Resurrecturis

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V

Resurrecturis.


AUX POLONAIS.


 
Pologne, encore un flot de ce sang indompté
Si bien connu du Christ et de la liberté !
Ah ! jamais tes soldats, tes martyrs que je prie,
N’ont mieux conquis le droit d’avoir une patrie
Qu’à l’heure où, sans frapper et sans parer les coups,
Ces vaillants pour mourir se sont mis à genoux.
Non ! pas même en ces jours de croisade sans trêve,
Où l’Occident chrétien s’abritait sous ton glaive,

Ni quand tes fils, hélas ! mal payés de retour,
Sous nos drapeaux ingrats tombaient avec amour ;
Ni lorsqu’au noir Cosaque ils arrachaient leur ville,
Jamais, en combattant, vainqueurs un contre mille,
Leur sang n’aura coulé, sous le fer ou le feu,
Plus sacré devant l’homme et plus pur devant Dieu !

Laisse dans le fourreau, laisse ta grande épée !
Ta résignation ne sera pas trompée ;
Accepte le martyre encor jusqu’à demain.
Nous avons vu le fer à l’œuvre dans ta main ;
Et tu n’es pas de ceux qu’un soupçon peut atteindre :
Nul ne t’accusera de ruser et de craindre,
De ne vaincre jamais que par le bras d’autrui,
Et d’insulter plus tard les sauveurs d’aujourd’hui…

Va ! tu peux, une fois, prendre pour seules armes
Le deuil et la prière, et d’innocentes larmes ;

Ta gloire, et tous ces morts, et la France ta sœur,
D’une ombre de faiblesse absolvent ta douceur,
Tu peux tendre au bourreau ta poitrine et ta joue,
Et porter ce gibet, et souffrir qu’on t’y cloue ;
Seule et sans nul secours des peuples ou des rois,
Tu sais, quand il le faut, descendre de ta croix.

Oppose un jour, sans honte et sans fierté vulgaire,
Les armes de la paix à celles de la guerre ;
Enseigne aux opprimés de ces coups de vertu
Par où l’on est vainqueur sans avoir combattu.
A toi de nous montrer, victime obéissante,
L’éternité du droit et la force impuissante,
Et l’essor de l’esprit qu’on ne peut étouffer,
Et la vigueur de l’âme usant celle du fer.

Quelle arme les vaincra, ces sublimes rebelles ?
Pour unique arsenal ils ont pris leurs chapelles.

Nourris du Dieu martyr, à ces combats nouveaux
Les hommes s’avançaient plus doux que des agneaux ; .
Calmes sous la menace et sans cris de furie,
Opposant aux canons un seul mot : La patrie !
A pas lents, comme on suit le dais et l’ostensoir
Dans une ville en fête escortés jusqu’au soir,
Ils marchaient ; ils chantaient, pareils à des Lévites,
Attendaient, à genoux, les balles moscovites,
Offrant à l’ennemi, d’un geste solennel,
Leurs cœurs pleins de pardon et d’amour fraternel.

Ces cœurs de citoyens égorgés sans murmure,
Voilà de tous les droits la plus solide armure !
Vous l’avez reconquise., et nous la garderons,
La force qui dans Rome a vaincu les Nérons,
La force des enfants et des vierges sereines,
Dont les lions léchaient les pieds dans les arènes,
Dont l’innocent regard lançait une terreur

A tenir hésitant le tigre et l’empereur,
Vous aussi, vous saurez vaincre par le martyre !
Du glaive et du poignard la trempe se retire ;
Leur fer va se briser, s’il frappe une autre fois,
Sur vos fronts revêtus du signe de la croix.

L’Europe, où retentit le tocsin des alarmes,
O Pologne ! attendait un éclair de tes armes.
Au bruit de nos canons, les peuples en éveil
Avaient pris ton repos pour le dernier sommeil.
Mais va ! dans nul combat, ô fière Varsovie !
Ton sang n’a mieux prouvé ton indomptable vie ;
Jamais ton noble espoir, qui sait se contenir,
N’a d’un plus ferme élan bondi vers l’avenir.
Le Christ aux nations donne une âme éternelle.
Pas de joug assez lourd, d’armée en sentinelle,
De rocher sépulcral, scellé comme le tien,
Que ne brise, à son heure, un vrai peuple chrétien.


Moi, je sens qu’un écho de cette sombre fête
A dans l’humble chanteur suscité le prophète :
De ces illustres morts naîtra la liberté ;
Chaque goutte de sang a sa fécondité.
Lève-toi du cercueil, dans ta vigueur première,
Lazare aimé du Christ, et revois la lumière !
Rejette le linceul et l’esclavage étroit,
Car tu n’as pas douté de Dieu, ni de ton droit.
Vous vaincrez ! J’en atteste, ô soldats pacifiques !
La terre où de vos os vont germer les reliques,
Et les premiers martyrs, ces vaincus immortels,
Par qui le Fils de l’Homme a conquis ses autels.
J’en atteste la croix debout au Colisée ;
L’arbre survit encore à la hache brisée.
Vous vaincrez par l’exil, par ses maux infinis ;
Vous vaincrez par la mort et serez rajeunis.
Tant qu’un sang généreux jaillira de vos veines,
Portez donc votre espoir au niveau de vos peines :

La patrie est vivante et prête à refleurir,
Lorsque les citoyens savent si bien mourir.

Ah ! ce sang est versé pour notre Europe entière !
Entre les cœurs chrétiens il n’est pas de frontière.
La liberté, qu’on souille et qu’on étouffe ailleurs,
Aura pour vous des jours et des soldats meilleurs.
Vous avez fait pour elle, ô morts sans représailles !
Plus en ce jour de foi qu’en dix ans de batailles.
La Vierge qu’insulta notre cynique ardeur
Retrouve enfin, chez vous, sa divine pudeur ;
Grâce à vous seuls, le monde a pu la revoir telle
Qu’il adorait du Christ cette fille immortelle,
Blanche, et douce, et paisible en son chaste maintien,
N’ayant jamais versé d’autre sang que le sien ;
Telle que, dans le cirque, à la mort entraînée,
En face des Césars et de Rome étonnée,
Rayonnante, on la vit, pour ses dogmes nouveaux,

Recruter des martyrs jusque chez les bourreaux.

J’aime à la voir, ainsi, triomphant d’elle-même,
N’ayant courbé son front que sous l’eau du baptême,
Fière devant les rois, humble dans le saint lieu…
Je n’ai compris jamais la liberté sans Dieu.
Va ! la tienne a, pour vaincre une force usurpée,
La croix qui la défend aussi bien que l’épée,
Et l’essaim des martyrs qui jaillit de ton flanc,
Pologne ! et ton nom pur comme ton aigle blanc.
Dans nos jours incertains semés de lueurs sombres,
Où le devoir lui-même est environné d’ombres,
Où le droit, orageux et qui déborde encor,
Roule tant de limon, hélas ! avec tant d’or,
Toi seul, peuple martyr, dans la noire mêlée,
Gardas sous l’œil de Dieu ta cause immaculée.
Hormis tes oppresseurs, frappés dans leur orgueil,
Jamais ta liberté ne mit la terre en deuil ;

Jamais un droit ne fut, sur des têtes royales,
Offensé par ton droit et tes armes loyales ;
Jamais ta noble main n’aiguisa le poignard ;
Jamais des vils poisons tu n’as pratiqué l’art ;
Jamais tu n’as frappé dans l’ombre et par derrière,
Et fait de l’amitié la ruse meurtrière,
Et parjure, à l’abri d’un encens odieux,
Dépouillé les autels en saluant les dieux…

Poursuis donc, sans faiblesse et sans vaine utopie,
Et tiens ta cause à part de toute cause impie ;
Toujours prête à tenter d’héroïques hasards,
Mais ne croyant pas plus aux tribuns qu’aux Césars.
Ils ont tous, en flattant une race oppressée,
Leurs projets tortueux et leur double pensée…
Ne risquez point l’honneur à ce funèbre jeu,
Ne comptez que sur vous, Polonais, et sur Dieu.

Mais vous n’êtes pas seuls livrés aux rois contraires,
Partout, à votre insu, naissent pour vous des frères ;
D’invisibles amis, avec vous conjurés,
Sans ligue et sans complot, forment des nœuds sacrés ;
Tous ceux dont votre exemple a retrempé la fibre,
Qui, sous un front chrétien, portent une âme libre,
Et font par leur mépris, calmes et désarmés,
Envier aux tyrans le sort des opprimés.

Oui, loin des parvenus et des foules stupides,
L’honneur, à petit bruit, peuple des Thébaïdes ;
On y saura garder le culte qui se perd,
Et des hommes, un jour, sortiront du désert…
Croyez-en le poëte, ami de ces retraites,
Qui lit avec son cœur dans les choses secrètes,
Qui, pareil aux oiseaux, du fond des horizons,
Voit poindre la beauté des futures saisons ;
Qui dans l’âme et la plante, à sa voix fécondées,

Entend courir la sève et sourdre les idées ;
Qui, même en un cachot, saurait dire, à coup sûr,
S’il se forme un orage, ou si le ciel est pur.

Je vois, j’entends au loin, dans la sphère des âmes,
Grandir et s’approcher des rumeurs et des flammes,
S’amasser pour demain, en un ciel sans courroux,
Les foudres de l’esprit qui combattront pour vous !
Tôt ou tard la justice à ce monde s’impose ;
Un vengeur imprévu naît à la sainte cause.
Peut-être que, ce soir, au milieu des éclairs,
Un autre Labarum paraîtra dans les airs…
Et le bourreau lui-même, étonné de sa chute,
Tendra sa main sanglante au Dieu qu’il persécute ;
Et brisant le sépulcre où dort la liberté,
Le grand peuple martyr sera ressuscité.