Revue Musicale de Lyon 1903-12-15/De la Musique d'Orgue

La bibliothèque libre.

De la Musique d’Orgue

i

De toutes les littératures musicales la moins connue sans contredit est celle de l’orgue. Aussi croyons-nous être utiles aux lecteurs de la Revue en publiant un article sur ce sujet en général. Dans la suite, par une série d’articles, nous essaierons de les documenter aussi complètement que possible en publiant des études sur les principaux maîtres de l’orgue.

Parlez à un musicien même instruit qui connaît la musique de chambre et d’orchestre, les œuvres de piano et violon la musique théâtrale, etc… de la musique d’orgue, il pourra vous citer quelques noms, Bach et Händel chez les anciens, Guilmant et peut-être M. Widor chez les modernes.

Si vous le poussez plus loin et que vous lui demandiez quels sont les morceaux qu’il préfère, il vous citera deux ou trois fugues de Bach. Pour Händel on serait bien embarrassé de le faire car il n’existe pas, chose qui surprendra beaucoup de gens, d’œuvre originale de lui pour orgue seul. Chez les modernes on vous citera la Toccata de M. Widor. Un point et c’est tout.

D’autres encore vous diront qu’il n’y a pas de musique intéressante écrite spécialement pour l’orgue et qu’il vaut mieux jouer des transcriptions d’œuvres connues et de valeur, des fragments de Beethoven, Schumann, voire même Wagner. À l’inconvenance de l’exécution de ces œuvres à l’église il a été répondu l’autre jour par avance dans l’article sur la Musique d’Église. De plus il y a une réponse topique à faire aux amateurs de transcriptions. Le pays où il se joue le plus de ces transcriptions, il y en a des centaines de publiées, c’est l’Angleterre, le pays le plus antimusical qui soit au monde.

Cette ignorance presque générale a plusieurs causes. Une des principales est qu’il n’existe pas de transcription des pièces d’orgue pour piano. Alors que sur tous les pianos traînent des arrangements, de quatuors, symphonies ou opéras vous chercheriez en vain une transcription de morceau d’orgue et cependant certaines pièces pourraient facilement se jouer à quatre mains ou à deux pianos et en donner une idée à peu près aussi exacte pour le moins que celle que peut donner l’arrangement à quatre mains des symphonies de Beethoven.

La seconde raison est que l’on entend, en France du moins, l’orgue exclusivement à l’église. Là, les morceaux sont souvent tronqués par les exigences de la liturgie ; de plus l’auditeur n’ayant pas de programme, ne pouvant matérialiser ce qu’il entend pas un nom d’auteur ou par un titre de morceau, est exposé à s’égarer et ne peut coordonner ses impressions.

Enfin, la dernière cause, peut-être la meilleure, c’est que ce n’est que depuis peu d’années que les organistes jouent de la musique digne de ce nom. Il y a encore quelque trente ou quarante ans, en province du moins, on inaugurait toujours un orgue avec un bel orage avec des effets de grêle, tonnerre, etc., des improvisations macaroniques, et deux ou trois morceaux de Batisse ou Lefébure. Le goût était tellement corrompu que Saint-Saëns succèdant à Lefébure-Wély à la Madeleine ne trouvait grâce ni devant le clergé ni devant les fidèles de la paroisse.

Aujourd’hui les choses ont bien changé. Grâce à Lemmens et à son école, grâce à l’excellente école du Conservatoire de Paris à la tête de laquelle ont été successivement César Franck, Ch. M. Widor et A. Guilmant (ce dernier est encore titulaire) toute une pléïade d’organistes virtuoses et compositeurs est née et se développe tous les jours.

Mais l’éducation du public est encore à faire, en partie du moins. Aussi applaudissons-nous avec plaisir à la tentative que va faire cet hiver notre excellent collègue, M. Daniel Fleuret, dans la salle d’orgue de la rue Childebert et ne pouvons-nous qu’engager nos lecteurs à suivre ses cours sur la Littérature de l’Orgue.

Un simple aperçu aussi bref que possible, prouvera amplement que la littérature de l’orgue est une des plus riches et par le nombre et par la qualité des compositeurs qui ont écrit pour le roi des instruments.

Le plus ancien compositeur pour orgue connu est Paumann (1410-1473), dont le manuscrit est à la bibliothèque de Munich. Nous avouons humblement ne pas connaître ses compositions et, si nous le citons, c’est pour montrer que la musique d’orgue est des plus anciennes.

Au xive siècle, mentionnons : en Allemagne, Schlick ; dans les Pays-Bas, Buns et Sweelinck, l’inventeur de la Fugue d’orgue ; en Italie, Merulo et Frescobaldi, dont les sonates et les fugues sont étonnantes pour l’époque où elles furent écrites.

Citons seulement les prédécesseurs de Bach, Buxtehude, Pachelbel, Reinken, Scheidt, etc., et arrivons au grand Cantor de Leipzig.

Il est malheureux que la partie de son œuvre d’orgue la plus expressive soit la moins connue, nous voulons parler des Chorals pour orgue qui sont une des œuvres les plus parfaites sorties d’un cerveau humain.

Händel, que les contemporains aimaient à opposer à Bach, a écrit dix-huit concertos pour orgue et orchestre, qui nous ont été transmis plus ou moins fidèlement et sont bien inégaux comme valeur.

Après Bach, les compositeurs allemands pour orgue furent légion ; qu’il nous suffise de citer ses fils et ses élèves Kittel, Krebs, Vogler, Kirnberger, puis Rinck, parmi les plus modernes, Thiele, Merkel, Rheinberger, etc.

Mendelssohn, qu’il est de mode de détracter aujourd’hui, a écrit trois préludes et fugues et six sonates qui sont de purs chefs-d’œuvre de forme et d’inspiration. Le nom de Bach (B. A. C. H.), a inspiré à Schumann six belles fugues.

La dernière œuvre de Brahms est un recueil de onze chorals pour l’orgue, qui malgré une forme un peu sévère sont de toute beauté.

Enfin le dernier venu, Max-Reyer, a publié des œuvres très modernes. Alors que l’influence de Mendelssohn est encore flagrante chez Merkel, Rheinberger, etc. Max Reyer semble dans ses procédés harmoniques, dans son architecture musicale s’inspirer de Wagner.

Le Danois Gade a écrit trois pièces intéressantes. Un de ses jeunes compatriotes Otto Malling a eu des débuts qui promettent, bien qu’il abuse peut-être des effets descriptifs dans sa suite intitulée « Christus », où il a voulu représenter les différents épisodes de la vie de Jésus.

Les Italiens après un long temps d’arrêt ont quelques compositeurs estimables : MM. Bossi, Bottazzo, Capocci, Ravanello.

En France au xviie siècle et au xviiie nous avons eu une école d’organistes qui ne séparaient pas assez le jeu du clavecin de celui de l’orgue. Néanmoins on peut trouver des choses intéressantes dans les œuvres de Gigault, Clérambault, A. Raison, Marchand, les Couperin, etc. M. Guilmant a consacré les Archives de l’orgue à la publication de ces œuvres.

Aujourd’hui, après une période d’inaction pendant la première moitié de ce siècle, nous avons une période d’activité qui fait bien augurer de l’avenir de l’École Française.

Parmi les disparus, citons en première ligne César Franck. Ses trois Chorals pour orgue sont comme le bréviaire de l’organiste. Danses pièces d’orgue, la Pastorale, Prélude, Fugue et Variation, la Prière sont presque populaires. Et cependant que d’anathèmes n’avait pas encouru le brave Père Franck en jouant sa Fantaisie en ut majeur à l’inauguration de l’orgue de Saint-Eustache en 1854. Le seul reproche que l’on puisse faire à Franck c’est de n’avoir pas pensé que l’extension des doigts des organistes a des limites.

Disparu encore et trop tôt, Léon Boellmann dont le nom a franchi le cercle des initiés grâce à des pièces de musique de chambre qui ont été exécutées un peu partout.

Saint-Saëns a écrit pour l’orgue diverses pièces de genre (Bénédiction nuptiale, Rapsodies sur des thèmes bretons, Fantaisie) et six Préludes et Fugues solidement construits bien que de forme un peu sévère.

MM. A Guilmant, professeur d’orgue au Conservatoire et à la Scola de Paris, Gigoult, Widor et d’autres encore feront les sujets des prochains articles.

Par ce simple aperçu on peut juger de l’importance de la musique d’orgue qui a des noms comme ceux de Bach, Mendelssohn, Schumann, peut joindre ceux de César Franck, Saint-Saëns, Brahms.

(À suivre)
Gabriel Bernard.