Revue Musicale de Lyon 1904-01-26/Les Sonates de Beethoven

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Les Sonates de Beethoven

pour piano et violon

Les sonates de Beethoven pour piano et violon sont au nombre de 10. Mozart seul a dépassé ce chiffre. Sans parler des 35 sonatines, œuvres d’enfance, qu’il commença à composer dès l’âge de 8 ans, Mozart a écrit 18 sonates pour piano et violon. Ce sont aussi des modèles du genre. Elles sont toutes élégantes, gracieuses, spirituelles. Quelques-unes sont très belles. Elles ne sauraient toutefois soutenir la comparaison avec les sonates pour piano et violon de Beethoven, réels chefs-d’œuvre d’une beauté comparable à celle des autres œuvres du Maître composées pendant les mêmes années. On y découvre toute la variété des sentiments de l’âme humaine, de la joie, de la mélancolie, de la douleur, de la passion. N’est-il pas superflu d’affirmer qu’elles sont d’une forme impeccable et d’une construction architecturale admirable ?

Beethoven a composé la première de ces sonates à 28 ans, la dernière à 42 ans. Les trois premières sonates sont l’œuvre 12, la dixième l’œuvre 96. Elles appartiennent donc toutes à ce qu’on est convenu d’appeler la première et la deuxième manière du Maître. Les œuvres de la première manière se ressentent incontestablement de l’influence de Haydn et de Mozart ; mais dans toutes se révèle nettement la puissante personnalité de Beethoven ; dans les œuvres de la seconde manière son tempérament fougueux, passionné se donne plus ample et libre carrière. Pour certaines personnes cette deuxième période serait la meilleure, la plus belle, celle de l’apogée du génie. Il n’en est rien. La troisième manière est encore plus admirable. C’est la période d’éclosion des œuvres de musicalité pure les plus sublimes qui existent ; les dernières sonates pour piano, les derniers quatuors à cordes, la Messe solennelle en , la neuvième symphonie avec chœurs !

Les trois premières sonates pour piano et violon constituent la 12e œuvre de Beethoven. Elles sont par conséquent postérieures en date à ces œuvres admirables : le trio (œuvre no 3) en ut mineur la sonate pour violoncelle et piano (œuvre 5 no 2) l’exquise sérénade pour trio d’instruments à cordes (œuvre 9) etc…

Ces trois sonates sont dédiées à Salieri, personnalité musicale considérable, chef d’orchestre du théâtre italien, de Vienne. Les nombreux opéras qu’il écrivit, eurent à l’époque une grande vogue. Ils sont aujourd’hui profondément ignorés. Beethoven étudia la composition dramatique sous la direction de Salieri qui compta aussi Franz Schubert parmi ses élèves.

La première de ces sonates (œuvre 12 no 1) se compose de trois parties : un allegro con brio, un andante avec variations et un rondo final.

L’allegro à quatre temps et en ré majeur débute par un véritable appel de trompettes lancé fortissimo par les deux instruments. Ce n’est point une fanfare guerrière. C’est tout simplement une sonnerie joyeuse.

Le thème que le violon chante piano subitement après la bruyante claironnée, rayonne d’une vive allégresse. Le piano redit ensuite avec quelques modifications ce thème, tandis que le violon se charge à son tour de l’accompagnement en croches liées confié précédemment à la main droite du piano.

Ces vingt premières mesures permettent de constater :

1o Un unisson de deux instruments. De semblables unissons ou plus exactement tutti, la main gauche faisant entendre l’octave inférieur, sont exceptionnels ;

2o Un thème chanté une première fois par le violon, tandis que le piano accompagne, puis chanté à son tour par le piano tandis que le violon accompagne. Ce changement de rôle entre les deux instruments est la caractéristique de toutes ces sonates. Le piano et le violon ne cessent de dialoguer entre eux. Parfois, ils ne se répondent qu’après une phrase complète de huit mesures. Souvent les réparties sont beaucoup plus promptes. Par exemple le piano frappe deux accords sur les deux premières noires d’une mesure à quatre temps, puis laisse la parole au violon qui réplique en frappant une note simple ou un accord en double ou triple corde sur les deux derniers temps de la mesure.

La sonate piano et violon tire son grand attrait de cette alternance de phrases ou de simples réponses chantées tour à tour par deux instruments d’un caractère et d’un timbre si différents.

L’audition successive de trois sonates piano et violon ne laisse qu’une impression de charme exempte de toute lassitude. Un récital de piano se composant de trois sonates de beauté comparable, ne manquerait pas, quelque soit le talent du virtuose, d’engendrer un réel sentiment de fatigue.

Cette digression imposée par l’analyse des vingt premières mesures de la sonate en n’aura pas été inutile. Elle permettra de ne souligner dorénavant que ceux de ces passages incessants de fragments mélodiques d’un instrument à l’autre qui offrent un intérêt véritablement essentiel.

Le sentiment qui anime le premier morceau de cette sonate est la joie.

Tantôt elle s’épanche en accents doux et contenus, par exemple dans la charmante phrase que le violon dit d’abord seul, et qu’il accompagne ensuite, quand le piano la redit, en accentuant les deuxième et quatrième temps. Il est à remarquer que dans cet allegro le temps fort, ou mieux le temps lourd, est fréquemment frappé sur le deuxième et le quatrième temps de la mesure.

Tantôt cette joie éclate par la série de quatre accords plaqués fortissimo en blanches et revenant trois fois.

Le ravissant thème en la avec variations est tout à fait dans le style de Mozart. Il en est de même de la première variation confiée au piano. La seconde variation excessivement brillante pour le violon est soutenue au piano par un rythme léger bien personnel au Maître. La troisième variation en mineur est d’une grande largeur de style : elle donne la note grave et sérieuse de la sonate. En revanche la quatrième variation est tout ce qu’on peut imaginer de plus suave, de plus céleste ; le babillage entre le piano et le violon qui la termine est exquis.

Le rondo final en 6/8 et en ré majeur, c’est encore de la gaîté pure. Peut-être dans le retour en mineur du motif du début sent-on poindre une teinte de mélancolie. Le caressant chant de violon en fa qui lui fait suite, ramène promptement et victorieusement les idées riantes.

En résumé en écrivant cette charmante sonate Beethoven était dans toute l’ardeur de sa jeunesse et sous l’impression d’une joie sans mélange.

La deuxième sonate comprend trois parties.

L’allegro vivace en 6/8 et en la majeur débute par une succession de groupes de deux croches séparées par un demi soupir. L’assemblage de ces groupes réalise une mélodie vive et alerte. Mais bientôt s’élève un chant pénétrant et expressif du violon commençant par un ut dièze sur la quatrième corde. C’est la personnalité du Maître qui se révèle. Elle s’affirme encore plus fortement dans une phrase liée dite piano à l’unisson par les deux instruments. Un sentiment de douleur concentrée a inspiré cette mélodie reprise par trois fois.

Dans le passage intermédiaire entre les deux mélodies si caractéristiques dont il vient d’être question, des noires fortement accentuées sont attaquées sur la deuxième croche du temps. Une suspension d’une mesure entière se trouve intercalée. Ces effets rythmiques contribuent à l’expression d’un sentiment de souffrance. Elle se dissipe cependant à la fin de cette première partie. La mélodie pétulante en groupes de deux croches reparaît. Ces groupes s’enchevêtrent entre la main droit et le violon. Ils se désenlacent, s’espacent et s’éteignent doucement.

L’andante piu tosto allegretto est de temps en temps joué à l’Offertoire par l’éminent organiste de notre Primatiale : il est bien à se place à l’Église. N’est-ce pas en effet la prière d’une âme affligée qu’exhalent tout d’abord le piano puis le violon ? La phrase suivante dite en canon est-elle autre chose que le suave murmure de deux voix d’en haut ? L’invocation plaintive initiale se fait entendre à nouveau, mais enrichie de réponses dialoguées. La terminaison par une nouvelle phrase angélique en canon procure la douce sensation de la consolation et de l’apaisement.

L’allegro piacevole terminal est en 3/4 et en la majeur.

La première phrase ne reflète que des sentiments aimables. Peu après le violon vient délicieusement chanter en ré majeur la parfaite félicité. Dans son ensemble cet allegro piacevole célèbre la paix de l’âme reconquise.

Cette sonate est en somme un petit drame intime. Les sentiments les plus opposés s’y trouvent successivement et merveilleusement exprimés.

La troisième sonate qui complète la trilogie de l’œuvre 12 est assurément la plus belle des trois. Le début de l’allegro con spirito est superbe, d’une allure fière et majestueuse. Sous une délicieuse broderie en doubles croches liées se distingue ensuite un intéressant marcato de la basse. Dans trois autres passages de cette première partie, un trait en croches détachées confié à la main gauche est le chant principal. Plus fréquent chez Mozart que chez Haydn, les chants de la basse se retrouvent couramment dans les œuvres de Beethoven qui a su en tirer des effets prodigieux. Peu après, s’élève un chant en si bémol d’une fièvre envolée, chaque instrument le dit et l’accompagne successivement en doubles croches. Pour le violon cette succession de groupes de quatre doubles croches, dont deux sont liées et deux détachées, est d’une exécution peu facile en raison de la nécessité presque constante d’attaquer chaque double croche sur une corde différente. Le piano et le violon commencent aussitôt à se renvoyer des traits en sextolets liés d’une fougue débordante. Des accords fortissimo de violon sur le premier et le troisième temps, impriment au début de la deuxième reprise un caractère de grande énergie. Au cours de cet allegro con spirito si vigoureusement traité, se trouve enchâssé un bijou de l’essence la plus délicate. Un chant de huit mesures en ut bémol majeur est dit à l’unisson par le violon et la main droite du piano, soutenu par une batterie en doubles croches de la main gauche. Il n’est rien de plus idéalement tendre et douloureux à la fois. Cette courte pensée — sans doute une plainte amoureuse de notre grand homme qui eut toute sa vie dans le cœur une passion le plus souvent malheureuse — émeut profondément. Cette fois Beethoven s’empresse de dissiper cet accès de sensibilité, il fait un puissant effort et attaque brusquement le thème fier et énergique du début.

L’adagio con molt’expressione en 3/4 et en ut majeur et d’une beauté de premier ordre. Quelle largeur de style, quelle admirable élévation de sentiments dans la phrase initiale ! Un autre chant de violon débute en ut majeur, module en la bémol, puis en ré bémol, etc…, un murmure en triples croches du piano l’accompagne. Ce simple chant produit une émotion profonde. Il remue les fibres les plus intimes de notre cœur au point de faire couler les larmes. Cet adagio est une page sublime. La musique pure, à l’aide de deux seuls instruments, atteint à une prodigieuse puissance d’expression.

Le rondo allegro molto d’un rythme carré est gai et plein d’entrain. Un trait de piano en sol bémol puis en si bémol mineur séduit par sa délicatesse et sa légèreté. Ce final alerte succédant à l’adagio si expressif, c’est du rire après les larmes.

En résumé ces trois sonates (œuvre 12) peuvent rivaliser avec toutes les autres œuvres écrites par Beethoven à la même époque. La première est un joyeux rayon de soleil. La seconde traduit éloquemment les sentiments les plus divers. La troisième est de tout premier ordre.

Leur mérite ne fut guère apprécié par les critiques contemporains. Rochlitz avait fondé en 1798 à Leipzig une gazette musicale, publiée par la maison Breitkopff et Härtel ; Beethoven y fut éreinté à l’occasion de ces trois sonates. « C’est, disait la docte gazette, un fouillis inextricable d’où l’on ne sort qu’au prix des plus — épouvantables fatigues. » Elle ajoutait plus loin : « Il est incontestable que M. Beethoven suit une route qu’il s’est frayée lui-même, mais quel chemin rempli de ronces et d’épines ! de la science ! de la science ! toujours de la science ! et pas l’ombre de naturel ou de mélodie. Encore cette science dont on fait parade est-elle un véritable chaos où les clartés de la méthode n’ont pu glisser un rayon de lumière. C’est un effort perpétuel auquel on ne peut s’intéresser, une recherche incessante de modulations bizarres, une aversion systématique pour les transitions naturelles et un si formidablement entassement de difficultés qu’il faut bon gré, mal gré, perdre patience et renoncer à la lutte. » Breitkopff ne tarda pas à s’excuser auprès du Maître et sollicita l’honneur d’éditer ses œuvres.

Beethoven avait conscience de son génie. Il ne s’émut pas de ces critiques. Dans une lettre à l’éditeur Hofmeister se trouve le passage suivant : « Pour ce qui regarde les bœufs de Leipzig — Die Leipsiger Ochsen — laissez-les pérorer à leur aise, tous leurs radotages ne donneront pas l’immortalité à ceux qu’ils vantent et n’enlèveront pas le génie aux élus d’Apollon. »

Les bœufs de Leipzig — chose surprenante — ont fait souche. Certaines critiques écrites de nos jours à l’occasion d’œuvres modernes paraissent calquées sur celles adressées à Beethoven il y a 105 ans.

La vie est un perpétuel recommencement.

(À suivre).
Paul Franchet