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Revue Musicale de Lyon 1903-10-27/Le Duo de Tristan et le Duo de Siegfried

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Études sur l’Expression Musicale de l’Amour

Le Duo de Tristan

(Acte ii, sc. ii)

et le Duo de Siegfried

(Acte iii, sc. iii)
(suite)

Siegfried guidé par l’oiseau dont il comprend maintenant la chanson, a brisé la lance de Wotan qui s’opposait à son passage, et, sans armes, sonnant joyeusement du cor, il s’est lancé dans la flamme qui entoure la dormeuse promise. La symphonie de la traversée du feu éclate à l’orchestre : le Glockenspiel, les flûtes, les cordes, accompagnées du clair tintement des triangles et des cymbales reprennent les phrases du final de la Walkyrie. Les thèmes du feu, de Brünnhilde endormie, le chant de l’oiseau se succèdent, tandis que les trombones répondent par l’héroïque phrase de Siegfried gardien de l’épée, et les cors par la sonnerie de l’Appel du Fils des Bois[1].

Siegfried est parvenu au sommet du Rocher où dort la Walküre. Aux longs arpèges de harpes coupant les reprises de plus en plus graves du motif de Brünnhilde endormie, succède un unisson de violons à découvert, produisant après les violentes sonorités de la traversée du feu, une impression de fraîcheur, de calme, de repos et de solitude difficilement exprimable. C’est l’heure du lever du soleil, Siegfried s’avance, et, dans le jour naissant, aperçoit tout d’abord un cheval endormi sous l’ombre des sapins. Le motif de la Chevauchée, sonne à deux reprises par les cuivres, fait reconnaître Grane. Mais, descendant en scène, le héros voit la Walkyrie dormant, recouverte de son armure. Les violoncelles chantent le thème des Adieux de Wotan. « Un homme armé, s’écrie-t-il, le heaume l’oppresse peut-être, mieux vaudrait l’en débarrasser ». La vue de la chevelure de celle qu’il prend pour un guerrier l’étonne. De son épée (motif de Nothung) il coupe les attaches de la cuirasse : « Ah ce n’est pas un homme ! Un brûlant enchantement fait palpiter mon cœur, un trouble ardent saisit ma vue ; mon esprit vacille et s’égare… autour de moi tout flotte ; un feu mortel consume mes sens ; sur mon cœur ma main tremble. Qu’ai-je donc, lâche ? Est-ce là, la Peur ? » À ce mot, aux thèmes de Freya[2] et de l’Enchaînement d’amour[3] succède le motif de Brünnhilde endormie. Ce que l’orchestre nous prophétisait depuis la première scène de l’œuvre, s’est accompli. Le héros que n’ont pu effrayer ni le feu, ni le dragon, le vainqueur de Fafner et de Wotan a tremblé pour la première fois devant une femme endormie. Dans son trouble, il invoque sa mère, qu’il n’a point connue, dont Mime seul lui a parlé jusqu’alors, mais à laquelle sa pensée revient à toute heure, et le motif de la compassion de Sieglinde chante à l’orchestre comme il avait fait lorsque le héros songeait dans la forêt, en attendant Fafner, et quand auparavant déjà, il interrogeait ardemment le Niebelung sur son origine[4].

« Pour m’éveiller moi-même, éveillons la dormeuse » et comme pour montrer que sa craintes’enfuit, le thème guerrier de Nothung résonne. Il se penche sur la Walküre, et scelle ses lèvres à sa bouche. Au thème de l’Enchaînement d’amour, succède le thème du Réveil ou du Salut à la lumière[5].

« Quel héros m’a réveillée ? » demande Brünnhilde, Siegfried se nomme, tandis qu’accompagné par de larges accords, s’élève le thème altéré de Siegfried gardien de l’épée[6].

« Ô bénie soit la mère qui l’enfanta… seul ton regard avait le droit de me voir, je ne devais me réveiller que pour toi ! Ô Siegfried ! Siegfried ! bienheureux héros ! éveilleur de la vie, toi victorieuse lumière ! Ô si tu savais, joie du monde, combien je t’ai toujours aimé avant même que tu fusses au monde, mon bouclier t’a protégé ». Le héros naïf interprète ces paroles d’étrange manière. « Tu es donc ma mère, elle n’est point morte », et, une dernière fois apparaît le thème de la compassion de Sieglinde[7]. Ô, ingénu, ta mère est à jamais absente, mais moi je t’appartiens », et tandis que les motifs du Liebeslust (plaisir d’aimer) et du Liebesgruss (salut à l’amour) se succèdent et s’enchaînent. Brünnhilde rappelle sa divinité perdue : « Le heaume ne couvre plus ma tête… ma cuirasse est là qui ne me protège plus… je ne suis plus qu’une femme ». « Au travers du feu, reprend Siegfried, je suis venu sans armures, sans cuirasse qui préservât ma chair : jusque dans ma poitrine la flamme a pénétré : tout mon sang bouillonne. » Et, d’une étreinte passionnée, il enserre la Walkyrie, qui se révolte. « Nul dieu ne m’approcha jamais : devant la vierge s’inclinaient les héros, c’est pure qu’elle a quitté le Walhalla. » Aux supplications de Siegfried répond le thème alangui de la Paix du Bonheur, que Brünnhilde reprend après l’orchestre[8] : « Réveille toi, implore Siegfried ; ô vierge, éveille toi. Vis et ris doux amour, douce joie. Sois à moi ! sois à moi ! sois mienne ! » « À toi ! si maintenant je suis à toi ! ma paix divine se gonfle en vagues furieuses, ma chaste lumière en flammes d’incendie ; ma science céleste m’abandonne, chassée par les clameurs d’allégresse de l’Amour… Tout mon sang roule par torrents vers toi, ce feu sauvage ne le sens-tu point ? »

Rien n’est plus dramatique que la façon dont cette phrase de poème se transcrit musicalement. Wagner voulant indiquer l’apparition du désir dont le cœur de Brünnhilde, la transformation de l’affection protectrice que la Walkyrie avait pour le jeune héros, en amour humain, l’adjonction de l’attract physiologique à la sympathie morale, a eu l’audacieuse et géniale pensée d’introduire à l’orchestre le thème du dragon, qui par deux fois vient gronder aux cuivres graves. Jamais plus audacieuse représentation du côté corporel, du côté animal de la passion n’avait été réalisée. Ce grondement de la bête qui dort au fond de tout organisme et s’éveille au moment même où l’esprit plane dans les sphères les plus élevées de l’amour pur, est un symbole d’une originalité et d’une force inouïes. Faire succéder le thème du Dragon à celui de la Paix du Bonheur, pour montrer l’évolution de la Walkyrie vers la réalité humaine, la féminisation de la déesse, est la plus merveilleuse expression d’une analyse psychique dont l’art nous donne le modèle.

« Cette femme farouche, ô Siegfried, ne te fait-elle point peur à présent ? » demande Brünnhilde, tandis que l’orchestre lance le crescendo saccadé du thème de la Chevauchée des Walkyries ; et le héros entonne, d’une voix que renforcent les instruments graves de l’orchestre, le motif de Siegfried, gardien de l’épée, auquel les clarinettes répondent par le chant de l’oiseau qui l’a guidé jusqu’à la vierge enfin conquise[9]. À la mélodie du Trouble d’amour[10] est venue se substituer celle de l’Extase d’amour[11]. Les voix se répondent, s’accompagnent à intervalle de tierce. « C’est en riant, ô bienheureux, en riant que pour moi tu te réveilles ; Brunnhilde vit, Brunnhilde rit !… Mon héritage, mon bien, éclatant Amour riante mort ». Le thème d’Amour, de plus en plus joyeux et rapide, tend à adopter le rythme des motifs qui, au premier acte peignent la joie de Siegfried, son amour de la vie et du mouvement (Fahrtenlust), et, par une suite de triolets et de trilles, se résoudre en un accord final d’ut majeur, tandis que le héros serre éperduement dans ses bras la déesse devenue femme.

(À suivre)
Edmond Locard

Nous publierons dans le cours de la saison des correspondances de Chambéry, Saint-Étienne, Roanne, Grenoble, Vienne, Valence, Avignon, Nîmes, Montpellier, Marseille, Nice, Monte-Carlo et Genève.

  1. Ce motif pourrait être plus justement appelé la Joie de l’ivre.
  2. Motif du charme de la lumière et de l’amour.
  3. Liebesfesselung (Rheingold, acte 1).
  4. (3) Act II, sc. II, p. 174-175 (clarinette basse) p. 179, l. 1 (cor) et acte I, se. I, p. 37, l. 3 et 4 (cl. basse) p. 38, l. 2 et 4 (cl. basse), p. 39, l. 1 (violoncelle), etc.
  5. P. 296 et 297.
  6. P. 293, l. 2 9/8 ut majeur.
  7. P. 303, l. 2 3/4 mi mineur.
  8. P. 318, l. 4.
  9. Thème du Dragon, p. 329, l. 3 (mi, fa, mi, sol), et l. 4 (fa dièze, sol, fa dièze, la). Thème de la Chevauchée, p. 330, l. 1 et 2. Thème de Siegfried, gardien de l’épée, p. 330 et 331, en ré majeur puis en ut majeur. Thème de l’Oiseau, p. 332, l. 1, mi majeur. Le thème de la Chevauchée apparaît une dernière fois, p. 332, l. 4.
  10. Liebeswerwirrung.
  11. Liebesentzückung.