Restons chez nous !/Chapitre XXVIII
XXVIII
N soir de fin de juin.
La mer bat à petits coups rapides, phosphorescents, les flancs d’un grand navire encore au repos, secoué seulement par le grondement des machines et le chargement des bagages. La statue de Bartholdi, « la Liberté éclairant le monde », dresse son fanal flamboyant, haut dans le ciel, jetant une note de clarté aveuglante sur les milliers de maisons de plaisance, d’hôtels, de villas, qui enserrent la magnifique rade de New-York, et, par la projection, au loin, de ses vives lueurs, traçant sur les flots une traînée resplendissante…
L’émotion intime et profonde, trempée de larmes qui, bon gré mal gré, règne sur les navires à cette heure des séparations peut-être éternelles, gagne tout le monde, même les indifférents, même les heureux. Un murmure assourdi de douces paroles chuchotées à voix basse, de sanglots étouffés, de baisers renouvelés avec tendresse ou passion court sur la foule affairée où les plus bruyants baissent la voix par compassion pour la douleur qui passe près d’eux sous un voile… Des bouquets embaumés arrivent pour des voyageurs et des voyageuses qui partent, frêles souvenirs destinés à survivre le plus longtemps à l’arrachement des adieux, et les notes d’une fanfare se font entendre dans un kiosque, à l’extrémité des quais…
Pour Paul, il n’y a personne, ni sur les bords du navire, ni sur les quais. Aussi, son cœur déborde pendant qu’il songe à son vieux père, à sa bonne mère et à Jeanne, qui ne sont pas là pour assister à son départ. Pourtant, ce serait si bon à cette heure, de se sentir près des siens, de presser dans ses bras un être aimé !
La sirène mugissante annonça le départ.
Appuyé sur le sale bastingage du dernier pont, Paul suivit, les yeux secs, les groupes qui s’éloignaient des quais ; puis l’hélice battit le flot, et le lourd navire tourna lentement sur lui-même pour sortir du port et gagner la haute mer…
Alors, c’était fini, irrévocable ; quand il se retrouva là, sur ce bateau qui s’en allait, il lui vint au cœur un désespoir fou, une angoisse affreuse, dans laquelle il y avait de la terreur de ce qu’il venait de faire, et tout un immense renouveau d’amour pour le foyer et les chers aimés qui l’attendaient là-bas, et dont il s’éloignait toujours. À cet instant il pensa que c’est bien étrange de ressentir tant de chagrin et de ne pas mourir, et de vivre encore. Pendant quelques minutes il regarda l’eau avec le mauvais désir de s’y précipiter…
La traversée fut heureuse, Paul en ressentit les bons effets. La griserie de la marche, les brises de la mer, l’enivrante sensation d’être emporté toujours de plus en plus loin vers des pays qu’il ne connaît pas et où il espère trouver la réalisation d’un rêve, exercèrent une bienfaisante influence sur son état moral délabré et jetèrent un baume sur les plaies de son âme mise à nu, par ce départ.
Il vécut même, durant ce voyage, des heures délicieuses dont il se promit de garder le souvenir toute sa vie…
Au niveau de cet étage inférieur des navires réservé aux émigrants et aux gens de basse condition, la vie du large est bien limitée sans doute… Le paquebot creuse dans l’océan son puissant sillon, relève en une sorte de double remblai la masse des eaux que son volume déplace et seul le moutonnement régulier de ces vagues soulevées marque l’horizon borné des passagers du pont inférieur. Mais il reste quand même, ici et là, quelques « postes d’observation » où l’on peut apercevoir un coin de ciel bleu et quelques lambeaux de mer ; et Paul avait bien soin de s’emparer le premier de ces endroits quand, le soir, il était libre.
Et, dans ces minutes, bercé mollement avec le navire par les grandes houles du fond, il s’était perdu dans des extases contemplatives, en regardant la lune qui, là-haut, au gré de quelques légers nuages, versait tour à tour son crépuscule errant ou ses rayons d’argent sur les flots sombres. Alors, c’était pour lui comme la sensation d’un recommencement de vie, des bouffées d’espoir en des jours meilleurs, l’oubli des souffrances subies et des larmes versées. Il lui semblait que le navire, en ces instants, l’emportait loin de ces souvenirs de tristesse et d’angoisse. Il sentait tout-à-coup un afflux de sève, une avidité d’agir, de se mêler à la foule des hommes et de se donner plus de peines, de faire plus d’efforts, d’être plus homme, enfin. Que diable ! il y avait déjà eu des jeunes gens avant lui qui avaient été mêlés à la vie, qui s’étaient battus, qui avaient été poursuivis par les malheurs de toutes sortes, qui avaient été proscrits, exilés, et qui avaient triomphé… Il y a deux ans, à son départ de la maison paternelle, il s’en rappelait, la vie lui apparaissait toute rose, et elle lui promettait bien des caresses, bien des cajoleries. Depuis, il en avait rabattu de ces illusions de jeune expérimenté. Et pendant ces heures exquises du soir, sur le navire qui l’emporte, tout lui parait, encore une fois, brillant, souriant, irisé de rose ; et il sent de nouveau son cœur battre d’une émotion tendre pour cet inconnu vers lequel il court, comme il y a deux ans. Sans doute il avait failli ; sans doute, durant ces longs derniers mois, il avait souffert ; sans doute, il avait dépensé beaucoup de force sans profit, mais au moins il avait vécu… il avait vécu un temps d’épreuves qui est utile, qui forge l’âme pour la vie… mais à la condition de ne pas durer toute la vie. Alors donc, à quoi bon vouloir sans cesse tendre les bras vers son cher passé, retenir par un pan de leurs robes sa mère et Jeanne, les chers fantômes qui s’enfuient… Face à l’avenir !
Toute cette transformation d’une âme, c’était l’œuvre muette d’un rayon de lune par une nuit calme, sur la grande mer bleue, d’un sanglotement de quelques flots et de la plaintive harmonie d’une brise nocturne… tant elle est vraie cette transfiguration du décor de la vie au travers de l’âme qui change. Non, ce n’est pas une fantaisie des poètes et des rêveurs d’associer la nature aux joies et aux tristesses de nos cœurs. La nature sourit ou pleure, aime ou s’irrite, vit ou meurt avec nous, que ce soit notre âme qui en transforme les paysages ou qu’elle se façonne sous leur aspect…
Une cloche résonnant fortement dans le silence d’une nuit, annonça trois heures du matin. Une brise plus fraîche et plus pénétrante commençait à se faire sentir. Le ciel pâlissait, les étoiles s’éteignaient. Une blancheur indécise se répandait, s’avançant lentement d’une allure suspendue de fantôme. Des appels et des commandements retentissaient d’un bout à l’autre des ponts. On approchait…
Déjà, à l’horizon, les côtes se dessinaient, prenaient des teintes infiniment variées et délicates. Le Havre apparut enfin, couché, au loin, dans les vapeurs vagues et grises du jour naissant.
Une heure après, le paquebot était amarré. Une foule compacte grouillait sur le quai. Des gens, comme au départ, il y a quelques jours, se pressaient, se bousculaient, s’embrassaient et s’embarrassaient au milieu de l’encombrement des colis et des marchandises qu’on commençait à décharger. Tous les voyageurs étaient descendus à terre…
Les bœufs avaient aussi repris leur véritable terrain. La tâche de Paul était finie, seul, maintenant, sur le quai, il semblait chercher et promenait autour de lui des regards inquiets qui n’avaient plus, tant s’en faut, l’assurance des viriles résolutions qu’ils répétaient quand, là-bas, en mer, il les levait sur la face moqueuse de la reine des nuits…