Revue Musicale de Lyon 1904-03-02/Le Quatuor en mi

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Le Quatuor en Mi

de G. M. Witkowski

Le quatuor Zimmer doit donner vendredi prochain, salle Philharmonique, la première audition publique à Lyon du Quatuor en mi pour deux violons, alto et violoncelle, de notre éminent compatriote G. M. Witkowski[1].

Sans vouloir faire une étude détaillée de cette œuvre qui a établi définitivement la réputation de M. Witkowski et a classé son auteur parmi les musiciens les plus remarquables de l’école moderne française, nous pensons utile de donner quelques indications qui peuvent en rendre la compréhension plus aisée. Nous ne porterons sur elle aucune appréciation, laissant à notre collaborateur chargé du compte-rendu de la soirée de vendredi le soin de juger cette belle œuvre dont nous avons été un des premiers admirateurs. Nous nous contenterons de donner quelques indications très sèches sur l’architecture du quatuor en mi, conçu d’après les principes de l’école franckiste dont M. Witkowski est un adepte fervent et enthousiaste.

Dans cette œuvre, comme dans la Symphonie en ré mineur, c’est dans la réalisation d’une forme cyclique poussée jusqu’à ses plus extrêmes limites, que M. Witkowski a mis tout ses efforts[2] : la première phrase du quatuor forme en effet la base de la composition tout entière et fournit par ses divers éléments mélodiques plus ou moins transformés le point de départ de toutes les idées de l’œuvre ; c’est en quelque sorte le tronc d’où vont pousser en se ramifiant les différentes branches de l’arbre sonore ; aucun thème ne s’y développera qui n’ait une parenté plus ou moins proche avec le thème principal.

Le quatuor en mi comprend deux grandes parties comportant chacune un mouvement lent et un mouvement vif qui s’enchaînent et séparées par un mouvement vif (scherzo) d’une allure moins sévère.

Le premier mouvement (lent et soutenu) n’est autre chose qu’une véritable fugue avec son exposition, sa contre-exposition, ses développements. Le sujet en est exposé dès le début, sans préliminaires, par le second violon en une phrase très expressive qui contient, comme nous le disions plus haut, tous les éléments mélodiques dont les transformations successives seront la base de tout le quatuor (i).

i
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Cette phrase, caractéristique avec l’altération de la quarte (la dièse) apparaît à première vue comme formée de deux parties assez distinctes : la première composée de cinq mesures, la seconde de trois seulement que nous désignerons dans la suite par les lettres (a) et (b).

La tonalité en est quelque peu imprécise au début (les premières mesures peuvent paraître en mi majeur ou en ut mineur).

La fugue se développe librement avec une allure très audacieuse et très moderne. Peu avant le deuxième mouvement, le thème se superpose quatre fois à lui-même, chanté normalement par le premier violon, en valeur augmentées par le violoncelle, en valeur diminuées, dans deux rythmes différents, par le second violon et l’alto.

La tonalité de mi majeur qui s’affirme au courant du premier mouvement, apparaît clairement au mouvement assez animé qui suit.

Ce mouvement, forme ordinaire d’allegro à deux thèmes, développe l’idée mère d’abord dans sa deuxième phase (b), puis une deuxième idée qui n’est elle-même qu’une transformation de la première phase de l’idée mère et que chantent canoniquement le premier violon et l’alto, puis le violoncelle et le second violon. L’’’épisode de cet allegro est formé d’un thème mélancolique, d’une nostalgie pénétrante, chanté par l’alto (ii) et dont on

ii
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découvrira facilement la parenté avec la deuxième partie de l’idée mère (b).

Le Très-vif (no 3), dont la forme générale ne diffère pas sensiblement de la forme classique du scherzo a pour thème une gracieuse arabesque qui s’enroule délicatement autour du motif principal (iii).

iii
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Le trio est formé d’une mélodie, soutenue d’harmonies d’un charme particulier, qui prépare l’entrée d’un dessin caractéristique en sautillé sur lequel le violoncelle fait entendre un véritable lied (iv) d’un caractère populaire très accusé et d’une tristesse poignante.

Ce lied se développe longuement, puis s’éteint tandis que les pizzicati redisent en la simplifiant la première partie du scherzo ; il revient largement chanté par le premier violon sur son accompagnement

iv
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obstinément sautillé, et le morceau se termine par une dernière et très rapide apparition du thème.

La deuxième grande partie formée d’un très lent et du final (animé) qui s’enchaînent est d’une complexité bien plus grande que les deux parties dont nous venons d’esquisser rapidement le plan général. Elle est certainement la page capitale, le sommet de l’œuvre.

Le très lent expose une phrase d’adagio qui est une transposition de l’idée mère dans le monde majeur et sans altération et que soutiennent les harmonies les plus modernes et les plus osées, puis un retour

v
[partition à transcrire]

fugué (deuxième violon, alto, violoncelle, premier violon) du thème nostalgique de l’alto (ii) prépare l’entrée d’une extension du motif principal exposée

vi
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par le premier violon et qui va prendre une importance capitale dans toute la suite de l’œuvre (vi). Ce thème est du reste caractéristique avec son accent énergique et vibrant, d’une envolée remarquable. Il est repris très en dehors par le violoncelle et une accélération progressive du mouvement aboutit à l’Animé.

L’Animé débute par une transformation rythmique du thème principal (vii)

vii
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qui amène le retour de plusieurs idées entendues déjà au cours de l’ouvrage, mais qui n’arrivent là que comme contre-sujets ou épisodes.

La deuxième idée de l’Animé formée par l’extension du motif principal (vi) apparue pour la première fois dans le mouvement précédent est chantée d’abord par l’alto, puis, après de courts développements l’adagio reparaît sous une forme très originale de variations à 3/4 puis le final reprend et se termine sur une polyphonie des plus complexes où s’entrecroisent tous les éléments de l’œuvre.

Telle est réduite à un simple schème, dont on excusera l’aridité et l’inélégance, cette œuvre que l’excellente société Zimmer va nous faire entendre et dont nous essaierons de dire dans notre prochain numéro le charme et la puissance.

Il me semble intéressant en terminant cette notice de rappeler en deux mots la carrière musicale de M. G. M. Witkowski.

Né en 1867, il fut destiné de bonne heure au métier militaire par sa famille, malgré le réel penchant qu’il manifesta toujours pour la musique ; menant de front ses études musicales et la préparation de ses examens, il entra à Saint-Cyr en 1887.

Cependant, dès sa sortie de l’école, M. Witkowski, qui avait choisi la cavalerie, se fit connaître comme musicien aux concerts populaires de Nantes et d’Angers où fut exécutée notamment une Sarabande et Menuet pour orchestre (1890). Un an plus tard le Grand-Théâtre de Nantes donna de lui un opéra-comique en un acte, le Maître à Chanter qui fut très bien accueilli.

Enfin deux petites pièces d’orchestre publiées chez Enoch, Ronde de nuit sur un air populaire et Carillon, et une dizaine de mélodies restées inédites précédèrent l’apparition d’œuvres plus considérables : Harold poëme dramatique en trois parties pour orchestre (1894).

Ces quelques années (1890-94) furent pour le musicien une période de tâtonnements. Il fit alors la connaissance du Maître Vincent d’Indy qui eut la plus grande et la plus heureuse influence sur le développement de ses facultés musicales ; pendant trois années (1894-97), M. Witkowski étudia sous la direction de son Maître et n’écrivit que la Marche d’Arthur, poème symphonique pour orchestre et Myrdhinn (Merlin) ébauche de drame lyrique dont il reste un prélude d’orchestre.

Après un très beau Quintette pour piano et cordes joué à la Société nationale de musique, en 1898, la Symphonie en ré mineur établit solidement la réputation du compositeur ; cette dernière œuvre a déjà été jouée à Paris (Société nationale) en 1901 ; à Angers, Bruxelles (Concerts Ysaye), Monte-Carlo, Aix-les-Bains (Jehin) et Nancy en 1902 ; à Pau et enfin au Concert-Lamoureux en 1903 ; nous avons publié dans le numéro du 27 octobre de notre revue un important compte-rendu de cette œuvre et des extraits des appréciations de nos confrères de Paris. Enfin le Quatuor en mi (1902-1903) a été exécuté par le Quatuor Zimmer à Bruxelles, (Libre Esthétique) à Paris (Société nationale), à Lyon l’an dernier dans une réunion privée.

Il est peu de personnalités plus connues et plus sympathiques à Lyon que celle de notre éminent collaborateur ; on sait qu’il fut en 1902 un des fondateurs de la Schola Cantorum Lyonnaise dont il est le directeur artistique et, nous n’avons pas besoin de rappeler que dernièrement, à l’occasion du concert donné par cette jeune Société, la presse lyonnaise tout entière a rendu hommage à son activité, à son dévouement et à sa haute compétence musicale.

Léon Vallas.

Nous continuerons dans notre prochain numéro la publication de l’étude de M. Paul Franchet sur les SONATES POUR PIANO ET VIOLON DE BEETHOVEN (sixième article : la Sonate à Kreutzer).

  1. Le Quatuor de G. M. Witkowski est édité par MM. Durand et fils qui nous ont autorisé à en reproduire les thèmes principaux.
  2. Sur la forme cyclique systématiquement établie par César Franck qui a tiré le premier parti des trouvailles géniales de Beethoven et rigoureusement appliquée par les continuateurs de César Franck, voir l’étude de M. Vincent d’Indy, publiée dans les derniers numéros de la Revue musicale de Lyon (12, 19, 26 janvier, 3, 10, 17 et 24 février).