Revue Musicale de Lyon 1903-12-29/Le Crépuscule des Dieux (suite)

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LE CRÉPUSCULE DES DIEUX

(Suite)
Deuxième acte

Devant le palais des Gibichungen, une plage descend vers le fleuve ; trois autels s’élèvent : l’un à Donner, l’autre à Freya, le troisième, le plus grand à Wotan. C’est la nuit ; Hagen, la lance au bras, son bouclier dressé contre lui est assis et dort, la tête appuyée sur l’une des colonnes du burg. Le thème triste de l’anneau passe aux violons. La lune se lève, elle éclaire vivement Hagen auprès duquel on distingue le gnome Alberich accroupi, les bras sur les genoux du dormeur. Le nain fait jurer à son fils de reconquérir l’Or, volé jadis par lui aux filles du Rhin, et que Siegfried détient maintenant, puis il disparaît tandis que grandit la clarté de l’aurore.

Descendant le fleuve, Siegfried arrive joyeux. Le Tarnhelm magique l’a transporté en un instant de la Roche du Sommeil au Palais de Gibich. Il fait à Gutrune accourue à sa voix le récit de sa victoire sur Brünnhilde livrée à Gunther.

Hagen sonnant de la trompe appelle aux armes les guerriers. Ceux-ci se précipitent en foule. Il leur annonce les noces de Gunther. On prépare tout pour recevoir les fiancés. Au son de la fanfare des Gibichungen, voici Gunther débarquant avec Brünnhilde pâle et les yeux baissés. À la vue de Siegfried, près duquel se tient Gutrune, la Walkyrie est prise de terreur et tandis que passe à l’orchestre l’interrogation du thème de la destinée (xiii),

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xiii. – Thème de la Destinée

elle tombe à demi évanouie dans les bras de celui qui l’a trahie et qui ne la reconnaît plus. Elle voit à son doigt l’anneau, gage de son amour. Elle comprend alors que ce n’est pas Gunther qui a traversé les flammes. La malédiction d’Alberich (iii) résonne, tandis qu’ardemment elle interroge le héros. Celui-ci ne peut rien répondre : l’anneau, dit-il, ne vient pas d’une femme, je l’ai conquis en tuant un dragon. Il avoue bien avoir traversé le feu pour chercher Brünnhilde et l’amener à Gunther, mais cette femme il ne l’aima jamais. Il ne la connaît pas, il en fait serment sur sa lance. « Laisse en paix et calme la sauvage fille du Roc, dit-il à Gunther, que sa farouche humeur s’apaise », et entraînant avec lui Gutrune et les guerriers, il pénètre joyeusement dans la salle où le festin est préparé.

Brünnhilde est restée seule avec les deux frères. Hagen lui propose de la venger de Siegfried : « Un seul regard de ses yeux pleins de flammes, anéantirait toute ta force, répond-elle, et nul ne peut le vaincre. » Pressée de questions, elle raconte que par des charmes elle l’a rendu invincible. En un seul point l’épieu pourrait l’atteindre : sachant que jamais il ne tournerait le dos à l’ennemi, elle n’a point songé à rendre ses épaules invulnérables. C’est là que Hagen frappera. Gunther proteste : un serment le lie, il ne laissera pas perpétrer un tel crime. Son frère lui représente que la mort du héros laisserait en leur pouvoir l’Anneau, signe de suprême puissance. Il se décide alors. Pour éviter les pleurs de sa femme, c’est pendant une chasse que Siegfried sera frappé. On fera croire à Gutrune qu’un sanglier furieux s’est jeté sur lui. Les trois voix s’unissent en un serment de vengeance contre celui qui a trahi sa foi.

Acte troisième

Un vallon sauvage, où la forêt a le Rhin pour limite, étage ses rochers et son ombre sur la profondeur de la scène.

Au loin, le cor retentit, répondant aux cors de l’orchestre qui sonnent le thème de l’Appel du fils des bois (vi). Une trompe de chasse, d’autres cors, répondent à leur tour, tandis qu’à l’orchestre éclate, pour la première fois, un appel ré bémol, ut de trombones, qui reparaîtra souvent par la suite ; puis, après que les triolets du cor de Siegfried se sont tus, apparaît le thème originel du Rhin ou des Éléments Primordiaux ; sur la fondamentale de fa majeur tenue par les contrebasses, un cor en fa égrène les notes constitutives : tonique, médiante, dominante, de l’accord parfait ; successivement les sept autres cors répondent, enchevêtrant leurs sons, jusqu’à ce que s’élève, sur leurs tenues et les gammes des violoncelles, le motif des filles du Rhin (vii) proposé par les hautbois et les clarinettes : cors et trompes alternent encore, au loin, sur la scène, avant que le thème des filles du Rhin ne passe aux cordes, puis de nouveau, aux bois.

Woglinde, Wellgunde et Flosshilde émergent, décrivant dans le Rhin, des cercles, et formant une sorte de ronde. Leur chant s’élève, pleurant l’Or disparu, invoquant le retour du héros qui le leur rendra. Et voici précisément Siegfried, couvert de son armure, l’épieu à la main, poursuivant un ours, qui s’est dérobé. Et comme les Filles du Rhin l’appellent et lui demandent ce qu’il leur donnera, en échange de la bonne piste qu’elles vont lui indiquer : « Je suis sans butin, demandez ce que vous voudrez ! » répond-il. Les Filles du Rhin demandent l’anneau qu’il porte au doigt. Aux flûtes, hautbois et clarinettes passent les tierces mineures du thème de l’Anneau (i), maudit par Alberich. Siegfried refuse, puis, devant leurs rires et leurs moqueries, va céder. Mais elles, à leur tour, refusent l’anneau, et lui révèlent qu’il fut maudit par celui même qui le forgea. Deux fois, la trompette basse, doublée à l’octave par les hautbois, répète le thème de la malédiction d’Alberich. Les filles du Rhin annoncent à Siegfried qu’il est condamné comme tous ceux qui ont porté l’anneau et que bientôt il va mourir. Le sombre appel ré bémol, ut que nous avons précédemment noté, et revient, aux cors, alternant avec le thème de l’enclume (xi) (altos), celui de l’anneau (i) (cors), et la mélodie originelle (flûtes, hautbois, clarinettes).

Siegfried méprise ces menaces. Il va, confiant en son épée (thème de Nothung), et ne rendra pas l’Anneau. Les filles du Rhin s’enfoncent dans les flots, tandis qu’aux trombones gronde une fois encore le thème de la malédiction. Mais des appels de cors se font entendre, ceux de la scène font retentir le motif de Hagen, ceux de l’orchestre celui de Siegfried. Comme l’on s’étonne de le voir sans gibier, le héros raconte aux guerriers qui l’entourent, accompagnant Hagen et Gunther, l’étrange rencontre qu’il a faite au bord du Rhin. Quand il parle de la prophétie de mort, un thème sinistre proposé par les violoncelles et que tout à l’heure déjà les cors avaient fait entendre, souligne de ses lugubres accents la promesse du malheur prochain. Ce thème présente la plus grande analogie avec la triste mélopée du cor anglais au début du troisième acte de Tristan.

Cependant les guerriers se sont groupés, pour le repas ; Hagen demande à Siegfried s’il est vrai qu’il ait su autrefois comprendre le chant des oiseaux. « Il y a longtemps que je ne les ai pas écoutés », répond-il, et pour distraire Gunther qui est sombre, il raconte l’histoire de sa jeunesse.

Ici commence ce long et magnifique récit de Siegfried qui, continué par la Trauermarsch, ramènera la plus grande partie des thèmes tétralogiques. C’est dans cette page incomparable, qu’il est le plus intéressant de se rendre compte de l’enchaînement, de la fusion et de l’altération des motifs conducteurs.

Le récit de Siegfried est annoncé par le chant de l’oiseau, dit par le premier hautbois (viii). Le héros raconte d’abord sa vie dans la caverne de Mime, avec le gnome hideux que l’orchestre nous décrit par le thème de l’enclume altéré dans son rythme (xi) et rapproché ainsi de son dérivé le thème caractéristique[1] de la démarche de Mime, et par le motif des Niebelungen (deux tierces l’une majeure, l’autre mineure, à intervalle d’octave diminuée descendant, xiv). Siegfried reçut du nain des leçons dans l’art de

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xiv. – Thème des Nibelungen

forger, mais lui seul a pu resouder l’épée léguée par sa mère[2], le nain (thème des Niebelungen, cors) mène Siegfried vers l’antre de Fafner[3], qui est frappé. Un discret rappel des murmures de la forêt est produit par l’apparition du thème de la détresse des Walsungen[4], puis le frisselis même du murmure se dessine aux cordes hautes, et le héros répète dans les termes et dans le ton même où elles furent dites, les paroles de l’oiseau. Pendant

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xv. – Thème de la détresse des Wälsungen

ce récit de la conquête du heaume et de l’anneau, inlassablement passe à l’orchestre le thème de la détresse des Wälsungen, montrant la fatalité attachée à cette victoire, et présageant le destin funeste qui attend le porteur de l’Anneau maudit. Le récit de la mort du traître Mime ramène à l’orchestre le thème de l’enclume ; et, comme Siegfried ne se souvient plus de la suite, Hagen lui tend sa corne remplie de vin, dans lequel il vient d’exprimer le suc d’une plante. C’est au thème du philtre qu’il faut rattacher la phrase par laquelle il invite le héros joyeux à boire cette liqueur. La mémoire revient au conteur qui redit alors les conseils donnés par l’oiseau et la marche vers la Roche du Sommeil entourée de flammes. Au chant de l’oiseau succède l’invocation du feu, puis la mélodie du réveil de Brünnhilde (1ers violons et harpes)[5], le thème altéré de la Walküre endormie (1ers violons, cor, cor anglais, clarinette, hautbois), et le thème d’amour (xvi)[6].

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xvi. – Thème de l’héritage du monde

« Avec quelle ardeur m’étreint la belle Brünnhilde en ses bras ! » s’écrie le héros inconscient, et tandis qu’éclate, formidable, aux cuivres graves, la malédiction d’Alberich, Hagen venge Gunther en enfonçant son épieu entre les épaules de Siegfried.

Le héros blesse se soulève en un dernier effort que symbolise une marche ascendante des bassons et des violoncelles, progressant par intervalles de tierce mineure ; son bouclier lui échappe, il retombe, tandis que sonne tristement le thème de Siegfried, gardien de cette épée qu’il ne brandira plus désormais.

Lentement, Hagen s’éloigne, d’un pas tranquille il marche dans le crépuscule qui déjà envahit la scène. Aux sourds roulements des cordes se superpose le thème de la Destinée, grondant gravement aux trombones, puis aux cors. Des arpèges de harpes ramènent les solennelles harmonies du réveil de la Walküre, avec leurs trilles aigus, douloureuse évocation de cette Roche du Sommeil, où le héros a connu le pur bonheur, et dont il ne se souvient que pour mourir. Pianissimo l’orchestre chante les thèmes de l’amour, raconte la conquête glorieuse, la déesse devenue femme ; il redit la gloire de Siegfried, le jouvenceau parvenu à la Paix dans la Victoire ; le thème de Siegfried vainqueur se substitue par altération au thème primitif du gardien de l’épée. Et c’est le motif sur lequel les deux amants héroïques se juraient de vivre à jamais l’un pour l’autre qui passe doucement aux cordes, quand la mort vient fermer les yeux du fils de Siegmund.

Alors se déroule cette poignante, cette dramatique marche funèbre du Crépuscule. La nuit est faite ; sur une muette injonction de Gunther, les guerriers emportent le cadavre du héros assassiné. Lentement, longuement, le morne cortège gravit la colline rocheuse, et s’éloigne, sans qu’une plainte, sans qu’un gémissement ait troublé le lugubre silence. Seule, la voix immense de l’orchestre s’est élevée, la seule voix digne de pleurer cette mort tragique. Et c’est le thème de la Destinée (xiii) qui gronde tout d’abord dans la nuit, montrant l’antique fatalité, αναγχη, qui veut cette mort et ce deuil. De sourds appels de timbales, un roulement plus sourd encore des cordes graves amènent aux cors et aux tüben le pleur sinistre du thème de la détresse (xv) qui par deux fois passe comme un sanglot. Sourdement les timbales roulent encore, et dans un crescendo rapide, trois notes, violemment détachées aux cordes basses, puis les appels sonores, coupés de silence, durement heurtés, que lancent les cuivres, annoncent la déchirante, l’angoissante, l’indicible douleur du thème des Wälsungen vaillants ; et le hoquet tragique des doubles appels de cuivre reprend, résonne, réapparaît, inlassablement, soutenu par les roulements sourds des violoncelles. Et, successivement, les thèmes de la Tétralogie reviennent, esquissés ou nets, estompés ou durs, unissant et fondant en une page unique toutes les splendeurs de l’œuvre incomparée. Le Ring entier, pleure et gémit sur le cadavre qu’on emporte dans l’ombre, c’est tout le drame, c’est toute l’œuvre qui vient égrener ses splendeurs, et en faire litière au cortège lugubre. L’amour de Sieglinde, et de Siegmund (xvii), toute l’idylle adorable du premier

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xvii. – Thème de l’amour de Sieglinde

acte de la Walkyrie, chantent, rappelant la divine origine du fils de Welse, puis éclate la fanfare claironnante de Nothung, se détachant des harmonies caverneuses du Herrescherruf d’Alberich, et des corbeaux et c’est enfin le thème, progressivement assombri, de Siegfried gardien de l’Épée.

Les brumes qui couvraient la scène se sont élevées ; une claire nuit de lune illumine les bords du Rhin. Gutrune, envahie d’un sombre pressentiment, attend son époux. Seule la trompe de Hagen résonne, lointaine d’abord, puis voisine. Le fils farouche du Niebelung annonce la mort du héros, tandis que le thème sombre qui le caractérise gronde aux bassons et aux violoncelles. Coupée et haletante, la fanfare de Siegfried passe aux cors de l’orchestre. Le cortège arrive au fond de la scène ; Gunther, dont le motif caractéristique se dessine, pleure la mort et le crime, tandis que Gutrune se jette sur le cours de son époux. Hagen veut prendre au doigt de sa victime l’Anneau fatal dont les hautbois et les cors répètent les tierces mineures ; Gunther arrête Hagen, ils combattent, et le roi des Burgondes tombe frappé par l’épieu. Une fois encore, la malédiction d’Albérich résonne. Le fils du Niebelung marche vers le cadavre, dont la main se dresse menaçante (thème de Nothung). Hagen, terrifié, recule. Le thème de l’anneau fait place à la mélodie primitive. Brünnhilde entre. À l’interrogation du thème de la destinée (xiii) répond le motif de la Fin des dieux. La Walkyrie devenue femme impose silence aux gémissements et aux clameurs de tous. Au guerrier mort, elle seule saura faire des funérailles dignes de lui. Sur son ordre, un bûcher s’élève, elle-même s’y place à côté du cadavre de l’époux, et tandis que passe aux trompettes le motif de la chevauchée, Grane, le cheval de la déesse, saute au milieu des flammes. Le chant des ondines, les tierces mineures de l’Anneau maudit, se succèdent, indiquant le prochain retour de l’Or à ses gardiennes primitives. C’est aux filles du Rhin, en effet, que Brünnhilde jette l’anneau fait de l’Or rouge. Hagen désespéré se jette dans les flots pour défende le bien acquis par un crime. Une dernière fois les cuivres rugissent la malédiction, Hagen a disparu, victime à son tour de l’effroyable exécration vouée par son père à quiconque touchera le gage de Suprême-Puissance. Dès lors, tout se calme, les flammes crépitent à l’orchestre, envahissent la scène toute entière montant jusqu’au Walhall, où les dieux même vont mourir. À l’harmonieuse ondulation de la mélodie primitive, se superpose, les progressions de plus en plus estompées du thème de la Fin des dieux ; une dernière fois du bûcher fumant s’élève l’évocation du fier Siegfried, et

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xviii. – Thème de la Rédemption par l’amour

tout s’éteint et s’apaise, tandis que le Golfe mystique chante la fin sublime du drame, la Rédemption par l’Amour (xviii)[7].

(À suivre),
Edmond Locard.

  1. V. partition de Siegfried, thème de l’enclume, prélude, p. 2 (altos) et le thème de Mime, p. 19 (violons).
  2. Thème de Nothung, trompette ; thème de la forge 1er et 2e violons. Il faut noter à cet endroit un intéressant exemple de l’altération des thèmes. Lorsque Siegfried raconte comment il fut obligé de forger lui-même Nothung, les violons et les altos esquissent d’une façon imprécise les premières notes de la phrase : Poupon vagissant mes bras t’ont reçu, puis passe léger comme un souffle, estompé sur le motif nettement détaché de l’enclume, une réminiscence du thème de la Joie de Vivre, rappelant l’amour des voyages et de l’activité physique qui peint la jeunesse du héros.
  3. Thème du dragon (xii) violoncelles et contrebasses.
  4. Qui dans les murmures ne cesse de chanter à la clarinette basse, au cor, au violoncelle (xv)
  5. Cf. Siegfried, p. 285.
  6. Cf. Siegfried, p. 304 et 306. Ce motif est généralement désigné sous le nom de thème de l’Héritage du Monde.
  7. On sait que lorsque Wagner vint à Paris, il en fut réduit pour vivre à des travaux d’art inférieur, tels que des arrangements d’airs connus pour cornet à piston, ou des réductions pour piano. C’est ainsi qu’il écrivit, assez médiocrement d’ailleurs, la partition de piano seul de La Favorite. C’est peut-être là que se trouve la cause d’un fait curieux : l’identité absolue du thème de la Rédemption par l’Amour, et de l’air Idole et si douce et chère. Que l’on compare la dernière reprise du thème, à la page 340 de la partition du Crépuscule (ligne 4) avec l’air de la Favorite à la page 12 de la partition piano seul, on verra facilement, les deux phrases étant dans le même ton de sol bémol, que les deux motifs, écrits à intervalle de sixte l’une par rapport à l’autre, sont absolument semblables. À telles enseignes qu’en les jouant simultanément, l’un constitue pour l’autre le plus banal et le plus régulier des accompagnements en marche harmonique parallèle, à l’intervalle de renversement de tierce.