Revue Musicale. — La Rose de Florence. — La Traviata. — Les Opéras-Comiques
REVUE MUSICALE
La Rose de Florence. — La Traviata. — Les Opéras-Comiques.
Les théâtres lyriques s’émeuvent, travaillent et cherchent à l’envi les moyens de nous amuser un peu, si tant est que nous soyons encore amusables, comme disait Louis XIV. L’Opéra, qui est toujours le premier théâtre lyrique de l’Europe, à ce que croient et disent les Parisiens, l’Opéra nous prépare une bien agréable surprise pour le commencement de la prochaine année : c’est le Trovatore de M. Verdi traduit en français et chanté par une ancienne pensionnaire du Théâtre-Lyrique, Mme Deligne-Lauters, qu’on a engagée tout exprès pour la circonstance, car le besoin d’entendre le Trovatore sur la scène de l’Opéra se faisait généralement sentir. Il est vrai aussi que M. Verdi ajoutera un récitatif tout neuf à sa partition et des airs de ballet qui ne peuvent manquer de donner à ce rare chef-d’œuvre un lustre de plus ! Voilà ce qu’on prépare pour nos étrennes sur la grande scène qui a vu éclore les chefs-d’œuvre de Gluck, de Piccini, de Sacchini, de Spontini, de Rossini et de Meyerbeer. Pendant ce temps-là, les compositeurs français pourront se promener en long et en large sur le boulevard des Italiens en s’écriant comme ce Spartiate vertueux dont parle l’histoire : « Nous sommes heureux de voir que notre pays a plus de talens qu’il ne lui en faut pour ses menus plaisirs. »
Pour nous faire prendre patience jusqu’à l’apparition du Trouvère, qui fera la joie de tous les bons Milanais qui viendront à Paris soutenir la gloire du seul musicien qu’ils aient eu, on nous a donné la Rose de Florence, opéra en deux actes, dont M. de Saint-Georges, l’auteur des paroles, ne spécifie pas le caractère. L’histoire véridique de cet ouvrage pourrait être inscrite dans le martyrologe des musiciens. On ne saura jamais ce qu’il en a coûté à M. Biletta de temps, d’ennui, de tracasseries, pour s’entendre exécuter sur la scène de l’Opéra. Voilà deux ans qu’on répète, qu’on arrange et qu’on dérange ce pauvre poème, qui fut d’abord en quatre actes, puis en trois, qui a été finalement réduit en deux actes, et dont M. de Saint-Georges a puisé le sujet dans un vaudeville plus ou moins dramatique connu sous le nom de Victorine, ou la nuit porte conseil. Dans une seconde métamorphose qu’on lui a fait subir, ce même sujet s’appelait la Jolie Fille de Gand, ballet féerique suffisamment connu. Aminta, fille de je ne sais plus quel célèbre mosaïste de Florence, doit épouser son cousin Theobaldo, qui est sans doute d’origine germanique, s’il faut s’en rapporter à l’orthographe de son nom ; mais elle ne l’aime pas assez pour résister aux empressemens d’un certain duc de Palma, qui entre nuitamment dans sa chambre et la décide à le suivre dans son palais près de Venise. On apprend à la fin que ces hésitations d’Aminta sont l’effet d’un cauchemar. Elle épouse bien et dûment son cousin Theobaldo, et tout le monde part pour la noce. C’est sur cette donnée, embellie de la poésie de M. de Saint-Georges, que M. Biletta a consenti à quitter une position agréable qu’il avait à Londres pour venir se morfondre à Paris pendant deux mortelles années. M. Biletta est un Italien, comme l’indique son nom bien mieux que celui de Theobaldo. Établi à Londres depuis quelques années, et très répandu dans le monde, M. Biletta y donna des leçons de chant très recherchées. Bon musicien, accompagnateur distingué, M. Biletta, qui a dû composer un grand nombre de morceaux de musique vocale pour les salons qu’il fréquente, a éprouvé l’ambition de franchir le détroit et de venir s’essayer sur une scène dont il parle fort bien la langue. M. Biletta a-t-il réussi dans sa tentative et peut-il se flatter que son opéra de la Rose de Florence restera longtemps au répertoire ? Nous ne pourrions répondre affirmativement à cette question. Il y a pourtant des choses agréables dans sa partition. Au premier acte, on remarque la jolie sérénade pour.voix de baryton avec accompagnement de chœur, puis le chœur de la noce :
- La cloche résonne,
- A l’église on sonne,
qui a de la plénitude, et quelques passages du duo entre Aminta et le duc de Palma, particulièrement la stretta de ce duo qui termine le premier acte :
- A jamais ma vie
- A la tienne unie.
Au second acte, on trouve la cavatine que chante le duc de Palma :
- C’est toi,
- Cette fraîche rose ?
qui est peut-être la mélodie la plus saillante de la partition, et certains détails de la scène du jeu, qui n’ont pas suffisamment de relief pour être saisis du public.
En général, c’est la couleur et une certaine vitalité qui manquent à cette œuvre, d’ailleurs distinguée, de M. Biletta. L’instrumentation en est terne et s’éparpille en nuances d’harmonie trop ingénieuses pour un si grand cadre. On voit que M. Biletta ne s’est pas suffisamment entendu pour avoir une conscience bien nette des effets qu’il veut produire. Si,comme il y a tout lieu de l’espérer, M. Biletta obtient une revanche, que lui doit l’administration de l’Opéra, il aura appris que la scène exige d’autres proportions que celles de la musique qui se produit dans les salons. L’exécution de la Rose de Florence a été pourtant aussi bonne qu’elle pouvait l’être à l’Opéra. M. Bonnehée, dont la belle voix de baryton commence à s’assouplir, a chanté avec goût toutes les parties saillantes du rôle du duc de Palma, dont il était chargé, particulièrement la cavatine du second acte que nous avons mentionnée. Il n’a eu qu’un tort, c’est de crier plus fort que besoin n’était. Mlle Moreau-Sainti faisait presque ses débuts par le rôle d’Aminta, qui a été écrit expressément pour elle. C’est une assez belle personne que Mlle Moreau-Sainti ; sa physionomie, un peu empâtée, rappelle celle de Mlle Cruvelli : elle en a le port, les bras dodus, et un peu aussi la désinvolture. Sa voix est un mezzo-soprano d’une étendue presque de deux octaves, pouvant aller au besoin presqu’à l’ut supérieur. Cette voix est d’une bonne qualité, qui porte au loin sans trop d’efforts, et dont la flexibilité suffisante a été bien dirigée par Mme Damoreau,de gracieuse et charmante mémoire. Mlle Moreau-Sainti n’est sans doute encore qu’une espérance, car elle est issue d’artistes trop expérimentés dans l’art dramatique pour n’être pas suffisamment avertie de tout ce qu’elle doit acquérir encore. Il manque à son talent ce qui manque à sa physionomie enfantine, l’expression. Lorsqu’elle aura achevé de débiter les bonnes leçons qu’elle a reçues de ses maîtres, il est à croire que Mlle Moreau-Sainti donnera à ses gestes et à ses accens une signification dont elle n’a pas aujourd’hui conscience. Ce n’en est pas moins une bonne acquisition pour l’Opéra que Mlle Moreau-Sainti, car, en la voyant si docile aux préceptes de ses maîtres, on a tout lieu d’espérer qu’elle ne sera pas moins obéissante à la voix de la nature, quand celle-ci parlera.
Tandis que Mme Medori a bien de la peine à soulever le poids de l’indifférence extrême que lui témoigne le public parisien, car les Huguenots ne lui ont pas été plus favorables que les Vêpres siciliennes, Mme Borghi-Mamo vient d’aborder fort heureusement le rôle de Leonor dans la Favorite. Il avait été facile de prévoir que l’œuvre charmante de Donizetti serait plus avantageuse au talent tempéré et à la voix émue de Mme Borghi-Mamo que le sombre drame de Meyerbeer. Aussi, dès les premières mesures de son duo avec Fernand, la cantatrice était si parfaitement à l’aise, que tout le monde était rassuré sur l’issue de cette nouvelle épreuve. Elle a dit également avec goût l’air du troisième acte : O mon Fernand ! ainsi que le duo avec Alphonse, où elle a été très bien secondée par M. Bonnehée, qui, ce soir-là, n’a pas éprouvé le besoin de crier, ce dont nous le félicitons beaucoup ; mais c’est dans le grand duo du quatrième acte que Mme Borghi-Mamo a été surtout remarquable. L’admirable phrase qui accompagne ces paroles : C’est mon rêve perdu… qui rayonne et m’enivre, — l’une des plus belles qui existent dans la musique dramatique moderne, Mme Borghi-Mamo l’a dite comme aucune cantatrice ne l’avait comprise avant elle. Au lieu du cri de la bête et de cet élan furieux de la passion sensuelle que Mme Stolz prêtait à Leonor dans un pareil moment de réconciliation suprême, Mme Borghi-Mamo y a mis l’expression d’une âme épurée par le sentiment et qui se sent transportée dans les régions sereines du véritable amour. Elle chante d’abord cette phrase divine à mezza-voce, oppressée qu’elle est par le bonheur, et puis elle la laisse s’épanouir et rayonner comme si son âme s’envolait vers une autre patrie. À la bonne heure, voilà de l’art ! Ceux qui se demandent avec ironie quelle est la différence qui existe entre le drame moderne et la tragédie antique ; qui sont encore à comprendre quelle incommensurable distance sépare une Lucrèce Borgia, comme l’a peinte M. Victor Hugo, de la Pauline de Corneille, de la Didon de Virgile ou de l’Andromaque d’Homère, ceux-là peuvent aller s’édifier à l’Opéra, et Mme Borghi-Mamo, toute proportion gardée entre des choses si dissemblables, leur donnera une idée de ce qu’entend la critique par l’expression de l’idéal. Lorsqu’on sort du théâtre après une scène comme celle du quatrième acte de la Favorite chantée par Mme Borghi-Mamo, on n’a qu’à se consulter intérieurement sur la nature de l’émotion éprouvée, et « si elle vous élève l’esprit, comme dit La Bruyère, et vous inspire des sentimens nobles et courageux, l’œuvre qui l’a produite est bonne et faite de main d’ouvrier. » Ce n’est pas que nous n’ayons des réserves à faire sur le talent dramatique de Mme Borghi-Mamo, et que le problème de son expatriation sur la scène de l’Opéra nous paraisse entièrement résolu. Sa prononciation est toujours molle, et on voit que la cantatrice italienne évite d’étreindre la syllabe, dans la crainte sans doute de lui faire rendre un son équivoque. On peut aussi désirer plus d’égalité et d’ensemble dans le jeu de Mme Borghi-Mamo, dont la physionomie n’est pas toujours présentée l’action qui se passe. Elle se repose volontiers de l’effort accompli et se retire parfois sous sa tente, comme le faisait Rubini. C’est une qualité qu’on ne peut refuser à Mme Medori que d’être toujours présente à la scène et fidèle au caractère de son rôle. Quoi qu’il en soit, l’apparition de Mme Borghi-Mamo dans la Favorite est un événement heureux pour l’Opéra. La soirée a été complète, car M. Roger a eu aussi plusieurs bonnes inspirations, notamment dans la scène finale du troisième acte et dans la romance du quatrième : Ange si pur.
Le Théâtre-Italien fait les plus grands efforts pour occuper la curiosité publique, et il est juste de convenir qu’il y réussit parfois. La troupe de M. Calzado est présentement au complet. La critique peut donc l’apprécier maintenant sans encourir le reproche de précipitation. Après la Cenerentola, qui a inauguré la saison, on a repris Béatrice di Tenda, pour Mme Frezzolini, qui affectionne cet ouvrage de Bellini, et pour les débuts de M. Corsi, nouveau baryton, qui n’avait jamais chanté à Paris. La voix de M. Corsi est d’une courte étendue et d’un timbre peu sonore. Élevé à l’école de M. Verdi, qui l’avait signalé à la sollicitude de la direction du Théâtre-Italien, ce chanteur vaut pourtant mieux que la triste musique dont il a été obligé de se nourrir. Doué d’un véritable sentiment dramatique, M. Corsi a de l’énergie et beaucoup d’aptitude pour les rôles qui exigent du maintien et de la passion. Il est beaucoup moins heureux dans la musique de Rossini, où il n’apporte ni le brio ni la flexibilité indispensables. On assure que M. Corsi est surtout remarquable dans le rôle de Rigoletto de l’opéra de ce nom, dont la représentation nous est promise pour cet hiver. Après la Béatrice di Tenda, où. Mme Frezzolini trouve des accens si pathétiques, on nous a donné il Trovatore, avec Mme Alboni, qui a bien voulu aventurer sa voix incomparable en chantant le rôle sauvage d’Azucena. Elle y a été remarquable, et a étonné ses rares contradicteurs par un jeu plus énergique qu’on ne pouvait l’espérer de sa nature placide et souriante. Tout le monde se disait, en écoutant ce talent exquis se débattre au milieu de ce bruit de forgerons, de cloches et d’orgue discordans : « C’est la chute d’un ange dans une caverne de bohémiens ! » Un ténor inusité s’était chargé de remplir bénévolement le rôle important de Manrico : c’est M. Mathieu, élève du Conservatoire de Paris, où il a obtenu toutes les couronnes, ce qui ne prouve pas grand’chose. Après s’être essayé, sur la scène de l’Opéra, où il est resté plus d’une semaine sans exciter ni haine ni envie, M. Mathieu est allé faire les beaux jours de la province, et s’y est vu fêté pendant dix ans, surtout par la ville de Marseille, qui se donne volontiers des airs de dilettante. M. Mathieu est cependant un artiste estimable ; sa voix ne manque ni d’étendue ni de force, mais elle est dépourvue de timbre. Il est donc obligé d’en forcer l’émission toutes les fois qu’il veut produire ce qu’on appelle vulgairement de l’effet, et alors il lui arrive parfois de dépasser le but et de chanter faux. Cependant M. Mathieu est parvenu à se faire applaudir dans l’andante de l’air du.second acte et dans la scène du miserere, dont il a dit le lamento avec sentiment.
La reprise du Trovatore a donné lieu à un incident qui mérite d’être mentionné. Un jour que Mme Frezzolini éprouvait une de ces défaillances que ramène si fréquemment un répertoire au-dessus de ses forces, la direction ne savait à quel saint se vouer pour la remplacer dans le rôle de Léonor. On s’avise tout à coup qu’il y a à Paris une cantatrice de passage fort connue, de M. Calzado, le directeur du Théâtre-Italien. On se rend chez la prima donna en disponibilité, et on lui propose de chanter le soir même et au pied levé dans il trovatore ! La virtuose accepte le défi, et parait, après une simple annonce du régisseur, devant une assemblée nombreuse et très mécontente de la modification apportée au programme de ses plaisirs. Mme Steffenoni, c’est le nom de la nouvelle cantatrice, avait à peine balhutié quelques mesures de récitatif, que les amateurs se rassurent, s’échauffent, peu à peu, et puis éclatent en applaudissemens frénétiques qui ont duré toute la soirée. Mme Steffenoni est proclamée séance tenante une grande cantatrice dramatique, et le public se montre reconnaissant de la surprise qu’on lui avait ménagée sans le vouloir. Mme Steffenoni a retrouvé aux représentations suivantes du Trovatore le même accueil chaleureux et peut-être excessif. Ce n’est plus une jeune femme que Mme Steffenoni : sa physionomie expressive et sa voix fatiguée indiquent que le temps et la musique de M. Verdi ont passé par là. Elle a de la vigueur, une émotion véritable qui jaillit de l’action même, de la noblesse dans le geste et dans la démarche, et une grande intelligence des effets dramatiques. Mme Steffenoni a été remarquable dans la scène du miserere et dans le duo qui suit, où elle a écrasé de son style et de sa passion ce pauvre Graziani, dont la belle voix de baryton est tout ce qu’on peut applaudir en lui, car il n’a pas fait un pas depuis trois ans qu’il débite la même phrase et avec la même inflexion. C’est un orecchiante que M. Graziani, sans style, sans élévation et sans désir de mieux faire. Si Mme Steffenoni était venue à Paris dix ans plus tôt et si sa voix de soprano ternie eût été soumise à une meilleure école, ce serait, après la Malibran et à côté de Mme Frezzolini, une des meilleures cantatrices dramatiques qu’on pût entendre ; mais le destin et les mélodrames de M. Verdi en ont décidé autrement.
Nous ignorons à quelle intention la direction du Théâtre-Italien a cru devoir reprendre un des ouvrages les plus ennuyeux du répertoire de M. Verdi, i Due Foscari. Est-ce pour servir aux débuts d’un nouveau ténor, M. Balestra-Galli ? On pouvait lui trouver un thème plus agréable pour déployer sa voix étranglée, qui tient moins du ténor que du baryton élevé. M. Balestra-Galli ne manque pourtant ni de sentiment ni de distinction personnelle, et le public l’a accueilli avec bienveillance. M. Corsi a chanté et surtout joué le rôle du vieux doge avec talent et beaucoup de noblesse.
Mais parlons un peu de musique, c’est-à-dire de la reprise de la Gazza ladra, avec Mme Alboni dans le rôle de Ninetta, qui seule était à peu près à la hauteur du chef d’œuvre qu’elle interprétait, car ni M. Corsi dans le rôle de Fernando, ni M. Zucchini, chargé de celui du podesta, n’ont la voix de basse assez franche, ni le style qui conviendraient. Le chef d’orchestre lui-même n’y entend rien, il précipite tous les mouvemens comme s’il s’agissait d’une stretta perpétuelle. Il met en poussière ces mélodies limpides et ces rhythmes à la structure délicate, dont il déforme les savantes ondulations. Mme Alboni, qui ne possède pas la voix de soprano sfogato nécessaire pour bien chanter le rôle de Ninetta, a dit avec charme la cavatine du premier acte, di placer mi balza il cor, et, dans le beau quintette du tribunal, elle s’est presque élevée à la passion dramatique. Elle a été assez bien secondée, dans le duo de la prison, par Mme Valli, une Française italianisée, dont la voix de contralto, un peu gutturale, n’est point à dédaigner, non plus que le sentiment dont elle la pénètre.
Une des bonnes soirées auxquelles nous ayons assisté cette année au Théâtre-Italien, c’est la reprise du Barbier avec M. Mario. M. Mario, qui, jeune, n’était que l’ombre de Rubini, n’est plus aujourd’hui que l’ombre de lui-même, et il est encore ce que nous avons de mieux, tant la loi du progrès continu dans les arts est évidente ! M. Mario, qui sait fort bien ce qu’il vaut dans les circonstances où nous sommes, chante les mains dans ses poches et entre ses dents la moite de la cavatine : Ecco ridente il cielo, la moitié du duo avec Figaro, la moitié du duo avec Bartolo au second acte. Il a l’air de dire au public : Vous êtes encore trop heureux de m’entendre ainsi ! Il a pardieu bien raison. Cependant il est bon de n’abuser de rien, pas même d’un mérite relatif, et M. Mario n’en serait que plus applaudi par ses dévotes, s’il se montrait un peu plus généreux. M. Bottesini, le chef d’orchestre, a conduit le Barbier comme la Gazza ladra, à fond de train, avec une furia et une trépidation de mouvement qui ne permettent plus de rien comprendre à cette musique, enivrante et spumante comme un élixir de longue vie. Le rôle de Figaro, confié à M. Corsi, a été rendu avec lourdeur, et ils ont gâté, à peu de chose près, le finale du premier acte par les contre-sens que chacun s’est efforcé d’y mettre. Aucune nuance, aucune finesse, un bruit confus où l’on ne distinguait ni les modulations nombreuses qui pénètrent ces masses chorales, ni les à parte qui s’en détachent. Il n’y a vraiment que l’Alboni qui ait été admirable d’un bout à l’autre dans cette musique, dont elle comprend si bien les délicatesses. Il faut lui entendre chanter : Una voce poco fa, et les variations de Hummel, au second acte, pour se faire une idée de la perfection vocale unie à une des plus belles voix qui existent.
On a repris tout récemment aussi la Lucrezia Borgia, de Donizetti, où Mme Steffenoni a été moins heureuse que dans il Trovatore. Cet opéra, qui renferme des beautés réelles, n’a jamais obtenu à Paris qu’un succès d’estime, même alors que M. Lablache faisait entendre, dans l’introduction du premier acte, sa voix formidable. On peut affirmer, sans exagération, que le plus grand nombre d’effets nouveaux qu’on trouve dans les œuvres de M. Verdi, et qui caractérisent sa manière, sont puisés dans la Lucrezia Borgia de Donizetti. Seulement M. Verdi, en exagérant l’emploi des unissons et certains procédés d’instrumentation d’un maître qui savait écrire et qui connaissait le grand art de tempérer les couleurs trop vives par de savantes dégradations, en a détruit le charme et la distinction première.
Enfin, après ces diverses tentatives, qui prouvent au moins le zèle et la bonne volonté de la direction, le Théâtre-Italien vient de produire une nouveauté piquante qu’il tenait en réserve pour frapper un coup décisif sur cette portion très nombreuse du public parisien qui n’accepte la musique de M. Verdi que comme un pis-aller de l’inclémence des temps : nous voulons parler de la Traviata, opéra en trois actes, qu’on a donné tout récemment pour les débuts d’une nouvelle cantatrice, Mlle Piccolomini. La Traviata (l’égarée), c’est l’héroïne de M. Alexandre Dumas fils, la dame aux camélias, qui dans le canevas du librettiste italien ne s’appelle plus Marguerite Gauthier, mais Violetta Valéry. La scène est transportée par M. Piave en 1700, dans le Paris du vieux Louis XIV, ce qui dérange un peu l’économie de cette grossière peinture de certaines mœurs du Paris moderne. On peut se demander tout d’abord si la musique, et particulièrement la musique dramatique, peut aborder impunément toute sorte de sujets. Est-il dans le pouvoir d’un art aussi exquis, d’un art qui ne peut articuler que des nuances, de descendre dans les profondeurs d’un monde avili, et de prêter, pendant trois actes, ses divins accords à des passions abjectes ? Que vous puissiez chanter une favorite qui n’est devenue la maîtresse d’un roi que parce qu’on a trompé son ingénuité, que vous ne reculiez pas devant une Lucrèce Borgia, la fille d’un pape, la femme d’un souverain, qui traverse une fable dont elle n’est qu’un accident, et qui trouve dans le sentiment maternel une source qui la purifie ; que vous alliez même jusqu’à faire chanter un bouffon comme Triboulet, parce que ce bouffon est père d’une fille unique qu’on outrage et qu’on enlève à sa tendresse, c’est déjà beaucoup, et vous touchez presque aux limites d’un art qui perdra toujours de son prestige et de sa puissance en essayant d’exprimer les éclats extrêmes de la passion, qui appartiennent à la bête plus qu’à la nature humaine. Si déjà vous révoltez la satire en la faisant pénétrer jusqu’aux bouges que fréquentait le vieux Mathurin Régnier, que sera-ce de la poésie dramatique et de la musique qui l’accompagne et l’illumine ? Je sais bien que le style peut transfigurer les choses les plus basses auxquelles il touche, et qu’il n’est point
- … De serpent ni de monstre odieux
- Qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux.
Mais si des peintres comme Rembrandt ou comme Murillo peuvent éclairer de leur pinceau l’intérieur de l’abri d’un pauvre ménage, ou réchauffer d’un splendide rayon de soleil un enfant accroupi sous les haillons de la misère, ce sont là des miracles d’un art qui reste dans son domaine, la couleur, et dont les sujets ne conviendraient déjà plus à la statuaire, qui veut, avant tout, de belles formes. Eh bien ! ce sont aussi de belles formes que la musique a mission de produire ; c’est une plastique de l’oreille, qu’on nous passe l’expression, tandis que la statuaire est une plastique de la vue. Il est aussi contestable que toute vérité soit bonne à dire dans l’ordre moral qu’il est absurde d’imposer à la statuaire ou à la musique la reproduction d’une réalité qui manquerait des conditions voulues pour plaire à l’organe qui doit l’apprécier. Ces réflexions ne sont pas hors de propos, lorsqu’on voit les compositeurs modernes se traîner à la remorque des plus tristes conceptions dramatiques, et ne demander à la fable qu’ils veulent réchauffer de leurs accords que des tableaux raccourcis des passions les plus violentes pour avoir occasion de gaspiller toutes les ressources de la sonorité. Qui aurait dit que la terre bénie qui a donné le jour à Pergolèse, à Jomelli, à Piccini, à Sacchini, au doux Cimarosa, à Paisiello, à l’incomparable génie qui a créé le Barbier de Séville et Guillaume Tell, qui aurait dit que le pays de la lumière, de la mélodie sereine et de l’idéal en serait venu à s’enthousiasmer pour des mélodrames ridicules, à faire chanter des poitrinaires, et à exalter, dans son aveugle admiration, un compositeur sans grâce, sans élégance, sans génie véritablement musical ? On répète chaque jour que l’Italie est malade ; sa chute est plus profonde encore qu’elle ne le croit, et nous n’en voudrions d’autre preuve que le succès prodigieux qu’obtiennent au-delà des monts des œuvres comme la Traviata !
Divisé en trois actes, le libretto de M. Piave reproduit les trois principales situations de la Dame aux Camélias : le souper chez Violetta, où elle fait connaissance avec Alfredo Germont, leur amour et la rupture qui s’en suit à l’arrivée du père d’Alfredo, puis le bal qui a lieu chez Flora Bervoix, où se passe la scène du portefeuille, qui termine le second acte ; enfin la mort de l’héroïne, dont l’agonie se prolonge pendant tout le troisième acte. Ces tableaux, rattachés l’un à l’autre par de maigres récitatifs qui n’expliquent pas suffisamment la marche de la fable, n’offrent pas même le genre d’intérêt qui se trouve dans la pièce de M. Dumas fils. On passe, comme on dit vulgairement, de fièvre en chaud mal sans la moindre transition : c’est que les transitions ne sont pas le fort de M. Verdi, qui ne trouve certains accens passionnés qui lui sont propres que lorsqu’il est saisi par une situation contrastée.
Il n’y a pas d’ouverture à la Traviata, mais une simple introduction symphonique qui n’a rien de bien original. Sous un trémolo, que les violons armés des sordini font jaillir dans la partie la plus élevée de leur échelle, on entend une petite phrase écourtée de six mesures qui reviendra au troisième acte comme l’expression du sentiment qui finit par tuer Violetta. Ce procédé bien connu, que M. Verdi a déjà employé dans les Vêpres siciliennes, est emprunté à Meyerbeer. Dans le chœur de l’introduction qu’on chante au souper de Violetta se dégage bientôt l’inévitable brindisi, le toast au plaisir, à la vie facile qui, entonné d’abord par Alfredo, le nouveau convive, est repris ensuite par Violetta avec un entrain de bonne humeur qui ne messied pas dans la jolie bouche de Mlle Piccolomini :
Trà voi saprò dividere
Il tempo mio giocondo,
Tutto è follia nel mondo
Ciò che non è piacer.
Ce morceau, dont chaque couplet est répercuté par le chœur, est agréable et très bien approprié à la situation. Le duo entre Alfredo et Violetta, cet a parte où les deux amans se font de mutuels aveux de sympathie, n’a rien de remarquable, si ce n’est quelques mesures de la fin qui se trouvent sous ces paroles que chante Alfredo, pendant que Violetta l’accompagne par des triolets agaçans :
- Oh ! amore misterioso…
L’air qui termine le premier acte, où Violetta, saisie au cœur par le sentiment sérieux qui doit purifier sa vie, hésite pourtant encore entre le plaisir et le véritable amour, cet air est à peu près manqué, et nous ne pouvons y signaler que le passage déjà cité du duo précédent qu’Alfredo chante dans le lointain sans être vu de la femme qui le lui inspire.
Le second acte, dont la scène se passe dans les environs de Paris, s’ouvre par un air de ténor, dont l’andante en mi bémol est la meilleure partie. M. Mario, qui est chargé du rôle d’Alfredo, le chante avec goût, et y trouve parfois des accens de vigueur dont on ne le croyait plus capable. L’allégro de ce même air est de ce style tourmenté et haché si familier à l’auteur de Nabucco, la meilleure partition de M. Verdi. Survient immédiatement après, dans le ménage clandestin des deux amans aux abois, le père d’Alfredo, qui exprime à Violetta sa douleur bien légitime dans un cantabile en la bémol, qu’on a bien souvent entendu quand on connaît les ouvrages de M. Verdi. M. Graziani, avec sa voix chaude et cuivrée, tire un bon parti de ces quelques mesures de lieux communs mélodiques, accompagnés toujours de la même guitare en accords plaqués. Le duo qui vient après, pour basse et soprano, entre Violetta et le père de son amant, produit de l’effet, quoiqu’il ne soit pas mieux écrit que tout ce que nous ayons cité. Le mouvement à six-huit qui précède l’allégro de la conclusion est fort bien, et M. Graziani chante la partie qui lui est confiée avec beaucoup de sentiment. Il chante également avec goût l’air qui vient après :
- Di Provenza il mar, il sol,
- Chi dal cor ti cancellò ?
qui est d’une bonne tournure mélodique parfaitement adaptée au caractère du personnage qui reproche à son fils d’avoir oublié la maison paternelle. Le finale du second acte représente la grande scène du quatrième acte de la Dame aux Camélias, le bal donné chez Olympe, qui, dans l’opéra italien, se nomme Flora. M. Piave, l’auteur des paroles, a disposé ce tableau d’une manière très favorable au compositeur, à qui il a offert l’occasion d’écrire un morceau de maître, si M. Verdi avait eu la science et l’imagination qui lui manquent. Le finale commence par un chœur de femmes à deux parties. Ce sont des zingare ou bohémiennes qui s’introduisent dans le bal pour dire la bonne aventure. Elles sont armées chacune d’un tambour de basque sur lequel elles frappent aux temps forts de la mesure. À ce chœur, qui n’a rien de saillant, succède un chœur d’hommes, de matadors espagnols, qui viennent célébrer à l’unisson les prouesses de leur état. Ils accompagnent leur dire de coups de bâtons qu’ils ont à la main, et dont ils frappent la terre. Ainsi M. Verdi, qui s’est déjà servi dans il Trovatore de l’orgue, d’une cloche et des enclumes de forgerons, introduit dans la Traviata des effets de tambour de basque et des coups de pieux. Il lui reste encore bien des ressources de sonorité, telles que les coups de pistolet et la chaise brisée de M. Musard ! M. Verdi est homme à ne pas reculer devant de si belles innovations. Le chœur à trois-huit en mouvement de boléro que chantent ensuite ces mêmes matadors est mieux réussi, et produit un assez bon effet. Nous n’en dirons pas autant de la longue scène qui commence à l’apparition d’Alfredo dans le bal, et qui se prolonge jusqu’à l’arrivée du père. Ces dialogues interminables, l’épisode de la table de jeu et celui du portefeuille jeté aux pieds de la pauvre Violetta, sont complètement manqués, et l’oreille, avide de nourriture musicale, n’entend qu’un misérable bourdonnement en accords plaqués qui la fatigue sans profit pour l’émotion de l’âme. C’est que là il fallait de la musique pure, un discours soutenu confié à l’orchestre et servant à distraire l’oreille pendant que l’action dramatique déroule ses épisodes secondaires et prépare l’explosion de la péripétie suprême, un de ces discours soutenus comme il y en a dans le finale du Barbier, de la Gazza ladra, d’Otello, dans la Lucia, dans Norma, dans Zampa, le Pré aux Clercs, la Dame Blanche, le Domino Noir, etc. Le largo qui forme la dernière partie du finale de la Traviata a de la plénitude, surtout alors que le chœur vient appuyer les autres voix. Cet ensemble est supporté par un rhythme original que dessinent trois voix de basse groupées à l’unisson. Si cette péroraison avait été mieux préparée par les incidens qui l’amènent et l’expliquent, elle produirait un effet plus puissant.
Au troisième acte, nous avons remarqué le joli andante du duo pour soprano et ténor entre Violetta et Alfredo, qui sont réconciliés. Ce passage en la bémol rappelle fortement le duo du quatrième acte du Trovatore entre Azucena et Maurico. Le second épisode de l’andante que nous venons de citer est surtout charmant alors que Violetta dit en sanglotant :
De’ corsi affanni Compenso avrai.
Il y a sous cette phrase une harmonie distinguée, et particulièrement un accord de septième diminuée fort heureusement placé. Ce sont là des délicatesses dont il faut savoir d’autant plus gré à M. Verdi, qu’il ne les prodigue pas. La fin de ce duo est commune, et nous n’avons plus à signaler que le petit quatuor qui termine l’ouvrage.
Nous croyons avoir scrupuleusement relevé tous les morceaux un peu saillans qui recommandent la partition que nous venons d’analyser : le brindisi et l’introduction du premier acte, quelques passages du duo entre Violetta et son amant, l’air de ténor qui ouvre le second acte, l’air de baryton que chante le père d’Alfredo, son duo avec Violetta, le cantabile qui suit, et certaines parties du finale du second acte, enfin le duo pour soprano et ténor du troisième, acte. Ce qui manque à la Traviata, qui a été représentée pour la première fois, à Venise le 6 mars 1853, c’est ce qui manque à toutes les œuvres de M. Verdi, la distinction, l’élégance et la variété. Ces trois actes de la Traviata sont d’une monotonie de couleurs et d’une aridité de formes qui ont étonné le public lui-même, et Dieu sait si le public qui fréquente le Théâtre-Italien est difficile dans les objets de son admiration ! Au moindre point d’orgue, au moindre portamento que fait une voix bien timbrée comme celle de M. Graziani, il éclate en applaudissemens frénétiques. Nous ne faisons pas à M. Verdi d’opposition systématique. Admirateur sincère de tout ce qui est véritablement beau, nous sommes de l’école du bon Dieu, qui a créé le ciel et la terre et qui a suscité tant de génies divers en Italie, en Allemagne, en France, en Espagne comme en Angleterre. Nous avons toujours reconnu à M. Verdi certaines qualités dont la première de toutes est la passion ; mais la passion sans l’art qui la féconde, sans le style qui en relève les accens et en tempère la manifestation, ne produit que des déclamateurs. Ne craignons pas de nous répéter, M. Verdi est un musicien de décadence. Il en a tous les défauts, la violence du style, le décousu des idées, la crudité des couleurs, l’impropriété du langage avec d’énormes prétentions à l’effet. Ses formules d’accompagnement, d’une pauvreté extrême, sont un véritable supplice pour les oreilles délicates qui veulent être séduites par la muse, et non pas violentées, prises d’assaut comme la tour Malakof.
La foule qui emplissait la salle du Théâtre-Italien, à la première représentation de la Traviata, offrait un spectacle plus curieux que celui qui se passait sur la scène. On peut dire que les quatre parties du monde y avaient des représentans, surtout le demi-monde parisien, pour qui c’était une véritable fête de famille. Ce sont pourtant les Anglais et les Italiens, leurs alliés d’un moment, qui dominaient dans l’assemblée. Ils s’étaient emparés des postes les plus importans de la place, ne laissant aux autres nations que des coins obscurs. C’est qu’il s’agissait d’une grosse affaire de politique commerciale dont Mlle Piccolomini était l’enjeu. Mlle Piccolomini, dont le nom historique indique déjà les proportions mignonnes de sa personne, est née à Sienne, — Sienna la fece, — il y a tout au plus une vingtaine d’années. Élevée modestement par une famille honorable, qui compte dans ses annales un pape illustre et un cardinal vivant, Mlle Piccolomini a été visitée dans sa retraite par le démon de la fantaisie, qui l’a enlevée un beau jour à ses lares domestiques, con permesso dei superiori, c’est-à-dire avec le consentement des autorités compétentes. Après avoir obtenu quelques encouragemens dans la petite ville de Sienne, Mlle Piccolomini est allée à Florence, où elle a débuté, presque sans préambule, dans la Lucrezia Borgia de Donizetti. Son succès y a été si grand, assure-t-on, qu’elle n’a plus eu qu’à choisir entre les engagemens qu’on lui offrait de toutes parts. Elle a parcouru la péninsule en enfant gâtée de la renommée ; mais c’est surtout à Turin que Mlle Piccolomini a trouvé un public enthousiaste de ses qualités. Il appartenait à une ville qui a d’abord méconnu le génie dramatique de la Ristori de se prendre d’une admiration extrême pour la musique de la Traviata, chantée par Mlle Piccolomini. De Turin, la jeune cantatrice est allée à Londres, au Théâtre de la Reine, dont elle a fait les délices pendant une saison entière. On comprend maintenant quelle importance devait attacher l’entrepreneur du Théâtre de la Reine à Londres à voir le succès de Mlle Piccolomini confirmé par le goût parisien. De là l’alliance intime des Anglais et des Italiens pour emporter d’assaut le triomphe de la Traviata et de la jeune cantatrice qui en interprète les beautés. Que faut-il penser enfin de Mlle Piccolomini, et à quel genre de prestige doit-elle la réputation qui l’a conduite à Paris ?
C’est une agréable personne que Mlle Piccolomini, petite, svelte, éveillée et bondissant sur la scène comme une gazelle. Au moindre souffle, on la voit tressaillir. Tout parle en elle : sa physionomie piquante, ses yeux expressifs, ses poses naturelles, ses gestes et jusqu’à ce petit dandinement qu’elle imprime à sa tête charmante. C’est une Italienne, mais une Italienne de race, qui est heureuse de vivre et de jouer la comédie. Sa voix est un maigre soprano, sans étendue, sans flexibilité, et dépourvue de timbre et de rayonnement : on dirait une de ces voix françaises comme il y en a tant à l’Opéra-Comique ; mais elle dit avec tant d’intelligence les moindres paroles qui lui sont confiées, elle chante avec un sentiment si vrai et si distingué, qu’on oublie presque ses défauts. Il ne faut pas analyser avec rigueur le talent de Mlle Piccolomini, mais écoutez-la sans prévention, voyez-la marcher avec grâce eh tournant dans sa main un bouquet de violettes, et laissez-vous faire. C’est une enfant bien douée, qui a besoin de beaucoup apprendre, mais qui n’a rien de vicieux, et qui possède ce je ne sais quoi indéfinissable qui vous attire et vous charme, malgré qu’on en ait. Elle dit avec un entrain de bonne compagnie les couplets du brindisi au premier acte, et elle chante avec une émotion touchante le duo du troisième acte, particulièrement le passage que nous avons déjà cité :
- De ’ corsi affanni
- Compenso avrai.
Quelles que soient les réserves légitimes qu’on puisse faire sur la voix et le talent de là nouvelle cantatrice, Mlle Piccolomini n’est point une artiste ordinaire, et nous dirons volontiers de cette aimable enfant, comme ma tante Aurore : « Elle est charmante… elle est charmante ! »
Le théâtre de l’Opéra-Comique, ayant pris goût aux œuvres rétrospectives par l’immense succès de Zampa, qu’il aurait dû ménager davantage, vient de reprendre un petit chef-d’œuvre de Boïeldieu, Jean de Paris, composé en 1812 pour Martin et Elleviou, dont ce fut la dernière création. Ce petit bijou, en deux actes, n’a presque rien perdu de la grâce qui lui a valu un succès européen. Tous les morceaux qui le composent sont restés dans la mémoire du public, et les générations se les transmettent comme un héritage de famille. C’est qu’après Grétry, Boïeldieu est le compositeur français qui a eu le plus d’esprit au théâtre de l’Opéra-Comique, sans nuire à la morbidezza et à l’élégance de la phrase mélodique. Pour ne parler que de Jean de Paris, qui ne connaît par cœur l’air du sénéchal : Qu’à mes ordres ici tout le monde se range, celui de la princesse de Navarre : Quel plaisir d’être en voyage ! qui sont devenus classiques dans la bonne acception du mot, et l’air descriptif du page : Lorsque mon maître est en voyage, et le duo qu’il chante avec Jean de Paris :
- Rester à la gloire fidèle,
- Des dames chérir les attraits,
et enfin le trio avec l’aubergiste ! L’instrumentation des ouvrages de Boïeldieu qui ont précédé la Dame Blanche a sans doute un peu vieilli, et on pourrait lui désirer, aujourd’hui que nous sommes si blasés sur ce genre d’effets, plus de corps, de rhythme et de couleurs ; mais ce qui ne vieillira jamais, c’est le sentiment vrai qui circule dans toutes les partitions de ce compositeur délicieux, qui avait trop d’esprit pour en abuser dans un art où l’esprit sert à tout et ne suffit à rien, comme disait M. de Talleyrand, qui n’en manquait pas. M. Stockhausen, qui débutait dans le rôle du sénéchal, est fils de cette Mme Stockhausen, agréable cantatrice allemande qui a parcouru l’Europe une harpe à la main et un vergiess mein nicht à la chevelure. Comédien timoré et froid, M. Stockhausen possède une fort belle voix de baryton [il n’y a plus que des barytons !) dont il connaît toutes les ressources. Il chante à merveille, avec beaucoup de goût et une vocalisation moelleuse qui charme l’oreille. Lorsque M. Stockhausen se sera un peu dégourdi et qu’on lui confiera des rôles plus conformes à son talent sérieux et rêveur, il produira un bien autre effet que dans l’air du sénéchal, qu’il ne joue pas assez. Quant à Mlle Boulard, qui représente la reine, de Navarre, et à Mlle Henrion, chargée de faire claquer le fouet du page, il faudrait les fondre dans un creuset avec Mlle Talmon et Mlle Lhéritier, qui a débuté tout récemment, pour en tirer une voix supportable. Elles chantent toutes les quatre comme des pierrots francs de Paris.
Il y a quelques jours, on a donné à l’Opéra-Comique un nouvel ouvrage de M. Clapisson, le Sylphe, en deux actes qui en valent bien quatre par la longueur et la niaiserie du poème ; c’est un conte de Marmontel retravaillé par M. de Saint-Georges, et M. de Saint-Georges n’est pas le premier qui ait traité ce sujet pour le théâtre. Ce sylphe invisible, qui chante et parle si bien à l’imagination d’une femme romanesque, n’est autre que son mari qu’elle n’aimait pas, et qu’elle finit par adorer. Sur cette donnée, qui aurait pu être piquante, si elle eût été traitée par un homme de talent, M. Clapisson a fait un opéra qui ne lui sera pas un titre de plus au souvenir de la postérité. Un joli nocturne entre le sylphe invisible et Angèle sa femme, nocturne qui devient un trio fort élégamment traité, et une romance au second acte,
- Les rossignols amoureux
- N’ont qu’un seul nid pour deux,
d’une mélodie distinguée et très bien chantée par M. Faure, sont les seuls morceaux que nous puissions citer du nouvel ouvrage de l’auteur de la Fanchonnette. Ni l’air de soprano que chante Mme Duprez-Vandenheuvel, au second acte, avec tant de maestria et de bravoure, ni les couplets plus saillans du veneur au premier acte, exprimant les plaisirs et les épisodes de la chasse, ne sont des choses à retenir, et qui puissent subsister hors du théâtre. Si le Sylphe obtient un certain nombre de représentations, les auteurs devront cette bonne fortune à M. Faure, qui est tout à fait remarquable dans le personnage de Valbreuse. M. Faure et M. Bonnehée, de l’Opéra, sont les deux meilleurs élèves que puisse revendiquer le Conservatoire de Paris.
L’Opéra-Comique vient encore d’ajouter à son répertoire comique un ouvrage en un acte, l’Avocat Pathelin, qui est une assez joyeuse imitation du Pathelin du XVe siècle. La musique de M. Bazin est un accessoire qui ne gâte rien, et qui a servi aux débuts de M. Berthelier, un élève des Bouffes-Parisiens. M. Berthelier a beaucoup de naturel, et il réussira sur la scène qu’il vient d’aborder, s’il consent à n’avoir pas trop de zèle. Qu’il sache se contenir, et il obtiendra le sourire des gens difficiles.
Nous avons une bonne nouvelle à annoncer aux amateurs de la grande musique : le Théâtre-Lyrique prépare la mise en scène de l’Oberon de Weber, qui n’a jamais été traduit en français ni représenté à Paris. M. Carvalho, le directeur zélé du Théâtre-Lyrique, apporte un très grand soin à cette œuvre pieuse, qui, nous aimons à l’espérer, lui vaudra plus que les bénédictions des admirateurs du génie de Weber. En attendant, M. Offenbach fait danser ses fantoccini au petit théâtre des Bouffes-Parisiens, qui devient décidément une succursale de l’Opéra-Comique ; on y chante parfois mieux qu’un vain peuple de critiques ne le pense, et M’sieu Andry, opérette en un acte de M. Duprato, auteur des Trovatettes, n’est pas à dédaigner. Si vous joignez à ce petit ouvrage, qui a obtenu un succès de bon aloi, l’Imprésario, de Mozart, fleur parfumée tombée par hasard dans une baraque de polichinelles, vous n’aurez point à regretter l’heur qui vous aura conduit en ces parages.
P. SCUDO.