Revue canadienne/Tome 1/Vol 17/Victor Hugo

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Collectif
Compagnie d’imprimerie canadienne (17p. 454-457).

VICTOR HUGO.


Un grand nom, un homme de génie ; mais qui a trop vécu. Rien qu’à parler de lui, on se surprend à faire des phrases courtes et hachées, pleines de sous-entendus, sans verbe, sans tête et sans queue. C’est sa dernière manière, pour moi je préfère l’autre.

La bouche d’Ombre s’est encore une fois ouverte et les journaux de Paris annoncent la publication d’un grand ouvrage en quatre parties, ayant pour titre : « Les Quatre Vents de l’Esprit. » Nous n’avons pas encore vu l’ouvrage qu’on nous donne comme égal à ce qu’il a fait de mieux, mais le Courrier des États-Unis en détache la « belle et courte pièce que voici : —


Je suis haï. Pourquoi ? Parce que je défends
Les faibles, les vaincus, les petits, les enfants.
Je suis calomnié. Pourquoi ? Parce que j’aime
Les bouches sans venin, les cœurs sans stratagème.
Le bonze aux yeux baissés m’abhorre avec ferveur,
Mais qu’est-ce que cela me fait, à moi rêveur ?
Je sens au fond des deux quelqu’un qui voit mon âme ;
Cela suffit. Le flot ne brise pas la rame.
Le vent ne brise pas l’aile. L’adversité
Ne brise pas l’esprit qui va vers la clarté.
Je vois en moi l’erreur tomber et le jour croître.
Rien de fermé. Le ciel ouvert. L’étoile à nu.
L’idole disparait, Dieu vient. C’est l’inconnu,
Mais le certain. Je sens dans mon âme ravie
La dilatation superbe de la vie
Et la sécurité du fond vrai sous mes pas.
L’abri pour le sommeil, le pain pour le repas,
Je les trouve. D’ailleurs, les heures passent vite.
Quelquefois on me suit, quelquefois on m’évite ;
Je vais. Souvent mes doigts sont las, mon cœur jamais.
Le juste, — hélas ! je saigne, où sont ceux que j’aimais ?
Sent qu’il va droit au but quand au hasard il marche.
Je suis, comme jadis l’antique patriarche
Penché sur une énigme où j’aperçois du jour.
Je crie à l’ombre immense : Amour ! Amour ! Amour !
Je dis : Espère et crois, qui que tu sois qui souffres !
Je sens trembler sous moi l’arche du pont des gouffres ;
Pourtant je passerai, j’en suis sûr. Avançons.
Par moments la forêt penche tous ses frissons
Sur ma tête, et la nuit m’attend dans les bois traîtres ;
Je suis proscrit des rois : je suis maudit des prêtres ;

Je ne sais pas un mois d’avance où je serai,
Le mois suivant, l’orage étant démesuré ;
Puis l’azur reparaît, l’azur que rien n’altère ;
Ma route, blanche au ciel, et noire sur la terre ;
Je subis tour à tour tous les vents de l’exil ;
J’ai contre moi quiconque est fort, quiconque est vil ;
Ceux d’en bas, ceux d’en haut pour m’abattre s’unissent ;
Mais qu’importe ! Parfois des berceaux me bénissent,
L’homme en pleurs me sourit, le firmament est bleu,
Et faire son devoir est un droit. Gloire à Dieu !

VICTOR HUGO.


J’ai relu cette pièce cinq ou six fois. J’ai essayé de me monter l’esprit au diapason voulu pour admirer ; j’ai creusé chacune de ses expressions, je me suis fendu la tête pour découvrir ce que le poète voulait dire. Eh bien, je crois avoir à peu près réussi, mais je ne vous conseille pas le même travail, vrai, c’est fatigant.

D’abord la naïveté.


Je suis haï. Pourquoi ? Parce que je défends
Les faibles, les vaincus, les petits, les enfants.


Ce qu’il défend, ce sont les incendiaires de la commune, les assassins des Otages, Garibaldi, et les Nihilistes.


Je suis calomnié, Pourquoi ? Parce que j’aime
Les bouches sans venin ; les cœurs sans stratagème


Ceux qu’il aime, ce sont les pétroleuses, les forçats, les prostituées. Vraiment, il est naïf, le poète ou bien il a l’ironie bien noire. Mais enfin, cela est écrit en vers ; c’est beau, si vous voulez, comme poésie ; c’est bête, mais c’est beau, Allons plus loin.


Je vois en moi l’erreur tomber et le jour croître,
Rien de fermé. Le ciel ouvert. L’étoile à nu.
L’idole disparaît, Dieu vient. C’est l’inconnu
Mais le certain.


Y êtes vous ? L’erreur tombe et le jour croît.

L’erreur c’est la nuit, sans doute, comprenez-vous ? Bien de fermé. Le ciel ouvert. Naturellement si rien n’est fermé, le ciel est ouvert, et le poète y voit clair comme le jour. Et qu’est-ce qu’il y voit ? L’inconnu, mais le certain. Mais alors, si l’inconnu est le certain, le certain est inconnu ; le certain est incertain, n’est-ce pas ? Comme c’est beau la poésie de Victor Hugo, quand il veut s’en donner la peine !


L’abri pour le sommeil, le pain pour le repas,
Je les trouve.


Le pauvre homme ! Un des plus forts actionnaires de la Banque Nationale de Belgique, un millionnaire, il trouve « un souper, un gîte et le reste » comme le disait le bon Lafontaine, qui lui n’avait jamais su compter.


Le juste — hélas, je saigne, où sont ceux que j’aimais ?
Sent qu’il va droit au but quand au hasard il marche.


Si ce n’était pas un sacrilège, ne dirait-on pas une cheville des mieux conditionnées ? Et l’idée : va droit au but quand au hasard il marche — n’est-ce pas précisément ce que je vous disais : le certain, c’est l’incertain.

Le ciel ouvert, l’étoile à nu, qu’y voit-on ? Ténèbres et mystère ! L’Ombre partout. Il faut, pour y arriver marcher à tâtons. Pour atteindre son but, il faut marcher au hasard. N’est-ce pas sublime ? Ô irrévérencieux mortels ! Prosternez-vous, et adorez. Vous ne voyez rien, vous ne savez pas où vous allez ; marchez toujours ; l’inconnu c’est le certain, le ciel ouvert, c’est l’Ombre, l’étoile à nu c’est… qu’est-ce que ça pourrait bien être ?


Je dis : Espère et crois, qui que tu sois qui souffres.


Quelle harmonie ! Et comme cela fait bien, crié à l’ombre immense !


Je sens trembler sous moi l’arche du pont des gouffres ;
Pourtant je passerai, j’en suis sur. Avançons.
Par moments la forêt penche tous ses frissons
Sur ma tête, et la nuit m’attend dans les bois traîtres ;


Ce sont là quatre beaux vers. Eh ! personne n’a prétendu que Victor Hugo n’en faisait pas. Seulement ces quatre vers sont-ils suffisants pour racheter le baroque, le burlesque, le galimatias du reste ?

Le reste de la pièce est du style dur, prosaïque, obscur, sybillin, de la plus mauvaise manière de Victor Hugo. Et c’est cela qu’on nous donne comme échantillon des « Quatre Vents de l’Esprit ? »

Entendons-nous. Je suis un admirateur ardent de Victor Hugo des Odes et Ballades, des Chants du Crépuscule, des Feuilles d’Automne, des Chansons des Rues et des Bois, des Misérables même, qui ont une étrange grandeur. Il y a des bornes à l’admiration. Je lis les yeux ouverts. Pour moi, le certain c’est le connu, et l’ombre immense m’a toujours semblé obscure. Voulez-vous ma façon de penser ? Victor Hugo a oublié un des vents de l’esprit, celui qui l’a le plus affecté, le vent de Gastibelza, l’homme à la carabine.


Le vent qui souffle à travers la montagne
L’a rendu fou.


Il est certain que si un Fréchette quelconque avait commis une pièce aussi baroque, où il n’y a pas d’harmonie, où le poète se moque à chaque mot des règles de la prosodie, de la grammaire et du bon sens, elle aurait été accueillie par un immense éclat de rire. Mais parce que c’est signé Victor Hugo, on nous la donne comme un chef-d’œuvre. Eh bien, non, je soutiendrai mordicus que c’est tout ce qu’on voudra, excepté de la poésie.


J. Monier.