Revue Musicale de Lyon 1903-11-10/Le Duo de Tristan et le Duo de Siegfried
Le Duo de Tristan
et le Duo de Siegfried
Le poème de Tristan est éclairé d’un jour singulier par les circonstances qui présidèrent à sa composition. Fugitif, exilé, Wagner l’écrivit à Zurich et à Venise, l’âme pleine d’un amour irréalisable, et dans un état d’éréthisme psychique qui peut seul expliquer cet inconcevable et génial enfantement. Il était fort imbu à cette époque des doctrines bouddhiques, dont Tristan n’est que l’interprétation poétique et musicale. Cette œuvre est la plus haute expression de la doctrine de Schopenhauer dont le Maître fut un moment le disciple passionné. Tout y respire cette aspiration au néant, ce détachement nirvanique que l’auteur de Die Well als Wille und Vorstellung représente comme le but suprême auquel doit tendre la volonté. L’esprit qui anime Tristan, c’est la négation du vouloir-vivre, l’effacement du sansàrà, c’est-à-dire du non-moi, de tout ce qui est objectif. Bien plus le moi lui-même y est représenté comme une illusion, en tant qu’individualité séparée. Pour employer le langage de Kant, il n’y a dans le monde où se meuvent les deux amants que des phénomènes, et pas une réalité nouménale.
Que devient la passion amoureuse, dans une telle conception philosophique ? Elle se sublime au point de dépasser le désir ou plutôt de ne désirer que l’insaisissable. Tristan et Isolde tendent plus loin qu’au baiser de leurs lèvres, qu’à l’étreinte de leur corps. Aucune satisfaction des sens ne pourrait éteindre le désir infini qu’ils ont conçu. Par delà le temps et l’espace ils rêvent d’une communion totale, hors du visible et du tangible, d’une fusion dans l’âme du Grand Pan. Leur amour se symbolise par la nuit et par la mort. Ce qui les sépare, ils l’enveloppent dans le concept du jour, c’est-à-dire du réel, de l’incomplet, de l’imparfait, du limité, du fini. « Ô maintenant, s’écrie Isolde, nous sommes les consacrés de la nuit ![1] » L’anéantissement est leur but, la mort physique leur moyen. L’amour qui les consume n’a rien de terrestre. Leur corps n’est qu’un obstacle ; l’existence même leur est à charge. Hors du monde seulement, leur insatiable, leur éternel désir, s’assouvira. Ils sont suprasensuels et extraterrestres. L’union qu’ils rêvent, c’est la destruction du moi, le retour à la primordiale unité.
Dans quelles limites un pareil sentiment est-il humain ? N’est-il qu’une conception poétique, fabuleuse, irréelle ? Wagner a-t-il abandonné là, l’analyse psychologique pour sombrer dans l’impossible dans la pure abstraction ? Non certes, Tristan comme Siegfried est la représentation merveilleusement documentée et précise d’un état d’âme, qui, s’il échappe à l’intégrale réalisation, constitue du moins l’archétype d’un sentiment humain et existant.
L’Amour, chez Siegfried, est un phénomène physiologique : du jour où la vie sexuelle lui a été révélée, il s’y jette comme à la bataille, activement, joyeusement, avec toute son énergie de jeune sauvage. La résistance de Brünnhilde l’étonne : pudeur, chasteté sentimentalisme, autant de choses qui lui sont aussi étrangères que la peur. Il conquiert la Walkyrie comme il a vaincu le dragon, tué Mime, repoussé Wotan, joyeusement. Siegfried va d’emblée où sa nature héroïque le pousse, sans réfléchir ni hésiter jamais. Le côté physiologique de l’amour prédomine tellement chez lui, que, du jour où il rencontrera Gutrune, il n’aura de Brünnhilde nulle ressouvenance ; car il n’y a pas d’autre interprétation possible du philtre bu chez les Gibichungen. Il est la joie, il est l’action, il est le Triomphe de la Vie.
L’amour de Tristan est autrement complexe. Tout d’abord il porte le sceau de la fatalité, de l’Αναγχη antique. Tristan aimait Isolde bien avant d’avoir bu le Philtre, mais celui-ci est intervenu au moment où Isolde est déjà fiancée au roi Marke, où leur amour est devenu un crime. C’est l’impossibilité de satisfaire humainement cet amour adultère qui a exalté à l’extrême leur passion, l’a rendu pour ainsi dire transcendante et purement métaphysique. Chez eux le côté psychique prédomine au point qu’ils ne se souviennent de leurs sens que pour les maudire, de leurs corps que pour en souhaiter l’anéantissement. En face de Siegfried chez qui prédomine la sexualité, ils incarnent l’amour pur. Leur passion est le composé de toutes les névroses, elle est pathologique, soit, elle n’est pas irréelle. La recherche de l’au-delà n’est pas une face inexistante du cœur humain. Je plains celui qui, fût-ce pendant une heure, n’a pas senti frémir et pleurer, au plus profond de son être, l’âme de Tristan, celui qui n’a pas poursuivi, une fois en sa vie l’irréel, et tenté de saisir l’insaisissable. Au delà d’une certaine limite, l’amour, sans pouvoir les obtenir jamais, exige l’infini et l’absolu.
Il y a donc là plus que des nuances, il y a deux teintes tranchées. Siegfried est un héros, Tristan est un homme. L’âme du premier, subissant la primesautière influence de la sensation, concevra l’amour normal, dans sa forme primitive et sauvage. L’âme du second, dominant les sens, aura de l’amour la forme extatique et chaste, raffinée, pour ainsi dire, et plus voisine de l’âme moderne.
Pouvait-on, musicalement, caractériser de telles divergences ? Tout autre sans doute y eût échoué. Wagner y est parvenu d’incomparable façon.
Je l’ai déjà dit, Tristan et Siegfried furent écrits à la même époque : l’absolue différence du style qui les sépare doit donc être attribuée à une volonté réfléchie. Or entre les deux œuvres tout diffère : mélodie, harmonie, orchestration.
La structure mélodique du Ring repose exclusivement, ou peu s’en faut, sur la combinaison des motifs conducteurs. Là plus que partout ailleurs (Parsifal excepté) il n’est pas une intention du compositeur qui ne se traduise par l’apparition d’un thème caractéristique. Les thèmes sont combinés et fondus, (dans Tristan ils sont liés simplement) : de telle sorte que l’analyse thématique du Ring n’est rien autre que la résolution d’un élégant problème de mathématiques supérieures. Cela se vérifie de façon très nette pour la scène que nous avons en vue. En dehors des thèmes déjà connus de Freya, de Brünnhilde endormie, du Liebesfesselung, des adieux de Wotan, de la Chevauchée, de Nothung, et de la compassion de Sieglinde, thèmes qui servent à rappeler les évènements dont la rencontre des deux héros est la conséquence. On trouve une série de motifs nouveaux, en lesquels git l’intérêt et l’originalité de cette scène admirable. Les différents leitmotiven qui se succèdent depuis le réveil de la Walkyrie, jusqu’à l’Extase d’amour suivent une procession constante dans le sens de l’énergie, de l’activité, de la joie. Depuis le calme Liebeslust, jusqu’à l’entraînant Liebesverwirrung, la tendance à revenir vers les rythmes joyeux qui peignent l’âme du héros naïf se continue, pour aboutir à la vivacité du Liebesentzükung d’un italianisme voulu et d’une expressive gaieté : Je ne puis aborder ici l’orchestration de Siegfried mais je veux signaler l’extrême simplification des procédés harmoniques, et tout spécialement la fréquence des tierces au chant et à l’orchestre, intervalle banal qui n’est point dans les usages wagnériens. Tout concorde dans ce final de Siegfried à donner une impression de bonheur d’arrivée au but, de satisfaction plénière des sens comme de l’âme, d’assouvissement et de repos.
Le duo de Tristan (comme toute la partition d’ailleurs) peut se caractériser musicalement d’un mot. C’est du chromatisme maladif. L’impression au théâtre en est affreusement troublante, je dirais presque douloureuse. Le thème de l’Amour uni à la mort donne peut être la plus profonde et la plus angoissante sensation qu’un cœur humain puisse ressentir. Et pour ceux-là même qui ne cherchent dans le théâtre qu’un délassement, et à qui les joies de l’analyse thématique sont lettres mortes, l’audition de la phrase finale « Ô chère nuit, Ô douce nuit ! » et une révélation d’au delà. Le spectacle de l’amour de Tristan et d’Isolde est plus poignant, plus douloureux que celui même de leur mort, où l’on retrouve au contraire une exquise sensation d’apaisement[2]. Jamais musique ne fut plus adéquatement appliquée à son objet. Jamais plus littérale traduction d’un sentiment humain ne fut obtenue par cet interprète fluide, flou et fuyant qu’est la mélodie.
Siegfried et Tristan, par les deux scènes que nous avons prises comme modèles, représentent donc l’expression poétique et musicale des deux directions opposées que peut prendre dans l’âme humaine la passion amoureuse, l’un incarnant son aboutissant normal qui est le désir assouvi par l’union sexuelle, l’autre représentant la forme purement psychique qui est le désir insatiable de l’infini et de l’absolu. Réaliser thématiquement et harmoniquement d’une façon à la fois saisissante et précise de pareilles analyses psychiques est l’oeuvre, et comme la caractéristique du génie.
- ↑ O nun waren wir Nacht Geweiste
- ↑ L’importance du jeu scénique est capitale dans l’œuvre wagnérienne. Le maître lui-même se loue de l’interprétation de cette scène lors de la création de Tristan en 1865. M. et Mme Schnorr de Carolsfeld avaient été chargés des deux rôles principaux. « Jamais, dit Wagner, on ne vit une telle identification des acteurs avec les personnages, un tel degré d’oubli du monde réel ; un abandon si complet en scène paraissait tout au plus acceptable, en Allemagne, et seulement entre époux. » M. et Mme Heinrich Vogl reprirent les rôles en 1865 ? Vogl jouait encore Tristan à Bayreuth en 1892, et à Munich en 1894 où je l’ai vu. Tous les Lyonnais se souviennent de l’admirable incarnation d’Isolde qu’était Mme Janssen, lors des représentations de 1901.