Restons chez nous !/Chapitre XII

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J. Alf. Guay (Damase Potvinp. 91-96).

XII



IL partit, Paul.

Il y a déjà un jour de cela que, chaudement emmitouflé dans le fond de la carriole, à côté de son père, qui, pour satisfaire ce caprice de son fils, n’hésitait pas à entreprendre pour lui le rude voyage de Québec, par le chemin Saint-Urbain, il avait jeté un dernier regard aux lieux de son enfance et dit un dernier adieu à ceux qui restaient…

En ce temps-là, on n’avait pas le chemin de fer entre Québec et le Saguenay. Nos ancêtres ne connaissaient pas le plaisir — si vraiment plaisir il y a — de s’embarquer un beau matin à Chicoutimi, à bord d’un train, et de souper, le soir, à Québec, après avoir passé la journée douillettement enfoncés dans la banquette capitonnée d’un wagon.

L’été, l’on pouvait faire le voyage, il est vrai, dans de méchants bateaux, qui n’avaient, à vrai dire, rien de bien rassurant pour notre vie ; mais l’hiver, le trajet se faisait en voiture, nous l’avons dit, par le chemin St-Urbain, qui s’étendait, à travers les forêts et les montagnes, entre la baie des Ha ! Ha ! et la paroisse de Saint-Urbain, en arrière des Éboulements, dans le comté de Charlevoix ; de là, on gagnait Québec par Sainte-Anne de Beaupré.

Dieu sait si ces voyages étaient rudes ; surtout quand les malheureux voyageurs se faisaient surprendre par une de ces affreuses tempêtes de neige dont les Basses Laurentides semblent avoir la spécialité. Bêtes, gens et voitures ont souvent disparu dans une de ces bourrasques, sans que jamais plus on en ait entendu parler…

Quelques voyageurs font encore aujourd’hui ce même trajet ; notamment les maquignons de Charlevoix qui viennent brocanter leurs vieilles rosses au Saguenay et au Lac St-Jean ; mais les conditions du voyage sont loin d’être les mêmes qu’autrefois. Des campes, échelonnés tout le long de la route, permettent maintenant aux voyageurs, surpris par la tempête, d’en attendre la fin, au moins à l’abri et au chaud…

À dire vrai, le cœur de Paul était bien gros, quand, se retournant au fond de la voiture qui l’amenait vers Québec, il vit son village disparaître dans le lointain, de minute en minute amoindri, aux pieds des montagnes pâles et neigeuses qui, au contraire, montaient, montaient, devenaient toujours plus immenses et plus confuses dans le ciel éteint… puis tout disparut enfin, à l’entrée du bois, et l’on ne vit plus derrière la carriole que la route longue, étroite et blanche, ne laissant pas même deviner, au bout, le clocher et l’humble toit que Paul vient de quitter et où il a passé des années si paisibles, au milieu d’êtres aimés… Reverrait-il jamais tout cela ? Quelque chose lui disait : jamais ! mais il n’y croyait guère.

En tous cas, il abandonnait volontairement tout cela, tous les êtres chers, les seuls qu’il aimât, pour aller à l’aventure devant lui et poser un pied incertain sur ce terrain mouvant et perfide d’un monde qu’on ne connaît pas…

Il partait seul… mais riche d’illusions, de trois bons baisers et d’une bourse assez bien garnie, que lui avait remise son père : sa part.

Est-il besoin de dire l’angoisse des adieux à la maison, ce matin du départ ?…

Sa mère, qui l’eût cru, fut la plus forte, au dernier moment. Après avoir pleuré toutes les larmes de ses yeux, les jours précédents, dans l’attente de ce malheur, au dernier moment, sa mère ne pleurait plus… elle le regardait, serré contre elle-même, pour le moment, oubliant tout et ne demandant rien de plus que de le tenir là… le reste n’existait plus et tout s’effaçait complètement devant cette joie de le savoir là, de se sentir aimée de lui… alors, voici qu’elle se sentait soudainement la plus forte, la plus vaillante, la plus calme et la plus décidée. Elle n’avait plus rien à désirer au monde, quand elle le tenait embrassé, près, tout près d’elle… et elle l’avait laissé partir dans un dernier baiser.

L’adieu à Jeanne fut à la fois tendre et pénible…

Quand il la vit, le matin, la voiture était déjà prête. Un léger cercle de bistre entourait les grands yeux de la jeune fille et laissait deviner ces larmes nocturnes qui coulent, silencieuses et ignorées, des yeux de ceux qui aiment et qui souffrent. À la vue de Paul, un sourire triste et bon passa sur ses lèvres, ce sourire charmant et navrant à la fois, qui dit les tristes déceptions de ceux qui ont été plein de foi… ; puis, ce sourire se changea en une larme. Paul, qui courbait le front, comme un coupable, ne vit point cette larme qui roulait dans l’œil de Jeanne, qui glissa sur sa joue pâlie et qui tomba, enfin, silencieuse, sur sa main…

Elle eut la force de sourire encore, puis de parler et de lui donner même une petite leçon, qu’elle savait, d’ailleurs, bien inutile : sa tendresse lui dicta, à cet instant, des paroles de femme forte :

Tu vas partir, Paul ; dans quelques instants, tu seras bien loin de nous. Ah ! il me semble que mon cœur va éclater à cette seule pensée… Tu pars, et c’est malgré nous tous ; c’est ce qui me fait de la peine. Si au moins tu allais là où le devoir appelle un fils ; là où la volonté d’un père te fait une loi d’aller… Partir ! mais tu ne sens donc pas que tu es heureux ici ; que nous sommes heureux tous, ensemble… Non, ne pensons plus à cela ; n’en parlons plus ; tu reviendras un jour, dis-tu ; oh ! puisse ce jour ne pas trop tarder. Pour moi, je ne me demande pas ce que je deviendrai, moi qui t’aime, quand tu m’abandonnes ainsi pour courir à l’étranger ; je me soumets simplement à cette rude épreuve… Pars donc, mon Paul ; ton souvenir, sois sûr, sera toujours là, en mon cœur ; chaque jour je prierai Dieu pour toi et lui demanderai de te faire aussi heureux que l’on puisse l’être ici-bas ; et Dieu m’exaucera, car la prière de ceux qui souffrent et qui aiment comme moi lui est toujours agréable… Mais toi, ne vas pas, au moins, m’oublier, car, tu sais, dans les grandes villes, là-bas, ça doit s’effacer vite, à la longue, le souvenir.

Paul pleura, lui aussi, à son tour…

Et, à cette heure, sur la route blanche et cahoteuse, bordée de grands arbres rabougris et pleins de givre, toutes les paroles de sa mère et de Jeanne trottent dans la tête de Paul. Va-t-il jamais les oublier ?…

Quatre jours après, par un soir bas, sous un ciel neigeux où tout présageait du gros temps, Jacques Pelletier arrivait à la maison, à Bagotville… seul ! Et, quand, après le souper, il se retrouva dans la grande cuisine, avec sa femme, pendant que le vent commençait à hurler au dehors, pensif, puis le front incliné, puis les paupières battantes, il pleura, le pauvre père, il pleura longtemps de ces larmes d’homme, particulièrement amères, et si lentes à couler du fond de leur source tarie…