Revue canadienne/Tome 1/Vol 17/Petite Causerie

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Collectif
Compagnie d’imprimerie canadienne (17p. 35-41).

PETITE CAUSERIE



Au moment où je trace ces lignes, on se prépare à aller applaudir une actrice du théâtre français. Causons théâtre.

Ozanam, nouvellement arrivé à Paris, étant un jour allé rendre visite à Châteaubriand, celui-ci lui demanda s’il était allé au théâtre. Non, répondit Ozanam. Eh bien ! n’y allez pas, lui dit l’auteur des Martyrs : vous n’y gagneriez certainement rien et vous pourriez y perdre beaucoup.

Tel n’eût pas été, assurément, l’avis de beaucoup de fines têtes de Québec et de Montréal.

Je ne comprends pas le naïf engouement de certaines braves gens de nos villes canadiennes pour les acteurs et les actrices, et je suis tout à fait de l’avis de Jean Piquefort qui reprochait à un écrivain, d’ailleurs non dépourvu de talent, d’avoir fait figurer mademoiselle Lajeunesse dans une série de biographies où se trouvait celle de l’évêque de Montréal, monseigneur Bourget.

Cette pauvre mademoiselle Lajeunesse, elle déplore elle-même, dit-on, sa condition d’actrice, et regrette que l’art musical soit devenu de nos jours presque inséparable du drame : On m’a raconté qu’une jeune fille de Montréal lui ayant exprimé son chagrin de ne pouvoir être, comme elle, une actrice, elle répondit : Et moi je regrette de ne pas vivre, comme vous, de la vie domestique.

Un écrivain français éminent a dit : Il peut y avoir des gens bien nés parmi les acteurs — ils sont très rares —, mais leur métier n’est pas bon.

Je ne veux pas être pessimiste : il y a parfois l’indice de quelque chose de bon même dans le goût du théâtre. Ce sentiment, chez quelques personnes sans expérience, a pour cause la soif de l’idéal, cet idéal que le théâtre promet toujours sans jamais le donner.

La plupart des drames du théâtre moderne sont, au dire de M. Saint-Marc Girardin, d’une parfaite ineptie ; quant aux drames de quelque valeur, les seuls dans lesquels on n’a pas à se plaindre des acteurs sont ceux que l’on ne voit pas jouer, mais que l’on se contente de lire.

Sans doute il y a des acteurs de talent, et on a plaisir à les entendre ; mais l’idéal !…

L’idéal, à vrai dire, ne se trouve que dans les livres, ou plutôt dans notre imagination. Ouvrons un volume au hasard. Voici Quentin Durward de Walter Scott. Le caractère de Louis XI y est fortement chargé, mais la figure de ce personnage se dessine nettement. L’imagination complète ce qu’il y a d’insuffisant dans le portrait : vous avez un Louis XI idéal parfait. Transportons-nous maintenant au théâtre où ce roman lui-même a été transporté. Louis XI y est représenté par un acteur quelconque qui, infailliblement, ne répond pas à votre idéal. Il y a dans l’attitude, le ton, le geste de ce Louis XI-là quelque chose de trop vif ou de trop solennel, de trop puéril ou de trop féroce, de trop vulgaire ou de trop maniéré. Ces inflexions de voix sont trop conservatoires, cette tenue trop boulevard des Italiens ; votre idéal est brisé.



Les rôles comiques sont beaucoup plus faciles à rendre que les rôles sérieux, précisément parce que l’exagéré, le faux y est de mise.

Au reste, ce qui manque plus ou moins à tout le monde, — je ne parle plus ici seulement des acteurs, — c’est la grandeur. Il n’existe pas de personnage, si auguste qu’il soit, qui n’ait son côté prosaïque et petit, et le dicton populaire : « Il n’est pas de grand homme pour son valet de chambre » est d’une parfaite vérité.

La mort seule corrige de ce défaut ; mais j’avoue que le remède est un peu violent.

La mort communique à ce qu’elle touche quelque chose d’auguste que n’ont jamais possédé les vivants. Rappelez-vous l’homme le plus prosaïque que vous ayez connu, l’être ridicule que les gamins bafouent aux coins des rues et qui fait la culbute sur la place publique pour avoir un sou. Il vient de rendre le dernier soupir : regardez sa figure et dites-moi si elle n’est pas empreinte d’une suprême majesté !

La carrière publique d’un homme, son caractère, sa valeur intellectuelle et morale, son génie, ses œuvres, tout cela reçoit, par la mort, un cachet d’immutabilité qui en fait disparaître le côté prosaïque. Cela explique l’attrait de l’archéologie pour les âmes d’élite, le plaisir que l’on goûte dans le commerce de ceux qui ne sont plus.



Nous sommes du reste ainsi faits : nous aimons les générations qui nous ont précédés, nous aimons par avance les générations futures, et nous gardons toute notre malice pour nos contemporains. « Les persécutions pour les vivants, les honneurs pour les morts, sont, a dit un penseur, des preuves de la cruelle ambition des hommes. » Il faut bien se garder de pousser le culte des aïeux jusqu’à vouloir les ressusciter pour enterrer les vivants à leur place.

L’histoire a conservé les noms de deux hommes qui avaient adopté chacun une phrase qu’ils répétaient en toute occasion. L’un finissait tous ses discours par ces mots : Que Carthage soit détruite ! L’autre, dont la tête s’était reposée sur la poitrine du Sauveur, répétait sans cesse : Mes petits enfants, aimez-vous les uns les autres ! Ces deux hommes n’ont pas cessé de parler : ils parleront aussi longtemps qu’il y aura des hommes dégénérés et des hommes régénérés.

Quand on songe que, bientôt, et nous et tous nos contemporains, nous aurons disparu pour faire place à d’autres hommes qui disparaîtront à leur tour ; quand on se rappelle toutes ces générations qui, sorties du néant, ont passé rapidement sur la terre et sont allées disparaître dans l’éternité, on se demande comment il se fait que nous, hommes d’aujourd’hui, que la Providence fait passer en même temps ici-bas, nous nous haïssons, nous nous déchirons mutuellement. Et l’on voudrait faire entendre des paroles de paix qui couvrissent toutes les clameurs, tous les cris de haine, et voir les individus comme les peuples se rapprocher les uns des autres pour marcher ensemble, l’œil au ciel, la main dans la main.



Toutefois il faut bien se garder de tomber dans la sentimentalité. La vie est un combat ; c’est notre devoir de nous ranger dans l’armée du bien, et, sans manquer à la charité, nous pouvons lutter de notre mieux. Dans certaines circonstances, un bombardement ou un éreintement sont œuvres pies, et on aurait tort de se priver sur ce point ; seulement il faut frapper sans cesser d’aimer. Cela peut se concilier parfaitement.

Louis Veuillot, dans la préface de Corbin et d’Aubecourt, a écrit ces lignes charmantes :

« Si j’ai soutenu tant de polémiques, ce fut bien par ma volonté, mais mon goût me portait ailleurs. J’ai été journaliste comme le laboureur est soldat, uniquement parce que l’invasion l’empêche de rester à cultiver ses champs. Je ne tenais ni à recevoir ni à porter des coups, et les joies de ma carrière ne sont pas d’avoir été mis à l’ordre du jour pour quelque fait d’armes plus ou moins heureux, mais d’avoir vu parfois une pauvre petite fleur éclore dans mon courtil délaissé. »

Ailleurs Louis Veuillot a dit qu’il jouait, dans l’Église, le rôle du suisse qui marche eu tête de la procession pour faire ranger les gamins et bâtonner un peu ceux qui ne veulent pas ôter leurs chapeaux. Il s’est aussi comparé à ces laïques de la primitive Église qui portaient les lettres que s’échangeaient les apôtres et les patriarches, les épitres qu’ils adressaient parfois aux fidèles d’une ville éloignée. Le long de la route, ils jouaient quelquefois du bâton, et peut-être tapaient-ils un peu plus ferme qu’il n’était strictement nécessaire. En cela même, si j’ai bonne mémoire, le grand écrivain insinue qu’il a pu être leur imitateur.

L’histoire reconnaîtra sans doute que M. Veuillot a rempli, dans l’Église, un rôle plus considérable que celui qu’il s’est lui-même attribué ; mais il est bon de constater qu’au jugement de ce grand écrivain, chacun ici-bas, quel qu’il soit, a une mission utile à remplir auprès de ses semblables et que les fonctions les plus humbles ont leur utilité.



Dans l’Église il y a des docteurs ; il y a aussi des carillonneurs. De même il y a dans l’Église, à côté du grave chant liturgique, le simple et naïf noël populaire, que répètent autour de moi, depuis quelques jours, des primas donnas de douze ans parfaitement ignorantes des gorghetti du chant à l’italienne et dont les joues n’ont jamais subi le maquillage.

Un publiciste qui n’était malheureusement pas catholique, a écrit, en parlant des noëls :

« L’Église, quelquefois aussi, se faisait petite : la grande, la docte, l’éternelle, elle bégayait avec son enfant ; elle lui traduisait l’ineffable en puériles légendes. »

« On a remarqué dès longtemps, a dit un autre écrivain, cette gaieté particulière aux peuples catholiques ; ce sont des enfants qui, sur le giron de leur mère, lui font toutes sortes de niches et prennent leurs aises. »



L’abbé Perrault a préservé de l’oubli un grand nombre de nos noëls. Il reste encore une veine populaire à exploiter, — celle-ci toute profane — : je veux parler des contes du foyer, de ces récits puérils et merveilleux qui ont amusé notre enfance.

Lafontaine exprimait un jour le désir d’entendre conter Peau-d’Âne : je donnerais bien aussi quelque chose pour entendre un de ces naïfs récits, pour ressaisir les impressions charmantes qu’ils faisaient naître et goûter encore un instant la joie enfantine qu’ils savaient provoquer. Mais c’est là un plaisir de raffiné dont il faut faire le sacrifice, et nous ne devons penser à ces choses que pour nous rappeler des personnes aimées ou des instants qui, pour un grand nombre d’entre nous, sont depuis longtemps du domaine du passé.

J’engage M. Oscar Dunn, qui a fait une étude spéciale du langage campagnard canadien, à recueillir sinon des contes, du moins des récits populaires, et à leur donner une forme littéraire en conservant ce qu’ils ont de bon dans l’expression, comme l’a fait avec tant de succès M. Joseph-Charles Taché.



Il y a quelques années, je fis un petit voyage, en hiver, sur la côte de Beaupré, dans les paroisses habitées jadis par nos ancêtres venus de la Normandie et du pays de Perche. Arrivé à Saint-Joachim, je m’arrêtai dans une bonne et hospitalière maison de pension pour y passer une partie de la journée. La bordée de neige de la veille avait rendu les chemins boulands ; mais le vent s’élevait, il commençait même à poudrer : ils allaient devenir moulineux.

Un grand poële, bourré d’érable et de mérisier, bourdonnait au milieu d’une vaste pièce, dans laquelle il y avait nombreuse compagnie. Depuis l’introduction des moulins à battre dans nos campagnes, nos cultivateurs ont beaucoup de loisirs en hiver. La causerie n’en va que mieux, et ce jour-là elle était assez animée. Une jeune fille, bien mise, attira tout de suite mon attention par la correction de son langage : c’était une institutrice diplômée de l’école normale-Laval, une élève de l’abbé Lagacé. Je remarquai aussi la bonne figure d’une femme qui venait de finir son breda, et qui, la main droite armée d’une micoine, surveillait la cuisson du dîner et avait l’air de savoir joliment manigancer son affaire.

La conversation roula sur la distance qu’il y a entre Saint-Joachim et les paroisses voisines, et chacun donnait son chiffre, à l’exception d’un jeune gars d’environ dix-sept ans, qui jonglait piteusement près du poële, la figure entourée d’un bandeau et la joue ornée d’une fluxion. Quelqu’un ayant dit que la distance entre Saint-Joachim et la Baie-Saint-Paul était de quatorze lieues (elle n’est, je crois, que de dix lieues), il releva la tête et dit :

— J’pense que tu les a mesurées avec du djime robette !



Du djime robette !… Comment reconnaître le mot caoutchouc, ou même indian rubber, dans ces étranges syllabes !

Ce mot fut pour moi le point de départ de longues réflexions, que je ne communiquerai pas au lecteur, sur l’avenir de la langue française en Amérique, et me rappela cette boutade de Charles Guérin :

« — Ah ça ! dépêchez-vous donc, mon bon monsieur ; vous n’êtes pas smart ce matin. Le garçon de la post-office attend. Il n’a qu’un penny de profit sur chaque lettre, et s’il lui fallait attendre partout aussi longtemps, ça lui ferait un mauvais bargain… »



La langue française en Amérique, elle est sauvée, et sauvée grâce surtout aux Canadiens-français. Depuis quelques années, nous nous efforçons d’en faire disparaître les mots anglais, ce qui est facile, et les tournures anglaises, ce qui est, au contraire, très-difficile.[1]

Les Français de France, qui ne sont pas comme nous sur la défensive, ne nous aident nullement. À peine débarqués à New-York, ils s’emparent de tous les mots anglais qu’ils peuvent saisir et en émaillent leur conversation le plus possible. Le square, le ferry, le boat, le dollar sont constamment sur leurs lèvres ; on voit bien qu’ils n’ont pas, comme nous, un héritage à conserver.

N’oublions pas de reconnaître les nobles efforts des Louisianais pour garder, eux aussi, l’usage de la langue française.

Le développement de la famille canadienne aux États-Unis forme, petit à petit, un lien intellectuel et moral qui réunira un jour la Louisiane à la province de Québec et à l’ancienne Acadie, dont nous constatons en ce moment le réveil. Ce jour-là, l’influence de la race française, en Amérique sera devenu considérable, et nos congénères compteront dans les conseils de l’union américaine comme dans ceux de la « puissance » du Canada.


Québec, décembre 1880. Ernest Gagnon.   
  1. L’abbé Maguire et, après lui, MM. Gingras, Tardivel, l’abbé Caron et Dunn ont signalé le plus grand nombre des anglicismes et des autres incorrections de notre langage dans des opuscules que l’on devrait souvent consulter.