérieux dans tout ce qui m’est arrivé.
Mon enfant est mort à treize mois. La mort d’un enfant, cela arrive communément dans les familles nombreuses. Pour d’autres cela aurait été un fait très ordinaire, pour moi ce fut un coup de foudre, vu que c’est le seul enfant que j’ai perdu, je ne puis m’empêcher d’y penser souvent. Dans le temps, je n’ai pas porté grande attention aux paroles quasi prophétiques du père Jean, mais depuis que la mort est venue poser son aile sur cet enfant que je chérissais entre tous, je ne puis m’empêcher d’y revenir.
À mesure que mon ami avançait dans son récit, l’air chagrin, la tristesse remarquée sur sa figure s’accentuaient davantage. Les traits de son visage portaient l’empreinte de la vraie douleur, et disaient amplement combien la perte de cet enfant l’avait affecté.
Moi-même, en l’écoutant, je ne pouvais m’empêcher d’éprouver cette sorte d’oppression que l’on ressent, quand un malheur passe près de nous.
— Eh ! lui dis-je, ne t’es-tu jamais informé auprès du père Jean de ce qui le faisait parler ainsi ? Il devait y avoir une cause, puisqu’il avait une raison de refuser d’être parrain.
— Non, me répondit-il. Je n’avais pas porté attention à ces paroles dans le temps, et à l’époque de la mort de mon enfant, le père Jean, qui avait éprouvé différents malheurs avait quitté Manchester depuis longtemps. Il était parti sans nous dire où il allait.
— C’est bien dommage, car je sentais qu’il y avait là-dessous quelque tradition, comme seuls nos vieux parents savaient nous en raconter, et j’aurais bien aimé rencontrer celui-là.
Le lendemain, qui était un dimanche, levé de très bonne heure, je me promenais seul dans la rue, tout en exhalant dans l’air les bouffées d’une cigarette que j’avais allumée. Le temps était lourd et chaud. De gros nuages apparaissaient de temps à autre, et semblaient raréfier l’air que j’aurais tant aimé respirer. Depuis peu on avait construit une ligne de tramways qui reliait Manchester à S…, petite ville voisine, distance de dix milles tout au plus.
Voilà bien le temps d’aller voir le village de S… me dis-je, et tout de suite je pensai à mon ami. Je rentrai à la maison, et j’eus bientôt fait de lui proposer le voyage, qu’il accepta avec empressement.
Après un déjeuner pris à la hâte, et l’audition d’une basse-messe, nous étions prêts à partir.
Je ne m’arrêterai pas à décrire le paysage que nous traversâmes. Le trajet se fit gaiement, soupçonnant bien peu la grande surprise qui nous attendait à S… En effet, en descendant du tramway, le premier homme qui se présenta à nous fut Jean C…, l’ancien voisin de mon ami, à Manchester, le parrain de malheur enfin, celui que nous aurions tant aimé rencontrer.
Les premiers moments de surprise passés, et les formalités de politesse accomplies, le père Jean nous invita à nous rendre chez lui, en sa demeure à quelques pas de là seulement. Il va sans dire que nous acceptâmes l’invitation avec empressement. Pour moi, je me promettais bien d’avoir le mot de l’énigme, sur les étranges paroles du père Jean, racontées par mon vieil ami.
La réception à la maison fut des plus chaleureuses. On s’empressa autour de mon ami, qui dut répondre à une multitude de questions amicales sur sa santé celle de sa femme et de ses petits enfants. Quelques années s’étaient écoulées depuis leur séparation.
Au bout d’un moment, la mère dit : « Combien avez-vous d’enfants ? Quel âge aurait notre filleul ? »
Je me réjouissais déjà, car c’était justement là le sujet tant désiré que l’on abordait. À l’écart, observant ce qui se passait, je crus à cette demande voir une ombre passer sur la figure du vieux père Jean.
Mon ami répondit : La famille est bien mais elle a diminué d’un, car le petit, votre filleul, est mort depuis bientôt trois ans.
— Je m’en doutais, ou plutôt j’en étais sûr, dit le père Jean. C’était écrit et cela devait arriver ainsi, achève-t-il d’un air tout à fait convaincu.
Alors, croyant le moment arrivé, je m’avançai vers le groupe, et faisant l’étonné, je m’adressai au père Jean :
— Alors, père, lui dis-je, qui peut vous faire parler ainsi ?
— C’est vrai, me répondit-il, vous ne savez pas que je porte malheur aux enfants quand je suis leur parrain.
— Eh, lui dis-je encore, mon ami n’est pas le seul qui ait éprouvé ce malheur, on voit cela tous les jours.
— Le parrain est pour quelque chose là-dedans, me répondit-il encore d’un air contrarié. Ma mère, continua-t-il, en me mettant au courant de ce qui était arrivé à mon parrain, m’avait pourtant bien averti de ne jamais accepter d’être parrain pour aucune considération, car, avait-elle ajouté, tous tes filleuls mourront avant d’avoir atteint l’âge de deux ans.
J’étais jeune alors, je ne pouvais saisir toute la justesse de cette recommandation. Ce n’est qu’en vieillissant que j’ai fini par constater que ma mère avait dit vrai.
Puis s’adressant à mon ami : « Je vous avais dit de ne pas me choisir pour parrain. Vous m’avez forcé, j’ai été faible, j’ai accepté et votre enfant est mort. »
En parlant ainsi, le pauvre vieux souffrait, car les larmes qu’il voulait retenir roulaient sur ses joues ridées, et nous disaient assez combien le père Jean était malheureux en pensant à tout cela.
— Étrange ! étrange ! tout de même murmura-t-il. Cinq fois j’ai été parrain, et cinq petites victimes innocentes dorment aujourd’hui dans le cimetière. Étrange ! ces cinq petites victimes sont mortes avant d’avoir atteint leur deuxième année.
— Allons, allons, lui dit mon ami, il ne faut pas vous chagriner à ce point. Vous n’êtes pour rien dans tout cela. C’est Dieu qui dirige tout, et c’est lui qui l’a voulu ainsi.
— Mais, Monsieur, hasardais-je de nouveau, quelle raison avait votre mère de vous parler ainsi, et pourquoi vos filleuls devaient-ils mourir avant deux ans, plutôt qu’après ?
— Jeune homme, me répondit-il, en me montrant des signes évidents d’impatience, jeune homme, c’est parce que mon parrain, dans un acte de désespoir, trancha le fil de ses jours, par la mort la plus violente et la plus honteuse, la pendaison, et parce que moi, alors je n’avais pas deux ans.
Il y avait tant de conviction dans ses paroles, et tant de chagrin pour la mort de son dernier filleul, que mon ami et moi ne savions que penser.
N’importe, je savais ce que je voulais savoir et après m’être entretenu encore quelques instants avec cet intéressant vieillard, je fis comprendre à mon ami que je voulais m’en retourner.
Après avoir pris congé du père Jean et de sa famille, nous prîmes le tramway pour revenir à Manchester. J’étais satisfait, ma journée n’était pas perdue.
Une fête de Noël d’un vieux soldat
Il y a de cela vingt ans : Je m’étais rendu à un petit village blotti au fond des montagnes, entre les États du Vermont et du New-Hampshire. Le temps était très beau, et l’aspect de ce petit hameau, en ce jour ensoleillé, vraiment ravissant. De chaque côté, les blanches maisonnettes semblaient s’appuyer sur les montagnes aux cimes altières recouvertes de pins et de sapins verts projetant leur ombrage mystérieux sur la rivière Connecticut qui, elle, serpentant, promenait paisiblement ses ondes claires tout près des rurales habitations, comme si elle eût voulu les caresser.
Dans l’étroit vallon, site pittoresque et enchanteur, vivaient plusieurs familles canadiennes-françaises, entre autres celle d’un de mes frères. Or, voici la raison de ma présence dans ce village :
Mon frère nous ayant écrit qu’il avait décidé de se rendre, avec sa famille, au Manitoba, sur une terre nouvelle, rejoindre des parents de sa femme, je résolus de faire une visite d’adieu à ce frère qui s’en allait bien loin, pour ne plus jamais nous revenir peut-être. J’arrivai chez lui le 23e jour de Décembre, avec l’intention de passer une huitaine de jours au milieu de sa famille. Durant mon court séjour en cet endroit charmant, il me fut donné d’assister à plusieurs événements imprévus.
Le lendemain de mon arrivée, veille de Noël, je fus témoin d’une petite scène des plus attendrissantes, résultat d’une vieille coutume que, à chaque veille de Noël, les gens du village avaient bien garde d’oublier.
La veille de la Fête, donc, vers les cinq heures de l’après-midi, les généreux et charitables villageois décoraient des couleurs nationales leur plus belle voiture et s’en allaient quérir un pauvre désigné d’avance dans le village. À la voiture s’attelaient bravement des jeunes gens assistés de jeunes filles toutes enrubannées. Cet attelage d’un nouveau genre allait de maison en maison, de porte en porte, demandant contribution ou Christmas pour le pauvre infortuné.
Les exclamations joyeuses des jeunes gens, les rires argentins des jeunes filles, l’empressement des gens à goûter le bonheur d’un pauvre à soulager, tout cela ne manquait jamais d’impressionner et d’exciter d’attendrissantes émotions.
Ce jour-là, le temps était ravissant, et la terre, couverte d’une légère couche de neige semblable à un riche tapis de soie blanche ; une fraîche brise caressait de ses baisers les figures épanouies comme des roses.
À l’ouest, le ciel se dorait des rayons du soleil couchant ; la nature entière souriait en quelque sorte à l’allégresse générale dans cette rivalité d’efforts d’un chacun pour rendre heureux, en l’honneur du grand jour de Noël, un des leurs, moins favorisé sous le rapport de la fortune.
Le sort avait désigné, cette année-là, un vieux Canadien du nom de Guillaume Laporte, (William Leeport) comme on disait en anglais. Ce vieux Canadien voisin de mon frère, était un ancien soldat de la guerre de Sécession.
Si le joyeux cortège avait été bien reçu et exaucé partout, néanmoins la procession avait mis relativement peu de temps à faire sa tournée, vu que les maisons à visiter étaient peu nombreuses ; mais sur son passage, un grand nombre de personnes étaient venues grossir ses rangs ; et le vieux Canadien fut escorté triomphalement jusqu’à sa maison.
Après souper, mon frère et moi fîmes une visite au Canadien. Nous le trouvâmes dans un état voisin du bonheur parfait.
Il nous raconta les délicieuses sensations éprouvées durant sa tournée triomphale, son bonheur de se savoir si considéré par tous ces gens, dont un grand nombre d’américains étrangers à sa race. Puis, il nous fit part d’une idée qui l’avait passablement obsédé durant la journée.
La veille, la nouvelle s’était répandue dans la localité qu’un missionnaire canadien-français était rendu dans le village voisin, pour célébrer la messe de Noël, au milieu des catholiques de l’endroit, aussi bien que pour tous ceux qui, des petites places environnantes, pourraient et voudraient s’y rendre.
À cette nouvelle, tout un monde de souvenirs s’était réveillé dans l’esprit du vieux Canadien. La nostalgie du pays quitté depuis quarante-cinq ans, le souvenir de parents aimés, d’amis sincères ; les bords enchanteurs du fleuve St-Laurent où il avait passé sa jeunesse ; le son de l’angelus du clocher de sa paroisse natale ; tout cela lui était revenu à la mémoire.
« Ah ! s’écria-t-il, c’est bien beau, bien consolant, sans doute, l’estime et la considération dont j’ai été l’objet, cet après-midi, mais, voyez-vous, pour compléter mon bonheur, il faudrait absolument qu’un Canadien charitable se chargeât de me conduire à cette messe de Noël, la première et peut-être aussi la dernière, hélas ! qu’il me sera donné d’entendre depuis mon départ du Canada. »
Répondant aussitôt à ce désir exprimé avec tant d’ardeur, nous recommandâmes au vieillard de se tenir prêt, le lendemain, de grand matin, que nous ferions tout en notre pouvoir pour exaucer ses vœux ardents.
Un bonheur immense inonda le cœur de ce vieux brave, à la pensée, à la promesse que nous nous occuperions de le mener au village voisin, afin qu’il pût, encore une fois, éprouver les douces et pures émotions ressenties dans son jeune âge.
Le lendemain, à cinq heures du matin nous arrivions chez le vieux Canadien qui nous attendait en savourant le plaisir d’un renouveau qui devait lui rappeler la Noël du Canada.
— Nous nous mîmes aussitôt en route, ignorant à quelle heure devait avoir lieu la cérémonie. N’ayant que six milles à parcourir, nous fîmes le trajet en très peu de temps. Le Canadien tout à sa joie, à son bonheur avait gardé un religieux silence.
Arrivés au village, nous apprîmes que la messe serait dite à 7 heures, à la résidence d’un riche Canadien de la localité, dont la demeure devait, en cette occasion servir de chapelle où descendrait, à la parole du prêtre, l’Enfant Dieu.
Nous nous hâtâmes de nous rendre à l’endroit désigné, où nous trouvâmes un grand nombre de personnes assiégeant le confessionnal improvisé pour la circonstance ; tous se préparaient à recevoir dans leur cœur le Dieu Noël ineffable et tout puissant.
Un autel temporaire avait été dressé dans la grande salle. Les confessions finies, la messe commença.
Tous les visages rayonnaient de bonheur, car chacun appréciait comme il convient, la grande grâce accordée en ce jour de joie, grâce dont la plupart avaient été privés depuis plusieurs années.
Durant la messe les vieux cantiques de Noël furent chantés. En entendant ces simples et si belles mélodies, les assistants se rappelant leur pays, leur village, ne purent retenir leurs larmes, larmes de joie et de douce tristesse à la fois. Tous pleuraient. — Oh ! qu’elle est tendre et bonne notre belle religion catholique ! Dans le cœur humain, rien ne saurait jamais la remplacer.
Au retour, le père Laporte, tout entier à son bonheur, resta d’abord silencieux ; mais bientôt il devint plus expansif.
Le temps était resté au beau : le soleil projetait à profusion ses rayons réchauffants à travers les rangées des petits pins verts que nous avions traversés, et qui nous abritaient contre l’air un peu vif du matin ; de rares oiseaux, comme pour suppléer à leur petit nombre, multipliaient leur chant en ces lieux qui semblaient, en ce jour d’allégresse générale, revêtir un cachet de joie intérieure et d’agréable solitude.
Tranquillement, au petit pas nous avancions, admirant le paysage, tout en prêtant l’oreille aux propos du Canadien dont voici l’histoire.
Parti du Canada, à l’âge de vingt et un ans, il avait toujours travaillé chez des fermiers américains. Lorsqu’éclata la guerre de Sécession, il avait trente-huit ans. Un Américain l’engage pour aller à la guerre remplacer son garçon, avec promesse qu’à son retour, il lui donnera une jolie somme d’argent. Laporte assiste à un grand nombre de batailles. Blessé à Charleston, il doit prendre un repos de quatre mois, après lesquels il est enrôlé dans un régiment composé presque exclusivement de Canadiens-Français.
Ce régiment lancé au plus fort de la mêlée, s’illustra par sa bravoure et sa bonne conduite.
À la conclusion de la paix entre le Nord et le Sud le régiment ayant été licencié, Guillaume Laporte revient dans le Vermont, chez le vieil américain, afin de toucher la somme promise. Mais le vieillard était mort, et monsieur son fils ne veut remplir qu’à moitié la promesse donnée par le père.
Dépité, notre Canadien quitte cet endroit et viens demeurer dans le village où il a vécu depuis, dans la maisonnette achetée avec les économies faites sur le produit de son travail et la faible pension octroyée par le gouvernement.
La blessure que le vaillant soldat avait reçue à un bras, durant la guerre, lui avait fait perdre une partie de sa vigueur ; peu d’années après, ce membre était devenu inerte.
En laissant la voiture pour entrer en sa demeure, le vieux Canadien se confondit en remercîments, ne cessant de nous serrer les mains. Trois jours après, un événement imprévu retardait le départ de mon frère pour le Manitoba.
Le deuxième de ses enfants tombait dangereusement malade.
Le médecin n’osant se prononcer d’une manière catégorique sur le résultat final de cette maladie, le jour du départ fut remis à une date indéfinie.
Je restai quelques jours encore avec mon frère. Le petit malade semblant prendre du mieux, le jour de l’an au matin, je résolus d’aller rejoindre ma famille, quitte à revenir plus tard assister au départ de mon frère.
Dès le matin, j’allais, en conséquence, donner une poignée de main au vieux Canadien, et lui souhaiter la bonne année.
L’accueil fut des plus chaleureux.
Depuis la messe de Noël, la pensée du Canadien s’envolait constamment vers le pays des ancêtres. Toutes les grandes beautés du sol natal se représentaient avec force à son esprit, et les yeux du bon vieillard se noyaient de larmes abondantes d’ennui. Ce fut cependant en pleurant de joie qu’il me serra les mains en me disant que cette nouvelle attention de ma part, de venir le voir, le jour de l’an au matin, avant mon départ, lui était extrêmement sensible. Je l’encourageai de mon mieux et le quittai en lui disant que bientôt je reviendrais le voir, afin d’avoir encore une fois le bonheur de converser avec un vieux brave qui avait si bien servi son pays d’adoption, sans oublier son pays natal.
Le 18 Février, une lettre de mon frère m’annonçait que mon neveu était complètement rétabli, et que le fameux départ avait été fixé au 25 du même mois.
J’arrivai chez mon frère, le 21, et le lendemain, dans le cours de la journée, j’allais voir si le père Laporte était encore hanté de l’idée du Canada.
La joie du vieillard fut grande lorsqu’il me vit entrer. Je m’entretins longuement avec lui de choses et d’autres. Il me fit part de sa décision d’employer, à pousser une pointe au pays, le prochain retrait de sa pension du gouvernement.
Durant cet entretien, j’avais à diverses reprises, remarqué dans la bouche du vieux Canadien des propos qui touchaient aux traditions des Américains.
Lorsque je me levai pour partir, le père Laporte ajouta : « Le soleil a été bien beau aujourd’hui pour un 22 Février, jour anniversaire de la naissance de Washington ; on peut se préparer à quarante jours de mauvais temps.[1]
— Comment cela ? fis-je, quelque peu surpris.
— Je serais bien en peine de vous le dire, répondit-il, mais j’ai très souvent entendu répéter ce dicton par les américains ; peut-être fait-il allusion aux quarante jours d’incertitude dans laquelle s’était trouvé le général Washington, avant le grand et final triomphe de la cause de l’indépendance américaine.
Quoi qu’il en soit, je constatai, que si le vieux Canadien était consu des traditions des américains, il n’avait pas non plus oublié les traditions du Canada et qu’il avait suffi d’une simple occasion pour les rendre vivaces comme aux premiers jours.
Mon frère partit avec sa famille pour le Manitoba, à la date spécifiée, et je quittai avec tristesse ce coin de terre, en songeant au départ d’un frère qui s’en allait bien loin, là-bas, et que, très probablement, je ne reverrais plus en ce monde.
De temps à autre aussi ma pensée revenait au vieux Canadien avec qui j’avais passé quelques heures agréablement employées. Le vieux brave a-t-il jamais mis à exécution son projet d’aller au Canada ? Je ne sais ; mais à chaque retour de la Noël, je songe tout particulièrement et avec une douce émotion à la Noël d’antan que je passai si délicieusement en compagnie du père Laporte, le vieux brave Canadien du petit village blotti au fond des montagnes, entre les États du Vermont et du New-Hampshire.
Un conte canadien
Voici un conte qu’un vieux Canadien rempli de verve et de gaieté, aimait à faire entendre.
Peut-être est-ce une invention de son cru, c’est pourquoi je le donne sans rien omettre tel que je l’ai entendu conter.
« Il y avait un an à la fête des Rois, que Jean Pierre Lesage s’était marié avec Marie Anna Laurienne Blondinette Montplaisir.
« Rien de mieux approprié que les noms de cette bonne et tendre épouse.
« Marie Anna Laurienne lui avaient été donnés au baptême ; peu après on avait ajouté Blondinette parce qu’elle était blonde et le nom de famille Montplaisir lui convenait à merveille, puisqu’elle était d’une gaieté sans pareille, toujours souriante comme une jeune fille de quinze ans.
« L’automne précédent, Jean Pierre avait exploré les bois jusque vers les Laurentides du Nord, dans le but de se choisir un emplacement pour y établir sa demeure.
Il y a longtemps de cela. Les bois alors étaient très vastes et l’on pouvait se procurer une terre en bois debout pour bien peu de chose.
En s’en revenant de ce premier voyage d’exploitation, Jean Pierre s’était tracé un chemin à travers les bois, de sorte que l’automne suivant, dès que les premières neiges parurent, il put aisément retourner sur sa terre, emmenant cette fois en traîneau toute une charge de provisions pour y passer l’hiver, car il se proposait bien d’y rester jusqu’au printemps suivant. Cette longue et triste saison fut employée à bâtir un camp en bois rond, afin d’y recevoir au printemps, son épouse Marie Anna Laurienne Blondinette.
Durant les jours de mauvais temps, Jean Pierre s’était employé à confectionner une table, des chaises qu’il avait empaillées avec de la clisse. Autour du camp il avait fait de l’abatis, défriché un grand terrain, pour faire brûler au printemps, afin de pouvoir y semer des pois, de l’orge, du sarrasin, des patates, etc., etc., le tout à travers les souches.
« Enfin, il s’occupa si habilement d’agrémenter sa nouvelle demeure que, lorsque Marie Anna Laurienne Blondinette vint l’habiter, elle se trouva si bien logée que sa gaieté habituelle n’en souffrit aucunement, et que son attachement tout d’admiration pour Jean Pierre ne fit que croître de jour en jour. C’est là qu’ils vécurent en paix pendant des années.
« Jean Pierre fit encore quelques rares visites au village pour se procurer des animaux : une vache, des moutons, des poules, etc., et puis ce fut tout, il cessa tout commerce avec le reste de l’humanité, pour vivre de l’intimité de la famille. Le ciel bénit leur union par la naissance de sept gros garçons, forts et vigoureux qui pendant bien des années ne connurent de ce bas monde que les forêts des Laurentides.
« Dans les longues soirées d’hiver le père et la mère aimaient à entretenir leurs enfants de leur pays natal, des parents restés là-bas au petit village, enfin de tout ce qui touchait à la famille de près ou de loin.
« Après bien des années de cette vie pastorale, l’implacable faucheuse vint visiter ce petit paradis terrestre, pour exécuter sa sinistre besogne. Jean Pierre fut la première victime : sa disparition causa un tel contrecoup dans le cœur de son aimable épouse, que quelques mois après elle le suivait au tombeau.
« Mais avant de mourir, elle eut soin de recommander à ses enfants d’aller l’enterrer dans le cimetière de son village natal et leur donna pour cela toutes les indications nécessaires, concernant le chemin qu’ils auraient à parcourir.
« La mère morte, fut déposée dans un cercueil pour être transportée au lieu indiqué tel que demandé par la défunte. Tout en travaillant à cette pénible besogne, le cœur rempli de tristesse, les garçons faisaient entre eux les réflexions suivantes : « Pauvre mère ! elle qui était si gaie, elle ne nous divertira plus avec ses histoires amusantes, et ses jolies chansons pleines d’entrain, ces petits refrains si joyeux, si gais. Que nous sommes donc malheureux et à plaindre ! »
« Le cercueil terminé, la défunte y fut déposée, et le couvercle fut cloué après qu’un dernier regard eut été jeté sur celle qui disparaissait pour toujours.
« Voilà donc les garçons partis à travers les bois, se remplaçant à tour de rôle, emportant sur leurs épaules le précieux dépôt. C’était au commencement de l’hiver. La veille il était tombé de la neige en abondance, la pluie avait suivi, pour être bientôt remplacée par un froid sibérien ; le chemin était donc verglacé, glissant, difficile.
« Tant bien que mal les garçons escaladent une montagne et se demandent une fois au sommet comment ils vont descendre le versant opposé ; après bien des délibérations, il fut conclu, que le cercueil déposé par terre, serait abandonné à son propre poids. « Cette côte est très dangereuse dit l’ainé ; la tombe de notre mère est solide, pourquoi ne pas s’asseoir dessus et descendre nous-mêmes sur le cercueil comme en traîneau ? »
« Tous sont du même avis. Sur cette pente rapide, les voilà entraînés comme par un tourbillon. Le cercueil solide, ne subit aucun dommage, et les garçons se tirèrent indemnes de cette descente vertigineuse.
« Au bas de la montagne, l’un d’eux s’écria : « Pour une glissade, çà c’est une belle glissade : Qu’en dites vous, vous autres mes frères ? »
« Un autre ajouta : « Remontons en prendre encore une seconde ; c’est si plaisant ! — Non, dit le plus âgé, car il se fait tard, et nous avons encore bien du chemin à faire. » Mais le plus jeune se hâta d’ajouter : « C’est égal ! on pourra dire que nous avons eu du plaisir avec notre vieille mère, même après sa mort. Elle n’en sera nullement offensée, j’en suis sûr, elle qui était si gaie du temps qu’elle vivait. » Et les sept frères continuèrent leur chemin à travers les bois pour se rendre au village, exécuter le dernier vœu de leur bonne mère, avant de mourir.
Les sept garçons revenus à leur domicile d’où le père et la mère étaient disparus, ne goûtaient plus les jours heureux d’autrefois.
Dix mois plus tard, ils résolurent d’entreprendre un second voyage. Ils voulaient revoir ce village qui les avait tant émerveillés l’année précédente. Ils partirent donc à la file indienne suivant le même sentier parcouru l’année précédente.
Tout à coup ils débouchèrent d’un bois, tout près d’un immense champ de lin tout fleuri et tout bleu.
L’aîné s’arrêtant, s’adresse à ses frères et leur dit : « Mes frères je crois que nous sommes égarés. Qu’allons-nous faire ? »
« Vous rappelez-vous que notre père nous avait souvent raconté qu’il avait traversé la mer Bleue dans un grand bâtiment à voiles. Je crois que nous sommes arrivés à la mer Bleue, mais nous n’avons pas de bâtiment à voile pour la traverser. — Qu’à cela ne tienne, ajouta le plus jeune, nous sommes capables de traverser à la nage. » C’est cela, crièrent tous les frères en chœur, traversons à la nage ? Ils se déshabillèrent donc, attachèrent leurs habits et leurs provisions sur le dos et se jetèrent courageusement à la nage dans le champ bleu de lin fleuri.
Ils se démenaient des pieds et des mains, tiraient des touffes de lin pour s’aider à avancer, et de temps à autre celui qui arrivait près d’une raie profonde s’écriait : « Attention vous autres ! voilà une vague qui s’avance par ici ! » Et c’est ainsi qu’à force de se débattre et de traîner sur le ventre, ils arrivèrent plus morts que vifs de l’autre côté de la pièce de lin, tout près d’un vieux puits abandonné.
Après avoir abattu la sueur qui coulait sur son front, et s’être reposé un instant : le plus âgé des garçons dit : « À présent il faut se compter afin de s’assurer qu’aucun de nous ne s’est noyé dans le sillage que nous avons fait en traversant » Il fait mettre ses frères en ligne et commence à compter en se désignant le premier : moi c’est moi, et le doigt pointant ses frères ; — un, deux, trois, quatre, cinq, six. Tiens ! il en manque un ; recommençons. Une deuxième fois il compte comme avant : moi c’est moi, — un, deux, trois, quatre, cinq, six.
« Eh bien ! mes frères il en manque un, il faut trouver quelques moyens pour aller le secourir, » mais le plus jeune des garçons qui était penché au-dessus du vieux puits abandonné, apercevant tout-à-coup son visage se refléter dans l’eau au fond s’écria : « Mes frères ! il est ici je le vois qui se noie ! vite à son secours. »Le plus vieux se suspend par les mains au rebord du puits et les autres, faisant échelle s’accrochent à la suite les uns des autres, jusqu’à ce que le dernier vienne presque à toucher le fond du puits tout près de l’eau : Mais une telle grappe devenait bientôt lourde à porter pour le premier en haut du puits,
Il s’écria : « dépêchez-vous je suis fatigué. Tâche de tenir bon encore un instant lui dirent ses frères, et si tu es trop fatigué, dit le plus jeune, eh bien ! crache-toi dans les mains. » Ce fut le signal de la dégringolade. En lâchant prise pour se cracher dans les mains le malheureux fut cause que les frères s’abattirent comme une masse au fond du puits où ils périrent tous ensemble ne pouvant en sortir. Ce n’est qu’au printemps suivant que le propriétaire du puits venant à passer près de là s’aperçut du grand malheur qui était arrivé aux sept garçons de Jean Pierre Lesage, et de Marie Anna Laurienne Blondinette Montplaisir.
Le père Thomas
Quiconque a connu le père Thomas Lapierre Stone Laroche, et entendu ses récits, ne saurait en perdre la mémoire ; car le père Thomas avait une manière à lui, dans ses histoires ou ses propos, d’exagérer outre mesure les faits les plus insignifiants.
J’ai nommé le père Thomas Lapierre Stone Laroche ; et ces trois noms, réunis sont toute une histoire. Le père de Thomas, Jean Lapierre s’était enfui du Canada, après les troubles de 1837 ; il avait traversé les lignes 45e pour se fixer définitivement dans un village de l’état de New-York où il s’était engagé chez un riche fermier américain. Dès son arrivée rien de plus pressé que de convertir son nom de Jean en celui de John Stone. Puis John Stone avait épousé une Irlandaise du voisinage. De cette union naquit un fils, Thomas.
Deux ans après la naissance de cet enfant la mère mourut.
Thomas fut élevé chez ses grands parents maternels.
À l’âge de quatorze ans son père vint le chercher et l’emmena en Californie.
Une couple d’années après, le père Jean Lapierre dit John Stone — perdait la vie dans un accident de chasse, et son fils Thomas, exténué par les privations et la misère arrivait chez ses parents de l’état de New-York où, entre temps, s’étaient fixées quelques familles canadiennes-françaises.
Thomas fréquenta les jeunes Canadiennes et rapidement apprit à parler français. Par quelques mots échappés à son grand-père et à sa grand’mère, il sut que son père était canadien-français, sans toutefois découvrir quel avait été son véritable nom. Néanmoins, traduisant « Stone » par Laroche, il se fit désormais appeler Laroche. Or, un jour, il fit la rencontre d’un vieux canadien qui lui apprit que le vrai nom de son père était Lapierre. De là les trois appellations : Lapierre-Stone-Laroche.
Les histoires du père Thomas étaient toujours terribles, extraordinaires, extravagantes Lorsqu’il exprimait sa pensée, c’était en expressions immenses, sans limite comme les vastes prairies de l’Ouest qu’il avait traversées ; ses gestes étaient aussi longs, que les branches des arbres de la Californie où il avait vécu deux années ; le son de sa voix aussi retentissant que les échos des pics des montagnes Rocheuses qu’il avait côtoyés. Et quand il disait « Cette histoire m’a été racontée par mon père », malheur à celui ou à celle qui aurait laissé paraître un sourire d’incrédulité. Au dire du fils, le père aurait été témoin de faits terrifiants.
Je ne puis rendre les gestes ni faire entendre le son de la voix de Thomas, mais, je vais vous citer une de ses histoires telles qu’il les racontait lui-même.
Peu de temps après son arrivée dans l’état de New-York, Jean Lapierre lia connaissance avec un Vieux Canadien, émigré comme lui, pour fuir la justice anglaise du Canada. Ce Vieux Canadien était engagé comme serviteur chez le ministre protestant du village.
Le ministre ayant passé de vie à trépas, son garçon William avait congédié le Vieux Canadien. Tout en le remerciant des services rendus à la famille, il lui avait donné quantité de vêtements portés jadis par son vieux père.
C’est à regret que le Vieux Canadien avait quitté une heureuse demeure où, sans trop d’inquiétude, il avait gagné honnêtement sa vie.
Un jour, un missionnaire français fit son apparition dans le village où, par la suite, il vint tous les deux ou trois mois faire une visite aux rares catholiques de l’endroit. Dans une de ses tournées, le missionnaire s’était abouché avec le Vieux Canadien et à chaque nouvelle visite il ne manquait pas de le rencontrer, afin de lui faire les recommandations nécessaires pour le mettre en garde contre les perfides insinuations que le ministre protestant aurait pu émettre touchant la religion catholique.
Lorsqu’il apprit la mort du ministre et la générosité du fils envers le canadien, le missionnaire s’entretint longuement avec ce dernier. Or il faut présumer que les propos du Canadien n’étaient pas très rassurants, puisque le missionnaire finit par lui dire : « Fasse le Ciel que toutes ces largesses à votre égard et votre fréquentation de ces gens-là ne soient une cause de perdition pour votre âme ! »
Depuis la mort du ministre protestant, le Vieux Canadien était devenu songeur, n’ayant que peu ou point de travail, il végétait sans pouvoir trouver aucune place stable.
Durant ses jours de chômage, tenaillé par l’ennui, le pauvre vieux, prenait son « petit coup ». Depuis trois jours il était sans ouvrage. Le matin de la quatrième journée, il s’en revenait à sa maison de pension, triste, morne et découragé, quand lui vint à l’esprit l’idée de s’acheter un flacon de Jamaïque. S’étant enfermé dans sa chambre, il caressa la bouteille et ne parut point au dîner. Dans l’après-midi, passablement éméché, appesanti et attendri par les fumées du Rhum, il verse d’abord d’abondantes larmes de désespoir ; puis, tout à coup, saisi d’un accès de rage, il se lève comme poussé par un ressort, et s’écrie : « Tornon de confonte ! il ne sera pas dit qu’on aura vu Jos Caillade se dandiner dans les rues de ce village, affublé des habits de ce vieux réprouvé de ministre hérétique qui, à l’heure actuelle tire le diable par la queue, dans les enfers ! »
Ce disant, le Vieux Canadien fait rondement un paquet de toutes les hardes reçues et s’en va reporter le tout au garçon du ministre.
C’était sur le soir ; le ciel était devenu menaçant : de gros nuages noirs montant à l’Occident présageaient un violent orage.
En arrivant à la maison de son ancien maître, le Vieux Canadien frappe à la porte. — Pas de réponse. Il ouvre, entre : personne, Au même instant, une vive discussion engagée dans la pièce voisine frappe ses oreilles.
Sans s’arrêter à écouter, Jos Caillade, d’une voix de Stentor, s’écrie : « William ! »
Viens ici, j’ai à te parler !
Le bruit des voix cesse, et Jos entend comme des pas lourds et incertains se dirigeant vers lui. William, le fils du ministre, apparaît à la porte, tout débraillé, la figure bouleversée, les yeux hagards… À la vue du Vieux Canadien, il s’écrie d’un air joyeux : Ah ! mon Vieux Jos ! bien arrivé ! Je suis content de te voir !
Or, voici, en quelques mots, ce qui se passait dans cette demeure, depuis la mort du chef de la famille, le ministre protestant : Le fils du ministre était depuis longtemps adonné à la funeste passion des liqueurs enivrantes. Cependant, son père et sa mère avaient, jusqu’à un certain point, réussi à cacher au public ce vice dégradant de leur enfant.
Après la mort du père, la mère, seule, ne put mettre un frein au désir désordonné de son fils. Pour comble de malheur la malheureuse mère tomba dangereusement malade. Depuis trois jours, surtout, la pauvre femme souffrait de douleurs atroces, aggravées par la conduite intempérante de son enfant. Aussi, la maison retentissait-elle des lamentations et des gémissements de la malade.
Dans l’après-midi était arrivé chez William un vieil ami de la famille, ministre, lui-même, dans un village voisin. Il avait trouvé l’épouse de son ami, dans cet état de souffrances indicibles, et, en même temps constaté avec chagrin, la conduite indigne du garçon.
Après avoir adressé quelques bonnes paroles à la malade, il était venu trouver William, dans la pièce voisine, pour lui adresser des réprimandes sur sa conduite, d’autant plus scandaleuse et coupable que, en ce moment sa mère était clouée sur un lit de douleur et sur le point de rendre le dernier soupir.
William qui était dans cet état d’ivresse voisine du délire, prit très mal les semonces un peu vertes du ministre, auquel il répondit par des jurements et des paroles grossières.
C’était à ce moment qu’était entré le Vieux Canadien.
Le garçon du ministre s’entendant appeler avait planté là tout déconcerté le vieil ami de la famille et répondu à l’appel du Canadien par ces mots : « Ah ! mon Vieux Jos arrive ! » Puis sans cérémonie, il s’en va chercher une bouteille de boisson enivrante, qu’il débouche tant bien que mal, et verse à boire au Canadien, sans s’oublier lui-même, bien entendu.
Le ministre désolé s’en fut dans la chambre de la malade pour lui adresser des paroles d’encouragement avant de partir.
Jos Caillade nullement étonné de voir le garçon dans cet état d’ivresse avancée, n’osa pas refuser de prendre un coup avec lui, connaissant son tempérament colère et vindicatif ; Un deuxième coup suivit le premier.
Entre temps le Vieux Canadien éméché lui-même passablement par sa Jamaïque, avait brutalement avoué au fils du ministre le but de sa visite : « William, avait-il dit, je suis venu te rapporter ces habits — et il désignait le paquet de hardes — car vois-tu, un chrétien catholique ne peut convenablement porter des vêtements qui ont servi à un ministre protestant, qui, aujourd’hui est peut-être dans le fond du septième enfer à brûler avec les damnés. »
Mais William regardant le Canadien d’un air hébété, ne parut pas comprendre, et il remplit un troisième verre qui prit la même direction que les autres.
Ce troisième coup fut de trop et pour le jeune William, et pour le vieux Jos qui comme on le sait avait passablement bu avant de se décider à venir à la résidence du défunt ministre.
Le ministre en visite mettait alors son chapeau et s’apprêtait à partir, tout en jetant un regard de profonde pitié au fils de son ancien ami.
Il n’alla pas loin : le fils William l’arrête au passage.
Les yeux voilés par les vapeurs de l’esprit des liqueurs enivrantes, sortant un pistolet de sa poche, d’une voix rauque et saccadée il apostrophe le ministre en ces termes : « Vieux prêcheur de maximes pour sauver les vivants et les morts, tu vas me dire sur le champ, si, comme vient de me l’affirmer mon ami Jos., mon père est damné, oui ou non, dans le fin-fond des enfers, ou sinon… »
Au même instant, dehors l’orage éclate dans toute sa fureur ; le tonnerre fait entendre un roulement terrible et continu ; d’effrayants et aveuglants éclairs se succèdent sans interruption, illuminant cet intérieur de logis, qui présente l’apparence d’une caverne de malfaiteurs.
Affolé, le pauvre ministre se jette aux genoux de William en furie et le supplie de lui épargner la vie.
Tout-à-coup, des gémissements redoublés, terrifiants, accompagnés d’un bruit étrange, dominent le bruit de tempête ; et au moment même où le Canadien essaye de se lever pour intervenir entre William et le ministre une figure horriblement grimaçante, fantastique apparait dans l’encadrement de la porte de la pièce voisine, tandis qu’un éclair plus fulgurant que les autres, traverse la maison de part en part, immédiatement suivi d’un formidable coup de tonnerre.
Le pistolet que tenait William fait entendre une assourdissante détonation et s’échappe des mains de l’ivrogne qui, avec le vieux Canadien, roule sur le plancher, ou tous deux demeurent sans mouvement.
Cette histoire avait été racontée confidentiellement au père de Thomas Lapierre Stone Laroche par le vieux Canadien lui-même, qui lui avait juré que l’âme damnée du ministre lui était apparu, ce soir-là.
Seulement, le matin, au petit jour, le Canadien revenu à lui, sent par la porte restée entrouverte, une fraicheur lui fouetter le visage.
Il se lève vivement, aperçoit William encore étendu sans mouvement.
Quand au ministre protestant, il avait disparu nul ne sut jamais comment, et jamais il ne reparut dans le village.
Et là, tout près derrière la porte de la salle voisine, la femme du ministre, la mère de William, rigide glacée, morte, gisait étendue sur le parquet.
Vivement impressionné, le vieux Canadien porte le cadavre de la morte sur son lit ; relève William qu’il étend sur un canapé de la chambre voisine ; range tout en ordre dans la maison, et se retire en avertissant les proches voisins.
Le père Thomas avait achevé cette histoire avec un geste superbe et imposant. Puis, comme morale, il ajouta d’un ton lugubre à faire frissonner une roche : « Que les âmes soient sauvées ou damnées, il ne faut jamais chercher à les déranger, car elles sont capables de nous jouer de mauvais tours. »
Cajolette et l’ange gardien des sœurs
Accoudé à ma fenêtre, je promenais çà et là mes regards distraits, lorsque mon attention fut tout-à-coup attirée par un homme qui s’avançait de l’autre côté de la rue à pas pressés ; je le pris tout d’abord pour mon ancien ami Andé Cajolette. La ressemblance était telle que je lui criai sans hésiter : Eh ! l’ami Cajolette ! comment se fait-il que tu sois par ici ?
Le passant tout interloqué, tourna la tête et murmura quelques paroles incompréhensibles, quelque chose qui ressemblait à du polonais et qui finissait par le mot goupi. Ce fut tout ce que je pus saisir de son étrange langage. Le mot goupi ! toutefois n’était pas nouveau, car je l’avais entendu proférer plus d’une fois par des Polonais discutant entre eux. Goupi toi-même ; répondis-je sur le même ton, très contrarié de mon erreur ; car à dire vrai, j’aurais été très heureux de revoir mon ami Andé, de l’avoir avec moi quelques instants, de me remémorer avec lui les heures délicieuses passées autrefois à nous divertir ensemble, comme deux bons amis que nous étions.
J’étais allé en effet, quelques années auparavant chez mes parents du Canada. C’est là que j’avais fait sa connaissance. Dès la première rencontre, et dans les entrevues fréquentes qui suivirent, une franche amitié n’avait pas tardé à naître de nos entretiens.
Ce bon Cajolette ! Ce n’était donc pas lui que j’avais vu dans la personne de ce Polonais, mais le désir de le voir sans doute m’avait causé cette illusion. Il me semblait donc que je le revoyais avec son air toujours grave (Il n’était pas tendre à rire), selon une de ces multiples expressions, étant de ces gens qui peuvent dérider une statue, avec le plus grand sérieux du monde.
Je le revoyais dans ma pensée, sur sa nouvelle terre du Canada qu’il ne faisait que commencer à défricher, dans sa demeure primitive, sa cabane de bois rond.
Avant de le quitter définitivement pour revenir aux États-Unis, j’étais allé lui faire une visite d’adieu. C’était en plein hiver, la veille une forte bordée de neige s’était abattue dans la région. En entrant dans la cabane de mon ami Andé, je fus suffoqué par l’excessive chaleur qui y régnait : « Tiens ! lui dis-je, craindrais-tu le froid maintenant ? » — « Moi ! craindre le froid ! Tu n’y penses pas répliqua-t-il, en me désignant un énorme poêle à deux ponts rougis à blanc. En voilà un qui gagne « son loyer » et je n’ai pas à craindre le froid avec lui, car il chauffe tellement bien que sous sa puissante influence, jamais en hiver tu n’y verras de neige autour de ma cabane. »
Je sortis quelques instants après et constatai en effet la vérité de son assertion : de dix à douze pieds autour de la cabane, il n’y avait pas un brin de neige. Le poêle de Cajolette la faisait disparaître à mesure qu’elle tombait. Si l’ami Andé possédait un protecteur merveilleux contre le froid de l’hiver, il avait un non moins bienfaisant défenseur contre les grandes chaleurs.
L’été précédent j’étais allé, un dimanche après la messe, prendre le dîner avec mon ami. La chaleur était écrasante, le soleil dardait ses rayons de feu avec une ardeur peu ordinaire. Le repas terminé, Andé me dit : gardant toujours son air sérieux : « À présent, tu vas me suivre, je vais te conduire dans un endroit où nous pourrons nous rafraîchir, je ne t’ai pas encore fait voir le beau « pouvoir d’ombre » que je possède sur ma terre tout près d’ici. » Il me conduit à cinq ou six arpents de la cabane dans un bosquet charmant. Il y avait là, transplantés en ligne droite, de jeunes et vigoureux plants de pins et d’érables à la chevelure touffue, qui formait un rideau de verdure impénétrable aux rayons du puissant Phébus. C’était en effet un vrai « pouvoir d’ombre ».
L’ami Cajolette avait beaucoup voyagé ; comme il était observateur et comme il avait été témoin d’aventures amusantes, il aimait à raconter à tout propos des faits dans lesquels parfois il avait joué certain rôle.
Quoiqu’il se vantait de n’avoir jamais connu la peur, sa hardiesse n’allait pas jusqu’au point, d’être invincible : puisque une fois « l’enveloppe de son cœur était venue sur le point de se décacheter » selon une de ses expressions familières. Un jour, alors qu’il travaillait dans une ville de la Nouvelle-Angleterre, le bourgeois chez qui il était engagé, lui avait donné l’ordre d’aller faire une commission pour les Sœurs d’un hospice quelconque.
Il s’agissait d’aller chercher une statue en plâtre, c’était un ange gardien. Un accident lui était arrivé, l’ange avait perdu une de ses ailes : De là la nécessité d’envoyer chez le statuaire, pour réparer l’aile brisée. La statue réparée, avait été placée dans la voiture avec les plus grandes précautions, après force recommandations, l’artiste aurait fait remarquer à Cajolette, qu’il lui livrait la statue en bon état, qu’il rendait mon ami responsable pour le retour. Cette statue ajouta-t-il représente une valeur de quatre-vingt-cinq piastres ; à vous donc d’être prudent. Le gâcheur de plâtre était Allemand ; sa voix rude, ses instantes recommandations, sa manière de les faire, tout cela rendait Cajolette perplexe et même soupçonneux : Peut-être se disait-il en lui-même que le plâtrier n’a pas voulu tout dire. N’y aurait-il pas quelque point faible dans la statue, et pourquoi tant de recommandations puisque le rusé Allemand se déchargeait de toute responsabilité ?
Pour comble d’infortune, le chemin que l’ami Andé devait parcourir était excessivement cahoteux. Pavé en pierres rondes par endroits, il avait été en d’autres horriblement dégradé par la pluie ou les voitures, c’était un vrai chemin de chameau. Andé disait n’avoir jamais de sa vie éprouvé autant d’inquiétude et cela pour un ange gardien.
Par bonheur un petit garçon vint à passer, il fut hissé en avant de la voiture et chargé de conduire le cheval. Quand à Andé il se chargea de soutenir l’ange gardien dans ses bras. Malgré, ou peut-être d’après la volonté du jeune garçon, le cheval prit une allure trop rapide et l’ange fut véritablement en danger de se rompre. Que faire ? Un mouvement d’impatience, une parole un peu vive eussent été de mauvais aloi en présence de cet auguste messager du ciel. Il fallait donc s’armer de courage, et redoubler de vigilance pour conduire et rendre à bon port le précieux chargement.
Ajoutez à cela une journée d’un soleil ardent, d’une chaleur suffocante et vous aurez idée, que ce n’était pas le temps, pour Cajolette d’apprendre à rire.
Parvenu à l’hospice, Andé fut reçu par la sœur portière avec un sourire des plus aimables. Elle était si heureuse de recevoir cette statue de l’ange gardien, qui devait dorénavant orner la salle de récréation de ses petits orphelins, heureuse de voir rendue à destination cette statue à laquelle les Sœurs attachaient un grand prix. Quant à Cajolette un peu soulagé maintenant du fardeau de l’ange gardien qu’il venait de déposer sur une table, il avoua à la sœur en toute franchise, qu’il aurait mieux aimé travailler toute la journée à bûcher du bois de corde, que de promener en voiture une statue de cette dimension et de ce prix.
En présence de son air sérieux, à le voir éponger la sueur qui ruisselait sur son visage, la sœur crut qu’il était de très mauvaise humeur ; aussi s’empressa-t-elle de le consoler en lui disant : « Mon cher monsieur, je comprends très bien votre embarras, mais vous nous avez rendu un grand service, aussi mes petits orphelins ne vous laisseront pas partir sans vous avoir offert un témoignage de remerciement et de reconnaissance. » Alors, sur un signal de la sœur, arrive toute une armée de jeunes enfants, qui vont se ranger en silence autour de la salle.
La statue de l’ange gardien est dévoilée, pendant qu’un chant de reconnaissance très bien réussi est exécuté par les petits orphelins en l’honneur de l’ami Andé.
Cajolette, touché jusqu’aux larmes, ne sait vraiment que faire pour se tirer de cette position embarrassante. La figure bouleversée par l’émotion, il murmure à demi voix ces quelques mots : « C’est beau des petits orphelins bien exercés ! Bien belle aussi ma sœur, votre statue de l’ange gardien ; mais si le bon Dieu a donné aux vrais anges gardiens toute la patience voulue pour nous protéger, c’est leur mission et ils s’en acquittent parfaitement, or ce n’est guère notre mission à nous de prendre soin d’anges gardiens, lors même qu’ils ne sont qu’en plâtre ! »
Puis s’enhardissant, il ajouta : « Les statues en plâtre qui représentent des anges gardiens, et vous bonnes sœurs qui vous êtes constituées les gardiennes de ces pauvres enfants orphelins, cela va bien ensemble.
Pour moi, permettez que je me retire, je me sens mal à l’aise en présence de ce tableau si touchant, si sublime, car ici c’est un vrai coin du ciel que Dieu révèle à mon esprit. » Et Cajolette s’en alla oubliant la misère qu’il s’était donnée pour rendre la statue à bon port, mais songeant énormément à la contenance qu’il devra faire le jour où il se trouvera au milieu de toutes ces créatures du bon Dieu, dans son paradis.
À propos de noms
J’ai parlé dans un chapitre précédent, de la manie condamnable de changer ou de laisser changer les noms. Les Canadiens-français arrivés dans les états de la Nouvelle-Angleterre ne savaient pas un mot d’anglais. Ils s’engageaient à travailler pour des Américains qui n’en savaient pas plus long sur la langue française.
Après deux ou quatre semaines de travail, l’enveloppe de paye arrivait au destinataire avec un nom quelconque. Jos, John, etc., etc., et le Canadien empochait l’enveloppe avec son contenu sans protester.
Cependant, il faut avouer qu’un certain nombre de compatriotes changeaient leur nom volontairement, car pour arriver à traduire le nom de Thibodeau par Smallowback ou Legendre par Lawson, il fallait faire une étude spéciale et s’y arrêter volontairement.
Dans ce chapitre je veux vous parler de la manière de quelques Canadiens-français de dire, de prononcer, et leurs tendances à venir ajouter à la longue liste de beaux noms français, des noms baroques, qui pour moi non seulement frisent le ridicule mais encore mettent dans un certain malaise.
Je ne parlerai pas des places, villes ou villages qui portent des noms anglais que l’on prononce en français, comme les noms bien connus de Stanfold et Somerset, que l’on nomme Saintefolle et Saint-Morissette, cela passe encore et je n’aurai garde de critiquer à ce sujet.
Un jour je m’étais arrêté sur la rue à parler à un compatriote, lorsqu’une ancienne connaissance revenue depuis peu du Canada vint à passer. Pas n’est besoin de dire, comme dans toute occasion semblable, le bon échange de poignée de mains, et les bonnes paroles qui s’ensuivent. Tout en parlant, tout-à-coup l’ami me demande :
« On m’a dit que le vieux père Rogne[2] était par ici quelque part, et j’ai une commission pour lui, peux-tu me renseigner où il demeure ?
Le père Rogne, lui dis-je, je n’ai jamais connu celui-là.
Eh ! oui, reprit-il, tu sais bien le père Rogne qui demeurait dans le cinquième rang, on a été veiller là souvent : tu ne t’en souviens plus ?
Ah ! oui, attends un peu, tu veux dire le père Ryan, l’Irlandais Ryan, pourquoi aussi venir me parler de père Rogne.
C’est Rogne qu’on le nomme chez nous, tu le sais aussi bien que moi, pourquoi cet air surpris ! »
C’était pourtant vrai qu’on le nommait le père Rogne au village, là-bas, et plus j’y pense à présent, plus j’en éprouve un sentiment de malaise.
Pensez donc, si au lieu de venir aux États-Unis, le vieux père Ryan était demeuré sur sa terre au Canada, tous ses descendants auraient été connus sous le nom de Rogne ; sa famille se composait de neuf garçons et trois filles, c’est assez vous dire, que dans vingt-cinq ans, s’il y en aurait eu de petits Rogne au Canada.
J’ai raison de protester contre cette manie de défigurer les noms, n’est-ce pas qu’il y a déjà assez de canadiens rognes sans venir nous en baptiser de ce nom-là.
C’était le printemps tard, j’avais été envoyé faire des commissions dans un village voisin. Avant d’arriver à l’entrée du village, depuis quelque temps je suivais des yeux un homme qui était évidemment en boisson, car il marchait en titubant et caracolant faisant des enjambées des plus grotesques. De temps à autre je le voyais venir s’arrêter soit sur un poteau de télégraphe ou sur un arbre très nombreux en cet endroit. Une dernière fois je le vois se frapper sur un arbre, si rudement qu’il ploya sur ses genoux et roula par terre ; je le crus assommé. Mais non, il se releva, alla s’asseoir sur les marches d’un perron d’une maison en face, cracha, tira un chiffon de sa poche et commença à éponger la blessure qu’il s’était infligée à la figure. Peu de temps après je passai vis-à-vis en jetant un regard de pitié à cet être rempli de sale boisson enivrante. Comme je passais il me cria :
« Aie ! monsieur, êtes-vous canadien vous, monsieur ?
Certainement, qu’est-ce qu’il y a ? Il y a, qu’il y a ben du monde sur la rue aujourd’hui, qu’on n’est pas capable de faire un pas sans se frapper sur quelqu’un, je suis venu m’asseoir à cette place, afin de laisser passer la procession. Pouvez-vous me dire quelle fête qu’il y a par ici aujourd’hui ? Ivrogne et farceur, le plumitif était les deux : Non, je suis étranger à la place, après !
Après c’est ben comme vous dites, après que j’ai eu retiré ma paye, j’ai pris deux coups, trois coups, après j’ai perdu mon argent : et après je suis parti de Plumet (Plymouth) pour me rendre au Lac au Nez (Laconia) à pied. J’ai t’y encore ben du chemin à faire ? » Je plantai là l’oiseau aquatique qui s’était par trop désaltéré à l’eau de jouvence de sa façon. Parti de « Plumet » s’est-il jamais rendu au « Lac au Nez » ? Je l’ignore. En tout cas, le malheureux ne s’est sûrement pas rendu au « Lac au Nez » en chars puisqu’il avait bu une partie de son argent et perdu le reste.
Le Père Jérôme
En passant devant une échoppe de cordonnier mes oreilles furent frappées par le son de plusieurs voix, qui semblaient discuter vivement. Après quelque hésitation, poussé par la curiosité, j’entrai et ne fus nullement surpris de trouver le père Jérôme Léveillé en frais de clore une discussion entre deux jeunes gens qui accusaient les prêtres du Canada d’être intervenus mal à propos durant l’insurrection canadienne de 1837.
« Sachez, jeunes gens, disait-il que les prêtres du Canada sont des hommes qui ont fait des études très approfondies, des hommes qui en savent plus long, que vous ne pourrez jamais en savoir de votre vie ; que si la révolte de 1837 a eu du bon comme vous dites, avouez que les curés l’ont fait cesser à temps, car à quoi aurait servi une plus longue insurrection, puisque il est reconnu aujourd’hui que tout ce que les Canadiens ont demandé dans le temps, ils l’ont obtenu par la suite.
Alors nous devons remercier nos prêtres d’avoir fait cesser une plus longue et inutile effusion de sang ! »
Depuis longtemps, je connaissais le père Jérôme Léveillé : C’était un de ces Canadiens à stature d’Hercule, dont l’aspect robuste, la figure brillante de santé en imposaient à tous ceux qui l’approchaient. Son regard doux, sa physionomie mélancolique ou souriante tour à tour, contrastait beaucoup avec sa voix rude, sous laquelle se cachait une bienveillance à toute épreuve.
Souvent j’avais eu l’occasion d’entendre le père Jérôme parler des aventures et des mille petits ennuis que nos prêtres ont eu à subir durant le cours de leur ministère, de la part de particuliers ignorants, ou mal intentionnés. J’aimais à entendre dire, entr’autres l’aventure d’un curé Marquis, aventure arrivée lors d’une de ses tournées annuelles à travers ses différentes missions éloignées : il s’agit de la rencontre du curé avec un mendiant.
Tous ceux qui ont connu le curé Marquis savent que c’était un prêtre sans cérémonie. Donc, un jour d’été, par une chaleur écrasante monsieur le curé Marquis s’en revenait de sa tournée de missionnaire. Il lui restait encore plusieurs milles à faire ; harassé de fatigue, accablé par la chaleur du jour, le vaillant apôtre s’était mis à l’aise en ôtant sa soutane, qu’il avait roulée et attachée avec une petite « hard », branche de saule cassée le long du chemin.
Arrivé à un détour de la route, le curé Marquis se trouve tout à coup face à face avec un mendiant. Celui-ci, prenant le curé pour un quêteux s’écria : « Eh ! bonjour compère, quelle chaleur ! » Et, ce disant, il débouche un flacon de boisson, en offre un coup au curé Marquis : « Bois, ça te rafraîchira, dit-il. » « Merci, répond le curé, je n’en prends pas ! » Et il se préparait à faire une remontrance en trois points au mendiant. Mais ce dernier ne lui en laissa pas le temps : « Sacrebleu ! fit-il, en regardant le curé de travers, c’est la première fois de ma vie que je rencontre en chemin un quêteux qui refuse de prendre un coup avec moi ! »
Je ne veux point passer sous silence ce qu’il raconta, un jour, au sujet d’un monsieur Robson, prêtre Irlandais, alors curé à Drummondville.
Il y a plusieurs années de cela, dit-il ; j’étais jeune homme alors. Mes parents étaient établis sur des terres nouvelles, à mi-chemin entre St-Grégoire et Kinsey.
Quelquefois mes parents m’emmenaient à l’église de St-Grégoire, mais le plus souvent j’allais à Kinsey, accompagnant mon oncle Augustin.
Le curé Robson desservait aussi Kinsey où il venait dire la messe, une fois par mois. Mr. Robson était un gros et grand prêtre, doué d’une force peu commune.
Dans les premiers temps, après la messe il se mêlait volontiers aux Canadiens, et prenait plaisir à montrer sa force musculaire ; même un jour il s’était oublié jusqu’à se colleter avec mon oncle Augustin qui, sans rien dire de trop, était doué lui-même d’une force peu ordinaire. La prise fut rude : la cime de l’herbe en brûlait partout où les deux combattants posaient le pied.
Mon oncle disait par la suite, que si monsieur Robson n’avait pas été un prêtre, il en serait facilement venu à bout. Mais les gens n’en croyaient rien, et, vu l’esprit du temps, M. Robson jouissait d’une grande considération parmi les admirateurs de la force musculaire.
Kinsey était alors le rendez-vous de tous les fiers à bras des chantiers d’alentour. Tant que le curé Robson était au milieu d’eux, ils s’amusaient à tirer innocemment du poignet ou à raconter les tours de force de celui-ci, de celui-là. Mais sitôt le curé parti, les flacons de jamaïque faisaient leur apparition, et la discorde ne tardait guère à s’en suivre.
Un dimanche, les gens de Kinsey s’étant plaints au curé d’un grand désordre, qui avait eu lieu le dimanche précédent, M. Robson fit, à la basse messe, une sortie sévère sur la conduite scandaleuse des gens, disant que Kinsey n’était pas le rendez-vous de tous les restants des paroisses environnantes ; et il termina par cette apostrophe : « À tous ceux qui se rendent en ce village, dans le seul but de faire du désordre et du scandale, je dis bien haut : Restez chez vous ! »
À la sortie de la messe, plusieurs citoyens froissés de ce qu’ils venaient d’entendre, ne se gênèrent nullement pour manifester tout haut leur mécontentement.
Au nombre de ces mécontents se faisait surtout remarquer un nommé Marcotte qui, sans plus de cérémonie, voulait, « illico », aller faire une verte remontrance au curé Robson, sur sa manière de dire. Heureusement, mon oncle Augustin arrêta ses idées belliqueuses en lui disant : « Tiens-toi tranquille, mon ami ! C’était vrai ce qu’a dit monsieur le curé ! Bien trop vrai, puisque toi-même, dimanche dernier, tu as failli te battre comme un chien ! »
Un dimanche, durant l’office, le temps s’était couvert. Bientôt la pluie commença à tomber par torrents et dura une partie de la journée, de telle sorte que le curé Robson dût remettre à plus tard son retour à Drummondville.
Mon oncle ayant à s’entretenir avec monsieur Robson, m’avait emmené avec lui, à la résidence du curé. L’entretien terminé, M. le curé demanda à mon oncle, vu le mauvais temps, de prolonger sa visite, et de bien vouloir faire la partie de cartes avec lui. Mon oncle n’était pas un joueur de cartes ; cependant par politesse et pour faire plaisir à M. Robson, il se prêta de bonne grâce à son désir.
Le curé perdit la première partie qui, disait-il, est celle des enfants ; mais il gagna la deuxième, et sans perdre de temps vint frapper d’une carte le nez de mon oncle Augustin, en s’écriant : « Quand je gagne, moi, c’est comme cela que je le fais sentir ! » Mon oncle, prenant la chose de son haut, se croit insulté ; il se lève de table, le visage rouge de colère et me dit : « Allons-nous en ! » Monsieur Robson, riant moitié figue, moitié raisin, essaya en vain de le retenir. Mon oncle m’entraîne au-dehors, au moment où la pluie déversait de plus belle ses torrents.
L’insulte avait été trop forte ; mon oncle Augustin n’avait pu la digérer.
M. Robson abandonna la cure de Drummondville vers 1847, pour aller porter le secours de son ministère aux infortunés Irlandais qui arrivaient sur les bords du St-Laurent, où ils étaient impitoyablement fauchés, par milliers, par le terrible typhus qui régnait alors au milieu d’eux. Il mourut peu de temps après en soulageant ceux de son sang et de sa race.
Si le père Jérôme Léveillé prenait plaisir à raconter les contrariétés et les misères de nos prêtres il donnait pour raison que nos prêtres étaient au milieu de nous pour endurer les souffrances causées par chacun qu’ils pouvaient bien souffrir qu’on prenne innocemment un petit plaisir à leurs dépens.
Mais malheur à celui qui se permettait de parler mal des prêtres en sa présence ; sur ce sujet jamais personne ne trouvait grâce devant l’intransigeance du père Jérôme qui disait dans ces circonstances « que l’esprit malveillant des gens en était rendu à ce point de nos jours qu’un prêtre n’était plus capable de faire un pas en dehors de son presbytère sans être l’objet de critiques déplacées de la part de gens sans scrupules mal appris, toujours prêts à tout salir et à mal parler des choses les plus sacrées. »
Le père Jérôme était un sage, qui n’avait jamais montré toute la puissance de sa force musculaire, si ce n’est en une occasion où il avait été poussé à bout de patience, par un jeune blanc-bec, qui s’était permis en sa présence de mal parler des prêtres.
La scène s’est passée au Canada dans un chantier de bûcherons au nombre desquels se trouvait le père Jérôme. Un jour donc, ou plutôt un soir, sur la fin de la veillée, un jeune homme, qui voulait sans doute poser à l’esprit fort, commença tout à coup à dégoiser sur les prétendus faits et gestes des curés. Le père Jérôme lui impose silence et veut l’obliger à changer le sujet de son discours. Le jeune homme, furieux, serre les poings et fait mine de vouloir donner une leçon de pugilat au père Léveillé. « Jeune homme, lui dit celui-ci sans s’émouvoir, si tu veux absolument te battre avec moi accorde-moi au moins la faveur de me retirer à l’écart un instant. » Le jeune écervelé, interdit de cette demande, le laissa faire, et à sa grande surprise, comme à la surprise de tous ceux qui étaient présents, il vit le père Jérôme se retirer dans un coin reculé du camp, s’y mettre à genoux pour prier. La prière finie, le père Jérôme s’en vint tranquillement, selon son habitude, prendre un tison pour allumer sa pipe et tirer quelques touches avant de se coucher. Le jeune matador l’attendait toujours plus furieux que jamais, car sa colère avait été surchauffée par les gouailleries que les autres bûcherons s’étaient plu à lui lancer en constatant le peu de cas que le père Jérôme avait fait de sa personne. Sa pipe allumée, le père s’avance vers le jeune homme, comme si de rien n’était. En le voyant revenir le jeune homme s’élance sur lui. Le père Léveillé le regardant tranquillement lui dit : « Comment ! tu n’es pas encore déchoqué ! Il va donc falloir t’appliquer le bon remède ? » Et empoignant le jeune écervelé, il lui donne une correction à l’ancienne mode du maître d’école à son élève en défaut. Les autres bûcherons en riaient aux larmes.
Ah ! que n’y a-t-il un père Jérôme dans chacune de nos paroisses pour faire taire les mauvaises langues ! Les curés ne s’en porteraient certainement pas plus mal, et ce serait un sujet de satisfaction pour un grand nombre d’âmes, qui ne demandent qu’un bon mouvement, un bon exemple pour retrouver la paix, la tranquillité au fond de leur conscience, et en jouir comme de bons citoyens et de bons chrétiens !
Mes aventures au pays
Lecteurs, croyez vous aux loups-garous, aux feux-follets, aux revenants ? De tout temps, comme en bien d’autres choses, il y a eu deux manières de penser sur ce sujet. Les uns de nature peu crédule, prétendent qu’il n’y a jamais eu rien de tel ; d’autres, au contraire affirment avoir vu, qui des loups-garous, qui des feux-follets, qui des fantômes Pour moi, d’après ce qui m’est arrivé dans le court délai de deux semaines, je suis forcé d’avouer qu’il doit y avoir un grand fond de vérité dans tous ces racontars de nos vieux Canadiens.
Vraiment, j’ai été bien près de lier connaissance avec les mystérieux esprits nommés en tête de mon récit. Je vous laisse, à vous tous d’en juger.
Un printemps, me sentant fatigué, je décidai d’aller voir mes parents du Canada tout en me promettant un repos des plus agréables. J’arrivai dans la paroisse de Saint G. vers les quatre heures du matin ; immédiatement je me fis conduire chez le plus proche parent, un beau frère, qui demeurait à un mille de la gare où j’étais descendu.
Arrivé à la maison je trouvai toute la famille sur pied à l’exception de mon beau-frère ; ma sœur était occupée au déjeuner et les enfants à leur prière du matin. Il pouvait être cinq heures moins un quart. Après avoir embrassé tous les membres de la famille, je témoignai ma surprise de les trouver debout à cette heure matinale.
Constatant que tous semblaient jouir d’une santé excellente, je demandai à ma sœur où était son mari. Indiquant de la main la direction qu’avait prise mon beau-frère en sortant, ma sœur répondit : « Aux champs, chercher les animaux » et elle ajouta : « Il doit aller à un « levage » aujourd’hui dans le rang et il fait son « train » de bonne heure. »
Bien qu’il ne fût pas encore jour, j’eus l’idée d’aller au-devant de mon beau-frère, le surprendre à son travail. Rendu à huit arpents de la maison, je me trouvai sur un petit coteau, d’où, n’eût été l’obscurité de la nuit, j’aurais pu contempler cette belle terre dont celui que je visitais était si orgueilleux de se dire le possesseur. Mais quand bien même il eût fait jour, je n’aurais pas eu le temps de contempler grand chose car sur le versant opposé au côté par où j’étais venu, je commençai à distinguer des animaux couchés çà et là au milieu d’un terrain couvert de souches.
Tout-à-coup j’entendis un mugissement formidable et je vis quelque chose de noir se détacher du groupe d’animaux couchés et s’avancer à ma rencontre avec un peu trop d’empressement. Taureau ou loup-garou, je ne pris pas le temps de m’assurer ce que c’était, ma première pensée fut de me trouver un refuge pour me mettre en sûreté, car le danger était imminent.
Par bonheur il se trouvait, à dix pas de moi, une pile de billots et de perches assez élevée pour m’offrir un abri sûr. En deux sauts j’y arrivai et l’escaladai. Il était temps : à peine étais-je rendu au haut de ma forteresse improvisée, qu’un nouveau mugissement plus formidable encore se fit entendre, accompagné, cette fois, d’une nuée de terre qui vint retomber sur moi comme un orage.
Je distinguai alors l’animal en question, qui se mit à tourner autour de mon refuge. Quoique hors de son atteinte, j’éprouvais une vive émotion. J’étais là, énervé, n’osant appeler, car pour moi il n’y avait pas de doute possible : quiconque se présenterait dans le moment aurait fort à faire pour se défendre contre le furieux animal qui s’était constitué mon gardien.
Celui-ci tournait toujours autour de la pile de billots : je commençais à trouver le temps long ; néanmoins j’étais satisfait de me savoir dans une position inexpugnable. Alors saisissant une énorme perche en bois franc, je la laissai tomber de tout son poids sur le cou de la bête en furie, mais sans grand effet. Je pris plus de précautions pour une deuxième attaque. Cette fois la perche s’abattit sur le nez de l’ennemi et lui fit fouiller la terre de belle façon.
S’éloignant un instant, l’animal revint plus furieux que jamais. Une troisième perche de bois franc lancée à la même place que la deuxième lui fit prendre la fuite, et me rendit finalement maître du champ de bataille.
Le jour commençait à poindre à l’horizon. Je suivis des yeux la bête qui s’éloignait toute déconfite et lorsque je jugeai qu’elle était assez loin, je mesurai la distance que j’avais à parcourir pour me rendre à la maison et je pris mes jambes à mon cou. J’entrai à la maison sur les talons de mon beau-frère qui arrivait de la « batterie » de la grange pour se hacher une pleine blague de tabac pour sa journée. Encore tout haletant, je lui racontai ce qui venait de m’arriver, tout en promettant de ne plus m’aventurer la nuit sur les terres du Canada, sans être armé jusqu’aux dents, pour éventrer tout taureau ou loup-garou qui viendrait à se présenter. Je déjeunai ce matin-là avec un assez bon appétit.
J’étais arrivé en Canada le vendredi matin : de là cette aventure sans doute. Le dimanche suivant, à l’église, il y eut publication des bans et parmi les futurs époux se trouvait un de mes cousins. De là, grandes invitations ! le lundi il fallut aller aux noces : nous fûmes trois jours et trois nuits à manger, à boire, à nous réjouir sans dormir. Sur la fin de la troisième nuit, nous décidâmes de nous coucher pour prendre un repos bien nécessaire. Il n’y avait pas une demi-heure que nous étions endormis, quand des cris : au feu ! au feu ! retentirent dans la maison. Vous dire le brouhaha indescriptible qui s’ensuivit est impossible. Enfin, après beaucoup de bousculades, quand tous furent réveillés, nous rendant compte qu’il n’y avait pas apparence de danger immédiat, nous nous mîmes à chercher où était le feu en question. Rien : pas plus de feu que sur la main. C’était un rêve ! mon oncle, qui s’était couché l’estomac chargé par de trop copieux repas avait eu le « pesant » ; il s’était mis à rêver que le feu était à la maison. Sous l’effet d’une oppression intense, il s’était levé en criant : au feu ! au feu ! Pour un « fouto » feu follet, c’en était un celui-là, sûr.
Le lendemain, brisé par l’émotion de la nuit et par les copieuses libations en joyeuse compagnie, je résolus de m’éloigner et d’aller voir une tante qui demeurait dans la deuxième paroisse de ce dernier endroit. Là, du moins, je me promettais de prendre un bon repos, de rattraper le temps perdu. Le lendemain soir, j’arrive chez ma tante : après avoir conversé quelque temps avec elle et les autres membres de la famille, de bonne heure je monte à la chambre qu’on m’avait assignée, pour prendre enfin le repos tant désiré. Toute la famille en avait fait autant, car tous avaient travaillé fort dans la journée.
Chacun s’était empressé de gagner son lit. Les lumières étaient éteintes : je commençais à m’assoupir, lorsque, Ô malheur ! j’entendis comme un saut lourd suivi de pas retentissants de quelqu’un descendant l’escalier et la voix de ma tante demandant : « Qui descend-là ? Y a-t-il quelqu’un de malade ? » Ne recevant pas de réponse, elle se leva, suivie par les autres membres de la famille, et moi-même à leur exemple. On alluma une lampe et l’on se mit à chercher la cause de ce bruit étrange. Rien ! personne ne s’était levé. Nous étions là à nous regarder les uns les autres avec un air soupçonneux et inquiet, quand la plus jeune de ses petites filles dit : « Maman je vais coucher avec vous, ça doit être un revenant comme en conte souvent le père Charland. »
« Allons nous coucher », se contenta de dire ma tante d’un air contrarié.
Le lendemain matin, ma tante en prenant, pour chauffer le poêle, du bois dans une boîte sous l’escalier conduisant aux chambres d’en haut, fut très surprise de trouver sous les marches de cet escalier, tout près de la boîte à bois, une grosse citrouille. Tout de suite pensant au bruit étrange de la veille, elle monta pour voir et s’aperçut que vis-à-vis l’escalier, il y avait un vide dans sa rangée de citrouilles. C’était le chat, sans aucun doute, qui en avait fait tomber une.
La citrouille en roulant était venue prendre une à une les marches de l’escalier, suivant la forme tournante de celui-ci ; rendue au bas, elle avait fait un demi-tour, pour venir finalement se réfugier sous ce dernier.
L’explication de la visite du revenant était trouvée.
Pour moi je déjeunai, bouclai mes malles, et dans le courant de la journée, j’allai faire mes adieux aux parents et aux amis. Le soir, je pris le train pour revenir aux États-Unis, plus brisé, plus fatigué, plus énervé que jamais.
J’avais éprouvé trop d’émotions. Je vins achever mes vacances et me reposer au milieu de ma famille.
Depuis cette aventure, lorsque quelque farceur vient à parler en ma présence de loups-garous, de feux follets, ou de revenants, je l’écoute d’un air gouailleur avec le plus beau sourire sur les lèvres : ce n’est pas parce que je veux faire preuve d’incrédulité, mais je complète son histoire en lui disant : « Mon ami, les loups-garous sont des taureaux furieux et les revenants de grosses citrouilles, je vous en donne ma parole d’honneur.
Conclusion
En terminant ce petit volume, amis lecteurs, je veux vous donner la raison pour laquelle je me suis décidé à publier ces pages sur les agissements de nos vieux Canadiens :
Trop souvent, hélas ! notre jeunesse franco-américaine entend proférer à l’adresse de nos vieux parents ce « Frenchmen » dit d’un ton méprisant par une certaine classe d’émigrants ignorants des « Vieux pays ».
À force d’entendre répéter ces propos dédaigneux, ces paroles de mépris continuel, le doute et le malaise finit par s’implanter dans le cœur d’un grand nombre de nos jeunes enfants. Ô honte ! ô malheur ! quelques-uns d’entre eux en viennent même, hélas ! jusqu’à méconnaître leurs parents et renier leur foi, l’honnêteté et l’honneur.
Jeunes Franco-Américains, haut la tête et le cœur ! Songez à la considération, à l’admiration que professe, à l’égard de nos vieux missionnaires et de nos intrépides découvreurs, toute la haute société instruite des Américains.
Six délégués — religieux et laïques — Canadiens Français demandèrent un jour une entrevue au président Roosevelt. Le Président se servant de notre langue française leur dit :
« Vous êtes Canadiens-Français ? Moi, refuser une entrevue aux successeurs de ces valeureux missionnaires, aux descendants de ces intrépides découvreurs qui ont excité l’admiration de l’Univers ! Messieurs, veuillez-vous asseoir ; vous êtes les bienvenus !
Avant tout, conservez vos traditions, préservez vos institutions, propagez votre langue. C’est parce que vous avez gardé votre langue et vos traditions, que vous êtes restés, en Amérique, un peuple distinct, et que vous avez conquis l’admiration de tous.
C’est aussi en conservant vos traditions et votre langue, que vous pourrez remplir votre mission : donner à l’Amérique tout ce que la vieille France a eu d’admirable, et que vous avez si religieusement, si fidèlement conservé.
Il n’est pas un Américain véritable et digne de ce nom, qui reproche à un autre étranger sa fierté à l’endroit de ses ancêtres, la tendresse avec laquelle il contemple et chante les gloires du pays de sa naissance.
Dans la vie américaine nous représentons tous ensemble les talents et les aptitudes de l’humanité entière. Quiconque connaît l’histoire ne peut manquer de rendre justice à nos concitoyens d’origine française ou canadienne-française, d’avoir contribué à notre vie américaine.
La principale industrie du Massachusetts est celle du coton, cette industrie serait gravement menacée, n’était la présence au milieu de nous d’un grand nombre de courageux enfants de notre Sœur du Nord.
J’espère vivement que la merveilleuse économie l’esprit industrieux, la gaieté naturelle, la franche bonhomie qui caractérisent ces vaillants descendants de Français continueront à progresser dans cette nation, qui nous connaît tous sous le même titre, celui de Citoyens Américains.
Les Canadiens de tous les États-Unis, se distinguent par leur travail, leur bonne conduite, et surtout, par leur attachement à leur foi religieuse, à leur langue et à leurs traditions nationales…
En effet, en conservant la langue que vous avez apprise sur les genoux de vos mères, rien ne vous empêche, Canadiens, d’être de bons citoyens américains.
Dites-vous bien une fois pour toutes : « Oui, nos vieux parents étaient dignes de notre respect, de notre admiration, de notre amour. Ils avaient la foi qui fait les grands peuples ; l’amour du prochain qui fait les bons citoyens, et, comme se plaisent à le redire les Américains, c’étaient des hommes d’honneur. »
Gardons précieusement le souvenir des traditions ancestrales. Conservons jalousement la belle langue, la foi de nos pères, leurs mœurs de famille si simples, si gaies, si patriarcales. Travaillons de toutes nos forces à faire cesser cet air d’emprunt, cet air pincé et faux, que cherchent à singer quelques compatriotes en certains quartiers.
Restons catholiques et francs, toujours !
Table des matières
- ↑ Plusieurs traditions ont cours sur ce sujet.
D’après la version que m’en a donnée un Américain, voici la raison de cette tradition parmi les Américains.
Washington était en campagne, un 22 Février, jour anniversaire de sa naissance. Comme il faisait une chaleur d’un beau jour d’été, le général aurait dit ces paroles :
« Il fait trop beau aujourd’hui, pour un 22 Février ; nous pouvons nous attendre à quarante jours de mauvais temps. »
La prédiction se réalisa : Durant quarante jours le temps fut si affreux que la démoralisation s’empara de l’armée.
Une autre version est celle-ci ; Après l’effervescence de la victoire finale, les Américains furent très affectés par la décision qu’avait prise le général Lafayette de s’en retourner en France.
Les Américains auraient désiré qu’il fût demeuré au milieu d’eux, que durant les quarante années qui s’écoulèrent entre son départ des États-Unis, et la visite qu’il fit en ce pays, sans cesse les Américains ressentaient de la tristesse pour l’absent, pour celui qui avait tant fait pour obtenir l’indépendance et la liberté de ce grand pays.
- ↑ Rogne pour rogue, expression populaire qui désigné une personne de mauvais caractère.