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Revue bibliographique, 1857/02

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ŒUVRES ANATOMIQUES, PHYSIOLOGIQUES ET MÉDICALES DE GALIEN[1]. — Tout est difficile dans une édition et dans une traduction des œuvres de Galien : le texte est incertain, les éditions, quoique nombreuses, sont remplies de fautes, les manuscrits sont mal copiés et souvent incomplets, le grec n’est pas excellent ni facile à comprendre, le système philosophique, de l’auteur est compliqué et prétend accorder Hippocrate, Aristote et Platon, tout en admettant, sur la nature de l’âme principalement, un matérialisme peu dissimulé. Les attaques contre les sectes qui divisaient alors les écoles de médecine sont nombreuses et souvent obscures, car l’amour de la vérité ne domine pas toujours seul. Si la science de l’auteur est infinie, si ses idées générales sont étendues, si les sujets qu’il traite sont nombreux, sa connaissance de l’anatomie est imparfaite, et quand il parle d’un organe, il dit rarement où et comment il l’a observé, de sorte qu’on ne sait s’il s’agit de l’homme, du singe ou d’un autre mammifère supérieur, et que l’on peut confondre l’obscurité avec l’ignorance. Enfin les éditions variées et les commentaires des érudits de la renaissance ne peuvent éclairer tous ces points délicats, car l’impartialité est d’une origine très moderne, et les érudits d’autrefois étaient les plus passionnés de tous les hommes. Toutes ces difficultés diverses, M. Daremberg est habitué à les vaincre. Ses traductions d’Hippocrate, d’Oribase et de Rufus d’Éphèse ont démontrée et perfectionné son habileté dans l’art de traduire et de rendre clair en français ce qui est souvent obscur en grec, sa connaissance de l’état des sciences dans l’antiquité et de l’histoire des théories. Il pourrait dire, comme Galien : « J’ai démontré dans des leçons publiques et particulières… que je n’étais inférieur à personne, pour ne pas dire plus, dans la connaissance de toutes les sectes. » Galien en effet n’est pas seulement un praticien habile et le médecin éclairé de Marc-Aurèle et de Lucius Verus, il est surtout un critique et un philosophe. Dans le plus étendu des traités que publie M. Daremberg, de l’Utilité des parties du corps, la description scientifique n’intervient que pour appuyer un système de philosophie, ou, comme on dit aujourd’hui, de téléologie. C’est un exposé de l’anatomie du temps appliquée à la démonstration de la dangereuse théorie des causes finales. Le but de l’ouvrage est de prouver la vérité de ce principe d’Aristote : la nature ne fait rien en vain, principe qui paraît assez raisonnable, mais dont la preuve est difficile, tellement que la plupart des raisons alléguées par Galien ont été successivement ébranlées par les progrès de la science, et qu’aucune peut-être ne reste entière aujourd’hui. Les assertions plus récentes même ne reposent pas toujours sur des réalités incontestables, tant l’accord est difficile entre la métaphysique et l’expérience.

Les deux premiers volumes de la traduction de Galien ont seuls paru jusqu’ici à deux ans de distance, et M. Daremberg fait espérer que la publication sera terminée dans le courant de l’année 1857. Les deux volumes que nous attendons contiendront, l’un la vie de Galien et une introduction sur sa philosophie et ses doctrines médicales, l’autre quelques ouvrages de l’auteur, tels que le Traité du Pouls et les commentaires sur les livres chirurgicaux d’Hippocrate, sur les opinions d’Hippocrate et de Platon, etc. On aura ainsi tous les élémens d’une étude sur la médecine depuis Hippocrate jusqu’à Galien, et ce sera aussi le moment de tenter une exposition un peu étendue des doctrines de ce dernier comme de ses adversaires. paul de rémusat.

ŒUVRES INEDITES DE LEIBNITZ[2]. — Le mérite de l’intéressante publication que poursuit depuis trois années déjà M. Foucher de Careil n’est pas, jusqu’à présent du moins, de rien changer à ce que l’on savait de la vie ou de la doctrine de Leibnitz. La biographie du grand homme, si souvent retracée depuis Fontenelle et Brucker, a été en quelque manière épuisée en 1842 par M. Guhrauer, de si regrettable mémoire, et M. Guhrauer lui-même n’a guère fait alors que coordonner, avec le talent qui lui appartenait, les nombreux travaux de ses devanciers. Quant à la doctrine, quant à la suite des inventions et des idées, ces véritables ; événemens de la vie des philosophes qui ont le bon esprit de ne vouloir être que des philosophes, on peut dire que déjà au dernier siècle le gros recueil de Dutens, dans lequel se sont fondus tous les recueils précédons, et notamment ceux de Raspe, de Desmaizeaux et de Bousquet, les avait complètement fait connaître. Leibnitz en effet n’est-il pas tout entier dans la Théodicée, les Nouveaux Essais, Les Lettres à Clarke et la Correspondance avec Bernouilli, et quand on a médité ces chefs-d’œuvre, ne connaît-on pas le beau génie auquel ils sont dus ? Bien des opuscules inédits ont vu le jour depuis lors ; mais aucun, pas même le plus important de tous, la Monadologie, que publia Erdmann en 1814, n’a rien ajouté de bien notable à ce que l’on connaissait de l’immortel auteur de la Théodicée. MM. Guhrauer, Grotefend, de Rommel, Pertz, Gerhardt de Salzefeld, en donnant successivement dans ces dernières années le Projet d’expédition en Égypte, les Écrits allemands, la Correspondance avec Arnauld et avec le landgrave de Hesse, enfin de nombreux fragmens historiques et mathématiques, ont fait beaucoup pour la préparation de l’édition complète que le monde savant attend encore ; mais leurs curieuses recherches n’ont pas abouti à révéler une seule idée vraiment nouvelle du grand philosophe. La publication de M. de Careil est du genre de ces dernières, et c’est ce qu’il faut commencer par se dire pour la juger ensuite tout ce qu’elle vaut. Lui demander davantage et s’attendre à y trouver quelque chose d’intellectuellement inédit, si je puis m’exprimer de la sorte, ce serait s’exposer à un mécompte préjudiciable à l’estime même que l’on doit faire du travail du nouvel éditeur.

Le mérite de la publication de M. Foucher de Careil, et dans ces limites il est, à notre avis, de premier ordre, c’est d’éclairer certaines parties de la croyance philosophique de Leibnitz d’un jour sinon nouveau, du moins singulièrement saisissant et pur. S’il y avait jusqu’ici, — pour les lecteurs superficiels s’entend, pas un des autres n’avait pu s’y tromper, — quelques doutes sur le vrai caractère de la philosophie leibnitienne, ces doutes aujourd’hui sont levés, et les nouveaux opuscules achèvent de mettre l’originalité du puissant penseur de Leipzig dans une complète lumière. Les critiques notamment à qui la lecture de la Théodicée n’avait pas suffi à démontrer que Leibnitz n’était ni un fataliste, ni un panthéiste, devront, après ce que vient de donner M. Foucher de Careil, renoncer tout à fait à la belle idée qu’ils ont eue de voir dans l’héritier de Descartes un élève des rose-croix et un théosophe de l’école d’Alexandrie. Les nouveaux opuscules ne permettront plus du moins à personne de se figurer un Leibnitz différent de celui qui s’est peint lui-même dans tant de chefs-d’œuvre.

C’est encore la bibliothèque de Hanovre, cette inépuisable mine qui ne cesse depuis Feller de satisfaire à la curiosité des éditeurs de Leibnitz, qui a fourni à M. Foucher de Careil les intéressans papiers qu’il publie. Est-ce la fin, et après tant de recherches les matériaux d’une édition complète sont-ils donc tous réunis ? Leibnitz a tant pensé et tant écrit, et sur tant de sujets, qu’il est difficile de répondre à la question. Nous inclinerions, quant à nous, vers la négative, et vraisemblablement les tiroirs magiques de la bibliothèque de Hanovre gardent encore pour les bibliophiles à venir des surprises de plus d’un genre. Comment se fait-il, par exemple, que parmi tant de pieux et curieux leibnitiens, pas un, à notre connaissance, n’ait décrit le meuble unique que le grand homme avait devant lui lorsqu’il travaillait, et qu’il y a quelques années j’ai vu encore au milieu d’une des salles de la bibliothèque de Hanovre ? Je veux parler d’une armoire dont la construction toute spéciale explique d’une manière frappante l’un des secrets de la composition littéraire de Leibnitz. C’est un casier en deux pièces, roulant sur des charnières, et qui, lorsqu’il est ouvert, offre une double rangée, horizontale et perpendiculaire, de petits compartimens étiquetés et pouvant recevoir, chacun un certain nombre de notes. La tradition rapporte que Leibnitz, qui lisait presque toujours une plume à la main, avait sur sa table quantité de petits papiers sur lesquels il écrivait les maximes ou opinions qui l’arrêtaient dans ses lectures, et qu’il jetait à mesure dans les compartimens divers du meuble aide-mémoire ouvert devant lui. Ce procédé de travail n’explique-t-il pas à merveille l’abondance et l’exactitude extraordinaires de citations dont les ouvrages du grand philosophe sont pleins, et l’espèce de mosaïque de souvenirs et de réflexions que, d’abord qu’on les ouvre, ils offrent à la vue ? Si dans la Théodicée notamment la plus prodigieuse érudition s’allie sans jamais la refroidir à la plus constante et à la plus sublime inspiration, l’armoire-casier de Hanovre n’y est-elle pas pour quelque chose ?

Quoi qu’il arrive cependant, il faut rendre justice à M. Foucher de Careil : il sera difficile désormais de découvrir à Hanovre rien de plus intéressant ni de plus authentique que les lettres et opuscules qui, grâce à lui, viennent de voir le jour. L’authenticité d’abord, premier et essentiel mérite de ces papiers, est au-dessus de tout soupçon : ce sont pour la plupart des autographes. Ils portent d’ailleurs chacun d’un bout à l’autre de leur texte cette signature du génie qui désespérera toujours la contrefaçon. L’aîné des Bernouilli s’avisa un jour, — dans ce temps-là les affaires de la science étaient les grandes affaires, — de proposer aux géomètres, ses contemporains, un problème très difficile, dont la solution, quelqu’excellent mathématicien que lui-même il fût, l’avait longtemps arrêté. Il vint plusieurs réponses, mais une entr’autres de si grande façon que chacun l’admirait. Elle était anonyme. De qui est-elle ? se disait-on ; mais Bernouilli : « Cela est de Newton ; ne voyez-vous pas la griffe du lion ? » Les pièces que vient de publier M. Foucher de Careil sont toutes reconnaissantes à ce même signe, et quand l’intelligent éditeur n’aurait trouvé à Hanovre que des copies, l’origine pour cela n’en serait pas plus suspecte : elles portent toutes la griffe du lion.

La plus remarquable de ces pièces, et celle aussi que nous signalerons par-dessus tout aux amateurs de l’érudition et de la philosophie, est une Réfutation complètement inédite de Spinoza, opuscule destiné à détruire tout à fait la fausse idée que quelques critiques allemands, à la suite de Lessing, ont essayé de donner du sentiment de Leibnitz sur la liberté humaine. Il était déjà fort clair, comme nous l’avons dit, que Leibnitz n’avait jamais été panthéiste ; mais après avoir lu sa réfutation de Spinoza, il n’est plus possible même de supposer qu’à aucun moment de sa vie le grand philosophe ait eu le moindre goût pour une telle chimère. La Réfutation de Spinoza forme, dans la publication qui nous occupe, une brochure à part ; le reste se compose de deux volumes remplis des pièces les plus curieuses, mais dont on comprendra qu’il ne nous soit guère possible d’indiquer que les titres. Ce sont d’abord de nombreuses lettres, toutes en effet complètement inédites, à Foucher, à Bayle, à Fontenelle, à Hobbes, à Arnauld et à Fardella, qui augmentent d’une manière souvent très heureuse la correspondance déjà si riche de Leibnitz. Ce sont ensuite des fragmens ou mélanges du plus grand intérêt sur le cartésianisme, sur divers articles du Dictionnaire de Bayle, sur le système de Locke, etc., qui peuvent servir à confirmer ou à éclairer certains passages importons de la Théodicée ou des Nouveaux Essais. Enfin nous mentionnerons encore des traductions abrégées du Phédon et du Théétète, ouvrages qui sont peut-être de la jeunesse de Leibnitz, et de la même date par exemple que les thèses sur le Principe d’individuation et sur l’Art combinatoire. Ces derniers opuscules, quoi qu’il en soit, démontrent par un monument sensible, comme le remarque très bien M. de Careil, que Leibnitz avait étudié de très près les ouvrages de Platon, et que la source la plus haute de son inspiration est là.

M. Faucher de Careil cependant ne s’est pas borné à, publier les curieux écrits dont nous venons de donner le bien rapide sommaire, il les a fait aussi précéder d’introductions enrichies de notes qui lui font personnellement beaucoup d’honneur, et qui témoignent que chez lui l’intelligence du commentateur s’allie de la manière la plus heureuse au goût du bibliophile. Une de ces notes surtout, qui, par son étendue et l’importance du sujet qui y est traité, porterait plus justement le nom de mémoire, mérite d’être signalée à l’attention des métaphysiciens et des naturalistes : je veux parler d’une remarquable étude sur la loi de continuité qui termine le second volume, et dont il est intéressant de dire quelques mots.

On sait ce que Leibnitz entendait par la loi de continuité. La nature, suivant lui, ne fait pas de sauts. Tous les êtres qu’elle contient ne forment entre eux qu’une seule chaîne dans laquelle les différentes classes tiennent si étroitement les unes aux autres ou sont séparées par des différences si insensibles, qu’il est impossible de fixer précisément le point où quelqu’une finit ou bien commence. « Qui sait, disait-il par une prédiction de génie qui, peu d’années après lui, devait se réaliser, qui sait si l’on ne découvrira pas quelque jour des zoophytes, créatures équivoques entre la bête et la plante, qui combleront visiblement l’abîme que nous supposons exister entre le règne animal et le végétal ? « Cette grande vue l’avait charmé ; il y revient sans cesse dans ses écrits, et on l’y voit à chaque instant répéter que le principe de continuité est en physique une méthode aussi certaine et aussi puissante que l’est le calcul des différences en algèbre et en géométrie.

M. Foucher, dans sa note sur ce sujet, après avoir montré, à l’aide des textes tant anciens qu’inédits de Leibnitz, ce qu’il entendait précisément dire en s’exprimant ainsi, fait suivre cette exposition préliminaire, déjà par elle-même remarquable, d’un mémoire original sur le fond de la question, qui, au triple point de vue de l’histoire, de la critique et de l’analyse, nous a paru offrir un grand intérêt. Historiquement, M. Foucher de Careil prouve par des textes décisifs que la loi de continuité était connue d’Aristote, et que Platon ensuite l’avait poétisée à sa grande manière ordinaire dans sa théorie du perpétuel devenir. Au point de vue critique, il démontre fort bien que la loi de continuité, entendue comme l’entendait Leibnitz, n’a rien de commun avec l’idée du développement indéfini de la substance première, qui est l’âme du panthéisme. Analytiquement enfin, M. Foucher de Careil fait une application de ce fameux principe à la solution d’une des antinomies de Kant, qui révèle en lui une connaissance, et un usage assez rares des procédés les plus déliés de la dialectique. À tous ces titres, on le voit, le morceau dont nous parlons mérite d’être lu avec plus d’attention qu’on n’en accorde d’ordinaire aux préfaces ou aux appendices d’éditeurs ; mais puisque nous en signalons ainsi les qualités, nous sera-t-il permis de faire sur le fond du débat une réserve qui manque, à notre avis, au curieux travail de M. Foucher de Careil, et qui en compromet les conclusions ?

La grande idée qu’a eue ou qu’a fait revivre Leibnitz de concevoir une échelle métaphysique reliant entre eux par des différences infiniment petites tous les êtres, de la création n’est pas restée, comme on sait, à l’état de pure abstraction dans ses écrits. Après que Trembley, par ses merveilleuses expériences, eut réalisé la prophétie de la découverte des animaux-plantes et démontré que le polype était à la fois un animal, puisqu’il se meut, et un végétal, puisqu’il pousse des bourgeons, Bonnet imagina de matérialiser, si je puis ainsi dire, la loi transcendantale énoncée par Leibnitz, et il affirma qu’il existait une échelle continue et réelle des êtres reliés entre eux, sans hiatus, par des espèces mitoyennes et de transition, ne laissant dans la nature aucun vide ni intervalle. C’est ainsi que le singe forma le passage de l’homme à l’animal, la chauve-souris celui des quadrupèdes aux oiseaux, l’anguille celui des reptiles aux poissons, le ver à tuyau celui des insectes aux coquillages, le polype enfin celui des plantes aux insectes. Bonnet eut des disciples, et ceux-ci, renchérissant sur leur maître, comme celui-ci l’avait fait sur Leibnitz, poussèrent le système à bout, et prétendirent que toutes les espèces sont dérivées d’une seule, que toutes les classes ne sont que des ébauches successives de toutes les autres, et qu’il faut voir dans les êtres inférieurs de la création autant de chrysalides d’un prototype toujours le même, qui ne fait que passer du ver à l’homme par une série ascendante d’états divers infiniment peu différenciés l’un de l’autre. Or, il faut l’avouer, entre les conséquences les plus extrêmes de cette théorie et le principe, quelque purement transcendantal qu’on voudra le supposer, de Leibnitz, la distance est si médiocre, que la logique a bientôt fait de la parcourir. Surtout, disait Leibnitz, il n’y a dans la nature « ni vide, ni cahots, » et il attendait du microscope la démonstration expérimentale de son principe. De là à parler comme Bonnet ou ses disciples il n’y a qu’un pas, et il est impossible de ne pas reconnaître à la théorie de la continuité effective des êtres une origine toute leibnitienne.

Or cette théorie, que je vois M. Foucher de Careil s’appliquer partout à laver du reproche de panthéisme, mais que je ne l’entends nulle part, à aucun autre titre, répudier ou combattre, cette théorie depuis quarante ans au moins est soumise à des objections très graves qu’il est regrettable que M. Foucher de Careil ait omises : je veux parler des objections de Cuvier. Je sais qu’il est une école métaphysicienne et physiologiste qui fait peu de cas des admirables travaux de Cuvier, et qui est en train de faire venir la mode de ne plus tenir compte de lui. À la bonne heure, mais le nouvel éditeur de Leibnitz est un esprit plus sérieux, et je suis fâché, tenant comme il fait pour la théorie de la continuité des êtres, qu’il n’ait rien dit de la difficulté qu’il y a à la mettre d’accord avec la diversité de structure, de composition, de type et de plan des individus de différentes espèces, avec la fixité de ces mêmes espèces et avec l’impossibilité de certaines combinaisons d’organes : principes tous démontrés pas Cuvier, à l’aide de l’anatomie et de l’histoire des fossiles, de manière à les mettre au-dessus de toute espèce de doute, et qui conduisent à la nécessité fatale d’admettre dans l’échelle des êtres ces interruptions, ces intervalles, ces cahots, ces hiatus, ces saltus que repoussait Leibnitz. Il est impossible de méconnaître les grands faits mis à ce sujet en lumière par Cuvier et de ne pas confesser avec lui que la structure anatomique des êtres, qui est la même pour tous les individus d’une classe, est absolument différente dans tous les individus d’une autre classe ; que la nature, les fossiles l’ont bien prouvé, depuis qu’elle fait des individus d’une espèce, les a toujours faits semblables, et qu’elle n’a jamais mêlé les formes d’un type avec celles d’un autre ; que l’idée d’espèces équivoques, intermédiaires entre les règnes de la nature, est une idée aussi poétique que le sont les imaginations de la mythologie, et qu’enfin jusqu’à ce quelqu’un ait découvert le squelette du sphinx, de Pégase, du minotaure, de la chimère, du griffon ou de la licorne, il n’y a pas moyen d’admettre l’unité de plan ni de création du règne animal. Ces faits, s’ils ne renversent pas tout à fait la célèbre théorie de la continuité, obligent d’en modifier et d’en restreindre singulièrement l’esprit et l’étendue, et il nous semble qu’un commentateur aussi distingué de Leibnitz que l’est M. Foucher de Careil aurait bien fait de ne pas les passer sous silence. Le beau mot du poète antique :

Simia quam similis turpissima bestia nobis !

demeure toujours vrai, et cette ressemblance horrible de l’homme avec la bête couvre un mystère que la métaphysique et la physiologie ne doivent pas se lasser de poursuivre, car elles l’éclairciront peut-être. Il est dangereux néanmoins, dans l’étude de telles questions, de se payer d’hypothèses, quelque spécieuses qu’elles soient, et lors même qu’elles sont revêtues de l’imposante sanction du génie, car ce n’est pas le roman de la nature qu’il s’agit d’écrire, mais son histoire.

Cette critique est la seule peut-être qu’après un examen attentif des Œuvres inédites de Leibnitz on se trouve conduit à formuler. Les amis de la philosophie ne peuvent d’ailleurs qu’applaudir à cette publication. Les moindres écrits de l’auteur de la Théodicée offrent un modèle que les philosophes de notre époque, tout ensevelis qu’ils sont dans l’étude des manuscrits ou des livres, ne sauraient trop méditer. Leibnitz, lui aussi, était un éclectique, mais d’une sorte toute particulière. Qui a plus lu et mieux su lire que lui ? Mais il ne lisait pas pour venir seulement raconter au public ce qu’il avait lu ; il lisait « pour prendre le meilleur » de ce que ses devanciers avaient dit, et a aller plus avant ; » semblable à l’abeille qui exprime au hasard le suc de toutes les fleurs, non pas pour le recueillir en un tas inutile, mais pour en tirer le miel, ri étudiait tout, mais pour s’inspirer de tout.

Puissent les jeunes amis de la philosophie, car c’est à eux surtout que la publication de M. Foucher de Careil s’adresse, profiter du précepte en action que Leibnitz leur y donne ! Ils le verront là, comme partout, n’appeler à son aide le trésor des connaissances de ses prédécesseurs que pour l’épurer et l’augmenter. Qu’ils méditent ce grand exemple. Il y a bien longtemps déjà qu’on leur dit : « Lisez et éditez ; » il est temps qu’ils se disent à eux-mêmes que la lecture n’est pas la science, et qu’il n’y a rien de plus inédit que ce qu’ils ont dans l’esprit. La vraie devise, d’une école philosophique digne de son nom n’est pas « lisons, » mais « pensons. »


CHARLES GOURAUD.


V. DE MARS.

les explorations. Pour n’être ni très nombreux ni très étendus, les résultats n’en furent pas moins des plus intéressans. Dans une de ses expéditions, le docteur Kane découvrit sur la côte occidentale du Groenland un glacier qui, par ses proportions colossales, laisse, bien loin derrière lui tous ceux que l’on connaît dans le monde entier. Il donna au glacier lui-même le nom de Humboldt, et aux promontoires qui le terminent ceux d’Agassiz et de Forbes, deux savans dont les études sur les phénomènes glaciaires sont si justement célèbres. Entre ces deux points, sur une longueur de plus de vingt lieues, le glacier se termine par une haute muraille élevée de cent mètres au-dessus de la mer. Le docteur Kane ne put pas gravir cette formidable barrière, ni contempler l’immense mer de glace qui la domine, plus digne de ce nom que celle que tant de voyageurs vont admirer au-dessus de la vallée de Chamounix, sur les hautes pentes du Mont-Blanc. On ne doit pas s’étonner qu’à des latitudes aussi élevées un glacier puisse atteindre une pareille extension, quand on réfléchit que de là jusque près du cap Farewell, sur cinq cents lieues de longueur, le Groenland est recouvert en entier par un manteau de neiges éternelles dont personne ne pourra jamais mesurer la profondeur.

Le docteur Kane traça ensuite les contours du canal Kennedy, prolongement septentrional du canal de Smith. Une petite troupe, dont il faut regretter que le chef de l’expédition n’ait point fait partie, atteignit un point où la glace commençait à céder : les chiens attelés au traîneau, prévenus par leur instinct, refusèrent d’avancer. Il fallut gagner la côte voisine. Les voyageurs ne tardèrent pas à voir s’ouvrir devant eux un canal où une flotte entière aurait pu manœuvrer à l’aise, et qui s’élargit de plus en plus à mesure qu’ils avancèrent vers le nord. Le bruit inaccoutumé des vagues, la rencontre de nombreux oiseaux marins, tout leur fit espérer qu’ils étaient arrivés enfin à la véritable mer polaire ; malheureusement un cap élevé vint arrêter leurs progrès. Du point extrême où ils étaient parvenus, ils apercevaient du côté de l’est un horizon libre et sans glaces ; à l’ouest s’élevaient les pitons bleuâtres dont la chaîne domine la terre de Grinnell, qui fait face au Groenland. La cime la plus lointaine, peu éloignée du 83e degré de latitude, que personne n’a jamais atteint, reçut le nom illustre de sir Edward Parry. Les compagnons du docteur Kane avaient-ils découvert cette mer polaire, si impatiemment cherchée par les navigateurs arctiques ? Tout semble autoriser à le croire ; pourtant le chef de l’expédition rappelle lui-même avec modestie que dans le canal de Wellington, le capitaine Penny vit la mer sans glaces à la place même où sir Edward Belcher fut contraint d’abandonner ses vaisseaux. Dans le détroit même de Smith, le capitaine Inglefield avait aussi aperçu un bassin ouvert et dégagé de glaces à la latitude où le docteur Kane se trouvait emprisonné.

Les influences qui dégagent les détroits du grand labyrinthe arctique, obstrués par les glaces l’hiver, agissent d’une manière si irrégulière et si incertaine, que l’explorateur américain attendit vainement pendant tout l’été le moment qui lui permettrait de redescendre vers la baie de Baffin. Les jours se succédaient sans amener aucun changement. L’impatience et le découragement des malheureux voyageurs se changèrent en un morne désespoir, quand il fallut se résoudre affronter les rigueurs d’un nouvel hiver, cette fois sans charbon, sans vivres, sans provisions suffisantes. Il réussirent heureusement à conclure un traité avec quelques Esquimaux, qui habitent ces frontières reculées du Groenland : ils s’engagèrent à les aider à la chasse ; les Esquimau, promirent en retour de prêter aux Américains leurs chiens et de partager avec eux les produits de leur pêche. Ils ne violèrent le traité dans aucune occasion, et ne songèrent point à profiter de leur supériorité numérique pour s’emparer du navire et de tous les objets précieux et nouveaux qu’il contenait. L’on est vraiment touché de trouver des sentimens si humains et si généreux dans une peuplade misérable, qui n’avait jamais eu aucun contact avec des hommes civilisés.

Cependant la longue nuit arctique interrompit bientôt ces communications. Enfermés dans une étroite cabine entourée de mousse, à peine défendus contre le froid, obligés de brûler chaque jour quelque partie du navire, atteints du scorbut, osant à peine interroger l’avenir dans leurs sinistres réflexions, le docteur Kane et ses compagnons atteignirent sans doute la limite des souffrances que la nature humaine peut endurer. Quand le printemps revint, ils n’hésitèrent pas à prendre le parti désespéré d’abandonner le vaisseau et de retourner vers les établissemens danois du Groenland. Cette tentative hasardeuse réussit, et après quatre-vingt-trois jours de voyage ils arrivèrent à Uppernavik. Ils montèrent sur un brick danois qui partait pour les îles Shetland ; mais en relâchant à Disco ils furent recueillis par un vaisseau américain qu’on venait d’envoyer à leur recherche, et où le docteur Kane eut la joie de rencontrer son frère, qui avait voulu se joindre à l’expédition.

Après avoir publié le récit de son périlleux voyage, le docteur Kane partit pour La Havane, où il essaya en vain de rétablir une santé que l’excès des privations et des fatigues avait profondément ébranlée. La mort vient de le frapper, à l’âge de trente-quatre ans, et tous les amis des sciences apprendront avec regret qu’une carrière, déjà si dignement remplie, ait été si brusquement terminée. Son livre, qui tire de cette fin prématurée un intérêt douloureux, a obtenu un très vif et très légitime succès aux États-Unis et en Angleterre. C’est la réponse la plus éloquente qu’on puisse faire aux personnes qui en ce moment même proposent d’envoyer une nouvelle expédition à la recherche de sir John Franklin. Après avoir lu l’ouvrage du docteur Kane, on demeure convaincu qu’il aurait certainement péri avec tous les siens, s’il avait passé un seul hiver de plus dans les horribles solitudes arctiques : il ne peut donc rester aucun doute sur le sort des compagnons de sir John Franklin, qui depuis douze ans y sont perdus. La science n’a d’ailleurs que bien peu à attendre de ces tentatives nouvelles ; malgré l’ardeur et le courage du commandant américain, il lui a été impossible d’ajouter aucun résultat bien important à ce que nous connaissons sur les régions du pôle. La satisfaction d’être entré un peu plus loin dans un détroit ne peut être mise en regard de tant de dangers, de souffrances, et du sacrifice d’aussi précieuses victimes. Il faut donc féliciter le gouvernement anglais d’avoir opposé un refus à cette demande nouvelle, et d’avoir épargné un démenti à Sir Edward Belcher, qui n’a pas craint de donner au récit de son expédition récente ce titre significatif : le Dernier des Voyages arctiques.


AUGUSTE LAUGEL.


V. DE MARS.


  1. Traduites sur les textes imprimés et manuscrits, accompagnées de sommaires, de notes, de planches, et précédées d’une introduction, par le Dr Ch. Daremberg. Tomes Ier et IIe, Paris, Baillière, 1854-1856.
  2. Publiées par M. Foucher de Careil, 2 vol. in-8o, Paris, Durand, 1857.