Revue Musicale de Lyon 1903-10-20/Le Duo de Tristan et le Duo de Siegfried

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Études sur l’Expression Musicale de l’Amour

Le Duo de Tristan

(Acte ii, sc. ii)

et le Duo de Siegfried

(Acte iii, sc. iii)
« Ces yeux si profonds et si graves
Que j’ai vus briller tant de fois »


Ce n’est pas sans quelque hésitation que j’ai mis, et par deux fois, en titre de cette étude psychologique et musicale, le terme duo, qui semble détacher dans l’indivisible tout qu’est une action wagnérienne un de ces fragments isolables dont la juxtaposition constituait l’opéra classique. J’y ai été amené par une idée de comparaison et pour montrer tout d’abord comment, ayant voulu étudier l’expression thématique des mouvements passionnels, j’ai laissé de côté les œuvres du répertoire français et italien, pour m’en tenir à celle du maître allemand.

Si l’on veut, en effet, tenter quelque parallèle entre deux duos pris dans les opéras de Meyerbeer, ou ceux de Massenet, on est frappé de voir combien ces auteurs sont restés constamment semblables à eux-mêmes, et combien peu, quelque différentes que puissent être les âmes des personnages en présence, l’expression mélodique de leurs sentiments différera. Le parallélisme thématique du duo du 4e  acte des Huguenots avec celui de l’Africaine est aussi typique qu’indiscuté. Telle phrase langoureusement déclamée par le mélancolique Werther pourrait être, sans que cela heurtât, soudée à telle autre phrase de l’inconscient et amoral Des Grieux ; et, chose plus grave, le solitaire Athanaël, le vaillant Rodrigue, et le très chaste St-Jean s’expriment en des termes, musicalement parlant, d’une analogie regrettable. Qui oserait soutenir que le motif : « Je puis donc respirer cette enivrante fleur » n’est pas une mélodie plus digne du chevalier de Manon que de la sainte victime d’Hérodiade.

Il en va tout autrement de Wagner, chez qui le poème et la composition sont d’une unité, d’une fusion rigoureuses. Chez lui l’expression d’un sentiment de même nature se traduit avec une infinie variété de formes suivant le caractère des personnages et selon l’influence du milieu. Il n’en est pas de plus bel exemple que l’amour de Tristan et Isolde et celui de Siegfried et de Brünnhilde. Je veux essayer de démontrer que la passion la plus exaltée, la plus éperdue, portée au même degré dans les deux cas, a pu être exprimée par un même auteur, à la même époque, avec les mêmes procédés, la même méthode, le même faire, de deux façons diamétralement opposées, parce que cet auteur qui était métaphysicien autant et plus que compositeur, a su comprendre et exprimer qu’une même passion prend des aspects radicalement contraires suivant qu’elle éclôt sur tel ou tel terrain. Et c’est là que se trouve, à mon sens, la plus indiscutable preuve du génie wagnérien.

Siegfried et Tristan ont été composés à la même époque : on pourrait presque dire qu’ils ont été rêvés ensemble et simultanément écrits. Le poème de Tristan fut achevé en effet au printemps de 1857 alors que le Ring était déjà en partie édifié[1]. En 1856 déjà « le sujet de Tristan avait pris une telle intensité dans la pensée de Wagner que le maître ne pouvait que difficilement s’en débarrasser l’esprit pour continuer le travail du Ring[2]». On lit dans une lettre adressée à Listz à la fin de 1854 : « Par amour pour mon jeune Siegfried, le plus beau rêve de ma vie, il faut bien que je finisse de composer ma musique de l’anneau du Niebelung… mais comme je n’ai jamais goûté dans ma vie le véritable bonheur d’amour, je veux encore élever un monument à cet amour, le plus beau de tous nos rêves… j’ai projeté un Tristan et Isolde. »

On le voit, il y eut simultanéité entre la production des deux chefs-d’œuvre. La différence d’expression qu’on y observe devra donc bien être attribuée à la libre volonté et à la réflexion de l’auteur, non à la différence de manière inhérente à l’évolution de tout compositeur, et telle que Lohengrin et Parsifal en fournirait un merveilleux exemple.

Le plan de cette étude consistera donc en l’analyse successive des personnages de Siegfried et Brünnhilde, de Tristan et d’Isolde, et spécialement des deux scènes célèbres qui représentent comme le point culminant de l’expression passionnelle : j’essaierai ensuite de montrer en quoi ces deux scènes différent, et comment, dans l’une et l’autre, l’interprétation thématique et harmonique correspond adéquatement aux états d’âme que Wagner a voulu dépeindre.

« Ce fils s’appellera Siegfried, celui qui est joyeux dans la victoire. » Dans cette phrase de la Walküre est résumée toute la psychologie de Siegfried. La joie, telle est en effet la caractéristique de cette âme inconsciemment héroïque. On ne peut que répéter ici l’excellente et précise analyse d’Ernst. Siegfried, dit-il, a quatre qualités maitresses : la Joie, la Jeunesse, l’Action, la Liberté. Sans multiplier inutilement de trop nombreuses citations, rappelons quelques épithètes typiques par quoi les divers acteurs du drame le désignent et le peignent : Lachender Held, Lust der Welt, Liebesfroh. Héros joyeux, joie du monde, joie d’amour, ainsi l’appelle Brünnhilde[3]. Hagen le nomme Der Ûberfroher Held, le héros très joyeux[4]. L’idée de sa jeunesse revient à chaque instant : c’est Fafner qui l’appelle : enfant aux yeux de clarté[5] et Brünnhilde : enfant héros, et plus loin enfant de joie[6]. Son activité n’est pas moins remarquée : Mime l’appelle le prompt, et Hagen, le héros rapide (Geschwinder Held). De Hagen aussi ce mot typique : Il chasse joyeux à l’action[7].

Sa force physique est merveilleuse, il mène un ours en laisse (acte i. sc. i). il brise les épées, coupe une enclume en deux (acte i sc. iii), porte le corps du dragon à l’entrée de la caverne (acte ii sc. ii), il traverse les flammes du roc de la Walküre. Par contre, sa naïveté est grande, et l’épithète de dumm, sot, balourd, lui est assez souvent adressée, par Mime surtout. Il ignore les runes des pactes divines, et n’a pour les dieux, qu’il ne connaît d’ailleurs pas, nul respect, témoin la façon dont il repousse Wotan devant le rocher où dort Brünnhilde. Enfin, et par-dessus tout, il n’a jamais connu la peur[8].

Brünnhilde est bien l’épouse digne d’un tel héros. La première journée de la tétralogie nous montre la lente progression de l’amour humain, de la compassion chez la vierge guerrière. À sa première apparition, au début du 2e  acte, c’est la Walküre, la déesse au cœur d’airain, que les guerriers voient apparaître sanglante dans la mêlée. Elle est joyeuse et farouche, sauvage même. Car c’est là le terme qui peut rendre le plus exactement l’épithète Wild qui lui est adressée. Sa chaste insensibilité lui laisse la vision prophétique de l’avenir ; elle a une sagesse quasi divine et connaît les runes gravées d’une entaille profonde sur la branche d’Ygdrasil, l’arbre sacré. Aucun sentiment humain n’agite ce cœur fermé : « Si jeune et si belle, tu rayonnes à mes yeux, mais combien froide et dure, mon cœur te reconnait, fille insensible et farouche » lui dira Siegmund à qui elle vient annoncer la mort et le Walhalla prochain.

Cependant, cette déesse a un cœur que l’émotion peut toucher, que le trouble peut envahir, et nous voyons la compassion apparaître en elle, avant même que la déchéance prononcée par Wotan n’ait fait d’elle une femme. Lorsque Fricka obtient de son divin époux la promesse que Siegmund sera frappé et que Wotan transmet cet ordre à Brünnhilde, le cœur de celle-ci proteste, et longuement, passionnément, elle défend le Wälsung. Il lui faut cependant obéir et annoncer à Siegmund que bientôt s’ouvriront pour lui les portes du Walhalla. Siegmund dédaigne les splendeurs du palais des dieux : à tout il préfère l’amour de Sieglinde. Le spectacle de cet amour jette le trouble au cœur de la déesse. Elle désobéira à Wotan. Lorsque après le combat, Siegmund est mort, Brünnhilde sauvera Sieglinde, en lui annonçant la naissance d’un fils qui sera le plus illustre héros du monde[9]. Et quand enfin, Wotan pour punir sa désobéissance, l’endort et la livre à qui la réveillera, elle demande que seul le héros qu’elle a sauvé puisse franchir les flammes dont Loge va entourer la Roche du Sommeil.

Tels vont donc être les deux personnages en présence : d’une part le héros joyeux et naïf, de l’autre la déesse devenue femme, mais dont le cœur n’a encore connu d’autre sentiment humain que la pitié.

(À suivre)
Edmond Locard
  1. Le Rheingold, la Walküre et Siegfried, jusqu’aux Murmures de la Forêt étaient achevés.
  2. Alfred Ernest : L’Art de Richard Wagner. 1893.
  3. Siegfried, iii. iii.
  4. Gotterdammerung i.
  5. Du helläugiger Knabe, unkund deiner selbst, littéralement : Toi aux yeux de clarté enfant, ignorant de toi-même (Siegfried, acte ii.)
  6. Hort der Welt, Kindicher Held, trésor du monde, enfant héros, et plus loin, wonniges Kind, (Siegfried, acte iii. sc. iii.)
  7. Jagt er auf Thaten wonnig umher.
  8. Les phrases mélodiques destinées à indiquer le sentiment de la peur sont un des détails les plus curieux et les plus instructifs de l’analyse thématique pratiquée sur la Tétralogie. Siegfried est incapable d’avoir peur. Ni le dragon ni le feu ne sauraient l’effrayer. Brünnhilde seule aura le pouvoir de lui enseigner ce sentiment nouveau. Mime, au contraire, le nain poltron, a peur de tout ; de la flamme, de Wotan, de l’ours que Siegfried amène, et par-dessus tout de Fafner. Aussi la peur pour lui, sera-t-elle véritablement caractérisée par le motif du dragon (4 notes graves, les deux premières à intervalle de seconde diminuée, la troisième, semblable à la première, distante de la 4e  d’un intervalle de tierce mineure), ou par celui si étrangement imitatif et mouvementé, connu sous le nom de motif du Feu. C’est ainsi qu’après le départ de Wotan à la fin de la 2e  scène du Ieracte, Mime se cache halluciné, croyant voir apparaître Fafner, et à demi fou de terreur, tandis que les violons, les hautbois et les flûtes dessinent prestement le thème du feu (2/4 ut maj.) et que la contrebasse tuba fait fronder le motif du dragon (partition p. 78). De même (p. 81) sur les mots de Siegfried : « Mime le poltron, où te caches-tu ? » le motif du dragon réapparait, débutant sur un fa naturel et quelques mesures plus loin résonne encore un ton plus haut. La scène la plus typique à ce point de vue est celle où Mime essaye d’apprendre la peur à Siegfried (acte i, sc. iii p. 88) : « As-tu senti, quand tout est sombre… » (4 sol maj.). Après le dessin admirablement descriptif que frissonnent les violons, le motif de Brünnhilde apparaît aux violoncelles (p. 91 l. 2) puis aux clarinettes (l. 3), aux hautbois (l. 4). Siegfried proteste : « Mon cœur est fort, rien ne troublera son repos », et le motif de Siegfried, gardien de l’épée, éclate sonore à l’orchestre (p. 92 l. 1). Mime reprend, le motif du feu accompagne sa déclamation (l. 2) « Ce frisson, je voudrais le connaître », dit Siegfried et le Golfe mystique le lui promet en chantant le thème de Brünnhilde endormie (hautbois, puis cor anglais). Enfin les deux leitmotiven alternent, l’un rappelant la peur grossière, matérielle, positive de Mime (contrebasse tuba), l’autre prophétisant le trouble amoureux, la crainte passionnée qui saisira le héros (cor anglais, cor chromatique, violoncelle, p. 94 et 95). De même lorsque Siegfried arrive conduit par Mime devant Neidhöhle, ou lorsque, après le combat, Mime lui demande s’il a appris la peur, l’orchestre chantant le motif de la Walküre endormir, répondra que toute autre est la crainte qui peut étreindre le héros joyeux.
  9. Den bebrsten ilelden, der Welt, begst du, o Weib, im sebirmenden Schoos. Littéralement : le plus illustre héros du monde tu portes, ô femme, dans ton sein.