Retour d’Alsace, août 1914/26 août

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Émile-Paul frères (p. 93-103).
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26 août.

Lever à trois heures. Il pleut. Bonne journée pour le crayon-encre. On nous autorise enfin, comme nous en sortons, à envoyer des cartes illustrées d’Alsace. À défaut de cartes de Fellering, nous trouvons les vues de la vallée de l’Ill, celles de Vieux-Brisach, les cartes qu’eussent expédiées Turenne et les Suédois. Départ à quatre heures. La kellnerin, ignorante du sort de Tirpitz, nous fait des signes avec ses avant-bras. Marche silencieuse sous une pluie de montagne qui ne pénètre pas nos harnachements, mais qui nous fait lisses, muets. La route est dure et déchaussée par les averses. Un ruisseau plat la longe. Aux vergues, orgueilleux de border à la fois la route et le torrent, pendent des ampoules à abat-jour qui brûlent encore et qui nous font entrevoir, sous l’eau noire, les truites endolories par l’électricité. Dans les pâturages, des bœufs sont immobiles, debout, respectant l’heure où l’herbe se relève et pousse le plus vite. La nuit ne se dégage des sapins qu’en y laissant ses nuages les plus noirs, sur lesquels il pleut aussi. Arrêt à Urbès, les mieux éveillés font face à la route, les plus tristes face à la rivière. Le 1er bataillon nous rejoint. Il est gai, et chante, car on l’a fêté toute la nuit. Aux fenêtres, tout ce qui se peut voir d’Alsace vivante à cinq heures du matin, quelques épaules rondes entre des rideaux noirs à fleurs roses, un sein à demi dégagé, un bras blanc qui relève un store, une petite fille entière, qu’on a assise sur la fenêtre et qui lance des fleurs en papier ; un gamin sans veste qui escorte, ce n’est pas un gamin juif, notre vieux tambour ; des chiens de garde, silencieux, car la guerre leur apprend chaque jour à douter de leur métier. Un moulin, une usine, avec une plaque française d’assurances contre les incendies : ils n’ont jamais brûlé ; la douane, où Tantôt se pèse sur la bascule ; il a pris un kilog en Alsace. Le jour est levé. Le général qui galope le long de sa brigade, reproche avec aigreur au colonel d’avoir un bataillon triste et un bataillon gai. Impartial, le colonel passe chaque demi-heure avec l’un, et la demi-heure suivante avec l’autre. Deux vaches à clochette que notre avant-garde a séparées essayent vainement de se joindre par les intervalles des compagnies, tandis que la route s’élève et abandonne les prairies. Le colonel, distrait, cherche en arrière un troisième bataillon, le bataillon rêveur.

Nous allons en France. On nous l’annonce, et les hommes ne s’en inquiètent point. Un départ a toujours le charme du départ. Suivant l’imagination des capitaines, nous allons garder la frontière italienne ; nous allons débarquer au Danemark ; nous rejoignons en Lorraine notre régiment d’active : ma compagnie se réjouit à l’idée de retrouver l’adjudant Orphalin que nous appelions l’Aigu et qui ne parlait que par nombres. La mauvaise humeur des officiers rassure tout le monde ; s’ils étaient ennuyés, ils s’occuperaient moins de nous. Le général continue à harceler le colonel et nous nous passons sa colère, par grades, avec l’impassibilité de boules d’ivoire. Nous montons tellement à pic que le ruisseau qui descend là-bas, avec des précautions, tout écumant, nous fait vraiment pitié ; sur notre droite, la vallée se gonfle ou s’étire ; parfois, sur notre gauche, un vallon, qui s’écoule par un ruisseau. Les montagnes émergent d’un coup, avec leurs sapins jusqu’à la base, d’une terre plate et végétale, et l’on sent sa masse qui se prolonge au-dessous. Menant vers une maison isolée, des sentiers blancs, creusés par le pas d’une seule famille ; une buse qui plane désigne soudain aux dix mille hommes de la brigade un pauvre lapin modeste, qui se croit de tout ignoré. Sur des îlots de granit — mauvaise affaire pour les patrouilles — des châteaux écroulés, montrant aux artilleurs comment frappe le temps, d’un seul coup, au point faible de la voûte, et la ruine ainsi n’est pas gaspillée. Entre les ballons, un doux arceau de pentes, qui supportent la route comme des ressorts. Avec quelle douceur, lorsqu’elles étaient en fusion, les Vosges se sont rapprochées et jointes ! Les sapins sont plus beaux sur ces ponts. Autour de nous, l’Alsace s’abaisse, et les adjudants, qui ont le droit de se retourner le temps que dure le défilé de leur compagnie, tentent vainement de découvrir Thann, à la rigueur Urbès, dans les bourrelets. D’ici, on devine déjà mieux Strasbourg. Nous n’entrevoyons plus, du pays alsacien, que la plaine où nous avons à peine pénétré, une ligne brumeuse que les soldats, selon qu’ils sont chasseurs ou pêcheurs, appellent la forêt de la Harth ou le Rhin. La pluie cesse. L’état-major de la division nous dépasse, dans des automobiles, suivi de motocyclettes. Mais pas un seul soldat qui vienne vers nous, qui descende, comme le jour où nous allions à la bataille. C’est au silence que nous marchons aujourd’hui. Si le but de la guerre est le col le plus solitaire de France et d’Allemagne, nous serons arrivés dans une heure. Nous ne rencontrons qu’un cheval mort de fatigue dont les maréchaux du régiment arrachent et se partagent les fers, à la dérobée, comme des porte-bonheur. La forêt, par instants, nous couvre d’arceaux humides et l’artiste imitateur de la compagnie imite maintenant les oiseaux. Aux tournants, je vois Michal avancer à dix mètres devant nous, décamètre de son pas étalonné, que le régiment ne rattrapera plus qu’en France. Grâce à la pente, le niveau s’est établi entre le bataillon gai et le bataillon triste. Déjà les bornes kilométriques nous annoncent la France ; les hectomètres eux-mêmes parlent sur cette route. Dans huit cent cinquante-trois mètres, nous serons en France. Nous ne voyons plus de l’Alsace que la route, les arbres qui la bordent, et il faut maintenant la toucher pour y croire. Les officiers, ménagers de leurs chevaux, marchent à la hauteur des hommes, avec un remords que combat l’assurance d’avoir désormais plus régulièrement les lettres de leur femme ou de la directrice du Grand Cercle helvétique.

Que nous as-tu donné, Alsace ? Nous revenons sans trophées, et il y a au plus trois casques de uhlans dans tout le train régimentaire. Nous n’avons conquis que des okarinas, des cartes déchirées, et que nos chiens, baptisés comme une escadre allemande, Guillaume, Bismarck, Blücher. Nous avons pris l’habitude d’envoyer des vues illustrées mensongères, de Montchanin quand nous étions à Burnhaupt, de Ribeauvillé quand nous étions à Thann, de sorte que nous supportons à peine, tant l’émotion est forte, de recevoir une carte vraie, qui vient d’un Parisien et est Sainte-Clotilde, d’un Vichyssois et est le Casino. Nous avons gagné de ne pouvoir plus raconter notre guerre sans dire négligemment que nous avons commencé en Alsace, et le vin que nous boirons gardera le goût de kirsch tant que nous n’aurons pas de bidons neufs… C’est tout… Nous aurons le sentiment de nous être acharnés sur la frontière même, la piétinant, comme s’il suffisait de l’effacer, et de l’avoir remplacée par la ligne bossue de notre itinéraire, par une charnière toute neuve. Nous aurons, les jours de deuil, la modestie de ne vouloir acquérir que ce que nous avons parcouru, Saint-Amarin, Aspach et surtout Enschingen, puisque nous l’avons pris tant de fois. Nous aurons l’impression d’avoir été envoyés au secours de l’armée de Belgique moins par Roanne que par Thann, qui s’est dépouillée généreusement et en un jour de nous tous, et une fois à l’hôpital, nous chercherons dans le Bottin de l’étranger les noms du boucher sympathique et du bon opticien. Alsace bénigne, qui nous a donné, avant ceux de la vraie guerre, un souvenir des anciennes campagnes. Nous avions des uniformes de 70, violet et cuivre, tout neufs, et les souliers tout neufs qu’on fabriqua par millions au temps de l’affaire Schnœbelé. Nos jambes garance se démenaient sous cette armée antique comme celles d’un enfant sous son cheval à volants. On ne distinguait pas encore les menuisiers, les cochers, les prêtres, sous la capote intacte. Libérés de nos métiers, il ne nous restait que nos vertus et nos défauts. Nous ne nous connaissions que par eux ; nous nous appelions : le gourmand, le menteur, le paresseux, et chacun respectait le nom de l’autre, comme on le respecte à la légion étrangère, comme s’il était faux et cachait un millionnaire, un criminel, un sous-préfet.

En France ? Nous y voici. Le poteau est sous un tunnel et notre pensée seule, au-dessus, a à franchir la frontière. Nous faisons halte dans cette nuit. Un quart d’heure d’ombre totale pour nous préparer au jour français ; c’est la méthode des myopes qui changent de lorgnon. Avec des allumettes-bougies, nous cherchons la ligne tracée sur les murs, comme une coupe. La moindre parole résonne, et l’écho, sûr de n’être pas vu, s’approche à dix pas de nous. Nous repartons. La route descend, et l’habitude d’être en France se reprend comme la pente même. Il est midi. Dans des clochers invisibles sonnent des cloches. L’air est doux. Michal nous montre la Moselle qui vient de naître, et ce nom qui vient nous attendre si haut nous émeut comme si la Moselle pour nous était remontée à sa source. Des verdiers, télégrammes timides qui arrivent cinq mètres avant nous à chaque maison de garde, suivent la ligne télégraphique, dont les poteaux ont connu, au temps de leur liberté, tous les sapins du voisinage et sont moins droits et moins guidés. Déjà la route se divise en route départementale, en chemin cantonal. Elle est plantée d’ormes anciens, distants d’une toise, tandis que les tas de cailloux s’espacent à intervalles républicains. Sur chaque arbre, dans chaque fourré, un animal familier nous a attendus : une pie, un chat, un chien beauceron qui aboie dans sa langue claire contre nos chiens allemands. Sur la gauche siffle un train. Nous avions oublié le train. Dans les villages, chez la mercière-épicière, nous avions oublié que se rassemblent le chocolat à billes, le pain d’épices, la moutarde. Il reste même un Petit Journal pour le régiment. Voici les affiches coloriées dont nos yeux étaient si pleins qu’ils en découpaient les silhouettes sur les grands murs blancs alsaciens. Nous entrons dans un pays à la vie si précise, si détaillée, que nous recherchons malgré nous le nom de la journée et que nous reconnaissons, presque de vue, le mercredi. Pays charmant : à la sortie du tunnel, un écriteau recommandait de se méfier des courants d’air. Nous succombons à son charme, nous allongeons le pas, nous levons tous ces freins qui nous empêchaient de marcher vite et d’être heureux. Nous sommes infidèles à l’Alsace. Quel bien-être, quel repos de retrouver ce qui est à nous, ce qui est réservé à nous, les Françaises et leur costume, les petites postes bâties sur le modèle des petites gares, les enfants français, tellement moins nombreux que là-bas, rares et précieux comme l’enfance même, qui sont ici des ornements, deux au plus debout sur chaque borne kilométrique, et qui nous répondent, quand nous les questionnons, par un de nos noms même : je suis Jean Parmentier, je suis Émile Richard. À travers une fenêtre, une fillette qu’on habille nous regarde. Une autre, qui ne se sait pas vue, montre sa gorge. Dans une villa, une grande jeune fille brune, les épaules nues, agite vers nous ses deux bras. Délicieux plaisir de revenir dans un pays où la pudeur a changé. Nous retrouvons nos femmes plus simples, plus belles, sans frayeur d’être nues : nous sommes chez nous ! Personne qui récrimine de nous revoir, qui demande une explication, à part une bourgeoise, à la fenêtre de la maison où Turenne a couché, et qui doit craindre des représailles. Un facteur nous accompagne. C’est le facteur, cette fois, qui nous offre un verre de vin. — Ce n’est pas de refus, facteur ! Il nous indique le nom de tous les villages, avec le nombre de lettres que chacun reçoit par an. La petite ferme au pied du rocher de granit n’a jamais de courrier. Il lui porte les catalogues en double, les imprimés, les lettres de faire-part revenus avec la mention « inconnu ». Le bourg au-dessus de nous, c’est Bussang. Voici les affiches balnéaires, d’où le maire a fait effacer : Bussang = Sang bu, à cause de la guerre. La jeune fille à jupe noire, en chemisette rose, les cheveux en coque sur les oreilles, c’est Mlle Marie Renaud. Pas la blonde qui est Ernestine Chaumont. Mais Renaud a hérité d’une rente de mille francs. Elle entend ne se marier qu’à sa guise et a refusé tout le monde.

Marie Renaud sourit à Forest, qui vient bavarder avec elle, la halte se fait devant sa maison, et il a deviné qu’elle s’appelait Marie ; il voudrait seulement le reste de l’adresse. Elle lui fait deviner son nom, et le nom du village, et celui du canton, par la première syllabe de chaque mot. Doux bégayement ! Mais on siffle : adieu. Elle lui permet de l’embrasser. Nous partons. Fantassins pleins de tact, nous ne nous retournons point vers elle, pour qu’elle voie seulement, dans notre masse bleue, le visage de son Forest, qui marche à reculons, l’emplâtre, et sur mes pieds !