Restons chez nous !/Chapitre XXXI

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J. Alf. Guay (Damase Potvinp. 217-221).

XXXI



JACQUES PELLETIER dormait, la tête lourde, sur une botte de paille, dans sa grange. Une sorte de pressentiment ou de chagrin venait de l’atteindre au milieu des torpeurs de la méridienne.

Au dehors, le soleil d’août rougeoyait et planait. Tout le village ne semblait plus, dans l’étendue des champs de chaume et sous la coupole agrandie du ciel, qu’une ligne de pauvres maisons muettes. L’on eût dit d’un village abandonné sous les splendeurs en éruption de l’été. Les animaux, appesantis, dormaient dans l’ombre maigre des clôtures et de quelques arbres. Pas un cri, pas un bruit de pas le long de la route poudreuse, à cette heure où, au milieu de l’activité fébrile des travaux de la récolte, tous les paysans font la courte sieste d’après dîner… L’azur lui-même fumait. Une vapeur laiteuse, diaphane, montait en papillotant, comme un encens léger vers la voûte d’une chapelle. Les chaumes et les bardeaux des toitures et les champs, blonds d’épis mûrs, réverbéraient l’éclat terni et brûlant du jour. Dans les cours, où miroitaient quelques restes de boue gluante, des poules se pelotonnaient tristement, alourdies, la tête sous l’aile en attendant que s’allongeât un peu vers elles l’ombre droite des arbres et des bâtisses…

Un bruit de pas sur la paille devant la grange, toute la gente volatile qui s’ensauve en gloussant de mécontentement, et la grande porte du bâtiment s’ouvre en grinçant ; aussitôt une ombre noire s’allonge dans la plaque éblouissante de soleil que la porte a fait tomber sur l’aire… Jacques Pelletier se réveille en sursaut et se lève en s’étirant :

— Monsieur le curé !…

— Bonjour, Jacques !… J’arrive de la maison où ta femme m’a dit que tu dormais ici… En fait-il une chaleur ! Nous allons avoir certainement de l’orage tout-à-l’heure… La récolte va être bonne, je suppose !

— Oui, assez, monsieur le curé, malgré qu’elle ait souffert un peu de la sécheresse, c’est l’avoine surtout qui a attrapé du mal ; elle est rouillée. Je crois tout de même que le rendement va être assez bon… Si je peux au moins avoir le temps de finir le serrage avant les gelées… Je suis seul, vous savez, depuis le départ du fils et ça ne va pas toujours vite…

— Ah ! oui, et Paul, en avez-vous des nouvelles ?

— Pas depuis deux mois… sa dernière lettre était datée de… là-bas, je ne me rappelle plus de quelle place, mais ça doit être loin ce diable d’endroit… Il n’y avait que quelques mots qui ne voulaient rien dire. Il pense bien revenir mais il n’a pas l’air savoir quand, et bah dam ! ni nous autres non plus. Pauvre enfant, il n’est pas chanceux !…

— Jacques ?…

— Monsieur le curé ?…

Tout de suite, devant la figure devenue subitement grave du prêtre, le père Pelletier vit qu’il y avait du nouveau, du mauvais… Et, avec un air très doux de résignation calme, et d’une voix légèrement tremblante, il dit :

— Non,… pas de nouvelles de lui depuis deux mois… mais, vous devez en avoir, vous, monsieur le curé, des nouvelles… voyez-vous vous avez beau vous intéresser à nous, ce n’est pas pour me demander si la récolte sera bonne cette année que vous avez fait cette longue marche pour venir me voir… Vous pouvez parler, allez, monsieur le curé,… J’en ai tant enduré, depuis deux ans…

Alors le prêtre sortit de sa poche un papier où il y avait quelques lignes d’une écriture de femme et qu’il lut à Jacques.

Le papier disait :


Monsieur l’abbé,

Nous avons, depuis huit jours, parmi nos malades, un jeune homme du nom de Paul Pelletier et qui dit venir du village de Bagotville, Saguenay, Canada. Le pauvre enfant est atteint d’une fièvre typhoïde contractée à bord d’un navire qui venait d’Europe et à bord duquel il était chauffeur. Il était malade depuis deux jours quand on l’a amené dans notre hôpital. Son état est très grave ; il est même de mon devoir de ne pas vous le cacher, les médecins le condamnent et disent qu’il n’a plus qu’une couple de jours à vivre. Je vous écris afin que vous avertissiez ses parents de qui il parle sans cesse dans son délire.

Quand cette lettre vous parviendra, peut-être que notre pauvre malade ne sera plus de ce monde.

Votre tout dévouée,
Sœur Marceline, Supérieure.


— Du courage, brave Jacques !… dit le prêtre, quand il eut terminé la lecture de la lettre.

— Hélas ! j’en ai tant besoin… et j’en aurai, je vous le promets, monsieur le curé, merci !

Tous deux sortirent.

L’air était gros de bouffées d’orage. De lourds nuages se ramassaient en haut et descendaient vite, là-bas, à l’horizon, où il s’en formait un amoncellement noir à faire peur… Et, soudain, comme le prêtre et le paysan arrivaient à la maison, un coup de vent souleva tout ce qui dormait sur terre. Une ombre opaque passa sur l’éclat du jour et une vague de poussière, de feuilles et de fétus de paille, galopa sur la route…