Revue Musicale de Lyon 1904-03-30/Le Grand Prêtre de la musique classique

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LE GRAND PRÊTRE

de la Musique Classique

C’était à Leipzig, il y a près de soixante ans, dans le salon de Félix Mendelssohn. Le maître venait de jouer la Sonate à Kreutzer, et son partenaire était un tout jeune homme, un enfant. Robert Schumann avait écouté, plein d’une religieuse émotion, tout en contemplant, à travers les fenêtres ouvertes, la splendeur sereine d’une soirée d’été. Quand les interprètes se turent, il se leva, et se tournant vers ses amis :

— Comment, s’écria-t-il, n’existerait-il pas là-haut des êtres pour savoir de quelle admirable manière ce petit garçon vient de jouer avec Mendelssohn la Sonate à Kreutzer ?

Ce petit garçon, était Joseph Joachim, que Paris vient de posséder pendant trois jours. Les 17, 19 et 20 mars, Joachim et son admirable Quatuor ont fait à la Société Philharmonique une solennelle et peut-être dernière apparition : et nous avons entendu le même homme qui, il y a cinquante ans, était déjà regardé par les plus illustres maîtres de la musique allemande comme leur ami, leur égal, au besoin leur conseil et leur directeur.

Joachim symbolise aux yeux du monde musical l’âme même de la grande école classique. Son interprétation de Bach est le modèle des violonistes, l’idéal de suprême expression que tous poursuivent et ambitionnent. Mais c’est surtout sa traduction de Beethoven qui imprime dans le cœur et dans l’esprit des auditeurs une sensation profonde, inoubliable, à jamais dominatrice.

Les derniers Quatuors notamment, dont la pensée est généralement méconnue, deviennent, pour celui qui les a entendu jouer par le quatuor Joachim, intelligibles et lumineux. C’est qu’à l’illustre violoniste sont associés depuis de nombreuses années, dans un commun sentiment d’abnégation et d’adoration devant un idéal commun, trois artistes hors pair : Karl Halir, Emmanuel Wirth et Robert Haussmann ; ces trois artistes, nourris des enseignements de Joachim et subissant le prestige de son magnétisme personnel, en sont venus à vibrer avec une telle correspondance, à sentir et à penser dans une si parfaite harmonie, que ce n’est plus un quatuor : c’est comme un étrange instrument, une sorte d’orgue aux nuances multiples, mais toujours fondues dans une complète homogénéité.

Nul n’a poussé plus loin que Joachim le désintéressement de l’artiste agenouillé devant son idéal ! Il a tout dédaigné, la popularité tapageuse, les grosses recettes et les succès brillants. Sa virtuosité hors ligne, son incomparable technique auraient pu lui donner toutes ces choses, s’il avait accepté de jouer, suivant le goût du public, des œuvres d’une beauté moins pure et moins sévère : jamais il n’y a consenti. Après avoir maintes fois interprété avec Liszt les œuvres classiques, Joachim ne crut pas devoir se prêter à l’exécution de certaines pièces ; et à la voie large de la gloire facile, il préféra toujours le sentier plus ardu qui devait le conduire à ce sommet, d’où aujourd’hui il domine le monde musical. Prodigue de ses dons envers ses amis, adoré de ses élèves, il est le survivant unique de l’âge d’or de la musique allemande, le grand prêtre vénéré du culte classique. Ceux qui ont vécu de la pensée d’un Beethoven, qui ont vibré aux accents émouvants d’un Schumann ou d’un Brahms (et ils sont nombreux), ceux-là se donnent en l’entendant plus qu’une pure jouissance d’art : c’est, dans l’homme et dans l’artiste, un peu de leurs dieux familiers qui leur réapparaît.

Il y a peu de temps, à Bonn, un festival solennel de plusieurs jours avait attiré de tous les coins de l’Allemagne les adorateurs de Beethoven pour une joie unique, pour un festin d’art et d’idéal sans précédent : le quatuor Joachim interprétant les seize Quatuors. Ils furent près de deux mille : ils savait que, si c’est à Bayreuth que se révèle Wagner, Beethoven, lui, est partout où est Joachim.

Jules Sauerwein.