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Revue Littéraire - avril 1854

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REVUE LITTÉRAIRE.

Histoire de la Réunion de la Lorraine à la France, par M. le comte d’Haussonville.

De grands travaux ont renouvelé de nos jours l’étude des origines et des progrès de la société française. On peut dire que, dans ses traits généraux, l’histoire de notre pays est désormais fixée. Il est encore un domaine cependant où n’ont pas pénétré complètement ces procédés d’investigation sévère et d’intelligente analyse qui font l’honneur et l’originalité de la science contemporaine. L’histoire de nos anciennes provinces, écrite généralement à un point de vue exclusif, attend encore qu’on lui applique les méthodes fécondes introduites par d’éminens historiens dans les questions d’histoire générale. Des études sur nos anciennes provinces, animées de l’esprit qui a renouvelé la science historique dans ses applications les plus étendues, auraient à la fois l’avantage de compléter en plus d’un point les notions déjà recueillies, et d’assigner aux recherches locales la direction précise, la haute signification qui jusqu’ici leur ont manqué.

C’est une de ces études qu’a voulu entreprendre M. le comte d’Haussonville, en racontant, dans un ouvrage dont le premier volume va paraître[1], l’histoire des négociations qui ont amené la réunion de la Lorraine à la France. Il fallait, pour traiter un semblable sujet, unir au sentiment des devoirs qu’impose l’histoire politique l’habitude et le goût de ces recherches auxquelles rien n’échappe dans le drame historique, ni le secret des événemens, ni la physionomie des acteurs. En éclairant ici même[2] quelques points obscurs de nos annales diplomatiques dans une période tout, récente, M. d’Haussonville avait pu consulter ses souvenirs aussi bien que ceux des personnes considérables mêlées aux événemens et aux négociations dont il s’était fait l’historien. Il avait aujourd’hui à se transporter au milieu des intérêts et des passions d’un autre siècle. Interroger des documens contradictoires, en tirer des conclusions précises, et mieux encore, des récits des tableaux animés, c’était une épreuve délicate, mais qui a fourni à M. d’Haussonville l’occasion de prouver une fois de plus ce que l’étude du passé gagne parfois à s’appuyer sur une connaissance étendue de l’histoire contemporaine.

Nous ne voulons ici que donner un rapide aperçu du livre de M. d’Haussonville. Il nous parait curieux de montrer comment le nouvel historien de la Lorraine a pu agrandir un sujet où l’intérêt local semble devoir tenir tant de place. « Nous avons tâché, dit-il, sans négliger absolument les événemens généraux de l’histoire de Lorraine, de mettre surtout en relief les incidens de la lutte qui a précédé l’incorporation de la Lorraine à la France, lutte soutenue avec persévérance contre les rois de France par une race de princes illustres qui n’ont quitté leurs états héréditaires que pour monter sur le trône de l’Autriche. Nous nous sommes principalement appliqué à préciser la série des faits que la prudence des auteurs contemporains a quelquefois préféré taire, ou que leurs passions ont trop souvent dénaturés. » Tel est le but que s’est proposé l’auteur. Comment l’a-t-il atteint ? C’est surtout en le citant lui-même que nous voudrions l’indiquer.

« La Lorraine, cédée en 1737 au roi Stanislas, a été définitivement réunie à la France en 1766; mais cette réunion, accomplie par Louis XV, avait été préparée par ses prédécesseurs. Vainqueur de la ligue, Henri IV s’empressa de donner sa sœur à l’héritier du duc Charles III. Cette alliance rompue par la mort de Catherine, il prit soin d’arranger le mariage du dauphin, encore enfant, avec la fille ainée du duc Henri. Louis XIIIe devenu maître de son royaume par la défaite des grands et par la prise de La Rochelle, revendiqua le Barrois faute d’hommage, envahit deux fois la Lorraine, et démantela toutes celles de ces places qu’il ne put retenir. Louis XIV, poussant plus loin la même politique, arracha au duc Charles IV la cession de son duché, s’en empara bientôt après, et, malgré les efforts de l’Europe coalisée, le garda pendant la plus longue partie de son règne. Ainsi, tour à tour occupée de vive force, ou momentanément rendue à ses souverains légitimes, la Lorraine n’a jamais cessé d’être, soit le théâtre des entreprises violentes des rois de France, soit l’objet de leurs incessantes négociations, et l’on peut dire que la paix elle-même ne lui a pas été moins funeste que la guerre. »

Tel est le début du livre, dont le premier volume nous mène jusqu’à la prise de possession de la Lorraine par Louis XIII ; mais avant d’entrer dans la partie essentielle de son sujet, l’auteur croit nécessaire de consacrer quelles pages au théâtre de la lutte qu’il va raconter. Il résume à grands traits l’histoire des ducs de Lorraine, depuis leurs premiers démêlés avec les ducs de Bourgogne jusqu’aux troubles de la ligue, qui préparent un conflit suprême. Avec le règne du duc Charles-III, nous voyons commencer cette suite de débats et de guerres sur lesquels M. d’Haussonville a consulté tour à tour le témoignage des historiens français et des chroniqueurs locaux[3]. Charles III a en présence de lui le roi Henri IV, préoccupé de créer par un mariage des droits à la couronne de France sur le duché de Lorraine. La mort de Henri IV amène en France un brusque changement de politique. Marie de Médicis renonce à l’alliance lorraine, et arrange le mariage de Louis XIII avec une infante d’Espagne. Quelques années paisibles suivent le règne agité du duc Charles III ; mais bientôt le trône ducal est occupé par un prince appelé, comme le dit M. d’Haussonville, « à jouer un grand et singulier rôle dans toutes les affaires de son temps. » Charles IV avait été élevé à la cour de France, il avait plus tard suivi en Allemagne le duc de Bavière Maximilien, qui portait secours à l’empereur Ferdinand III, menacé dans ses droits par l’électeur palatin de Bohême. A la journée de Prague, qui rendit la Bohême à l’empereur d’Allemagne, Charles avait fait admirer sa bravoure. L’enivrement de ce premier succès, qui éveilla en lui l’amour de la guerre pour la guerre, fit sa gloire peut-être, mais amena aussi la ruine de son pays. C’est dans le règne de Charles IV que se place un des plus remarquables épisodes du livre de M. d’Haussonville, cette tentative de campagne contre Richelieu, inspirée à l’humeur aventureuse de Charles par une des femmes les plus séduisantes du XVIIe siècle. Quelques pages, que nous détacherons de cet épisode, pourront servir à marquer l’intérêt général du livre et à caractériser la manière de l’historien. Nous choisissons ce portrait de Mme de Chevreuse, où l’auteur s’est attaché avec un tact délicat à compléter et à coordonner les témoignages des contemporains.

« Toutes les histoires de la fronde, tous les mémoires du temps, toutes les lettres des contemporains, parlent avec admiration de la beauté de Mme de Chevreuse : les plus grands peintres ont fait souvent son portrait, les plus habiles graveurs d’une époque qui en comptait beaucoup d’excellens nous ont reproduit ses traits; mais, au moment de la fronde. Mme de Chevreuse avait déjà quarante-cinq ans, elle avait mené une vie très agitée. Plus que l’âge, la fatigue et les chagrins d’une existence pleine d’aventures avaient dû laisser leurs traces sur son visage. Quel ne devait pas être, aux jours de la jeunesse, du vif éclat et du premier épanouissement, l’attrait d’une femme dont la séduction demeura toujours si puissante! Malheureusement, autant les témoignages abondent sur l’effet produit par la première apparition de cette triomphante beauté, autant les détails manquent sur les grâces particulières qui donnaient alors tant de piquant à sa personne. Il n’y a pas, dans les collections publiques, de portraits authentiques de Mme de Chevreuse quand était la connétable de Luynes. Nous ne croyons pas qu’il en existe d’elle lorsqu’elle était Mlle de Rohan. Il faut donc s’aider un peu des portraits peints depuis son mariage avec le duc de Chevreuse, et surtout des indications semées çà et là chez les écrivains du temps, pour se représenter, d’une façon nécessairement fort vague encore et très imparfaite, ce que devait être la fille d’Hercule de Rohan, duc de Montbazon, lorsqu’à l’âge de quinze à seize ans elle fut introduite à la cour de Louis XIII. Au dire de ses contemporains, elle avait une taille admirable, d’une élégance et d’une souplesse sans pareille. Elle était blonde. Rien de charmant comme l’ovale de son visage. Peut-être l’expression en eût semblé un peu fière et hardie, si elle n’avait été merveilleusement tempérée par la douceur et la délicatesse des contours, par la finesse et la transparence de son teint. Ses yeux étaient très beaux; mais le charme particulier de son visage, qui en relevait encore tous les traits, c’était la gaieté, la vivacité, l’entrain; c’était l’esprit. Non-seulement il se faisait jour par des regards pleins de feu, mais il animait aussi sa voix, ses gestes, jusqu’à ses moindres mouvemens, et répandait sur toute sa personne une grâce irrésistible.

« Les agrémens de Mlle de Rohan n’avaient pas seuls décidé le choix du duc de Luynes. Mlle de Rohan appartenait à une maison aussi connue par sa propre illustration que fameuse par ses alliances magnifiques, et qui avait eu l’honneur de donner une grand’mère à Henri IV. A l’occasion de ce mariage, qui mettait le comble à la fortune de son favori, Louis XIII accorda de nouvelles grâces au jeune couple. Le duc de Luynes, déjà grand-veneur, fut créé connétable; sa fiancée, admise à s’asseoir, la veille de ses noces, devant leurs majestés (ce qu’on appelait le tabouret de grâce), fut nommée, à dix-sept ans, surintendante de la maison de la reine. « La duchesse de Luynes, qui était fort bien avec son mari, dit Mme de Motteville, ne fut pas longtemps sans être favorite d’Anne d’Autriche, qui véritablement eut de la peine à souffrir d’abord son amitié à cause de l’aversion qu’elle avait pour le duc. » Telle était, au bout de peu de temps, la familiarité de la reine avec sa jeune compagne, « qu’étant devenue grosse, ou croyant l’être, elle se blessa pour avoir trop couru après la connétable... d’où l’on peut juger que, si cette cour manquait de prudence, elle ne manquait pas de joie, puisque la jeunesse et la beauté y avaient la souveraine autorité.... » Mais la reine-mère « ayant réussi à brouiller le mari avec la femme, ajoute encore Mme de Motteville, toute la consolation de la reine était la part que la duchesse de Luynes, qui était , remariée avec le duc de Chevreuse, prenait à ses chagrins, qu’elle tâchait d’adoucir par tous les divertissemens qu’elle lui proposait, lui communiquant autant qu’elle pouvait son humeur galante et enjouée, pour faire servir les choses les plus sérieuses et de la plus grande conséquence de matière à leur gaieté et à leur plaisanterie : a giovine cuor tutto è ginoco. »

« Mme de Motteville ne paraît pas vouloir douter de la parfaite innocence des divertissemens où la reine se laissait entraîner par Mme de Chevreuse, afin de se distraire un peu de l’ennui que lui causait l’abandon du roi. Le témoignage de Mme de Motteville est toujours, sous ce rapport, favorable à la reine, qui « ne comprenait pas, dit-elle, que la belle conversation, qui s’appelle d’ordinaire l’honnête galanterie, où on ne prend aucun engagement particulier, pût jamais être blâmable. » Cependant Mme de Motteville, toujours véridique, ne dissimule pas non plus ce qu’elle sait être la vérité. « Je dois dire néanmoins qu’elle (la reine) a été aimée, et que, malgré le respect que sa majesté inspire, sa beauté n’a pas manqué de toucher des cœurs qui ont fait paraître leurs passions... Le duc de Buckingham fut le seul qui eut l’audace d’attaquer son cœur. »

« En ce qui regarde Mme de Chevreuse, Mme de Motteville est un peu plus sévère et plus explicite. Avant de s’attaquer au cœur de la reine, le duc de Buckingham s’était complètement rendu maître de celui de la duchesse de Chevreuse, devenue plus libre dans ses allures depuis qu’elle avait épousé son second mari, dont l’humeur paraît n’avoir jamais cessé d’être fort accommodante en ces matières. Ainsi aimée de Buckingham, et demeurée toujours éprise de lui, jusqu’à s’être trouvée mal devant toute la cour quand elle apprit sa mort, Mme de Chevreuse n’en mit pas moins sa principale application à gagner à son amant les faveurs de la reine. Écoutons encore là-dessus Mme de Motteville : « Elle (la reine) avait, en la personne de la duchesse de Chevreuse, une favorite qui se laissait entièrement occuper par ces vains amusemens, et la reine, par ses conseils, n’avait pu éviter, malgré la pureté de son âme, de se plaire aux agrémens de cette passion, dont elle recevait en elle-même quelque légère complaisance qui flattait sa gloire plus qu’elle ne choquait sa vertu... Mme de Chevreuse m’a dit depuis elle-même, me contant les égaremens de sa jeunesse, qu’elle forçait la reine de penser à Buckingham, lui parlant toujours de lui, et lui ôtant le scrupule qu’elle en avait, par la raison du dépit qu’elle ferait au cardinal de Richelieu….. » On le voit, Mme de Chevreuse se souciait peu de prêter au bruit qui courait sur son compte dans toutes les ruelles du temps, et d’après lequel, suivant le dire de Monsieur, frère du roi, « elle avait été mise auprès de la reine de France, afin de lui donner plus de moyens d’avoir des enfans. »

« Laissons parler maintenant le cardinal de Retz, sans oublier toutefois que ses mémoires, fruit des loisirs de sa longue disgrâce, ont été écrits bien après la fin même de la fronde. Le célèbre coadjuteur, amant de Mme de Chevreuse, n’a personnellement connu sa mère que fort tard. Il était trop jeune pour l’avoir vue avant l’exil à Nancy, aux jours de sa grande faveur et dan - tout l’éclat de sa suprême beauté. Voici ce qu’il dit de Mme de Chevreuse, devenue l’une des conseillères de la fronde : «... Je n’ai jamais vu qu’elle en qui la vivacité suppléât au jugement; elle lui donnoit même assez souvent des ouvertures si brillantes, qu’elles paraissoient comme des éclairs, et si sages, qu’elles n’eussent pas été désavouées par les plus grands hommes de tous les siècles. Ce mérite toutefois ne fut que d’occasion. Si elle fût venue dans un siècle où il n’y eût point eu d’affaires, elle n’eût pas seulement imaginé qu’il y en pût avoir. Si le prieur des Chartreux lui eût plu, elle eût été solitaire de bonne foi. M, de Lorraine, qui s’y attacha, la jeta dans les affaires; le duc de Buckingham et le comte de Rolland l’y entretinrent; M. de Châteauneuf l’y amusa. Elle s’y abandonna parce qu’elle s’abandonnoit à tout ce qui plaisoit à celui qu’elle aimoit. Elle aimoit sans choix, et purement parce qu’il falloit qu’elle aimât quelqu’un. Il n’étoit pas difficile de lui donner de partie faite un amant; mais dès qu’elle l’avoit pris, elle l’aimoit uniquement et fidèlement. Elle nous a avoué, à Mme de Rhodes et à moi, que, par un caprice, se disoit-elle, de la fortune, elle n’avoit jamais aimé le mieux ce qu’elle avoit estimé le plus, à la réserve toutefois du pauvre Buckingham. Son dévouement à sa passion, que l’on pouvoit dire éternelle, quoiqu’elle changeât d’objet, n’empéchoit pas qu’une mouche lui donnoit quelquefois des distractions; mais elle en revenoit toujours avec des emportemens qui les faisoient trouver agréables. Jamais personne n’a fait moins d’attention sur les périls, et jamais femme n’a eu plus de mépris pour les scrupules et pour les devoirs : elle ne connoissoit que celui de plaire à son amant. »

« Rien de plus frappant de ressemblance, et au fond de plus exact que ce portrait de Mme de Chevreuse, tracé de main de maître par le cardinal de Retz. Il nous faut y relever néanmoins quelques légères erreurs. Sans prétendre donner ici la trop longue énumération des amans de Mme de Chevreuse, nous sommes tenu de faire observer que le cardinal de Retz, trompé sur des faits qu’il n’a sus que par ouï-dire, a tort de mettre M. de Lorraine en tête de sa liste : Charles IV n’a point occupé ce rang avantageux. La vérité veut que nous confessions qu’il est venu après le duc de Buckingham, après lord Holland, après Chalais, et seulement un peu avant le président de Châteauneuf. Il n’est pas non plus parfaitement vrai de dire que le duc de Lorraine jeta Mme de Chevreuse dans les affaires; ce fut elle qui engagea M. de Lorraine dans les affaires de la France.

« Mme de Chevreuse n’en était pas d’ailleurs à ses débuts politiques. Richelieu, qui lui offrit, dit-on, des hommages trop ouvertement dédaignés, et la courtisa un peu avant de la beaucoup persécuter, Richelieu lui-même l’avait employée, non sans succès, à d’importantes et délicates négociations d’état. Au mois de juin 1625, il l’avait chargée d’aller avec son mari conduire jusqu’à Londres la princesse Henriette de France. Vers la fin de cette même année 1625 (c’est le cardinal qui le raconte dans ses Mémoires), Bautru était parti pour l’Angleterre comme une sorte d’ambassadeur du duc et surtout de la duchesse de Chevreuse. Il devait employer le « crédit particulier qu’ils y avaient tous deux » pour décider Buckingham à s’entendre avec la France, sans venir toutefois lui-même à la cour, où naturellement le roi ne se souciait plus de le recevoir. L’esprit de Bautru leva sans doute beaucoup de difficultés; mais les missives engageantes de Mme de Chevreuse n’y gâtèrent rien non plus. La preuve en fut que Bautru revint bientôt après en France, ramenant avec lui deux ambassadeurs, Rolland et Carleton, dont un au moins (Rolland) était le serviteur déclaré de Mme de Chevreuse; et ce fut grâce à la présence de ces deux ambassadeurs anglais à Paris que Richelieu put signer avec les protestans de La Rochelle le traité du 5 février 1626, traité éphémère, il est vrai, et violé peu après des deux parts, mais qui, pour le moment, remplissait suffisamment les vues du cardinal.

« Après avoir servi par occasion les intérêts de son ennemi. Mme de Chevreuse s’était tout à coup, avec sa mobilité habituelle, ardemment retournée contre lui. Cette fois elle avait le plaisir de satisfaire en même temps son aversion contre Richelieu, son amitié pour la reine sa maîtresse, et sa passion récente pour le beau et galant Chalais. Monsieur était le chef secret de cette cabale. Pour la reine, qui n’avait pas eu d’enfant du roi, la principale affaire était d’empêcher le mariage de Monsieur avec Mme de Montpensier. Monsieur était bien aise de continuer la vie dissipée qu’il menait, et s’imaginait en même temps qu’il forcerait à compter avec sa personne en se refusant à l’union qu’on lui proposait. Chalais, fier de sa familiarité avec Louis XIII, rêvait de jouer un plus grand rôle. Tous et chacun se vantaient de ruiner de ce coup la puissance de Richelieu, et parlaient de se débarrasser au besoin de sa personne. Quelle était au vrai la portée de toutes ces menées ? On ne l’a jamais parfaitement su. Une seule chose est certaine : tramé entre tant de jeunes gens et de belles dames, par forme d’intermède à leurs conversations d’amour, ce complot fut dénoncé par jalousie. Louvigny, soupirant éconduit de Mme de Chevreuse, découvrit à Richelieu les projets de Chalais, son rival préféré, avec lequel il avait eu récemment une querelle insignifiante. Sur cette première lueur. Monsieur avait tout avoué, et raconté sur ses complices plus de choses qu’on ne lui en avait demandé, plus même peut-être qu’il ne s’en était passé. Mme de Chevreuse avait toujours porté les paroles entre Monsieur, la reine et Chalais; c’était elle qui apparaissait principalement dans toutes les dépositions.

« Mais encore une fois qu’y avait-il au fond de tout cela ? Entre le dire du cardinal de Richelieu, qui affirme eu ses mémoires « que c’était la plus effroyable conspiration dont jamais les histoires aient fait mention, » et l’aveu de Chalais, qui assure le roi que « cette faction, dont il n’a été que treize jours, était plutôt pour prendre le grand seigneur à la barbe que pour troubler l’état du plus grand roi du monde, » nous penchons de préférence pour la version ingénue du conspirateur repentant et prêt à mourir. Cependant il convenait à Richelieu d’imposer par la terreur à toute la jeunesse étourdie qui entourait le roi et la reine. Il avait hâte d’en finir avec ces mille intrigues frivoles qui embarrassaient sa voie, et l’empêchaient de consacrer exclusivement la puissance de son esprit aux desseins qu’il formait dès lors pour le développement de la grandeur de la France. Conseiller inflexible d’un prince naturellement méfiant, il insista, par politique autant que par vengeance, sur la nécessité d’un châtiment terrible; comme lui, son maître fut sans pitié. Les supplications de son ancien favori n’émurent point Louis XIII; il écouta impassible les éloquentes prières de la mère de Chalais, et la tête du noble représentant de la maison de Périgord roula toute meurtrie sous la hache du bourreau.

« Chalais puni, « il restait, dit Richelieu, Mme de Chevreuse, qui, comme femme, faisait plus de mal qu’aucun. » Le duc d’Orléans, qui s’était décidé à faire sa paix avec le roi en épousant Mlle de Montpensier, avait en effet beaucoup chargé Mme de Chevreuse. Il s’était imaginé sans doute « qu’il ne pouvait mieux servir son ami Chalais et démontrer la vanité du complot qu’en lui donnant une femme pour principal auteur. » Chalais lui-même, se croyant à tort abandonné par Mme de Chevreuse, avait rapporté quelques conversations, réelles ou supposées, qu’il aurait eues avec la confidente de la reine, et les encouragemens qu’il aurait reçus de ces deux dames. Plus tard, il avait, il est vrai, rétracté solennellement ses révélations : elles n’en étaient pas moins restées gravées à jamais dans l’esprit du roi. Richelieu, soit qu’il y crût lui-même, soit qu’il fût bien aise de se débarrasser d’une ennemie incommode, persuada au roi d’éloigner Mme de Chevreuse de Paris. Voir ainsi son amant périr à cause d’elle, de la main du bourreau; perdre du même coup sa position à la cour, la société habituelle de la reine, et quitter le théâtre brillant qu’elle avait jusqu’alors rempli du bruit de ses succès, c’était plus qu’il n’en fallait pour exciter toutes les colères de Mme de Chevreuse. « Elle fut, dit Richelieu, transportée de fureur. » Son désespoir s’exhala en violentes menaces, et quelqu’un se trouva justement près d’elle pour recevoir lu confidence de ses projets de vengeance et les rapporter un cardinal : ce fut Bautru. Elle s’était écriée devant lui : « Que du même pied qu’on la traitoit en France, elle feroit traiter les Français en Angleterre; qu’il étoit en sa puissance de faire venir des armées anglaises en France quand elle voudroit; qu’on ne la connoissoit pas; qu’on pensoit qu’elle n’avoit l’esprit qu’à des coquetteries; qu’elle feroit bien voir avec le temps qu’elle étoit bonne à autre chose; qu’il n’y avoit rien qu’elle ne fît pour se venger, et qu’elle s’abandonneroit plutôt à un soldat des gardes qu’elle ne tirât raison de ses ennemis. »

« Telles étaient les dispositions avec lesquelles Mme de Chevreuse vint à Nancy, vers la fin de l’automne de 1622, demander asile à son parent le duc de Lorraine. Mieux qu’un soldat des gardes, Charles pouvait utilement aider aux vengeances de sa belle cousine; l’accueil qu’il lui fit montra qu’il y était tout disposé, et qu’il n’avait point oublié l’heureuse intimité de leur première jeunesse. La duchesse de Chevreuse fut traitée en Lorraine moins en fugitive qu’en souveraine. Charmé de retenir près de lui la brillante personne qui avait fait les plus beaux jours de la cour de France, Charles IV s’épuisa en protestations chaleureuses, en soins empressés, en une foule d’attentions délicates. Il n’épargna surtout point les fêtes et tous les divertissemens qui pouvaient adoucir à Mme de Chevreuse l’ennui de l’exil, et chasser de son esprit la tristesse qu’y avait laissée la fin tragique de son dernier amant. Il lui offrit tour à tour, dans la Carrière de Nancy et dans l’intérieur du palais ducal, le spectacle de plusieurs joutes d’armes, courses de bagues et autres exercices du même genre. Ces sortes de jeux chevaleresques n’étaient pas alors entièrement passés de mode en France; ils étaient restés fort en vogue partout ailleurs, et la noblesse lorraine y excellait. Charles se mêla lui-même aux jouteurs, remporta le prix de l’épée, et fit hommage à Mme de Chevreuse des prix gagnés par son adresse. Tant de galanterie fit tout d’abord soupçonner que le jeune duc de Lorraine n’aspirait pas seulement à bannir, mais aussi à remplacer le souvenir de Chalais dans le cœur de son ancienne maîtresse. Ses sujets ne doutèrent pas qu’il n’y eût promptement réussi : cela est assez probable, car la place ne pouvait demeurer longtemps inoccupée. En s’attachant à M. de Lorraine, Mme de Chevreuse se donnait, une fois de plus dans sa vie, le plaisir de mettre ensemble et du même côté son affection et ses haines, l’intérêt de son orgueil et tout l’entrain de la passion. »

Usant à la fois de son influence sur Buckingham et sur Charles IV, la duchesse de Chevreuse décida bientôt d’une part son ancien amant à provoquer une coalition européenne contre Richelieu, de l’autre le duc Charles à profiter du secours promis par l’Angleterre pour entrer en lutte contre la France. Arrêté au début même de sa téméraire entreprise par le triomphe de Richelieu à La Rochelle, le prince lorrain n’abandonna toutefois que momentanément des projets qui devaient être si funestes à son pays. Mme de Chevreuse était retournée à Dampierre, où la reléguait la politique du cardinal; mais son influence persistait à la cour de Lorraine. Toute la fin du règne de Charles IV nous le montre agissant contre la France, provoquant un dernier conflit où l’indépendance de la Lorraine reçoit un irréparable échec, se démettant enfin de ses états et laissant à la duchesse Nicole le triste soin d’apaiser la colère du vainqueur. Le récit de ce voyage de la noble suppliante à Fontainebleau termine le volume; mais l’historien n’est pas au bout de sa tâche, et il lui reste à suivre les démêlés de la Lorraine avec la France dans la période qui précède la réunion définitive. « Tous deux, dit-il, le roi et le cardinal, s’enorgueillirent de leur succès; ils avaient tort cependant. Un siècle entier devait s’écouler pendant lequel la Lorraine et ses princes devaient encore résister énergiquement et traverser ensemble beaucoup de bons et de mauvais jours avant d’accomplir leur inévitable destinée. »

Un seul épisode a peut-être suffi pour donner une idée de l’intérêt qui s’attache au livre de M. d’Haussonville. Nous n’ajouterons rien à nos citations, à cette rapide analyse que suivra quelque jour une appréciation plus étendue. Ce qui nous paraît désirable, c’est que de tels travaux ne restent pas isolés. L’histoire de nos provinces ainsi comprise étend singulièrement l’horizon de l’histoire générale, et M. d’Haussonville, en reprenant, pour en montrer l’importance, un sujet abandonné jusqu’ici à l’érudition locale, a indiqué à la science historique un terrain où il lui reste encore plus d’une conquête à faire.

V. DE MARS.

  1. In-8°, chez Michel Lévy, rue Vivienne.
  2. Voyez les livraisons du 1er octobre, 1er novembre, 15 décembre 1848, ler mai 1849 et 15 février 1850.
  3. La collection des dépêches des ministres français et de leurs agens en Lorraine, formant quatre-vingts volumes in-folio aux archives des affaires étrangères, a aussi fourni à M. d’Haussonville de très curieux documens.