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Revue Musicale de Lyon 1903-11-24/Le vers et la phrase musicale

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Le vers et la phrase musicale

L’union de la musique et de la poésie, si imparfaitement réalisée par l’opéra, a donné naissance de nos jours à une forme nouvelle, le drame lyrique, où les deux éléments se font valoir mutuellement et concourent à la production d’un plus grand effet dramatique, au lieu de reléguer l’action au deuxième plan. À l’imitation du drame lyrique, tous les genres secondaires ont subi une évolution, et la romance est devenu le Lied. Qu’est-ce qu’un Lied ? — La forme musicale, comme le mot, nous vient d’Allemagne. Essentiellement populaire à l’origine, elle devint, avec Schumann et Schubert, un merveilleux instrument d’expression pour la poésie profondément sentimentale du romantisme allemand. Nos musiciens l’ont transformée à l’image de notre poésie, et les œuvres de Baudelaire, de Verlaine et de bien d’autres ont offert des thèmes à leurs créations musicales.

Parmi ces poèmes, les uns s’adaptent parfaitement à la forme musicale : le vers prend sous la plume du musicien son entière valeur. La musique s’y modèle aisément, et conserve, par cette aisance même, un air d’indépendance, malgré son étroite union avec lui. Enfin, c’est un Lied, une œuvre d’art formant un tout harmonieux. Certains poèmes au contraire se dissipent, se désagrègent, au contact de la musique, ils y perdent leur harmonie propre, la phrase vocale devient gauche, et le commentaire musicale manque de naturel. Quelles sont donc les raisons de cette dissemblance, entre des poèmes de valeur également grande ?

Le texte d’un Lied doit avant tout être serré, compact, la forme impeccable dans ses moindres détails. En effet, à ce texte vous en ajoutez un autre. Ils sont parallèles. Mais l’écriture musicale à ses divisions propres, ses périodes, qui enferment des phrases. La phrase même est coupée par des rythmes, par des accents. C’est une ligne courbe, changeante à l’infini. Elle va donc, dans le discours, souligner certains mots, morceler le vers. Tantôt c’est par une accentuation particulière qu’elle met en relief un mot. Tantôt le silence des parties instrumentales laisse entendre tout un membre de phrase avec une netteté d’autant plus grande que la musique vient d’être plus riche et plus expressive. Il ne faut donc pas une poésie vague, approximative, qui fasse allusion à la pensée. Il faut le marbre de Baudelaire ou de Lecomte de Lisle, cette poésie si serrée, si implacablement belle dans son

expression, et si riche de pensées et de sentiments sous-entendus que certains de ses vers inébranlables seraient à eux seuls le thème d’une symphonie entière. Certes l’oreille à la longue se lasse de la puissance et de la beauté aveuglante de leurs poèmes, et il est des jours où nous préférons la caresse subtile, la vague et troublante harmonie de Verlaine. Mais à ce moment essayons de secouer cette vapeur de rêve qui noie ainsi les contours précis des choses. Regardons ces œuvres en face, et, impitoyables, cherchons-y cette perfection du détail. Nous ne la trouverons jamais. Au contraire souvent le mot juste est sacrifié au mot chantant, l’épithète caractéristique à l’épithète musicalement évocatrice. Le texte musical qui souligne ces œuvres fera saillir comme un verre grossissant les moindres défauts et, nous, que les ariettes auront charmés à la lecture, nous souffrirons à voir comme la musique, si exquise soit-elle, de Debussy, nous fait paraître le texte inégal et vide. Pourquoi ? Cette poésie est une musique elle-même, j’entends la suite vague de cadences et d’assonances qu’on est convenu d’appeler musique du vers. Le poète n’a jamais cherché à étreindre, à fixer solidement sa pensée en une expression précise et nette. Au contraire il s’est plu à la dissiper dans le mystère charmeur d’une suite d’harmonies fuyantes. Si vous substituez à cette musicalité une vraie musique, devant cette redoutable intrusion l’âme légère de cette petite pièce s’enfuit. Il ne vous reste que le vague et l’inégalité, inévitable contre-partie de la nature de son inspiration.

Non seulement le poème y perd, mais la musique est sans objet. Autant faire une pièce instrumentale. On ne remarque pas d’habitude les inconvénients que nous venons de signaler, parce que jamais on est attentif aux paroles d’un lied. On a le tort de l’écouter comme on écoutait la romance. On n’y cherche plus comme autrefois la carrure des phrases, le charme monotone du refrain. Mais on attend des harmonies troublantes, d’intéressantes dissonances, des rythmes imprévus. Et jamais on ne se rend assez compte qu’on nous présente une œuvre double, une musique qui a l’intention de compléter, d’agrandir une poésie, et un poème qui confie à la musique le soin de rendre tout l’inexprimé qui subsiste entre ses lignes. De là vient que jamais on ne songe à regretter l’harmonie toute différente dont la musique a dépossédé le vers. Il est certain que, si le poète et le musicien veulent fructueusement collaborer, il faut que chacun se propose un but tout différent. Autrement ils se nuisent réciproquement. C’est une surcharge contraire à tout principe esthétique. Le musicien nous fait alors l’effet d’un auteur dramatique qui écrirait un drame adapté à une pantomime. Il y aurait une outrance des plus grossières dans le fait d’un mime joignant la parole à sa gesticulation, qui n’a elle même d’autre but que d’exprimer, sans les mots, tout ce que peuvent signifier les mots.

Du reste le musicien peut perdre lui-même à ce travail stérile. Un musicien me faisait remarquer à la représentation d’Esther, comme par moment la magnifique envolée lyrique de Racine, la puissance de ses strophes et ses rythmes, la sonorité pleine et variée de son vers reléguaient au second plan, et dominaient jusqu’à anéantir la musique gracieuse, mais un peu frêle, de Moreau.

D’autre part nous avons vu que dans d’autres cas c’est le poème qui s’effrite, au contact des phrases musicales. Il ne faut donc pas que le poète fasse lui-même œuvre de musicien. Bien entendu nous voulons parler de ce genre de musicalité qui réside dans les choix des voyelles, dans un vague balancement de la phrase et dont Verlaine nous donne l’exemple. La musique des vers de Racine est d’un ordre tout autre. Elle est tout entière faite de cohésion, de plénitude et de perfection littéraire. Celle-là, il faudrait la voix puissante d’un Bach pour la faire oublier. Mais le charme de Verlaine si exquis, si moderne et si insaisissable, un rien le dissipe, et le vers en meurt, quand bien même la subtilité d’un Debussy ou d’un Hahn s’évertuerait à ne pas éteindre ce feu follet qui fuit dès qu’on veut l’atteindre.

Mais puisqu’il est ici question de lied et non de drame lyrique, il faut que la pièce commentée par le symphoniste soit une, homogène comme inspiration. Certes, on a l’air très pédant de vouloir poser des conditions aussi rigoureuses à ce contrat que font ensemble le poète et le musicien. On risque fort de déplaire à tous deux. Il serait très absurde, il est vrai, de légiférer a priori et de poser des règles dans l’abstrait. Mais il n’en est rien. Nous analysons ; bien loin de construire des systèmes, nous essayons tout simplement de dégager les raisons qui firent certaines œuvres si absolument belles, tandis que la coopération du même poète et du même musicien ne nous donna d’autres fois qu’un approximatif résultat. Il faut que le poème soient de ceux qui jaillissent tout entiers de l’âme sous l’action d’une violente ou profonde émotion, par exemple le Recueillement de Baudelaire, l’impérissable Parfum de Leconte de l’Isle. Un vrai musicien, Debussy ou Fauré, le lit. Il sent en lui, subitement, par une brusque assimilation, qui va jusqu’à s’identifier momentanément au poète, et qui est l’unique privilège de l’artiste, il sent en lui la même émotion qui a inspiré un autre artiste, un frère ; en lui spontanément s’organise l’œuvre, avec sa belle logique, son style constant, sa progression continue. Il n’a pas besoin de faire un laborieux commentaire, d’user d’ingéniosité pour que le vers et la phrase musicale coïncident. Les lois même qui font une pièce musicale une et impérissable ont dicté le poème, et l’union est si parfaite entre les deux créations, que nous nous demandons qui fut l’initiateur.

Certes, la musique peut devenir descriptive au lieu d’être l’interprète du sentiment : il est une délicieuse ariette de Verlaine qui commence ainsi : « C’est l’extase langoureuse, c’est la fatigue amoureuse. » La première caresse de la musique est exquise. Jamais Debussy n’a été plus voluptueusement indécis et troublant. C’est toute la langueur mystérieuse d’un crépuscule en une seule phrase musicale. Mais par malheur l’esprit vagabond du poète se fixe curieusement sur un détail : « Le frêle et frais murmure » du bois, et le musicien le suit. La musique devient imitative. Elle « gazouille et susurre ». Elle nous exprime le roulis de petits cailloux. Cela est curieux, d’une étonnante virtuosité, d’une écriture toujours aussi savante, mais indigne du grand musicien qui a su chanter la Douleur sur les vers de Baudelaire, de même que le ruissellement dans l’orchestre de la chevelure de Mélisande m’apparaît comme une tache dans cette scène d’un si admirable sentiment.

En un mot, que fait la musique ? Elle met au jour tout l’inexprimé qui demeure entre les mots. Un poète comme Baudelaire ou Leconte de Lisle se fait une loi de voir la réalité, quand même cette réalité serait sa propre douleur, avec le calme auguste du penseur. Il l’exprime avec la noble sobriété de l’homme qui n’aime pas à s’étaler, à livrer son cœur au public. Il la concentre et la moule dans une forme savamment pétrie, l’enferme sous les lignes d’un marbre indestructible. Le musicien vient et révèle et chante toute la douleur, toute la passion, amour ou amertume qui se dissimulait sous la grandiose et la sérénité olympienne des visions. Il ressuscite le monde de sensations et de sentiments que les mots essayaient de voiler. Enfin, il trahit le poète, en laissant se répandre en symphonie la richesse de cette âme qui se dérobait à nous.

J. Sauerwein.