Revue critique : La pluralité des Mondes habités

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(série 2, tome 44p. 182-185).

La pluralité des Mondes habités, par M. Camille Flammarion, in-8o. Paris, Didier et Cie.

Quand, par une claire nuit, on lève les yeux vers le ciel étoile ; quand, frappé de la douce et touchante magnificence du spectacle qui s’offre aux regards, on songe que ces astres sont des soleils semblables à celui qui fait le jour pour nous, centres de systèmes planétaires semblables au nôtre, il est impossible que la raison ne se demande pas ce que veulent tous ces mondes perdus dans les lointaines profondeurs : immenses déserts errants dans l’espace immense, sous l’impulsion et comme sous le souffle de forces aussi aveugles que régulières, aussi vaines que grandioses, soumises à d’immuables lois dont la majesté ne se développe que pour le vide éternel ? Ou plutôt mondes habités, cités peuplées d’êtres vivants comme nous, demeures entre lesquelles se divise et se distribue la grande famille des êtres, étapes successives peut-être que tous les êtres doivent parcourir tour à tour en un voyage sans fin, ou en un voyage qui prend sa fin dans le ciel suprême et se termine à Dieu ? Les planètes qui relèvent de notre soleil sont-elles des terres stériles, ou des séjours d’humanités sœurs de la nôtre ? N’y a-t-il qu’une humanité, vivant misérablement, mais avec l’espérance d’une fin divine immédiate, qu’une épreuve unique suffit à lui faire atteindre ou à lui faire perdre pour jamais à la surface de l’un des moindres d’entre ces globes, molécules dont se compose l’univers ; ou n’y a-t-il pas plutôt un grand nombre d’humanités, chacune avec sa destinée, mais liée aux destinées de toutes les autres, formant ensemble des familles, ces familles des races, ces races des nations, ces nations une patrie qui est l’univers ?

Tant que les hommes ignorèrent l’univers, tant qu’ils crurent, sur le trompeur témoignage des apparences sensibles, que la terre qu’ils habitaient était le centre immobile du monde, ils durent croire que le soleil, que la lune et les astres n’étaient faits que pour eux, tournant complaisamment autour d’eux pour éclairer leurs jours, pour embellir leurs nuits. Depuis que le soleil ne tourne plus autour de la terre, mais la terre autour du soleil, accompagnée d’autres terres, quelques-unes plus petites, la plupart plus grandes qu’elle, qui accomplissent le même voyage autour du même astre, toutes ensemble faisant cortège à l’astre-roi pour un autre voyage dans l’inconnu ; depuis que les étoiles ne sont plus des flambeaux attachés comme des clous d’or à une voûte de diamant tournant à quelque distance du globe terrestre, mais des soleils rois de royaumes planétaires, qui égalent ou surpassent notre soleil, et dont la majesté laisse tomber, à travers des abîmes d’une profondeur incalculable, un rayon dédaigneux que recueille à leur insu, dans ses lointaines ténèbres, une pauvre terre obscure qu’ils ne peuvent apercevoir, l’homme a rabaissé son orgueil, et cessé de croire que le monde fût fait pour lui. Il est toujours de race divine, sans doute : mais, sans être de moins noble race, il n’est plus le seul de sa race, et d’autres dieux peuplent l’univers.

Il n’y a guère plus de deux siècles que Descartes, homme aussi prudent que hardi penseur, détruisait son Traité du Monde à la suite de la condamnation du système de Copernic. Il y a donc trop peu de temps que l’on commence à connaître le véritable système du monde pour que la doctrine de la pluralité des mondes habités, qui semble en résulter assez naturellement, soit très répandue. Elle a contre elle la vieille tradition, chère à l’orgueil des uns, qui n’estiment plus un bien dès qu’il cesse d’être un privilège, et voient la grandeur de l’homme anéantie si d’autres êtres la partagent ; chère à la paresse des autres, pour qui toute tradition est sacrée parce qu’elle est, que la recherche de la vérité inquiète, que la découverte d’une vérité nouvelle trouble ou dérange en leur repos ; chère à la foi craintive de ceux qui redoutent qu’on ne puisse donner à l’homme des compagnons de voyage habitant d’autres terres que la sienne, sans amoindrir l’homme, ni amoindrir l’homme sans atteindre le christianisme, et qui tremblent toujours que le christianisme, à la moindre atteinte, ne succombe : bien faible est donc le leur et bien fragile !

La science, qui se pique peu de respect pour la tradition et qui la combat si souvent sur tant de points, est-elle du moins favorable à une doctrine jeune encore, née de ses progrès ? Non. La science, dont l’esprit positif s’en rapporte peu à lui-même et ne consent guère à reconnaître que ce qui veut des yeux pour être vu, des mains pour être touché, regarde avec défiance une pensée qu’elle a enfantée et soupçonne une telle fille, savante peut-être mais si poétique, de n’être pas sa fille légitime. Elle ne sait pas si les autres soleils, comme le nôtre, ont des planètes ; elle ne sait pas si les planètes du nôtre, semblables à la terre astronomiquement, lui ressemblent à d’autres égards : que dis-je ? Elle sait qu’elles diffèrent de la terre en volume, en densité, celles-ci plus rapprochées, celles-là plus éloignées du soleil, trop chaudes ou trop froides, trop humides on trop sèches, trop molles ou trop dures, pour qu’on y puisse vivre. Les conditions de la vie leur font défaut, donc elles ne sont pas habitées. Il semble, à les entendre, qu’il n’y ait d’autres conditions possibles de la vie que celles qu’offre précisément le globe terrestre, lequel se rencontre, par un privilège unique et merveilleux, seul capable, seul digne de servir de séjour à des êtres vivants !

M. Camille Flammarion est un savant, un astronome, ancien élève astronome à l’Observatoire impérial de Paris, professeur d’astronomie lui-même ; il se place au point de vue de la science, il emprunte à la physique même et à la chimie, à toutes les sciences qui se disent positives, leurs découvertes et leurs lumières, pour établir que les mondes sont habités.

D’abord il invoque l’histoire, dans laquelle il trouve en faveur de cette opinion une tradition imposante, non sans doute celle du peuple, mais celle des grands esprits ; non celle qui s’exprime par la croyance vulgaire, mais celle qui s’exprime par la pensée persévérante des philosophes et qu’on aperçoit à distance comme la trace lumineuse d’un flambeau. Cette manière d’opposer dès le début tradition à tradition, celle des hommes qui pensent à celle des hommes qui ne pensent pas, est une tactique habile ; nous lui devons un premier livre historique fort intéressant, qui ne prouve pas, qui prépare la preuve. Au second livre, nous voici dans les mondes planétaires ; une étude comparative sur les planètes nous y montre les diverses conditions d’habitabilité, quantités de chaleur et de lumière, nombre et rôle des satellites, atmosphères qui enveloppent les mondes, leurs densités, les poids des corps à leur surface ; à cette étude en succède une autre plus curieuse encore sur la physiologie générale des êtres, on y voit combien la terre même offre de différences dans les conditions de la vie réelle, combien les planètes offrent de ressemblances dans les conditions de la vie possible, admirable variété de la vie en un même monde, non moins admirable unité de la vie en des mondes si divers ; variété dans l’unité, unité dans la variété, solidarité harmonieuse. La terre n’occupe ni le premier ni le dernier rang dans l’habitabilité non plus que dans le reste ; de quel droit, à quel titre veut-elle être une exception ? De la terre et du système solaire, M. Flammarion s’élance jusque dans les cieux, jusque dans les cieux des cieux, jusque dans l’infini ; partout règne la vie, les humanités des autres mondes et l’humanité de la terre ne sont pas plusieurs humanités, mais une seule qui habite l’univers ; l’homme et le citoyen du ciel.

Il faut lire les chapitres où l’auteur établit, avec une verve, une abondance, un éclat dignes de la noble cause qu’il soutient, la parenté universelle des êtres, tous frères par la raison qui leur est commune, « Il y a des principes absolus de justice et de vérité qui sont en Dieu, souverain créateur. Ce sont ces principes qui constituent l’unité morale du monde ; ce sont eux qui relient harmoniquement tous les esprits à l’esprit suprême. Sur les mondes où ils sont en honneur et règnent sans partage, l’humanité a laborieusement parcouru l’immense série des épreuves ; elle s’est affranchie de toutes les influences de la matière, elle s’est approchée de la perfection dernière, et resplendit au sein de l’auréole divine. Là rayonne une nature toute belle, une vie sans ombre, un peuple sans tache ; là repose l’esprit de Dieu, enveloppant tous les êtres, comme la pure lumière qui tombe du ciel oriental. Sur les mondes moins élevés, ces principes de justice et de vérité ne règnent pas encore en souverains… » Et ailleurs : « Nous êtes-vous aussi étrangères que nous le pensons, ô lointaines humanités, qui suivez avec nous les chemins variés du ciel ? Ne parcourez-vous pas un cycle de destinées Semblable à celui que nous parcourons ici-bas ; n’êtes-vous pas entraînées vers le même but, n’allons-nous pas ensemble à la même fin ? Répondez, ô populations inconnues, savez-vous s’il n’existe pas d’autres liens de relation entre nous que ces rayons lumineux que s’envoient mutuellement nos demeures ? Savez-vous si l’unité et la solidarité de la création ne nous touche pas chacun de nous, atomes pensants, et si nous ne devons pas nous rencontrer quelque jour et nous reconnaître ? Avez-vous appris si nos premiers pères n’étaient pas frères avant de descendre sur chacune de nos patries et d’y établir le berceau d’autant de familles humaines ? Dites-nous vers quel point nous sommes tous emportés, planètes et soleil ; quel lieu de repos nous cherchons à travers les espaces, et quelle est cette dernière demeure où nous devons nous réunir ? »

Si, de l’analogie qui existe entre les planètes et la terre, il est téméraire de conclure que les unes soient habitées comme l’autre, il ne l’est pas moins de conclure, des différences qu’il est possible de reconnaître entre elles, que les planètes ne sont pas habitées, quand la terre l’est ; il n’en faut rien conclure, si ce n’est que la pluralité des mondes, en même temps qu’elle entraîne la pluralité des existences, entraîne la pluralité des conditions de l’existence. Mais y a-t-il plusieurs existences comme il y a plusieurs mondes, et les astres sont-ils habités par une humanité collective qui peuple l’univers ? Ce n’est plus là une question d’astronomie, c’est une question de philosophie, et qui ne se peut résoudre qu’en vertu de principes d’un autre ordre, tels que le principe de la raison suffisante, ou le principe des causes finales, si mal à propos décrié ; étranger à la physique, je le veux, mais non à l’histoire naturelle, ni à la science générale du monde, il appartient à la philosophie de le rétablir en sa place et en son honneur. Or, il est impossible de ne pas apercevoir, pour peu qu’on entende ces principes, que les astres sont des mondes destinés à servir de demeures à des êtres raisonnables, unis entre eux par une commune raison, par une commune origine et une commune fin, par d’autres liens encore inconnus. M. Flammarion consacre à défendre cette simple thèse qui, si nous étions moins aveuglés par nos préjugés n’aurait besoin que d’être énoncée pour être admise aussitôt, une véritable science jointe à une abondance d’images, à une chaleur, parfois à un souffle oratoire, trop rares chez les savants. J.-E. Alaux.